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Document 62024CC0519
Opinion of Advocate General Ćapeta delivered on 9 October 2025.###
Conclusions de l'avocat général Mme T. Ćapeta, présentées le 9 octobre 2025.
Conclusions de l'avocat général Mme T. Ćapeta, présentées le 9 octobre 2025.
ECLI identifier: ECLI:EU:C:2025:773
Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE
MME TAMARA ĆAPETA
présentées le 9 octobre 2025 (1)
Affaire C‑519/24
Nitrogénművek Vegyipari Zrt.
contre
Nemzeti Adó- és Vámhivatal Fellebbviteli Igazgatósága
[demande de décision préjudicielle formée par la Veszprémi törvényszék (cour de Veszprém, Hongrie)]
« Renvoi préjudiciel – Protection de l’environnement – Directive 2003/87/CE – Système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre – SEQE-UE – Objectifs de la directive 2003/87 – Allocations de quotas à titre gratuit – Fuite de carbone – Taxe nationale sur le dioxyde de carbone produit en conséquence de l’utilisation de quotas à titre gratuit »
I. Introduction
1. Le système d’échange de quotas d’émission institué par la directive 2003/87/CE (2) (ci-après le « SEQE‑UE ») est l’un des instruments par lesquels l’Union s’efforce d’atteindre ses objectifs en matière d’environnement. La directive vise à décarboner l’économie de l’Union européenne en réglementant les émissions de gaz à effet de serre (ci-après les « émissions de GES »). En même temps, et compte tenu des intérêts économiques de l’Union européenne, elle s’efforce de parvenir à des réductions dans des conditions économiquement efficaces et performantes (3).
2. La présente affaire soulève la question de savoir dans quelle mesure les États membres peuvent compléter le système établi au niveau de l’Union.
II. Les faits du litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
3. À la suite de la pandémie de COVID-19 et en raison de la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine, la Hongrie a, le 17 juillet 2023, adopté l’a jelentős térítésmentes kibocsátásiegység‑kiosztásban részesülő létesítmény üzemeltetőjét érintő egyes veszélyhelyzeti szabályokról szóló 320/2023. (VII. 17.) Kormányrendelet (décret gouvernemental no 320, du 17 juillet 2023, portant certaines dispositions de crise concernant les exploitants d’installations bénéficiant d’importantes allocations de quotas d’émission à titre gratuit, ci-après le « décret gouvernemental »).
4. Par le présent renvoi préjudiciel, la Veszprémi Törvényszék (cour de Veszprém, Hongrie, ci-après la « juridiction de renvoi ») souhaite obtenir de la part de la Cour des éclaircissements sur les règles pertinentes du droit de l’Union, afin de pouvoir se prononcer sur la compatibilité de ce décret gouvernemental avec les objectifs et les dispositions de la directive 2003/87.
5. Devant la juridiction de renvoi, Nitrogénművek Vegyipari Zrt., une société productrice d’engrais azotés établie en Hongrie (ci-après la « requérante »), conteste une décision de l’administration fiscale nationale qui l’a déclarée redevable d’une taxe carbone en vertu du décret gouvernemental.
6. Le décret gouvernemental impose une taxe carbone, calculée sur la base de la quantité d’émissions, à tout « exploitant d’une installation bénéficiant d’importantes allocations de quotas d’émission à titre gratuit ». La taxe est imposée à tout exploitant i) dont la moyenne annuelle des émissions vérifiées de dioxyde de carbone au cours des trois années précédant l’année de référence a dépassé 25 000 tonnes, et ii) ayant bénéficié, au cours de l’année précédant l’année de référence, d’une allocation à titre gratuit de quotas correspondant à au moins 50 % de la moyenne de ses émissions totales vérifiées de dioxyde de carbone des trois années antérieures à l’année précédant l’année de référence (4).
7. Le décret gouvernemental définit son champ d’application personnel de telle manière qu’il ne s’applique qu’aux exploitants d’une installation qui bénéficie d’importantes allocations de quotas d’émission à titre gratuit et qui dispose d’une « sous-installation avec référentiel de produit » ou d’une « sous-installation avec émissions de procédé » au sens du règlement délégué (UE) 2019/331 de la Commission (5).
