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Document 62011CC0170

Conclusions de l’avocat général M. N. Jääskinen, présentées le 24 mai 2012.
Maurice Robert Josse Marie Ghislain Lippens e.a. contre Hendrikus Cornelis Kortekaas e.a.
Demande de décision préjudicielle, introduite par Hoge Raad der Nederlanden.
Affaire C-170/11.

Court reports – general

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2012:311

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. NIILO JÄÄSKINEN

présentées le 24 mai 2012 ( 1 )

Affaire C‑170/11

Maurice Robert Josse Marie Ghislain Lippens,Gilbert Georges Henri Mittler,Jean Paul François Caroline Votron

contre

Hendrikus Cornelis Kortekaas,Kortekaas Entertainment Marketing BV,Kortekaas Pensioen BV,Dirk Robbard De Kat,Johannes Hendrikus Visch,Euphemia Joanna Bökkerink,Laminco GLD N-A,Ageas NV, anciennement Fortis NV

[demande de décision préjudicielleformée par le Hoge Raad der Nederlanden (Pays-Bas)]

«Coopération judiciaire en matière civile et commerciale — Obtention des preuves — Règlement (CE) no 1206/2001 — Champ d’application matériel — Audition par une juridiction d’un État membre de témoins résidant dans un autre État membre — Témoins également parties à la procédure au principal — Mesures coercitives — Obligation éventuelle d’appliquer l’un des modes d’obtention de preuves prévus par ledit règlement ou faculté de mettre en œuvre ceux prévus par le droit procédural en vigueur dans l’État membre où siège la juridiction concernée — Applicabilité résiduelle du droit national»

I – Introduction

1.

La présente affaire invite la Cour à se prononcer sur l’interprétation du règlement (CE) no 1206/2001 du Conseil, du 28 mai 2001, relatif à la coopération entre les juridictions des États membres dans le domaine de l’obtention des preuves en matière civile ou commerciale ( 2 ). La juridiction de renvoi s’interroge en particulier sur l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 1, dudit règlement, qui définit le champ d’application matériel de ce dernier en énonçant les deux modes de coopération judiciaire auxquels une juridiction d’un État membre ( 3 ) peut recourir lorsqu’elle souhaite effectuer un acte d’instruction dans un autre État membre.

2.

La demande de décision préjudicielle a été déférée par le Hoge Raad der Nederlanden (Pays-Bas) dans le cadre d’une action ayant été introduite au fond devant un tribunal néerlandais à l’encontre de défendeurs domiciliés en Belgique, dont l’audition provisoire en tant que témoins a été sollicitée par les demandeurs. Bien que les intéressés aient émis le souhait d’être entendus en langue française dans leur pays de résidence, au moyen d’une demande qui serait adressée par la juridiction saisie aux autorités judiciaires belges conformément au règlement no 1206/2001, le tribunal a rejeté cette requête et dit que l’audition devrait se tenir aux Pays-Bas, en citant les témoins à comparaître devant lui en application du droit procédural national.

3.

Dans ce contexte, la Cour est invitée à dire si la juridiction d’un État membre voulant entendre un témoin, en l’occurrence partie au litige, qui réside sur le territoire d’un autre État membre a l’obligation d’appliquer les méthodes d’investigation instaurées par le règlement no 1206/2001 ou a la possibilité de continuer à utiliser celles prévues par les règles de procédure en vigueur dans l’État où elle siège, en ayant éventuellement recours à des mesures coercitives lorsque le témoin est récalcitrant. Il y a ainsi lieu de déterminer, de façon inédite, si le règlement no 1206/2001 gouverne la quête des preuves d’un État membre à un autre d’une manière exclusive et exhaustive ou s’il laisse la place à d’autres voies d’accès à de telles preuves.

II – Le cadre juridique

A – Le règlement no 1206/2001

4.

Le préambule du règlement no 1206/2001 dispose:

«[…]

(2)

Le bon fonctionnement du marché intérieur exige d’améliorer, et en particulier de simplifier et d’accélérer, la coopération entre les juridictions des États membres dans le domaine de l’obtention de preuves.

[…]

(7)

Étant donné que, en matière civile et commerciale, pour statuer sur une affaire engagée devant une juridiction d’un État membre, il est souvent nécessaire de procéder à des actes d’instruction dans un autre État membre, l’action de la Communauté ne peut se limiter au domaine de la transmission des actes judiciaires et extrajudiciaires, couvert par le règlement (CE) no 1348/2000 du Conseil du 29 mai 2000 relatif à la signification et à la notification dans les États membres des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile et commerciale [ ( 4 )]. Il est donc nécessaire de continuer à améliorer la coopération entre les juridictions des États membres dans le domaine de l’obtention de preuves.

(8)

Pour qu’une procédure judiciaire en matière civile ou commerciale soit utile, il faut que la transmission et le traitement des demandes visant à faire procéder à un acte d’instruction se fassent de manière directe et par les moyens les plus rapides entre les juridictions des États membres.

[…]

(15)

Afin de faciliter l’obtention des preuves, il importe qu’une juridiction d’un État membre puisse, conformément au droit de l’État membre dont elle relève, procéder directement à un acte d’instruction dans un autre État membre, si ce dernier l’accepte, et dans les conditions définies par l’organisme central ou l’autorité compétents de l’État membre requis.

[…]»

5.

L’article 1er du règlement no 1206/2001, intitulé «Champ d’application», dispose à ses paragraphes 1 et 2:

«1.   Le présent règlement est applicable en matière civile ou commerciale, lorsqu’une juridiction d’un État membre, conformément aux dispositions de sa législation, demande:

a)

à la juridiction compétente d’un autre État membre de procéder à un acte d’instruction ou

b)

à procéder directement à un acte d’instruction dans un autre État membre.

2.   La demande ne doit pas viser à obtenir des moyens de preuve qui ne sont pas destinés à être utilisés dans une procédure judiciaire qui est engagée ou envisagée.»

6.

Les articles 10 à 16, figurant à la section 3 du même règlement, fixent les modalités d’exécution de l’acte d’instruction par la juridiction requise (méthode de coopération dite «indirecte»).

7.

L’article 10, paragraphe 2, du règlement no 1206/2001 précise que «[l]a juridiction requise exécute la demande conformément au droit de l’État membre dont cette juridiction relève».

8.

L’article 11, paragraphe 1, de ce règlement envisage que l’exécution indirecte se déroule en présence et avec la participation des parties, dans les termes suivants:

«Si cela est prévu par le droit de l’État membre dont relève la juridiction requérante, les parties et, le cas échéant, leurs représentants ont le droit d’être présents lorsque la juridiction requise procède à l’acte d’instruction.»

