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Document 62008CC0371

Conclusions de l'avocat général Bot présentées le 14 avril 2011.
Nural Ziebell contre Land Baden-Württemberg.
Demande de décision préjudicielle: Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg - Allemagne.
Accord d’association CEE-Turquie - Libre circulation des travailleurs - Articles 7, premier alinéa, second tiret, et 14, paragraphe 1, de la décision nº 1/80 du conseil d’association - Directives 64/221/CEE, 2003/109/CE et 2004/38/CE - Droit de séjour d’un Turc né sur le territoire de l’État membre d’accueil et y ayant résidé légalement pendant plus de dix années sans interruption en tant qu’enfant d’un travailleur turc - Condamnations pénales - Légalité d’une décision d’expulsion - Conditions.
Affaire C-371/08.

Recueil de jurisprudence 2011 -00000

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2011:244

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. YVES BOT

présentées le 14 avril 2011 (1)

Affaire C‑371/08

Nural Ziebell

contre

Land Baden-Württemberg

[demande de décision préjudicielle formée par le Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg (Allemagne)]

«Accord d’association CEE-Turquie – Décision n° 1/80 du conseil d’association – Article 7, premier alinéa – Ressortissant turc ayant séjourné les dix années précédant la décision d’éloignement sur le territoire de l’État membre d’accueil – Condamnations pénales – Extension du champ d’application de l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38/CE – Éloignement uniquement pour des raisons impérieuses de sécurité publique»





1.        La présente question préjudicielle porte sur le point de savoir si la protection renforcée contre l’éloignement mise en place par l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38/CE (2) en faveur des citoyens de l’Union peut être appliquée à un ressortissant turc qui bénéficie des droits que lui confère l’article 7, premier alinéa, second tiret, de la décision n° 1/80 du conseil d’association (3), du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association (4), lorsqu’il a séjourné sur le territoire de l’État membre d’accueil les dix années précédant la décision d’éloignement prise contre lui par les autorités nationales compétentes.

2.        En vertu de l’article 7, premier alinéa, second tiret, de la décision n° 1/80, un membre de la famille d’un travailleur turc qui a été autorisé à rejoindre ce travailleur sur le territoire de l’État membre d’accueil et qui y réside depuis cinq années, au moins, bénéficie du libre accès, sur ce territoire, à toute activité salariée de son choix.

3.        L’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38 prévoit, quant à lui, qu’une décision d’éloignement peut être prise à l’encontre d’un citoyen de l’Union qui a séjourné les dix années précédant cette décision sur le territoire de l’État membre d’accueil, uniquement pour des raisons impérieuses de sécurité publique.

4.        Dans les présentes conclusions, nous indiquerons les raisons pour lesquelles nous pensons qu’un ressortissant turc ne peut pas bénéficier d’une telle protection renforcée. Nous expliquerons, ensuite, que, selon nous, la jurisprudence constante de la Cour en la matière doit trouver, ici, son application normale.

5.        Dès lors, nous proposerons à la Cour de dire pour droit que l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce qu’un État membre prenne une mesure d’éloignement à l’encontre d’un ressortissant turc qui bénéficie des droits que lui confère l’article 7, premier alinéa, second tiret, de la décision n° 1/80, lorsqu’il a résidé les dix années précédant cette mesure sur le territoire de cet État, pour autant que son comportement constitue une menace actuelle, réelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société, ce qu’il appartiendra à la juridiction nationale de vérifier.

I –    Le cadre juridique

A –    Le droit de l’Union

1.      L’accord d’association

6.        Afin de réglementer la libre circulation des travailleurs turcs sur le territoire de la Communauté économique européenne, un accord d’association a été conclu le 12 septembre 1963 entre cette dernière et la République de Turquie.

7.        Selon le préambule de cet accord, ce dernier vise à améliorer les conditions de vie en Turquie et dans la Communauté par un progrès économique accéléré et par une expansion harmonieuse des échanges, ainsi qu’à réduire l’écart entre l’économie de la République de Turquie et celle des États membres de la Communauté.