8. La requérante, relevant du champ d’application du décret gouvernemental ainsi défini, a été déclarée redevable de la taxe sur les émissions de dioxyde de carbone.
9. Toutefois, la requérante a considéré que le décret gouvernemental à l’origine de la charge fiscale était contraire à la fois au Magyarország Alaptörvénye (loi fondamentale de la Hongrie, ci‑après la « loi fondamentale ») et au droit de l’Union et elle a donc demandé à l’administration fiscale de pouvoir rectifier sa déclaration fiscale.
10. Le Nemzeti Adó- és Vámhivatal Veszprém Vármegyei Adó- és Vámigazgatósága (la Direction des Impôts et Douanes pour le département de Veszprém de l’Administration nationale des Impôts et Douanes, Hongrie, ci-après l’« autorité fiscale de premier degré ») a rejeté l’autorectification soumise par la requérante le 21 décembre 2023, en considérant que les dispositions du décret gouvernemental étaient en vigueur et applicables à celle-ci.
11. La requérante a alors introduit un recours administratif contre la décision de l’autorité fiscale de premier degré auprès du Nemzeti Adó‑ és Vámhivatal Fellebbviteli Igazgatósága (la Direction des Recours de l’Administration nationale des Impôts et Douanes, Hongrie, ci-après l’« autorité fiscale de deuxième degré » ou la « défenderesse »).
12. L’autorité fiscale de deuxième degré a confirmé la décision de l’autorité fiscale de premier degré. Elle a indiqué que, en tant qu’organes d’application du droit, les autorités fiscales n’était pas habilitées à contrôler si une disposition réglementaire est conforme aux règles de la loi fondamentale hongroise ou du droit de l’Union. Elle a estimé que toute question de violation du droit de l’Union devait être tranchée sur le fond dans le cadre d’une procédure juridictionnelle.
13. À la suite de cette décision, la requérante a introduit un recours en justice devant la juridiction de renvoi, en faisant valoir que les décisions des autorités fiscales de premier degré et de deuxième degré (ci-après les « décisions litigieuses ») devaient être réformées de manière à ce que la juridiction de renvoi fasse droit à son autorectification. À titre subsidiaire, elle a demandé que les décisions litigieuses soient annulées et que la défenderesse soit enjointe à effectuer un nouvel examen et à rendre une nouvelle décision. La requérante a fondé ses demandes en faisant valoir que les décisions litigieuses violent la loi fondamentale hongroise et le SEQE-UE et sont contraires aux objectifs de la directive 2003/87.
14. S’agissant de cette dernière, la requérante a fait valoir devant la juridiction de renvoi que la taxe sur le dioxyde de carbone est incompatible avec l’objectif d’éviter la fuite de carbone que l’Union a cherché à atteindre en introduisant l’allocation de quotas à titre gratuit dans le SEQE-UE. La perception de cette taxe étant directement liée aux quotas gratuits alloués en vertu de la directive 2003/87, elle a pour effet, en pratique, de leur faire perdre leur caractère d’allocation sans contrepartie.
15. La requérante a ajouté que le décret gouvernemental crée un obstacle à l’exercice des libertés fondamentales garanties par le traité et que la réglementation en cause est discriminatoire. À cet égard, la requérante a fait valoir que la définition du champ d’application personnel du décret gouvernemental est arbitraire et que le décret discrimine les exploitants qui relèvent de son champ d’application par rapport à ceux qui n’en relèvent pas, et discrimine les exploitants visés qui sont établis en Hongrie par rapport à ceux qui sont établis dans d’autres États membres.
16. Elle a ajouté que le décret gouvernemental est contraire aussi bien à la liberté d’établissement qu’à la libre prestation des services en ce que, contenant une restriction qui est disproportionnée et non justifiée par un motif impérieux d’intérêt général, il enfreint l’interdiction de discrimination, compte tenu de la notion d’« exploitant » telle que définie par l’article 3, sous f), de la directive 2003/87. En outre, en accordant un avantage sélectif à d’autres opérateurs économiques, le décret gouvernemental constitue aussi une aide d’État non notifiée qui est contraire aux articles 107 et 108 TFUE.