9.

L’article 13 dudit règlement permet l’usage de mesures coercitives dans le cadre de la méthode indirecte d’exécution d’un acte d’instruction, comme suit:

«Si nécessaire, la juridiction requise applique les mesures coercitives requises pour l’exécution de la demande dans les cas et dans la mesure où le droit de l’État membre dont relève la juridiction requise le prévoit pour l’exécution d’une demande aux mêmes fins émanant d’une autorité nationale ou d’une des parties concernées.»

10.

L’article 17 du règlement, qui régit l’exécution directe de l’acte d’instruction par la juridiction requérante (méthode de coopération dite «directe»), prévoit:

«1.   Lorsqu’une juridiction souhaite procéder directement à un acte d’instruction dans un autre État membre, elle présente une demande à l’organisme central ou à l’autorité compétente de cet État […].

2.   L’exécution directe de l’acte d’instruction n’est possible que si elle peut avoir lieu sur une base volontaire, sans qu’il soit nécessaire de recourir à des mesures coercitives.

Lorsque, dans le cadre de l’exécution directe d’un acte d’instruction, une personne est entendue, la juridiction requérante informe cette personne que l’acte sera exécuté sur une base volontaire.

3.   L’acte d’instruction est exécuté par un magistrat ou par toute autre personne, par exemple un expert, désignés conformément au droit de l’État membre dont relève la juridiction requérante.

[…]»

B – Le droit national

11.

Aux Pays-Bas, l’audition de témoins ainsi que l’audition provisoire de témoins sont régies par le code de procédure civile (Wetboek van Burgerlijke Rechtsvordering, ci-après le «WBR») ( 5 ).

12.

Selon l’article 164 du WBR:

«1.   Les parties peuvent également comparaître comme témoins.

[…]

3.   Si une partie qui est tenue de faire une déclaration en tant que témoin ne comparaît pas à l’audience, ne répond pas aux questions qui lui sont posées ou refuse de signer sa déclaration, le juge peut en tirer les conclusions qu’il estime nécessaires.»

13.

L’article 165, paragraphe 1, du WBR, dispose que «[t]oute personne citée pour être entendue en tant que témoin selon les modalités prévues par la loi est tenue de venir donner son témoignage.»

14.

L’article 176, paragraphe 1, du WBR prévoit:

«Dans la mesure où un traité ou un règlement de l’UE n’en dispose pas autrement, le juge peut, si le témoin habite à l’étranger, requérir d’une autorité, qu’il désigne, du pays de résidence du témoin, de procéder à l’audition, si possible sous serment, ou de confier cette audition au fonctionnaire consulaire néerlandais de la compétence duquel relève le domicile du témoin.»

15.

L’article 186 du WBR énonce:

«1.   Dans les cas où la loi admet la preuve par témoins, une audition provisoire de témoins peut être ordonnée sans délai avant l’introduction d’une action, à la demande de l’intéressé.

2.   Une audition provisoire de témoins peut être ordonnée par le juge à la demande d’une partie alors que l’affaire est déjà engagée.»

16.

L’article 189 du WBR dispose que «[l]es dispositions concernant l’audition de témoin s’appliquent également à l’audition provisoire.»

III – Le litige au principal, la question préjudicielle et la procédure devant la Cour

17.

Le 3 août 2009, plusieurs détenteurs de valeurs mobilières ( 6 ) (ci-après «Kortekaas e.a.») de la société Fortis NV ( 7 ) ont saisi le Rechtbank Utrecht (Pays-Bas) d’une procédure contre trois membres de la direction de cette société qui sont domiciliés en Belgique ( 8 ) (ci-après «Lippens e.a.») et contre la société elle-même, afin que ceux-ci soient condamnés à leur verser des dommages et intérêts en raison de la commission d’actes illicites.

18.

Dans le cadre de cette procédure au fond, Kortekaas e.a. ont déposé, le 6 août 2009, une demande devant le Rechtbank Utrecht visant à obtenir une audition provisoire de Lippens e.a. en tant que témoins au sujet de leurs assertions. Ladite juridiction a fait droit à cette demande par décision du 25 novembre 2009, en précisant que l’audition serait effectuée par un juge-commissaire devant être nommé à cette fin.

19.

Le 9 décembre 2009, Lippens e.a. ont sollicité que le Rechtbank Utrecht ordonne une commission rogatoire pour leur donner la possibilité d’être entendus par un juge francophone en Belgique, où ils résident. Leur demande a été rejetée par ordonnance du 3 février 2010.

20.

Saisi d’un appel interjeté par Lippens e.a., le Gerechtshof te Amsterdam a confirmé l’ordonnance déférée par décision du 18 mai 2010, en se fondant sur l’article 176, paragraphe 1, du WBR, qui donne au juge néerlandais ayant à entendre un témoin qui demeure à l’étranger et ne veut pas comparaître volontairement devant lui, la faculté, et non l’obligation, de procéder par voie de commission rogatoire. Le Gerechtshof te Amsterdam a précisé que les témoins doivent en principe être entendus par la juridiction devant laquelle la procédure est pendante au fond et qu’en l’espèce, aucune circonstance particulière ne justifierait qu’il soit dérogé à cette règle en faveur de Lippens e.a., compte tenu notamment de l’opposition de Kortekaas e.a. Il a ajouté qu’une audition en Belgique ne saurait être légitimée par des raisons linguistiques, car Lippens e.a. auront la possibilité de se faire assister d’un interprète francophone lors de leur audition aux Pays-Bas.

21.

Lippens e.a. se sont pourvus en cassation devant le Hoge Raad der Nederlanden à l’encontre de cette décision du Gerechtshof te Amsterdam.

22.

La juridiction de renvoi estime que le règlement no 1206/2001 ne s’oppose pas à ce qu’une juridiction siégeant dans un État membre cite à comparaître devant elle, conformément aux règles de procédure en vigueur dans cet État, un témoin résidant dans un autre État membre et tire les conséquences prévues par lesdites règles en cas de refus de comparution. Selon elle, ni le texte ni les deuxième et cinquième considérants ( 9 ) du règlement no 1206/2001 ne permettraient de conclure que les méthodes d’obtention des preuves prévues par ce dernier excluraient le recours à d’autres instruments juridiques. Elle estime que ledit règlement ne vise qu’à faciliter l’obtention des preuves et n’impose pas aux États membres de modifier les méthodes d’obtention des preuves prévues par leur droit procédural national.