8.        Conformément à l’article 2, paragraphe 1, dudit accord, son objet est de promouvoir le renforcement continu et équilibré des relations commerciales et économiques entre les parties, en tenant pleinement compte de la nécessité d’assurer le développement accéléré de l’économie de la République de Turquie et le relèvement du niveau de l’emploi et des conditions de vie du peuple turc.

9.        Au chapitre 3 du titre II de l’accord d’association, intitulé «Autres dispositions de caractère économique», l’article 12 prévoit que les parties conviennent de s’inspirer des articles du traité CE pour réaliser graduellement la libre circulation des travailleurs entre elles.

10.      La réalisation progressive de la libre circulation des travailleurs turcs visée par cet accord doit se faire selon les modalités décidées par le conseil d’association, qui a pour tâche d’assurer l’application et le développement progressif du régime d’association (5).

2.      La décision n° 1/80

11.      La décision n° 1/80 a, notamment, pour vocation, selon le troisième considérant de celle-ci, d’améliorer le régime dont bénéficient les travailleurs et les membres de leur famille par rapport au régime institué par la décision n° 2/76 du conseil d’association, du 20 décembre 1976.

12.      Ainsi, l’article 7 de la décision n° 1/80 est rédigé comme suit:

«Les membres de la famille d’un travailleur turc appartenant au marché régulier de l’emploi d’un État membre, qui ont été autorisés à le rejoindre:

–        ont le droit de répondre – sous réserve de la priorité à accorder aux travailleurs des États membres de la Communauté – à toute offre d’emploi lorsqu’ils y résident régulièrement depuis trois ans au moins;

–        y bénéficient du libre accès à toute activité salariée de leur choix lorsqu’ils y résident régulièrement depuis cinq ans au moins.

Les enfants des travailleurs turcs ayant accompli une formation professionnelle dans le pays d’accueil pourront, indépendamment de leur durée de résidence dans cet État membre, à condition qu’un des parents ait légalement exercé un emploi dans l’État membre intéressé depuis trois ans au moins, répondre dans ledit État membre à toute offre d’emploi.»

13.      L’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 prévoit que les dispositions du chapitre II, section 1, de celle‑ci, qui comprend l’article 7, «sont appliquées sous réserve des limitations justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité et de santé publiques».

3.      La directive 2004/38

14.      Alors que la directive 64/221/CEE (6) visait les ressortissants d’un État membre qui séjournaient ou se rendaient dans un autre État membre soit en vue d’y exercer une activité salariée ou non salariée, soit en qualité de destinataires de services (7), la directive 2004/38 dépasse cette approche sectorielle et introduit la notion de citoyen de l’Union en matière de circulation et de séjour sur le territoire des États membres.

15.      La directive 2004/38 a vocation à simplifier et à rassembler les législations existantes en cette matière. Ainsi, elle supprime l’obligation pour les citoyens de l’Union d’obtenir une carte de résident, introduit un droit de séjour permanent en faveur de ces citoyens et circonscrit la possibilité pour les États membres de limiter le séjour sur leur territoire des ressortissants des autres États membres.

16.      À cet égard, les citoyens de l’Union bénéficient d’une protection renforcée contre l’éloignement. En effet, ladite directive encadre strictement la possibilité pour les États membres de limiter le droit de circuler et de séjourner des citoyens de l’Union.

17.      Ainsi, l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38, concernant la protection contre l’éloignement, est rédigé comme suit:

«3.      Une décision d’éloignement ne peut être prise à l’encontre des citoyens de l’Union, quelle que soit leur nationalité, à moins que la décision ne se fonde sur des raisons impérieuses de sécurité publique définies par les États membres, si ceux-ci:

a)      ont séjourné dans l’État membre d’accueil pendant les dix années précédentes».