17. Enfin, la requérante a fait valoir que le décret gouvernemental constitue une restriction disproportionnée de la propriété et enfreint ainsi l’article 17 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») et l’article 1er du protocole additionnel no 1 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH »). À cet égard, la requérante soutient que toute restriction aux libertés fondamentales doit respecter les principes de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime, ce qui signifie qu’elle doit être prévisible et doit laisser suffisamment de temps pour procéder aux changements rendus nécessaires par une modification de la réglementation. L’absence d’une période transitoire est contraire à ces principes.
18. La défenderesse devant la juridiction de renvoi a conclu au rejet du recours en contrôle juridictionnel et au maintien du raisonnement juridique exposé dans les décisions litigieuses. En particulier, la défenderesse a fait valoir que le décret gouvernemental n’enfreint pas la directive 2003/87.
19. En ce qui concerne leurs conclusions respectives concernant la (non-)conformité du décret gouvernemental avec la directive 2003/87, aussi bien la requérante que la défenderesse ont invoqué la même jurisprudence de la Cour, à savoir celle des arrêts Iberdrola e.a. (6), ŠKO‑Energo (7), et PPC Power (8).
20. En ce qui concerne l’argument de la requérante relatif à la liberté d’établissement, la défenderesse a déclaré qu’elle ne voyait pas clairement comment une telle liberté pouvait avoir été violée puisque la requérante est déjà établie en Hongrie et que son établissement – ou le commencement ou la poursuite de son activité en tant qu’entreprise – dans un autre État membre ne fait, à aucun égard, l’objet de la présente affaire (9). Enfin, la défenderesse s’est référée à l’arrêt Adusbef e.a. (10) pour étayer son argument selon lequel la liberté d’entreprise ne constitue pas une prérogative absolue et qu’elle peut être soumise à des interventions de la puissance publique susceptibles d’établir, dans l’intérêt général, des limitations à l’exercice de l’activité économique. La défenderesse a également fait valoir que le droit de propriété ne constitue pas une prérogative absolue et que son exercice peut aussi faire l’objet de restrictions.
21. Dans ces circonstances, la Veszprémi Törvényszék (cour de Veszprém) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) La [directive 2003/87] doit-elle ou peut-elle être interprétée en ce sens que ses objectifs et ses dispositions – en particulier, mais pas exclusivement, ses articles 1er, 10 et 11, et ses considérants 5, 7 et 20 – s’opposent à une mesure nationale (décret gouvernemental sur la taxe carbone) qui
– soumet a posteriori les émissions résultant de l’utilisation de quotas d’émission à une charge fiscale (prélèvement d’une charge) [;]
– soumet a posteriori les émissions résultant de l’utilisation de quotas d’émission à titre gratuit à une charge fiscale (prélèvement d’une charge) [;]
– soumet a posteriori les émissions résultant de l’utilisation de quotas d’émission à titre gratuit à une charge fiscale (prélèvement d’une charge) qui a pour conséquence de priver les quotas d’émission à titre gratuit de leur valeur et de leur effet de compensation [;]
– soumet a posteriori les émissions résultant de l’utilisation de quotas d’émission à titre gratuit à une charge fiscale (prélèvement d’une charge) qui a pour conséquence de décourager les exploitants de réduire leurs émissions, d’améliorer leurs performances environnementales ou d’investir dans des technologies plus respectueuses de l’environnement [;]
– soumet a posteriori les émissions résultant de l’utilisation de quotas d’émission à titre gratuit à une charge fiscale (prélèvement d’une charge) dont l’objectif n’a aucune espèce de rapport avec la protection de l’environnement, ou avec le système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne et les objectifs de celui-ci, mais dont le but, et la seule justification de l’habilitation qui a permis de l’adopter, est de remédier aux conséquences du conflit armé et de la catastrophe humanitaire se produisant dans le voisinage de la Hongrie ?