23.

En outre, cette juridiction se réfère à la convention sur l’obtention des preuves à l’étranger en matière civile ou commerciale conclue à La Haye le 18 mars 1970, à laquelle le règlement no 1206/2001 s’est substitué en ce qui concerne les onze États membres entre lesquels ladite convention était en vigueur ( 10 ). Elle met en exergue qu’il est discutable de savoir si cette convention a une portée exclusive et contraignante ou laisse place à d’autres instruments, comme la Cour suprême des États-Unis l’a considéré ( 11 ). La juridiction de renvoi ajoute, qu’en revanche, un arrêt de la Cour de justice serait de nature à indiquer que le règlement no 1206/2001 pourrait revêtir une «portée exclusive» selon les termes que cette juridiction utilise ( 12 ).

24.

Dans ce contexte, le Hoge Raad der Nederlanden a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Le règlement [no 1206/2001] et, en particulier, son article 1er, paragraphe 1, doit-il être interprété en ce sens que le juge qui souhaite entendre un témoin résidant dans un autre État membre, doit toujours appliquer, dans le cadre de ce type de preuve, les méthodes mises en place par ledit règlement, ou bien le juge a-t-il le pouvoir d’utiliser les méthodes prévues dans son droit procédural national, comme par exemple citer le témoin à comparaître devant lui?»

25.

La demande de décision préjudicielle introduite par le Hoge Raad der Nederlanden a été enregistrée au greffe de la Cour le 7 avril 2011.

26.

Des observations écrites ont été fournies à la Cour par Lippens e.a., par les gouvernements néerlandais, tchèque, allemand, autrichien, polonais, finlandais et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission européenne.

27.

Dans une annexe à la lettre de convocation à l’audience adressée aux parties et aux autres intéressés, la Cour a posé des questions pour réponse à l’audience, dans les termes suivants:

«1)

À supposer qu’il soit loisible à la juridiction compétente de citer, en vertu de son droit national, un témoin résidant dans un autre État membre, cette juridiction peut-elle, au cas où le témoin n’obtempérerait pas à une telle citation, appliquer les mesures coercitives prévues par son droit national? Si la réponse à cette question est négative, la juridiction nationale doit-elle procéder à l’audition du témoin par les méthodes prévues par le règlement [no 1206/2001]?

2)

Étant donné qu’il s’agit, en l’espèce, de l’audition d’une partie en tant que témoin, les parties sont priées de prendre position sur la question de savoir si ce fait devrait être pris en compte afin de répondre à la question préjudicielle. Tous les États membres sont priés de s’exprimer également sur la question de savoir quelles conséquences l’introduction d’une telle différenciation dans le cadre du règlement no 1206/2001 pourrait avoir pour leurs droits nationaux respectifs.»

28.

Lors de l’audience, qui s’est tenue le 7 mars 2012, Lippens e.a., les gouvernements néerlandais, tchèque, allemand, irlandais et finlandais, ainsi que la Commission ont présenté des observations orales.

IV – Analyse

A – Sur les enjeux de l’affaire

29.

Toute juridiction d’un État membre ne peut valablement exercer ses compétences et faire usage de son «imperium», c’est-à-dire sa force exécutoire, que dans les limites de son ressort géographique. Cette règle connaît une exception s’agissant des mesures d’instruction, qu’elle peut quant à elles mettre en œuvre sur l’ensemble du territoire national. Nonobstant, en raison du principe de droit international de la territorialité, lié au principe de la souveraineté étatique, la juridiction ne saurait, normalement, intervenir pour exécuter de telles mesures dans un autre État membre.

30.

Or, comme le met en exergue le préambule du règlement no 1206/2001, «en matière civile et commerciale, pour statuer sur une affaire engagée devant une juridiction d’un État membre, il est souvent nécessaire de procéder à des actes d’instruction dans un autre État membre [et donc utile] de continuer à améliorer la coopération entre les juridictions des États membres dans le domaine de l’obtention de preuves» ( 13 ). Ledit règlement répond ainsi au besoin croissant, au sein de l’Union européenne, de pouvoir recueillir des preuves dans un État membre autre que celui où une action judiciaire est engagée ou susceptible de l’être ( 14 ), lorsque le litige comporte un élément d’extranéité.

31.

La notion d’acte d’instruction au sens du règlement no 1206/2001 n’étant pas définie dans celui-ci, la Cour a déjà été appelée à en définir les contours en l’interprétant ( 15 ). Il me paraît indéniable qu’une audition de témoin, telle qu’envisagée dans le litige au principal, relève de cette qualification ( 16 ).

32.

L’objectif principal du règlement no 1206/2001 est de déterminer comment une juridiction d’un État membre peut obtenir, de façon simplifiée et accélérée ( 17 ), des preuves se trouvant sur le territoire d’un autre État membre, avec le concours des autorités de ce dernier. Pour cela, elle dispose de deux méthodes d’entraide judiciaire, dont la teneur est exposée sommairement à l’article 1er, paragraphe 1, dudit règlement:

soit une méthode indirecte d’obtention des preuves, prévue aux articles 10 à 16 du règlement no 1206/2001, selon laquelle la juridiction d’un État membre A (dite «juridiction requérante» ( 18 )) demande qu’une juridiction d’un État membre B (dite «juridiction requise») se charge d’effectuer les actes d’instruction souhaités, conformément à la législation de l’État membre B, éventuellement au moyen de mesures coercitives conformément à l’article 13 dudit règlement,

soit une méthode directe d’obtention des preuves, prévue à l’article 17 du règlement no 1206/2001, qui consiste à ce que la juridiction d’un État membre A, ou une personne mandatée par elle ( 19 ), se transporte dans un État membre B pour exécuter directement l’acte d’instruction, après accord des autorités de cet autre État ( 20 ), étant précisé qu’en ce cas toute contrainte du témoin qui y réside est exclue.

33.

En substance, la juridiction de renvoi interroge la Cour, pour la première fois, sur le point de savoir si lorsqu’une juridiction souhaite procéder à un acte d’instruction ayant une incidence transfrontière, tel que l’audition d’un témoin se trouvant sur le territoire d’un autre État membre, elle est obligée d’opter pour l’une des deux méthodes d’obtention de preuves prévues par le règlement no 1206/2001 ci-dessus décrites, à savoir l’exécution indirecte de l’acte par le biais d’une juridiction requise ou l’exécution directe de l’acte par la juridiction requérante, comme seuls Lippens e.a. le soutiennent devant la Cour, ou bien si cette juridiction peut faire application des méthodes prévues par le droit procédural de l’État membre dans lequel elle siège. Cette demande de décision préjudicielle requiert de définir l’étendue du champ d’application matériel du règlement no 1206/2001.