B –    Le droit national

18.      L’article 53 de la loi relative au séjour, au travail et à l’intégration des étrangers sur le territoire fédéral (Gesetz über den Aufenthalt, die Erwerbstätigkeit und die Integration von Ausländern im Bundesgebiet), du 30 juillet 2004 (8), telle que modifiée en dernier lieu par l’article 1er de la loi opérant transposition des directives de l’Union européenne en matière de droit de séjour et d’asile (Gesetz zur Umsetzung aufenthalts- und asylrechtlicher Richtlinien der Europäischen Union), du 19 août 2007 (9), prévoit qu’un étranger fait l’objet d’une mesure d’expulsion lorsqu’il a été condamné pour un ou plusieurs délits commis intentionnellement à une peine privative de liberté ou à une peine pour délinquance juvénile d’au moins trois ans passée en force de chose jugée.

19.      Cette disposition prévoit également qu’un étranger est expulsé lorsque, au cours d’une période de cinq ans, il a été condamné pour des délits commis intentionnellement à des peines privatives de liberté ou à des peines pour délinquance juvénile passées en force de chose jugée et totalisant au moins trois ans ou qu’un internement de sûreté a été ordonné lors de sa dernière condamnation définitive.

20.      En outre, selon l’article 55 de l’Aufenthaltsgesetz, un étranger peut être expulsé lorsque son séjour porte atteinte à l’ordre public et à la sécurité publique ou à d’autres intérêts majeurs de la République fédérale d’Allemagne.

21.      Toutefois, une protection spéciale contre l’expulsion est prévue. Ainsi, l’article 56, paragraphe 1, de l’Aufenthaltsgesetz indique qu’un étranger bénéficie d’une telle protection s’il possède une autorisation d’établissement et qu’il a légalement séjourné depuis au moins cinq ans sur le territoire fédéral. L’expulsion ne peut être fondée que sur des raisons graves d’ordre public et de sécurité publique. En règle générale, il existe des raisons de sécurité et d’ordre publics dans les cas visés aux articles 53 et 54 de l’Aufenthaltsgesetz. Si les conditions visées à l’article 53 de l’Aufenthaltsgesetz sont réunies, l’étranger est, en principe, expulsé. Si celles de l’article 54 de l’Aufenthaltsgesetz sont remplies, son expulsion fait l’objet d’une décision discrétionnaire.

22.      Conformément à son article 1er, la loi relative à la libre circulation des citoyens de l’Union (Gesetz über die allgemeine Freizügigkeit von Unionsbürgern), du 30 juillet 2004 (10), telle que modifiée en dernier lieu par l’article 2 de la loi opérant transposition des directives de l’Union européenne en matière de droit de séjour et d’asile (11), régit l’entrée et le séjour des ressortissants des autres États membres de l’Union européenne (citoyens de l’Union) et des membres de leur famille.

23.      En vertu de l’article 6, paragraphe 1, du Freizügigkeitsgesetz/EU, la perte du droit visé à l’article 2, paragraphe 1, de celui-ci ne peut être constatée, l’attestation relative au droit de séjour de droit communautaire ou de séjour permanent confisquée et la carte de séjour ou de séjour permanent révoquée que pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique.

24.      L’article 6, paragraphe 5, du Freizügigkeitsgesetz/EU prévoit que, en ce qui concerne les citoyens de l’Union et les membres de leur famille qui ont séjourné sur le territoire fédéral pendant les dix années précédentes, ainsi que les mineurs, cette constatation ne peut être faite que pour des raisons impérieuses de sécurité publique. Cette règle ne s’applique pas aux mineurs lorsque la perte du droit de séjour est nécessaire dans l’intérêt de l’enfant. De plus, il n’existe de raisons impérieuses de sécurité publique que si l’intéressé a été condamné pour un ou plusieurs délits commis intentionnellement à une peine privative de liberté ou à une peine pour délinquance juvénile d’au moins cinq ans passée en force de chose jugée ou qu’un internement de sûreté a été ordonné lors de sa dernière condamnation définitive, lorsque la sécurité de la République fédérale d’Allemagne est en jeu ou que l’intéressé représente une menace terroriste.