2) Compte tenu de l’interdiction de discrimination découlant des articles 18, 49 et 56 [TFUE], de l’article 21 de la [Charte] et de l’article 14 de la [CEDH], la notion d’« exploitant » au sens de l’article 3, sous f), de la directive 2003/87 doit-elle ou peut-elle être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une mesure nationale (décret gouvernemental sur la taxe carbone) qui, de façon injustifiée et arbitraire, et sans s’appuyer sur un motif impérieux d’intérêt général, soumet une certaine catégorie de tels exploitants à une discrimination par rapport à des exploitants qui ne relèvent pas du champ d’application de ladite mesure ?
3) Les articles 18, 49 et 56 TFUE doivent-ils ou peuvent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une mesure nationale (décret gouvernemental sur la taxe carbone) qui restreint l’exercice des libertés qui y sont consacrées, et qui
– de façon injustifiée et arbitraire, et sans s’appuyer sur un motif impérieux d’intérêt général, soumet à des règles différentes (plus lourdes) une certaine catégorie d’exploitants au sens de l’article 3, sous f), de la directive 2003/87 (c’est-à-dire les discrimine) [;]
– définit son champ d’application personnel de façon arbitraire, sans s’appuyer sur un motif impérieux d’intérêt général, et n’est pas propre à atteindre les objectifs de l’habilitation qui a permis de l’adopter, et
– a été introduite de manière soudaine et imprévisible, dès lors qu’il ne s’est écoulé que trois jours entre sa publication et son entrée en vigueur, et qu’elle impose a posteriori des obligations avec effet rétroactif concernant des faits survenus avant son entrée en vigueur ?
4) La protection de la propriété garantie par l’article 17 de la Charte et par l’article 1er du protocole additionnel no 1 à la CEDH doit‑elle ou peut-elle être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une mesure nationale (décret gouvernemental sur la taxe carbone) qui implique, par sa nature, une appropriation indue et comporte une intervention démesurée et intolérable qui privera complètement les exploitants relevant de son champ d’application de leurs bénéfices dans un avenir très proche ? »
22. La requérante, le gouvernement hongrois et la Commission européenne ont soumis des observations écrites à la Cour.
23. Une audience s’est tenue le 25 juin 2025 lors de laquelle ces parties ont été entendues en leurs plaidoiries.
III. Analyse
A. Sur les questions préjudicielles
24. Quelques remarques préliminaires s’imposent en ce qui concerne la première question posée.
25. Premièrement, par cette question, la juridiction de renvoi demande l’interprétation, notamment, de l’article 10 de la directive 2003/87. Dans la version initiale de cette directive, la disposition qui traitait de l’allocation de quotas à titre gratuit était bien l’article 10. Cependant, la directive a été modifiée plusieurs fois depuis (11) et l’allocation de quotas à titre gratuit est désormais régie par son article 10 bis. Par conséquent, la première question de la juridiction de renvoi doit être comprise comme portant sur l’interprétation de l’article 10 bis et non de l’article 10 de la directive.
26. Deuxièmement, la première question porte sur différents cas de figure présentés en cinq parties. Le cas de figure dans la première partie, qui concerne la taxe sur les émissions produites en utilisant les quotas d’émission en général, est hypothétique puisqu’il ne correspond pas aux circonstances de l’affaire dont la juridiction de renvoi est saisie. La taxe imposée par le décret gouvernemental en cause dans la présente affaire concerne plutôt les émissions de dioxyde de carbone produites par les installations qui reçoivent une quantité importante de quotas alloués à titre gratuit, et elle ne concerne que de telles installations. C’est pourquoi la Cour ne peut répondre à cette partie de la première question.
27. Les autres éléments de la première question concernent la taxe sur les émissions résultant de l’utilisation de quotas alloués à titre gratuit. Ces éléments de la question impliquent en fait déjà que la réglementation nationale en cause est considérée comme privant les quotas d’émission alloués à titre gratuit de leur valeur et de leur effet de compensation, et comme ayant pour effet de décourager les exploitants de réduire leurs émissions, d’améliorer leurs performances environnementales et/ou d’investir dans des technologies plus respectueuses de l’environnement. La question porte ensuite sur le point de savoir si cette réglementation nationale, avec de tels effets, est autorisée ou interdite par la directive 2003/87.