34.

D’autres problématiques résultent implicitement de la motivation de la décision de renvoi ainsi que des questions pour réponse orale ayant été posées par la Cour. Elles portent sur certaines conséquences pratiques de l’interprétation qui sera donnée dans l’arrêt à venir, à savoir, d’une part, l’éventuelle possibilité pour la juridiction demandant l’audition de recourir à des mesures coercitives ou des mesures défavorables ( 21 ) si le témoin domicilié dans un autre État membre refuse de déposer et, d’autre part, l’éventuelle incidence du fait que le témoin à entendre soit une partie au litige.

35.

Aucune réponse à la question préjudicielle posée par la juridiction de renvoi ne ressort de façon claire de la jurisprudence de la Cour.

36.

En effet, il n’y a que de simples allusions dans l’arrêt St. Paul Dairy, visé dans la décision de renvoi, qui concerne l’interprétation de règles de compétence juridictionnelle figurant dans la convention de Bruxelles et évoque seulement à titre d’obiter dictum le règlement no 1206/2001 ( 22 ), sans nullement trancher la problématique soumise à la Cour dans la présente affaire. Il en va de même de l’arrêt Aguirre Zarraga, rendu aussi en matière de compétence juridictionnelle, qui laisse entendre que la juridiction nationale pourrait choisir de recourir ou non au dispositif prévu par le règlement no 1206/2001 ( 23 ). Compte tenu de la particularité de ces deux arrêts, qui portaient non pas sur l’interprétation dudit règlement mais sur celle de textes ayant un objet et un champ d’application bien différents de celui-ci ( 24 ), même s’ils œuvrent aussi pour la création d’un espace judiciaire européen, la Cour doit ici se prononcer de façon plus tangible sur les conditions dans lesquelles l’application dudit règlement est obligatoire pour une juridiction.

37.

S’agissant de l’unique arrêt ayant, à ma connaissance, été rendu par la Cour ( 25 ) concernant l’interprétation du règlement no 1206/2001 lui-même, il m’apparaît qu’il n’apporte pas d’éléments utiles pour statuer dans la présente affaire ( 26 ).

38.

D’emblée, je précise que je considère, à l’instar de la plupart des intervenants, que lorsqu’une juridiction d’un État membre cherche à obtenir des preuves en provenance d’un autre État membre, elle n’a l’obligation de mettre en œuvre les mécanismes prévus par le règlement no 1206/2001 que dans certains cas de figure, et non de façon systématique, compte tenu des raisons que je vais exposer ci-dessous.

B – Sur l’applicabilité matérielle du règlement no 1206/2001

39.

Le libellé de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1206/2001, dont l’interprétation est en particulier demandée par la juridiction de renvoi, permet en partie de se prononcer sur la question de savoir si les deux méthodes d’obtention transfrontière des preuves qu’il énonce doivent ou non s’appliquer de façon large, à savoir dans toutes les hypothèses où un facteur d’extranéité, tel que la résidence du témoin en l’occurrence, rattache le moyen de preuve en question à un autre État membre, en matière civile ou commerciale.

40.

En indiquant, à titre de condition liminaire, «lorsqu’une juridiction d’un État membre […] demande» ( 27 ), ledit article limite à mon avis le champ d’application matériel du règlement no 1206/2001 aux deux hypothèses précises qu’il énonce ensuite. Il en réserve ainsi l’applicabilité aux cas où soit la coopération d’une juridiction «d’un autre État membre» est nécessaire selon le juge cherchant à procéder à un acte d’instruction, soit ledit juge veut effectuer lui-même un tel acte «dans un autre État membre». A contrario, le règlement n’a pas à régir la situation si ce juge estime pouvoir obtenir un moyen de preuve, même s’il est situé dans un autre État membre, sans avoir besoin d’utiliser l’une ou l’autre de ces voies d’accès aux preuves, c’est-à-dire sans devoir ni demander l’intervention des autorités judiciaires dudit État membre ni se transporter dans celui-ci.

41.

De même, les septième et quinzième considérants du règlement no 1206/2001 indiquent qu’il tend à permettre à une juridiction d’un État membre de procéder à des actes d’instruction «dans un autre État membre», et non sur le territoire national, comme le tribunal néerlandais souhaitait le faire dans le litige au principal en citant le témoin à comparaître devant lui.

42.

Suivant en outre une analyse téléologique, et non seulement littérale, j’ajoute que le deuxième considérant dudit règlement expose que celui-ci a pour vocation «d’améliorer, et en particulier de simplifier et d’accélérer, la coopération entre les juridictions des États membres dans le domaine de l’obtention de preuves», objectif que rappelle le septième considérant in fine. L’intitulé du règlement no 1206/2001 met aussi en exergue que celui-ci a pour objet uniquement d’instaurer des mécanismes facilitant la «coopération entre les juridictions des États membres», et non de mettre fin aux modes d’obtention des preuves en vigueur dans les États membres par voie d’uniformisation. Lorsqu’une telle coopération n’est pas indispensable ou pas souhaitée par une juridiction, il n’y a, à mon avis, pas lieu de mettre en œuvre les méthodes d’entraide judiciaire simplifiée ( 28 ) que ce texte instaure, même si, comme dans le litige au principal, les témoins, qui en l’occurrence sont également des parties, demandent à en bénéficier.

43.

En effet, le règlement no 1206/2001 ne vise pas à interférer avec l’office du juge compétent, en restreignant son pouvoir d’assurer la gestion de la procédure, dans les limites des règles de droit international, de droit de l’Union ou de droit national qui s’imposent à lui, mais il renforce ce pouvoir et il l’encadre afin de protéger les droits des parties et de respecter les prérogatives des autres États membres. Je considère que cet instrument a pour finalité de faciliter l’activité transfrontière des juridictions des États membres, et non de l’entraver en restreignant les moyens dont celles-ci disposent pour obtenir des preuves.

44.

L’esprit même dudit règlement serait remis en cause si sa mise en œuvre impérative conduisait à réduire les possibilités de recueillir des preuves en excluant la faculté pour un juge d’un État membre de recourir à des méthodes alternatives de recueil des preuves, quand cela lui paraît préférable par rapport aux outils de la coopération judiciaire transfrontière qui sont contenus dans le règlement no 1206/2001 ( 29 ).