II – Le cadre factuel et la question préjudicielle

25.      M. Ziebell (12) est un ressortissant turc, né en 1973 en Allemagne. Il a séjourné chez ses parents. Son père, également ressortissant turc, a régulièrement séjourné sur le territoire allemand en qualité de travailleur. Après le décès de ce dernier en 1991, la mère du requérant a été placée dans un établissement de long séjour. À ce jour, M. Ziebell ne semble vivre avec aucun membre de sa famille, ses frères et sœurs ayant chacun fondé un foyer.

26.      M. Ziebell est titulaire d’un titre de séjour à durée illimitée depuis le 28 janvier 1991, titre qui a été reconduit en tant qu’autorisation d’établissement permanent. Le requérant a quitté l’école sans avoir obtenu de diplôme. Il a exercé des emplois intérimaires occasionnels, régulièrement interrompus par des périodes de chômage et d’emprisonnement. Depuis le mois de juillet 2000, il n’exerce plus aucune activité professionnelle.

27.      En 1991, M. Ziebell a fumé de la marijuana pour la première fois, puis, à partir de l’année 1998, il a consommé régulièrement de l’héroïne et de la cocaïne. Il a suivi un programme de soins à la méthadone en 2001 et une cure de désintoxication en 2003, qui ont tous deux échoué.

28.      À compter de l’année 1993, M. Ziebell a été condamné à plusieurs reprises pour diverses infractions, notamment pour des vols en réunion, blessure grave, possession intentionnelle d’un objet prohibé, vols et vols aggravés. Il a été détenu des mois de janvier 1993 à décembre 1994, d’août 1997 à octobre 1998, de juillet à octobre 2000, de septembre 2001 à mai 2002 et de novembre 2005 à octobre 2008. Le 28 octobre 2008, il a commencé un traitement thérapeutique dans une institution spécialisée.

29.      Le 28 octobre 1996, le requérant a reçu un avertissement de l’Ausländerbehörde (service des étrangers), conformément à la législation nationale applicable aux étrangers, en raison des infractions pénales qu’il avait commises à cette date.

30.      Par décision du 6 mars 2007, le Regierungspräsidium Stuttgart a ordonné l’expulsion du requérant avec une exécution immédiate.

31.      Selon le Regierungspräsidium Stuttgart, M. Ziebell est titulaire des droits que lui confère l’article 7, premier alinéa, second tiret, de la décision n° 1/80, car il est né sur le territoire allemand et qu’il y a vécu par le passé en tant qu’enfant d’un travailleur turc en toute régularité dans le foyer familial, et ce durant au moins cinq années. Ces droits n’étant pas éteints, le requérant bénéficie d’une protection contre l’éloignement conférée par l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80.

32.      En vertu de cette disposition, une expulsion ne peut être prononcée que si, en raison de son comportement individuel, il existe un risque effectif et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société.

33.      Le Regierungspräsidium Stuttgart a motivé sa décision d’expulsion par le fait que ce risque existait en l’occurrence, compte tenu des infractions répétées commises par le requérant.

34.      De plus, le Regierungspräsidium Stuttgart considère que M. Ziebell ne saurait se prévaloir de la protection spéciale contre l’expulsion conférée par l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38, puisque cette disposition ne s’applique qu’aux citoyens de l’Union.

35.      Le requérant s’est opposé à son expulsion. Par jugement du 3 juillet 2007, le Verwaltungsgericht Stuttgart (Allemagne) a rejeté son recours contre la décision d’expulsion.

36.      M. Ziebell a fait appel de ce jugement devant le Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg (Allemagne). Il demande la modification dudit jugement ainsi que l’annulation de la décision d’expulsion du 6 mars 2007.

37.      Le Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg a décidé de surseoir à statuer et de poser la question préjudicielle suivante à la Cour:

«La protection contre l’expulsion conférée par l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 […] en faveur d’un ressortissant turc qui bénéficie des droits tirés de l’article 7, premier alinéa, […] second tiret, de ladite décision et qui a séjourné pendant les dix années précédentes dans l’État membre à l’égard duquel ces droits sont applicables est-elle régie par l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38[…] telle qu’elle a été transposée dans l’État membre en question, de sorte qu’une expulsion ne peut être admise que pour des raisons impérieuses de sécurité publique définis par les États membres?»