28. Or, la question de savoir si la réglementation nationale en cause a réellement de tels effets n’est pas une question que la Cour peut examiner dans le cadre d’une procédure de renvoi préjudiciel. Étant donné que toute réglementation nationale qui empêche spécifiquement une directive d’atteindre ses objectifs est inévitablement exclue par celle-ci, les questions posées à la Cour dans la présente affaire doivent être comprises en ce sens que la juridiction de renvoi demande en fait la confirmation que les objectifs qu’elle décrit sont bien les objectifs poursuivis par la directive 2003/87 lorsque celle-ci maintient les quotas alloués à titre gratuit dans le SEQE-UE.
29. Dans mon analyse, je répondrai donc à la question en me concentrant sur les objectifs du maintien des quotas alloués à titre gratuit dans le SEQE-UE et sur le cadre juridique qui permet d’atteindre ces objectifs.
30. Dans sa dernière partie, la première question porte sur le point de savoir si une charge fiscale est exclue lorsqu’elle n’a aucun rapport avec la protection de l’environnement ou avec le SEQE-UE et ses objectifs, mais vise plutôt à faire face aux effets de la pandémie de COVID-19 et de la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine. À mon avis, cette question n’appelle de réponse que si la taxe en cause ne va pas à l’encontre des objectifs des quotas alloués à titre gratuit dans le cadre du SEQE-UE. Si elle est contraire à ces objectifs, la directive 2003/87 l’interdit, quelle que soit sa finalité dans le cadre budgétaire national.
31. En ce qui concerne les deuxième, troisième et quatrième questions, je les trouve dépourvues de pertinence. La directive 2003/87 a été adoptée sur le fondement de l’article 192, paragraphe 1, TFUE (à l’époque, article 175, paragraphe 1, CE), qui constitue la base juridique de l’adoption de dispositions dans le domaine de l’environnement. Néanmoins, comme l’explique le considérant 7 de la directive, ses dispositions sont également considérées comme nécessaires pour préserver l’intégrité du marché intérieur et éviter des distorsions de concurrence. Par conséquent, si la réglementation nationale en cause est jugée contraire à cette directive, il ne sera pas nécessaire de déterminer si elle est également contraire aussi bien à la liberté d’établissement qu’à la libre prestation de services, car elle serait interdite en vertu de la directive elle-même.
32. Compte tenu des considérations qui précèdent, je me pencherai sur les objectifs de l’allocation à titre gratuit de quotas d’émission à certains opérateurs du marché. Si la juridiction de renvoi constate que le décret gouvernemental et les décisions adoptées sur la base de ce décret font échec à ces objectifs, elle doit écarter la réglementation nationale en cause.
B. Les objectifs des quotas alloués à titre gratuit
33. Comme indiqué dans la partie introductive et confirmé par la jurisprudence de la Cour, le SEQE-UE vise à réduire substantiellement les émissions de GES dans l’Union sans toutefois nuire au développement économique, à l’emploi et à la compétitivité des industries de l’Union (12).
34. En général, le SEQE-UE fonctionne de manière à ce que chaque émission de GES couverte par le système corresponde à la quantité de quotas d’émission à restituer. Le 30 avril de chaque année au plus tard, tout exploitant d’une installation doit restituer une quantité de quotas correspondant à ses émissions de GES au cours de cette période (13).
35. Les quotas peuvent être acquis par voie d’enchères, c’est-à-dire à titre onéreux, ou alloués à titre gratuit. En même temps, le plafond de la quantité totale d’émissions autorisées est progressivement réduit.
36. Le SEQE-UE tel qu’il existe aujourd’hui s’est développé par phases. Jusqu’à présent, il y a eu quatre périodes d’échanges dans le cadre du système (14).
37. Au cours de la première période d’échanges, de 2005 à 2007, la quasi-totalité des quotas couvrant les émissions des installations incluses dans le système ont été alloués gratuitement sur la base de la quantité des émissions passées de ces industries. Pour cette période, il incombait à chaque État membre de fixer des plafonds, ce qui impliquait que les autorités nationales avaient pour mission de fixer le volume de quotas alloués à chaque installation sur la base de leur plan national d’allocation.