45.

À cet égard, je rappelle que l’article 21, paragraphe 2, dudit règlement, lu en combinaison avec le dix-septième considérant de ce dernier, précise qu’il n’entend pas faire obstacle au maintien ou à la conclusion entre deux ou plusieurs États membres d’accords ou d’arrangements visant à améliorer «davantage» ( 30 ) la coopération dans le domaine de l’obtention de preuves, pour autant qu’ils soient compatibles avec le règlement. Cette réserve démontre que, dans un souci d’efficacité, les rédacteurs du règlement no 1206/2001 n’étaient pas hostiles à l’idée de laisser une place résiduelle à d’autres instruments en ce domaine, lorsque ces derniers s’avèrent plus appropriés, en termes de garanties et d’effets concrets, au regard de la teneur du litige.

46.

Or, en pratique, il est possible que des méthodes d’investigation prévues par le droit national soient tout autant voire plus performantes que celles prévues par le règlement no 1206/2001. Ainsi, il ressort du rapport de la Commission ayant fait un bilan de l’application du règlement no 1206/2001 en date du 5 décembre 2007 ( 31 ) que, selon l’étude empirique menée ( 32 ), dans un grand nombre de cas, les demandes de procéder à un acte d’instruction en vertu dudit règlement ont été exécutées dans un délai supérieur à celui prévu à l’article 10, paragraphe 1, à savoir 90 jours après leur réception, et étendu parfois jusqu’à plus de 6 mois. Dans ces circonstances, il est compréhensible qu’il arrive qu’une juridiction d’un État membre opte pour une méthode ne nécessitant pas d’intermédiaires, telle que la citation directe d’un témoin à déposer devant elle, afin de garantir la célérité et donc l’efficience de la procédure qu’elle conduit.

47.

Je précise que l’effet utile dudit règlement n’est nullement compromis par une telle interprétation de ses dispositions sachant que celui-ci prétend régir non pas toutes les situations où un moyen de preuve est situé dans un autre État membre, mais seulement celle où la juridiction qui cherche à l’obtenir constate avoir besoin de l’aide des autorités d’un autre État membre. Dans ce dernier cas, elle doit choisir entre soit la voie de l’instruction indirecte, qui présente l’inconvénient de devoir s’en remettre à la bonne exécution de l’acte par la juridiction requise et de conduire à ce que ce ne soit pas le juge appelé à statuer qui procédera lui-même à l’audition du témoin ( 33 ), soit la voie de l’instruction directe, qui nécessite l’autorisation de l’État membre dans lequel se trouvent les preuves à obtenir ( 34 ) et prive le juge de la possibilité d’appliquer des mesures coercitives ( 35 ). Ainsi, une application exclusive du règlement no 1206/2001 conduirait, au moins potentiellement, à ce que la qualité de l’audition des témoins qui se trouvent en dehors du territoire national soit parfois moindre, par comparaison avec la situation où le règlement n’existerait pas. Cela ne peut pas être considéré comme satisfaisant au regard de l’objectif de faciliter l’obtention des preuves qui est visé par ledit règlement.

48.

Au vu de ces éléments, il m’apparaît que le législateur européen n’a pas eu l’intention que l’application des méthodes de coopération judiciaire prévues par le règlement no 1206/2001 s’impose systématiquement lorsque la juridiction d’un État membre veut effectuer un acte d’instruction présentant des liens avec un autre État membre. Cela ne me paraît obligatoire que dans l’hypothèse, qui n’est pas celle du litige au principal, où un tel acte doit être exécuté en dehors du territoire de l’État membre de la juridiction concernée. Il me semble opportun en pratique que ladite juridiction puisse apprécier au cas par cas, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, quelle serait la méthode d’instruction, entre celle issue du droit national et celle issue du droit de l’Union, qui sera la plus efficace pour obtenir les preuves dont elle a besoin pour statuer.

49.

Ayant ainsi développé les motifs pour lesquels j’estime, à l’instar des États membres intervenants ainsi que de la Commission, que l’usage des méthodes de coopération prévues par le règlement no 1206/2001 s’imposent à la juridiction d’un État membre qui souhaite procéder à l’audition d’un témoin résidant dans un autre État membre seulement si cette juridiction est désireuse qu’il soit entendu dans ce dernier État par le truchement de l’une ou l’autre desdites méthodes, mais non si elle estime préférable qu’il vienne sur son territoire national pour l’y entendre, je m’attacherai à présent aux conséquences concrètes de l’interprétation ainsi proposée à la Cour, en ce qui concerne deux hypothèses particulières ayant été évoquées dans le cadre de la demande de décision préjudicielle.

C – Sur deux problèmes particuliers liés à l’audition de témoin

1. L’audition d’un témoin refusant de déposer

50.

Aux termes de sa question préjudicielle, la juridiction de renvoi n’interroge pas expressément la Cour sur le point de savoir si des mesures coercitives ( 36 ) ou des mesures défavorables ( 37 ) pourraient être prises par une juridiction d’un État membre à l’encontre d’un témoin demeurant dans un autre État membre qui ne voudrait pas déférer à sa convocation en justice.

51.

Toutefois, cette problématique ressort de la motivation de la décision de renvoi, puisque le Hoge Raad der Nederlanden précise qu’il estime que «[l]e règlement no 1206/2001 ne s’oppose […] pas au pouvoir du juge néerlandais d’appeler à comparaître un témoin résidant dans un autre État membre et ne s’oppose pas davantage à ce que le juge impose au témoin qui ne comparaît pas les conséquences prévues dans son droit procédural national» ( 38 ).

52.

À titre liminaire, je constate que ladite problématique ne correspond pas à la situation sans doute la plus courante en pratique, selon laquelle le témoin résidant dans un autre État membre accepte spontanément de se déplacer pour déposer devant la juridiction l’ayant convoqué. La participation à l’acte d’instruction étant alors volontaire, il n’y a pas lieu en ce cas d’appliquer les mécanismes de coopération judiciaire prévus par le règlement no 1206/2001.

53.

Néanmoins, dans l’hypothèse où un témoin refuse sans raison valable ( 39 ) d’être entendu par la juridiction compétente et si celle-ci persiste dans son intention de l’entendre, deux cas de figure doivent être distingués.

54.