III – Notre analyse

38.      Par sa question, le juge de renvoi se demande, en substance, si l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 doit être interprété en ce sens qu’une décision d’éloignement prise par les autorités d’un État membre à l’encontre d’un ressortissant turc qui bénéficie des droits tirés de l’article 7, premier alinéa, second tiret, de la décision n° 1/80 et qui a séjourné les dix années précédant cette décision sur le territoire de cet État ne peut être fondée que sur des raisons impérieuses de sécurité publique.

39.      Déjà, à plusieurs reprises, la Cour a été amenée à interpréter l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80. Ainsi, dans l’arrêt du 10 février 2000, Nazli (13), la Cour a jugé que, s’agissant de la détermination de la portée de l’exception d’ordre public prévue à cette disposition, il convient de se référer à l’interprétation donnée de la même exception en matière de libre circulation des travailleurs ressortissants des États membres (14). La Cour a ajouté qu’une telle interprétation est d’autant plus justifiée que ladite disposition est rédigée en des termes quasi identiques à ceux de l’article 39, paragraphe 3, CE (15).

40.      Dès lors, reprenant la jurisprudence développée en matière de libre circulation des travailleurs ressortissants des États membres et plus spécifiquement dans le cadre de la directive 64/221, la Cour a itérativement jugé que la notion d’ordre public suppose l’existence, en dehors du trouble pour l’ordre social que constitue toute infraction à la loi, d’une menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société (16).

41.      Selon M. Ziebell, étant donné que la Cour a toujours transposé aux ressortissants turcs, qui bénéficient d’un droit au titre d’une disposition de la décision n° 1/80, les principes applicables en matière de libre circulation et de séjour des ressortissants des États membres, il estime qu’il doit être fait une application par analogie de l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38 dans le cadre de l’interprétation de l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, lorsqu’un ressortissant turc a passé les dix années précédant la décision d’éloignement sur le territoire de l’État membre. Dès lors, appliquée à sa situation personnelle, une telle mesure d’éloignement serait illégale, car non justifiée par des raisons impérieuses de sécurité publique, au sens de l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38.

42.      Pour les raisons qui vont suivre, nous considérons qu’une telle analyse n’est pas recevable.

43.      Ainsi que la Cour l’a jugé dans l’arrêt du 2 mars 1999, Eddline El-Yassini (17), un traité international doit être interprété non pas uniquement en fonction des termes dans lesquels il est rédigé, mais également à la lumière de ses objectifs (18). La Cour a ajouté que l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 précise, à cet égard, qu’un traité doit être interprété de bonne foi, suivant le sens ordinaire à attribuer à ses termes dans leur contexte, et à la lumière de son objet et de son but (19).

44.      L’accord d’association a pour objet de promouvoir le renforcement continu et équilibré des relations commerciales et économiques entre la République de Turquie et l’Union (20).

45.      Trois phases ont, ainsi, été instaurées pour parvenir à la réalisation de cet objectif. Au cours de la phase préparatoire, la République de Turquie renforce son économie en vue de pouvoir assumer les obligations qui lui incomberont au cours des deux autres phases (21). La phase transitoire a pour but de mettre progressivement en place une union douanière entre les parties et de rapprocher leurs politiques économiques (22). Enfin, la phase définitive est fondée sur l’union douanière et implique le renforcement de la coordination des politiques économiques de la République de Turquie et de l’Union (23).

46.      Au vu de l’objet de l’accord d’association ainsi que de ces trois phases, la finalité exclusivement économique de l’accord d’association ne fait aucun doute.

47.      Par ailleurs, il convient de relever que, afin de mettre en œuvre la phase transitoire, cet accord prévoit, notamment, que les parties contractantes conviennent de s’inspirer des articles 39 CE à 41 CE pour réaliser graduellement la libre circulation des travailleurs entre elles (24).

48.      De même, la décision n° 1/80, qui a pour but de relancer et de développer l’association (25), vise à améliorer le régime social dont bénéficient les travailleurs et les membres de leur famille (26).

