EUR-Lex Access to European Union law

Back to EUR-Lex homepage

This document is an excerpt from the EUR-Lex website

Document 61959CC0044(01)

Conclusions de l'avocat général présentées le 18 octobre 1960.
Rudolf Pieter Marie Fiddelaar contre Commission de la Communauté économique européenne.
Affaire 44-59.

édition spéciale anglaise 1960 01077

ECLI identifier: ECLI:EU:C:1960:39

Conclusions de l'avocat général

M. KARL ROEMER

18 octobre 1960

Traduit de l'allemand

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

Dans nos conclusions dans l'affaire «Fiddelaar contre Commission de la Communauté économique européenne», qui était jointe à trois autres affaires analogues, nous avions amplement discuté au mois d'avril dernier les problèmes de fait et de droit que soulevait ce cas. A cette époque, nous avions proposé à la Cour de faire droit à la requête de M. Fiddelaar et d'annuler le licenciement prononcé par la Commission; subsidiairement, nous avions suggéré à la Cour de procéder à une instruction au cas où elle aurait estimé insuffisants les indices apparus au cours de la procédure et tendant à laisser supposer l'existence d'un détournement de pouvoir lors du licenciement. La Cour a suivi cette suggestion et, en vertu d'une ordonnance du 20 juin 1960, elle vient d'entendre toute une série de témoins dont les dépositions doivent nous permettre de découvrir les motifs qui ont entraîné le licenciement du requérant.

Il nous appartient aujourd'hui de résumer devant vous le résultat de cette instruction et de porter une appréciation sur les remarques des parties pour présenter ensuite nos conclusions. Ce faisant, nous partirons des thèses juridiques que la Cour a développées dans son arrêt dans les affaires 43-59, 45-59 et 48-59, dans des cas semblables, en s'écartant des conclusions que nous avions développées à l'époque.

Comment se présente le résultat de l'instruction? Résulte-t-il de l'audition des témoins que le licenciement du requérant constitue une mesure disciplinaire déguisée en raison de la publication d'un article dans un journal? Si cet article n'avait pas paru, le requérant aurait-il été licencié? Pour apporter une réponse à ces questions, il y a en premier lieu comme élément important la déposition de M. van Karnebeek, directeur général de l'administration auprès de la Commission de la C.E.E., qui a signé la décision de licenciement. Selon sa déposition, l'administration de la Commission a considéré le problème soulevé par la publication de l'article comme une question définitivement réglée et qui n'a eu aucune influence pour la décision de licenciement. Nous n'avons aucune raison de mettre en doute la véracité de cette déclaration. Certes, cela ne suffit pas à juger complètement l'enchaînement des faits qui ont entraîné le licenciement, car on sait que l'administration s'est appuyée, pour prendre sa décision, sur les propositions du chef du service de traduction de la Commission, M. Gummerer. Comme le requérant l'a souligné à juste titre dans son dernier mémoire, il est donc important de savoir de quelle façon ces propositions ont été faites.

Lors de son audition, le témoin M. Gummerer a déclaré qu'il n'avait pas donné au requérant l'assurance que, si son article n'avait pas paru, il n'aurait pas été licencié. Il a seulement déclaré au requérant qu'il n'était pas lui-même en mesure de se prononcer sur la qualité de son travail parce qu'il ne connaissait pas le néerlandais; il devait donc s'appuyer sur l'appréciation des réviseurs néerlandais. A plusieurs reprises, il s'est entretenu avec le requérant de la publication de son article. Il lui a fait part à cette époque de son opinion personnelle; mais, en sa qualité de chef du service de traduction, responsable de la bonne marche de son service, il a estimé de son devoir de lui faire des remarques sur ce point et de qualifier de sottise cette publication. Celle-ci a manifestement présenté pour lui une certaine importance, car il lui faut aussi tenir compte du caractère de ses traducteurs. L'article n'a cependant pas été à la base de la proposition de licenciement, mais il a constitué un motif supplémentaire pour l'appréciation négative portée sur le travail du requérant. Le témoin a parlé tout d'abord ici «d'argument supplémentaire», puis, sur la question de l'avocat du requérant, de «raison surabondante» qui n'avait pas influencé la décision.

Ces dépositions doivent être appréciées compte tenu des documents figurant au dossier personnel du requérant et des dépositions d'autres témoins. Dans nos premières conclusions, nous avions attiré l'attention sur le fait que, dans les classements faits avant la publication de l'article, le requérant avait été placé avant un autre traducteur néerlandais qui est resté au service de la Commission. Dans des notes ultérieures, cet autre traducteur n'est plus mentionné; le requérant y figure en dernière place.

Ce fait a paru si frappant qu'il a été inévitablement rapproché de la publication de l'article. Le témoin M. Gummerer a fait à ce sujet une déclaration qui donne un autre aspect à l'affaire: ce traducteur était déjà en possession d'une «lettre d'engagement» et, pour ce motif, n'aurait d'ailleurs plus dû figurer sur ce classement. En outre, en raison d'appréciations négatives portées sur son travail, il n'a plus été chargé de travaux de traduction, mais, vu ses bonnes connaissances linguistiques en matière de thème, il a été affecté à un emploi mieux adapté pour lui, au «bureau de terminologie», et classé plus bas dans l'échelle des traitements. La situation de ce traducteur n'a donc pas à être envisagée dans la présente affaire.