D’une part, si, comme le juge néerlandais a souhaité le faire dans le présent litige au principal, la juridiction compétente veut entendre sur le territoire de l’État membre où elle siège un témoin domicilié dans un autre État membre, en ce cas, elle ne pourrait recourir à des mesures coercitives contre l’intéressé que dans les limites découlant des règles du droit international public ( 40 ). Au vu des débats tenus à l’audience, il m’apparaît que les États membres intervenants partagent tous le point de vue selon lequel il n’est pas possible de faire usage de telle mesures contre un témoin se trouvant en dehors du territoire national, sauf dans des cas particuliers ( 41 ) ou si cela est permis par une convention bilatérale ou multilatérale liant les deux États membres concernés.

55.

S’agissant du droit de l’Union, il ne contient pas, en son état actuel, de normes régissant cette question. Toutefois, les principes généraux du droit de l’Union, tels que celui de la proportionnalité, limitent la marge de manœuvre des États membres en ce domaine.

56.

D’autre part, si l’audition d’un tel témoin devait s’effectuer sur le territoire de l’État membre où il réside, parce que l’intéressé refuse de se présenter devant la juridiction d’un autre État membre qui n’y renonce pas, cette dernière aurait l’obligation de recourir à un des modes d’obtention des preuves, l’un direct, l’autre indirect, qui sont prévus par le règlement no 1206/2001, comme je l’ai indiqué ci-dessus.

57.

Dans le cas où ladite juridiction voudrait procéder elle-même à cet acte d’instruction à l’étranger, par la méthode dite «directe», elle ne pourrait le faire que «sur une base volontaire» et «sans […] mesures coercitives», conformément à l’article 17, paragraphe 2, dudit règlement, ce qui exclut que le témoin puisse être contraint à cette audition directe, sauf s’il existe des conventions de coopération entre les États membres concernés.

58.

En revanche, au cas où l’exécution de l’acte serait déléguée à une juridiction de l’État membre où demeure le témoin, l’article 13 de ce même règlement permet que «la juridiction requise applique les mesures coercitives requises pour l’exécution de la demande dans les cas et dans la mesure où le droit de l’État membre dont relève la juridiction requise le prévoit pour l’exécution d’une demande aux mêmes fins émanant d’une autorité nationale ou d’une des parties concernées». Toutefois, il m’apparaît que la décision de prendre une mesure de contrainte autorisée par le droit local à l’encontre d’un témoin rétif appartient non pas à la juridiction saisie au fond mais à la juridiction requise, qui doit apprécier si cela est «nécessaire», au sens dudit article 13 in limine ( 42 ). En outre, aucune sanction n’assortissant le refus de mettre en œuvre ce dispositif de coercition, il est susceptible de rester sans effet concret, ce qui révèle une des limites du système mis en place par le règlement no 1206/2001.

59.

Un cas encore plus particulier d’audition de témoin peut se présenter lorsque, comme c’est le cas dans le litige au principal, la personne concernée est également partie à la procédure au fond.

2. L’audition d’un témoin également partie

60.

Conformément aux interrogations qu’elle a soumises aux intervenants, la Cour a envisagé d’apprécier s’il est ou non déterminant, pour répondre à la question préjudicielle, que le témoin soit une partie au litige ou une personne tierce par rapport à celui-ci.

61.

À cet égard, il a été demandé aux États membres ayant présenté des observations orales de préciser si le fait d’introduire une telle distinction dans la réponse à la question préjudicielle aurait un impact sur les règles de procédure nationales qui sont en vigueur sur leurs territoires respectifs.

62.

Il me semble qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur ce point pour répondre à la question préjudicielle posée, la juridiction de renvoi n’ayant pas formulé, même implicitement, de demande en ce sens. Toutefois, comme les parties au litige au principal et les États membres intervenants ont été invités à en débattre à l’audience, je souhaiterais présenter quelques réflexions à ce sujet.

63.

Je relève que le règlement no 1206/2001 ne prévoit pas de différence de traitement en fonction de la qualité des personnes entendues à titre de témoins, selon qu’elles seraient ou non parties à la procédure au fond. L’article 11 dudit règlement évoque seulement, dans le cadre de la méthode indirecte d’obtention des preuves, les éventuelles présence et participation d’une partie, en personne ou par le truchement d’un représentant, lorsque la juridiction requise procède à une mesure d’instruction telle que l’audition d’un témoin, étant observé que ce témoin pourrait être une tierce personne ou bien la partie adverse puisque le texte n’opère pas de distinction à ce titre.

64.

À mon avis, dans l’hypothèse où le témoin à entendre est une partie au litige et accepte de se présenter devant la juridiction d’un autre État membre à cette fin, le règlement no 1206/2001 n’a pas à interférer, et l’audition peut avoir lieu si la lex fori le permet. En cas de refus ou d’abstention d’un tel témoin de comparaître sur le territoire de l’État membre où elle siège, il revient là aussi à la législation nationale de dire quelles sont les conséquences concrètes que la juridiction concernée peut tirer d’un tel comportement, lorsque ce droit permet l’audition d’une partie en tant que témoin.

65.

Je rappelle que du point de vue du droit international, la situation juridique d’un témoin également partie diffère de celle d’un témoin non partie en ce que la compétence internationale de la juridiction concernée étend le pouvoir judiciaire de celle-ci, et donc son pouvoir de prendre des mesures coercitives telles que des astreintes ( 43 ) à l’encontre des parties au litige même si elles résident à l’étranger, ce qui n’est pas le cas concernant les autres témoins.

66.

En revanche, dans l’hypothèse où ladite juridiction souhaiterait obtenir l’audition d’une partie à titre de témoin sur le territoire de l’État membre où cet individu réside, en l’entendant elle-même ou en la faisant entendre par une juridiction de cet autre État membre, il serait nécessaire de mettre en œuvre l’un des deux dispositifs de coopération prévus par le règlement no 1206/2001 pour accomplir un tel acte d’instruction transfrontière, éventuellement au moyen des mesures coercitives permises par l’article 13 de ce règlement, de la même façon que si le témoin était une personne tierce par rapport au litige.

V – Conclusion

67.

Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre de la manière suivante à la question préjudicielle posée par le Hoge Raad der Nederlanden:

«Le règlement (CE) no 1206/2001 du Conseil, du 28 mai 2001, relatif à la coopération entre les juridictions des États membres dans le domaine de l’obtention des preuves en matière civile ou commerciale, et, en particulier, son article 1er, paragraphe 1, doit être interprété en ce sens qu’une juridiction d’un État membre qui souhaite entendre un témoin résidant dans un autre État membre, au sujet d’un litige relevant de cette matière, n’a l’obligation d’appliquer les méthodes d’entraide judiciaire simplifiée prévues par ledit règlement que lorsqu’elle décide de procéder à un tel acte d’instruction en demandant soit le concours de la juridiction compétente de cet autre État membre, soit l’autorisation d’effectuer directement l’acte sur le territoire de ce dernier. En revanche, dans les cas où, comme dans le litige au principal, une juridiction souhaite entendre sur le territoire de l’État membre où elle siège un témoin résidant dans un autre État membre, elle a la faculté d’utiliser les méthodes prévues dans son droit procédural national, comme par exemple la citation du témoin à comparaître devant elle, si elle estime que ces méthodes seront suffisamment efficaces en l’espèce.»