49.      Il en découle que c’est uniquement en qualité de travailleurs ou de membres de la famille d’un travailleur que les ressortissants turcs sont visés par l’accord d’association et bénéficient ainsi des droits que leur confère la décision n° 1/80.

50.      C’est la raison pour laquelle la Cour a interprété l’exception d’ordre public contenue à l’article 14, paragraphe 1, de cette décision en se référant à l’interprétation donnée de la même exception en matière de libre circulation des travailleurs ressortissants des États membres, et plus particulièrement dans le cadre de la directive 64/221 (27).

51.      En effet, la qualité de travailleur était alors le dénominateur commun entre l’accord d’association et la directive 64/221, l’article 1er, paragraphe 1, de celle-ci visant les ressortissants d’un État membre qui séjournaient ou se rendaient dans un autre État membre soit en vue d’y exercer une activité salariée ou non salariée, soit en qualité de destinataires de services.

52.      Or, la directive 2004/38 se situe au-delà du seul cadre économique et de celui des travailleurs. En effet, cette directive a précisément été adoptée en vue de dépasser l’approche sectorielle et fragmentaire du droit de circuler et de séjourner librement des ressortissants de l’Union qui existait jusqu’alors (28). Ainsi, la directive 2004/38 ne vise plus une seule catégorie de personnes, à savoir les travailleurs, mais, conformément à son article 1er, sous a), concerne les conditions d’exercice du droit des citoyens de l’Union (29) et des membres de leur famille de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres.

53.      La directive 2004/38 instaure, notamment, un droit de séjour permanent en faveur des ressortissants des États membres (30), ainsi qu’un régime de protection à l’encontre des mesures d’éloignement fondé sur le degré d’intégration des personnes concernées sur le territoire de l’État membre d’accueil (31), indépendamment de leur statut de travailleur. Le seul statut visé par ladite directive est celui de citoyen de l’Union, qui s’acquiert par l’adhésion à l’Union de son État d’origine.

54.      S’il est vrai que, en vertu de l’accord d’association, les ressortissants turcs disposent de droits spécifiques qui leur confèrent un statut spécial par rapport aux autres ressortissants d’États tiers, il n’en reste pas moins qu’ils n’ont pas la qualité de citoyens de l’Union et que le régime juridique dont ils relèvent n’est pas comparable à celui dont relèvent les citoyens de l’Union. Dès lors, appliquer le régime de protection renforcée instauré par la directive 2004/38 aux ressortissants turcs reviendrait à les assimiler à des citoyens de l’Union, sans qu’il n’y ait eu une telle volonté entre les parties à l’accord d’association.

55.      Admettre une application de ce régime de protection renforcée aurait pour conséquence de créer de nouveaux droits au bénéfice des ressortissants turcs, alors même que c’est au seul conseil d’association d’opérer les modifications adéquates pour une réalisation graduelle de la libre circulation des travailleurs en fonction des considérations d’ordre politique et économique (32). Si elle faisait une application par analogie de l’article 28, paragraphe 3, sous a), de cette directive au cas de M. Ziebell, la Cour outrepasserait ses compétences.

56.      Quand bien même le régime de protection renforcée instauré par ladite directive ne trouve pas à s’appliquer au cas de M. Ziebell, nous estimons que ce dernier n’est pas pour autant privé de toute protection contre une mesure d’éloignement fondée sur des motifs d’ordre public. Nous pensons, en effet, que la jurisprudence développée par la Cour en la matière doit trouver ici son application normale.

57.      En effet, la directive 64/221 a été supprimée et remplacée par la directive 2004/38, faisant ainsi disparaître le dénominateur commun entre l’accord d’association et la première directive, à savoir la qualité de travailleur. Cependant, il n’en reste pas moins que les principes admis dans le cadre des articles 39 CE à 41 CE doivent être transposés, dans la mesure du possible, aux ressortissants turcs bénéficiant des droits reconnus par la décision n° 1/80 (33).

58.      Dès lors, s’agissant de la détermination de la portée de l’exception tirée de l’ordre public prévue à l’article 14, paragraphe 1, de cette décision, il convient de se référer à l’interprétation donnée de la même exception en matière de libre circulation des travailleurs ressortissants des États membres de l’Union (34).