Mais, à notre avis, pour apprécier la déposition du témoin M. Gummerer, la Cour ne peut négliger d'autres éléments. Le dossier personnel du requérant contient une petite note de l'ancien chef du service de traduction, M. Bauer; datée du 15 octobre 1958, elle est adressée à l'administration ou à la caisse de la Commission et il y est dit : «Nous avons l'intention de le (c'est-à-dire Fiddelaar) garder.» En outre, nous voudrions attirer l'attention de la Cour sur une note de M. Gummerer adressée le 25 mai 1959 à M. Lankes et où, après des explications sur les capacités professionnelles du requérant, se trouvent les deux phrases suivantes :

«On m'assure d'autre part qu'il n'a pas d'esprit d'équipe.

Enfin, en publiant le fameux article contre une administration qui lui versait, régulièrement et depuis plusieurs mois, 950 frb. par jour pour un travail modeste, il a fait preuve d'un manque inquiétant de bon sens et de loyauté qui fait craindre d'autres surprises désagréables.»

Le rapport se termine par cette phrase :

«Pour toutes ces raisons, je ne peux maintenir M. Fiddelaar dans la section néerlandaise, qui est déjà la plus faible de notre service et a besoin d'être renforcée par des traducteurs qualifiés.»

Le dernier alinéa de cette lettre, notamment, va à l'encontre de l'assurance donnée par le témoin M. Gummerer lors de l'instruction, assurance selon laquelle la publication de l'article n'aurait constitué pour lui qu'un «argument surabondant».

Ce rapport a été transmis sans commentaire par M. van Karnebeek, en même temps qu'une note du 17 août 1959, au cabinet du président de la Commission, et il en résulte que l'administration était informée des différents motifs des propositions du témoin, M. Gummerer.

Nous voudrions aussi attirer l'attention de la Cour sur une note de M. Gummerer datée du 16 janvier 1959. Il y propose l'engagement ferme de toute une série de traducteurs. Pour les autres, il ne peut encore procéder à une appréciation définitive. Cependant, il tente un essai de classification dans lequel le requérant Fiddelaar se trouve figurer dans un groupe de cinq traducteurs à l'avant-dernière place, devant M. van Alphen avec lequel il forme dans une certaine mesure un sous-groupe. Mais il est dit expressément dans cette note :

«D'ailleurs, la distinction entre les deux groupes n'est évidemment pas très marquée.»

Dans le premier sous-groupe, notons que figure en premier lieu un autre traducteur néerlandais qui, d'après les déclarations incontestées du requérant, a été plus mal placé que ce dernier au concours passé à Amersfoort et qui est resté également au service de la Commission.

Les déclarations des autres témoins sont également intéressantes à cet égard.

Le témoin M. Stempels a déclaré que le réviseur M. van Riemsdijk lui avait assuré que le travail de Fiddelaar n'était pas bon, mais qu'il y avait aussi d'autres traducteurs qui n'étaient pas bons non plus. Le travail de Fiddelaar n'était cependant pas de nature à entraîner son licenciement. Lors de son audition, le réviseur M. van Riemsdijk a confirmé ce témoignage: le travail de Fiddelaar n'a certes pas été bon, mais il n'a pas été non plus mauvais au point qu'on ne puisse travailler avec lui. Selon les souvenirs de M. Dallinga, M. van Riemsdijk lui a dit que Fiddelaar était le traducteur le plus mauvais, mais qu'on pouvait collaborer avec lui.

Ces témoignages, ainsi que les documents probatoires mentionnés ci-dessus, permettent de se demander si les propositions de licenciement du chef du service de traduction, M. Gummerer, ne se sont appuyées que sur le jugement porté sur son travail et si la publication de l'article de journal ne constituait qu'un «argument surabondant». Si les réviseurs, sur la seule appréciation desquels M. Gummerer a dû s'appuyer, faute de connaître le néerlandais, déclarent que la qualité des traductions du requérant, M. Fiddelaar, ne rendait pas son licenciement nécessaire, cela pourrait amener à la conclusion qu'il faut voir dans la publication de l'article le motif qui, en fin de compte, a entraîné la proposition, puis le licenciement du requérant.

Comme la décision de l'administration s'est appuyée sur la proposition du chef du service de traduction, elle a été influencée objectivement par des motifs qui étaient pleins de signification pour celui qui faisait la proposition.

Compte tenu de cette situation, peut-on parler d'un détournement de pouvoir lors du licenciement? Nous hésitons à résumer de cette manière le résultat de l'instruction. Il n'est pas impensable que le chef du service de traduction se soit vu en droit de proposer le licenciement en se fondant principalement sur un jugement pas très favorable porté sur le travail du requérant, mais cela ne veut pas dire que la proposition de licenciement était justifiée en elle-même. Nous croyons que cette question peut rester ouverte.