( 1 ) Langue originale: le français.

( 2 ) JO L 174, p. 1.

( 3 ) Dans les présentes conclusions, la notion d’«État membre» renverra aux États membres de l’Union européenne, à l’exception du Royaume de Danemark, conformément à l’article 1er, paragraphe 3, du règlement no 1206/2001.

( 4 ) JO L 160, p. 37.

( 5 ) Je précise que la décision de renvoi ne reprend verbatim que l’article 176, paragraphe 1, du WBR, dans sa version issue de la loi du 26 mai 2004 (Stb. 2004, no 258) et que les autres extraits du WBR cités ci-dessous sont tirés des observations présentées à la Cour en langue néerlandaise, dont la traduction n’est pas officielle.

( 6 ) Hendrikus Cornelis Kortekaas, Kortekaas Entertainment Marketing BV, Kortekaas Pensioen BV, Dirk Robbard De Kat, Johannes Hendrikus Visch, Euphemia Joanna Bökkerink et Laminco GLD N-A.

( 7 ) Fortis NV est devenue Ageas NV au cours de la procédure au principal.

( 8 ) Maurice Robert Josse Marie Ghislain Lippens, Gilbert Georges Henri Mittler et Jean Paul François Caroline Votron.

( 9 ) Ce cinquième considérant contient la référence standard aux principes de subsidiarité et de proportionnalité, conformément à l’article 5, paragraphe 3, UE.

( 10 ) Voir sixième considérant et article 21, paragraphe 1, du règlement no 1206/2001.

( 11 ) La juridiction de renvoi cite l’arrêt du 15 juin 1987, Aérospatiale (ILM 1987, p. 1021-1045; 482 U.S. 522, 1987), où ladite Cour a jugé que cette convention prévoit des procédures aux fins d’obtenir des éléments de preuve dans un autre État signataire qui sont non pas exclusives et obligatoires, mais optionnelles pour les juridictions américaines.

( 12 ) Elle vise le point 23 de l’arrêt du 28 avril 2005, St. Paul Dairy (C-104/03, Rec. p. I-3481). J’observe dès ce stade que ledit arrêt porte sur l’interprétation non du règlement no 1206/2001, mais de la convention signée à Bruxelles le 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par les conventions relatives à l’adhésion des nouveaux États membres (ci-après la «convention de Bruxelles»).

( 13 ) Septième considérant du règlement no 1206/2001.

( 14 ) En effet, aux termes de son article 1er, paragraphe 2, ce règlement s’applique tant aux procédures judiciaires qui sont déjà engagées au fond, comme dans le présent litige au principal, qu’à celles qui sont simplement envisagées.

( 15 ) Voir points 40 et suiv. des conclusions de l’avocat général Kokott dans l’affaire ayant donné lieu à l’ordonnance du 27 septembre 2007, Tedesco (C-175/06, Rec. p. I-7929).

( 16 ) L’article 4, paragraphe 1, sous e), du règlement no 1206/2001 mentionne expressément «l’audition d’une personne», formule suffisamment large pour couvrir l’audition d’un témoin qui est également partie au principal. Selon le point 8 du guide pratique pour l’application du règlement relatif à l’obtention des preuves, rédigé par les services de la Commission en consultation avec le réseau judiciaire européen en matière civile et commerciale (ci-après le «guide pratique», document accessible sur Internet à l’adresse suivante: http://ec.europa.eu/civiljustice/evidence/evidence_ec_guide_fr.pdf), «[l]a notion de ‘preuve’ […] englobe entre autres les auditions de témoins, des parties ou d’experts, la production de documents, les vérifications, l’établissement des faits, la consultation de spécialistes de la famille ou du bien-être de l’enfant».

( 17 ) Voir deuxième considérant dudit règlement.

( 18 ) Voir les définitions données à l’article 2, paragraphe 1, du règlement no 1206/2001.

( 19 ) L’article 17, paragraphe 3, dudit règlement permet que la juridiction requérante désigne un magistrat ou toute autre personne, par exemple un expert, voire, selon le guide pratique susmentionné, un représentant consulaire ou diplomatique, ou un officier ministériel, conformément au droit de l’État membre dont relève cette juridiction.

( 20 ) Sur les attributions de l’organisme central et/ou de l’autorité compétente de l’État membre où les preuves doivent être obtenues, voir article 3, paragraphes 1 et 3, du règlement no 1206/2001.

( 21 ) Je reviendrai ultérieurement (voir point 50) sur la teneur de ces deux notions.

( 22 ) Arrêt précité, dont le point 23 mentionne:

«Au surplus, une demande d’audition de témoin dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal pourrait être utilisée comme un moyen d’échapper aux règles régissant, sous les mêmes garanties et avec les mêmes effets pour tous les justiciables, la transmission et le traitement des demandes formulées par une juridiction d’un État membre et visant à faire procéder à un acte d’instruction dans un autre État membre (voir règlement [no 1206/2001]).»

( 23 ) Arrêt du 22 décembre 2010 (C-491/10 PPU, Rec. p. I-14247), portant sur l’interprétation du règlement (CE) no 2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) no 1347/2000 (JO L 338, p. 1, ci-après le «règlement Bruxelles II bis»). Le point 67 de cet arrêt indique que, lorsqu’un juge d’un État membre décide de procéder à l’audition d’un enfant, il doit avoir recours, dans la mesure du possible et en prenant en considération l’intérêt supérieur de l’enfant, à «tous les moyens dont il dispose en vertu de son droit national ainsi qu’aux instruments propres de la coopération judiciaire transfrontalière, y compris, le cas échéant, ceux prévus par le règlement no 1206/2001».

( 24 ) Contrairement au règlement no 1206/2001, la convention de Bruxelles et le règlement Bruxelles II bis visent une uniformisation des dispositions des États membres entrant dans leurs champs d’application respectifs, en interdisant expressément l’application résiduelle des règles nationales, notamment celles relatives à la compétence transfrontière (voir article 3 de ladite convention et article 6 du règlement Bruxelles II bis). En outre, le règlement no 1206/2001 englobe des procédures relevant de matières qui sont exclues de ces instruments (voir titre I de ladite convention et article 1er, paragraphe 3, du règlement Bruxelles II bis).