59.      En effet, ainsi que la Cour l’a récemment souligné, cette exception constitue une dérogation au principe fondamental de la libre circulation des personnes, devant être entendue strictement et dont la portée ne saurait être déterminée unilatéralement par les États membres (35).

60.      Suivant sa jurisprudence constante en la matière, la Cour a donc réaffirmé que le recours par une autorité nationale à la notion d’ordre public suppose l’existence, en dehors du trouble social que constitue toute infraction à la loi, d’une menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société (36).

61.      Aussi les mesures prises pour des raisons d’ordre public ou de sécurité publique doivent-elles être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l’intéressé. De telles mesures ne sauraient donc être ordonnées automatiquement à la suite d’une condamnation pénale et dans un but de prévention générale (37). En outre, les circonstances qui ont donné lieu à une condamnation pénale doivent faire apparaître l’existence d’un comportement individuel constituant une menace actuelle pour l’ordre public (38).

62.      C’est donc au regard de la situation présente de M. Ziebell que le juge national devra examiner si le comportement de celui-ci constitue encore une menace pour l’ordre public. Par exemple, le juge national devra prendre en compte les éléments avancés lors de l’audience par M. Ziebell, à savoir qu’il s’est marié, qu’il n’a pas commis d’autres infractions à la loi, qu’il est actuellement travailleur indépendant et que sa peine a été commuée en peine probatoire par jugement du 16 juin 2009, ses problèmes liés à la drogue étant apparemment résolus.

63.      Par ailleurs, nous pensons que les années passées sur le territoire de l’État membre d’accueil devront également être prises en compte par la juridiction nationale.

64.      En effet, étant donné que l’article 12, paragraphe 3, de la directive 2003/109/CE (39), prévoit la prise en compte de cet élément avant l’adoption d’une mesure d’éloignement à l’encontre d’un ressortissant d’un État tiers, nous considérons qu’il doit, a fortiori, en être de même en ce qui concerne les ressortissants turcs qui bénéficient d’un statut particulier au sein de l’Union, à mi-chemin entre le statut d’un ressortissant d’un État membre et celui d’un État tiers.

65.      Cela nous paraît d’autant plus important que M. Ziebell est né et a toujours vécu en Allemagne. Il est donc légitime de penser que celui-ci a des liens familiaux et économiques étroits avec la République fédérale d’Allemagne. Aussi, une décision d’éloignement pourrait avoir de lourdes conséquences, notamment, sur sa vie familiale. Or, la Cour a indiqué qu’il doit être tenu compte des droits fondamentaux dont elle assure le respect lorsqu’une décision d’éloignement peut entraver l’exercice de la libre circulation des travailleurs (40). Notamment, le droit au respect de la vie familiale est protégé par l’article 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ainsi que l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, droit qui fait partie des droits fondamentaux protégés par la Cour dans l’ordre juridique communautaire (41).

66.      Dès lors, au vu de l’ensemble des éléments qui précèdent, nous sommes d’avis que l’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce qu’un État membre prenne une mesure d’éloignement à l’encontre d’un ressortissant turc qui bénéficie des droits que lui confère l’article 7, premier alinéa, second tiret, de la décision n° 1/80, lorsqu’il a résidé les dix années précédentes sur le territoire de cet État, pour autant que son comportement constitue une menace actuelle, réelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société, ce qu’il appartiendra à la juridiction nationale de vérifier.

IV – Conclusion

67.      Eu égard aux considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre comme suit au Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg:

«L’article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association, adoptée par le conseil d’association institué par l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, qui a été signé le 12 septembre 1963 à Ankara, par la République de Turquie, d’une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part, et qui a été conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce qu’un État membre prenne une mesure d’éloignement à l’encontre d’un ressortissant turc qui bénéficie des droits que lui confère l’article 7, premier alinéa, second tiret, de la décision n° 1/80, lorsqu’il a résidé les dix années précédentes sur le territoire de cet État, pour autant que son comportement constitue une menace actuelle, réelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société, ce qu’il appartiendra à la juridiction nationale de vérifier.»