Dans son arrêt dans les affaires 43-59, 45-59 et 48-59, la Cour a centré ses discussions sur une idée à laquelle on peut avoir recours ici aussi: c'est que la résiliation d'un contrat de service de droit public ne peut intervenir que dans l'intérêt du service lorsque des motifs de service, suppression de poste, insuffisance du travail de l'intéressé, etc., peuvent justifier un licenciement. Cette idée n'a joué dans les arrêts qu'un rôle formel, c'est-à-dire dans la mesure où il manquait dans la décision de licenciement un motif permettant d'apercevoir un «intérêt de service».

Ce grief formel existe aussi dans le cas présent, comme cela est bien visible.

En outre, il existe aussi dans cette affaire des faits qui sont parvenus à la connaissance de la Cour et qui permettent d'émettre un jugement sur la justification matérielle du licenciement. Nous avons appris du témoin M. van Karnebeek que, pour lui, c'est-à-dire le directeur général de l'administration, la publication de l'article était une affaire réglée, donc qui ne pouvait même pas donner lieu à des procédures disciplinaires. Elle doit donc rester complètement hors de cause. D'un autre côté, les réviseurs nous ont appris que la qualité du travail du requérant ne rendait pas son licenciement nécessaire. Ils ont porté ce jugement à l'aide des «brouillons» du requérant, c'est-à-dire, selon Littré, des «premiers travaux avec corrections». On peut à bon droit mettre en doute la valeur d'une telle procédure d'appréciation du travail. Mais ses défauts doivent être portés au bénéfice du requérant, car c'est au supérieur hiérarchique, surtout dans une grande administration publique, qu'il appartient de prouver que le licenciement était justifié par un jugement porté à la suite d'une procédure parfaitement correcte.

Enfin, il résulte du dossier (voir note du témoin M. Gummerer du 25 mai 1959) que le licenciement ne peut se rattacher à une réduction du service de traduction, puisque, au contraire, il est constaté que :

«…….la section néerlandaise, qui est déjà la plus faible de notre service et a besoin d'être renforcée par des traducteurs qualifiés.»

Quelles conséquences en résulte-t-il pour la Cour?

Comme les conditions matérielles pour une fin régulière du contrat de service ne sont pas prouvées, la Cour, à notre avis, devrait décider que la décision de licenciement de la Commission est nulle. Il en résulterait donc que le requérant continue à rester au service de la C.E.E. et qu'il a droit à ce que sa situation soit réglée de la même manière que celle des autres traducteurs qui sont restés au service de la Commission.

Par contre, la Cour ne peut procéder elle-même au classement du requérant dans un échelon et dans un grade particuliers. Nous renvoyons sur ce point à nos conclusions du 4 avril 1960.

Il n'y a pas davantage de raison de condamner la Commission à payer certaines sommes dont le montant dépend du classement du requérant et au paiement de dommages-intérêts. Cette dernière demande n'apparaît pas fondée en cas de restitutio in integrum. De plus, ces demandes sont présentées pour la première fois dans le mémoire du requérant relatif à l'instruction, et, de ce fait, elles ne sont pas recevables.

Dans son arrêt dans les affaires 43-59, 45-59 et 48-59, la Cour n'a pas conclu que l'absence d'un motif formel dans les décisions de licenciement devrait entraîner leur nullité, elle s'est contentée d'accorder une indemnité en argent. Manifestement, la Cour est partie, ce faisant, de l'idée que les circonstances particulières du cas peuvent permettre, en cas de litige de personnel, d'accorder une indemnité au lieu d'annuler la décision.

Il ne nous appartient pas d'approuver ou de critiquer cette jurisprudence. Mais il nous faut constater que le cas d'espèce témoigne de particularités qui devraient inciter la Cour à annuler la décision. Nous faisons remarquer encore une fois que la Cour se trouve ici en présence d'un dossier qui ne témoigne pas seulement d'un vice de forme. Nous attirons son attention également sur la situation sociale particulière dans laquelle se trouve le requérant, sa situation de famille, son âge et le fait qu'il n'est pas encore parvenu à trouver un nouvel emploi. D'un autre côté, la partie défenderesse n'a fait état d'aucune circonstance permettant de penser qu'il est impossible pour la Commission de réemployer le requérant.

Si, cependant, la Cour ne devait pas se décider à annuler la décision, il va de soi que toutes ces circonstances devraient être envisagées pour le calcul d'une indemnité. Sans fixer une somme déterminée dans nos conclusions, nous désirerions faire remarquer qu'à notre avis le requérant devrait recevoir une somme plus importante que celle qui a été accordée aux requérants dans les affaires 43-59, 45-59 et 48-59. Cette indemnité, que la Cour devrait fixer en toute liberté d'appréciation, compte tenu de toutes les circonstances du cas, réglerait toutes les demandes que le requérant peut déduire de la nullité du licenciement.

Pour nous résumer, nous présentons donc les conclusions suivantes :

1o

Annuler la décision de la Commission de la Communauté économique européenne;

subsidiairement: condamner la Commission de la Communauté économique européenne à verser au requérant une indemnité dont la Cour peut fixer librement le montant;

2o

Condamner la défenderesse aux dépens.

Top