( 25 ) Je rappelle que l’affaire Tedesco, précitée, dans le cadre de laquelle la Cour avait été interrogée pour la première fois sur l’interprétation du règlement no 1206/2001, a donné lieu à une ordonnance de radiation.

( 26 ) Arrêt du 17 février 2011, Weryński (C-283/09, Rec. p. I-601), portant sur l’interprétation des articles 14 et 18 dudit règlement, qui certes concerne l’audition de témoin mais dit seulement pour droit qu’une juridiction requérante n’est pas tenue de verser à la juridiction requise une avance à valoir sur l’indemnité due au témoin interrogé ou de rembourser cette indemnité.

( 27 ) Mots soulignés par mes soins. Cette formulation était déjà inscrite dans le projet initial du règlement no 1206/2001 [voir actes préparatoires, initiative de la République fédérale d’Allemagne en vue de l’adoption d’un règlement du Conseil relatif à la coopération entre les juridictions des États membres dans le domaine de l’obtention des preuves en matière civile et commerciale (2000/C 314/01)].

( 28 ) L’avocat général Kokott a aussi qualifié de «mécanisme simplifié d’entraide judiciaire» le système mis en place par le règlement no 1206/2001, au point 43 de ses conclusions dans l’affaire Tedesco, précitée.

( 29 ) Position à rapprocher de celle prise par la Cour au point 67 de l’arrêt Aguirre Zarraga, précité.

( 30 ) Cette précision ne figurait pas dans le projet initial du règlement no 1206/2001, susmentionné.

( 31 ) Rapport de la Commission au Conseil, au Parlement européen et Comité économique et social européen sur l’application du règlement no 1206/2001 [COM(2007) 769 final, point 2.1]. La Commission y relève que «[l]e règlement a simplifié et accéléré l’obtention des preuves […], à un degré qui varie toutefois considérablement d’un État membre à l’autre» (point 2.12).

( 32 ) Étude sur l’application du règlement no 1206/2001, réalisée à la demande de la Commission auprès de plus de 11000 professionnels des 24 États membres dans lesquels ce règlement est applicable, dont le bilan dressé en 2007 figure à l’adresse: http://ec.europa.eu/civiljustice/publications/docs/final_report_ec_1206_2001_a_09032007.pdf

( 33 ) Les questions à poser sont en principe formulées par la juridiction requérante dans sa demande d’acte d’instruction, selon l’article 4, paragraphe 1, du règlement no 1206/2001. En outre, un représentant de cette juridiction peut certes être présent, en vertu de l’article 12, paragraphe 1, dudit règlement. Toutefois, il ne peut intervenir pour interroger lui-même le témoin de façon interactive et impromptue que si la juridiction requise y consent (voir guide pratique susmentionné, points 14 et 57).

( 34 ) Il est vrai que les motifs de refus sont limités, selon l’article 17, paragraphe 5, du règlement no 1206/2001. Toutefois, même si l’exécution directe est accordée, il est possible qu’une juridiction de l’État membre requis contrôle l’audition du témoin et intervienne pendant son déroulement, en application du paragraphe 4, deuxième alinéa, dudit article.

( 35 ) Il ressort de l’étude sur l’application du règlement no 1206/2001, susmentionnée, qu’en pratique l’impossibilité d’utiliser des mesures coercitives dans ce cadre est susceptible de limiter considérablement le nombre de cas dans lesquels cette méthode est utile (p. 95, point 4.1.11.1.2).

( 36 ) Pour contraindre une personne à venir témoigner, une juridiction civile ou commerciale pourrait recourir à des moyens de pression pécuniaires (astreinte ou autres pénalités), voire prendre des mesures de rétention si la loi du for les autorise.

( 37 ) La juridiction saisie du litige au fond peut déduire du refus d’une personne de venir témoigner que les faits sur lesquels elle devait déposer ne sont pas établis, ce qui pénalisera la partie à laquelle ce témoignage devait profiter.

( 38 ) En droit néerlandais, voir article 164, paragraphe 3, du WBR.

( 39 ) J’exclus les hypothèses, prévues à l’article 14, paragraphe 1, du règlement no 1206/2001, dans lesquelles une personne fait l’objet d’une interdiction ou d’une dispense de témoigner soit en vertu de la loi (par exemple contre son conjoint), soit en raison d’un cas de force majeure (tel qu’un état de santé rendant son déplacement impossible).

( 40 ) Voir points 19 et suiv. des conclusions présentées le 25 mai 1988 par l’avocat général Darmon dans les affaires jointes ayant donné lieu à l’arrêt du 27 septembre 1988, Ahlström Osakeyhtiö e.a./Commission (89/85, 104/85, 114/85, 116/85, 117/85 et 125/85 à 129/85, Rec. p. 5193).

( 41 ) Ainsi, lors de l’audience, le gouvernement allemand a affirmé qu’une juridiction allemande pourrait imposer à un ressortissant allemand habitant à l’étranger toutes les obligations et actions que prévoit son droit national. Il a indiqué que cela découlerait de la puissance publique souveraine d’un État membre s’exerçant sur ses ressortissants, le lien personnel qui résulte de la nationalité continuant d’exister même lorsqu’une personne réside à l’étranger. Il a ajouté qu’une juridiction allemande ayant cité à comparaître devant elle un tel ressortissant pourrait le menacer de mesures coercitives en cas de non-comparution et, sauf motif d’absence légitime, lui imposer une astreinte ou même une peine de prison, étant précisé que l’exécution de ces mesures coercitives n’aurait lieu que sur le territoire allemand.

( 42 ) Néanmoins, comme pour le rejet d’une demande d’exécution d’un acte d’instruction, le refus de mettre en œuvre une mesure coercitive devrait rester exceptionnel, puisque la finalité du règlement no 1206/2001 est de faciliter l’obtention des preuves d’un État membre à un autre.

( 43 ) Toutefois, une juridiction statuant en matière civile ou commerciale, visée par le règlement no 1206/2001, ne saurait faire usage de la puissance publique en dehors du territoire de l’État membre dont elle relève, en mettant en œuvre des actes matériels qui nécessitent d’exercer la contrainte étatique tels que le fait d’amener par la force publique policière une partie résidant dans un autre État membre pour l’obliger à venir témoigner devant elle.

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