1 – Langue originale: le français.


2 – Directive du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE (JO L 158, p. 77, et rectificatifs JO 2004, L 229, p. 35, et JO 2005, L 197, p. 34).


3 – Le conseil d’association a été institué par l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, qui a été signé le 12 septembre 1963 à Ankara, par la République de Turquie, d’une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part. Cet accord a été conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685, ci‑après l’«accord d’association»).


4 – Ci-après la «décision n° 1/80». La décision n° 1/80 peut être consultée dans Accord d’association et protocoles CEE‑Turquie et autres textes de base, Office des publications officielles des Communautés européennes, Bruxelles, 1992.


5 – Voir article 6 dudit accord.


6 – Directive du Conseil du 25 février 1964 pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique (JO 1964, 56, p. 850).


7 – Voir article 1er, paragraphe 1, de la directive 64/221.


8 – BGBl. 2004 I, p. 1950.


9 – BGBl. 2007 I, p. 1970, ci-après l’«Aufenthaltsgesetz».


10 – BGBl. 2004 I, p. 1950


11 – Ci-après le «Freizügigkeitsgesetz/EU».


12 – À la suite de son mariage, en cours de procédure, avec une ressortissante allemande, le requérant a changé son nom Örnek en Ziebell.


13 – C‑340/97, Rec. p. I‑957.


14 – Point 56. Voir, également, arrêts du 11 novembre 2004, Cetinkaya (C‑467/02, Rec. p. I‑10895, point 43); du 2 juin 2005, Dörr et Ünal (C‑136/03, Rec. p. I‑4759, point 63), ainsi que du 22 décembre 2010, Bozkurt (C‑303/08, non encore publié au Recueil, point 55 et jurisprudence citée).


15 – Voir arrêt Nazli, précité (point 56).


16 – Voir arrêts Nazli, précité (point 57); du 7 juillet 2005, Aydinli (C‑373/03, Rec. p. I‑6181, point 27); du 18 juillet 2007, Derin (C‑325/05, Rec. p. I‑6495, point 54), et Bozkurt, précité (point 57).


17 – C‑416/96, Rec. p. I‑1209.


18 – Point 47.


19 – Idem.


20 – Voir article 2, paragraphe 1, de cet accord.


21 – Voir article 3, paragraphe 1, premier alinéa, dudit accord.


22 – Voir article 4, paragraphe 1, de l’accord d’association.


23 – Voir article 5 de cet accord.


24 – Voir article 12 de l’accord d’association.


25 – Voir premier considérant de cette décision.


26 – Voir troisième considérant de ladite décision.


27 – Voir points 39 et 40 des présentes conclusions.


28 – Voir quatrième considérant de ladite directive.


29 – Souligné par nous.


30 – Voir article 16, paragraphe 1, de cette directive.


31 – Voir arrêt du 23 novembre 2010, Tsakouridis (C‑145/09, non encore publié au Recueil, point 25).


32 – Voir arrêt du 30 septembre 1987, Demirel (12/86, Rec. p. 3719, point 21).


33 – Voir arrêt du 4 octobre 2007, Polat (C‑349/06, Rec. p. I‑8167, point 29 et jurisprudence citée).


34 – Voir arrêt Polat, précité (point 30). Voir, également, arrêt Bozkurt, précité (point 55).


35 – Voir arrêt Bozkurt, précité (point 56).


36 – Ibidem (point 57).


37 – Ibidem (point 58).


38 – Ibidem (point 59).


39 – Directive du Conseil du 25 novembre 2003 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée (JO 2004, L 16, p. 44).


40 – Voir, notamment, arrêt du 29 avril 2004, Orfanopoulos et Oliveri (C‑482/01 et C‑493/01, Rec. p. I‑5257, point 97). Voir également, concernant un ressortissant d’un État tiers, arrêt du 11 juillet 2002, Carpenter (C‑60/00, Rec. p. I‑6279, point 40).


41 – Arrêt Orfanopoulos et Oliveri, précité (point 98).

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