38. Au cours de la deuxième période d’échanges, de 2008 à 2012, la proportion d’allocation de quotas gratuits est tombée à environ 90 %. Comme pour la période précédente, l’allocation de quotas a été décidée au niveau des États membres, ce qui a conduit à des approches nationales divergentes. Afin d’éviter les incohérences ainsi créées, le législateur européen a adapté le système une troisième fois.
39. La modification majeure du système est intervenue au cours de la troisième période d’échanges, qui s’est étendue de 2013 à 2020. Dès le début de cette période, les États membres n’ont plus été tenus d’élaborer des plans nationaux d’allocation. Ces plans ont été remplacés par un plafond unique pour les quotas à l’échelle de l’Union. Depuis lors, ce plafond a été réduit chaque année conformément à l’objectif climatique de l’Union, afin de faire en sorte que les émissions globales de l’Union diminuent au fil du temps.
40. Au cours de cette période, la mise aux enchères des quotas d’émission est devenue le système d’allocation par défaut. Toutefois, des quotas gratuits ont continué à être alloués.
41. Pourquoi, alors que l’allocation gratuite de quotas au cours des deux premières périodes pouvait se justifier par la nécessité de lancer le nouveau marché des quotas et de permettre aux opérateurs économiques participants de s’y préparer, les quotas gratuits ont-ils été maintenus au cours de la troisième et de la quatrième période d’échanges ?
42. La raison la plus importante, qui était également pertinente pour les deux premières périodes – comme le confirme la jurisprudence relative à celles-ci (15) – est de prévenir la perte de compétitivité entre les industries de l’Union, qui peut conduire au phénomène connu sous le nom de « fuite de carbone » (16).
43. Par « fuite de carbone », on entend le risque de délocalisation de la production, et donc des émissions de GES, au-delà des frontières de l’Union européenne, motivée par la charge économique qu’implique la décarbonation dans l’Union (17).
44. Comme indiqué plus haut, la réglementation et la gestion du SEQE-UE ont été centralisées au cours de la troisième période d’échanges, ce qui a nécessité des règles harmonisées au sein de l’Union. Depuis, l’allocation de quotas à titre gratuit est fondée sur une évaluation du risque de fuite de carbone, effectuée au niveau de l’Union. Sur le fondement de la directive 2003/87, la Commission européenne établit une liste (18) énumérant les secteurs et sous-secteurs admissibles au bénéfice de l’allocation de quotas à titre gratuit en raison de leur exposition à un risque important de fuite de carbone. Les installations et sous-installations opérant dans ces secteurs peuvent recevoir des quotas à titre gratuit couvrant jusqu’à 100 % de leurs émissions.
45. Toutefois, la prévention de la fuite de carbone n’est pas le seul objectif du régime d’allocation de quotas à titre gratuit établi dans le cadre du SEQE-UE. Les quotas gratuits ne peuvent pas entraver la réalisation de l’objectif principal de ce système, à savoir la décarbonation. C’est pourquoi l’autre objectif visé par l’allocation de quotas gratuits est d’inciter les installations qui reçoivent de tels quotas à introduire de nouvelles technologies plus propres. Pour atteindre cet objectif, la réglementation de l’Union prévoit que les installations admissibles à une couverture à titre gratuit de 100 % de leurs émissions ne peuvent recevoir ces quotas gratuits que si elles obtiennent de bons résultats sur le plan de la décarbonation, ce qui est déterminé à l’aune de référentiels de performance ex ante, harmonisés à l’échelle de l’Union. Le nombre de quotas gratuits alloués à chaque installation n’est plus calculé uniquement sur la base des émissions passées, mais est déterminé en utilisant des référentiels d’émissions de GES développés pour chaque produit. Comme l’a expliqué la Commission, les référentiels sont déterminés sur la base des 10 % d’installations les plus efficaces en matière de décarbonation à l’échelle de l’Union (19), ce qui vise à récompenser les installations qui deviennent plus propres et à inciter les autres installations à suivre la même voie.
46. Afin d’aligner le système sur le projet de pacte vert pour l’Europe (20) et d’atteindre l’objectif de l’Union en matière climatique pour 2030, à savoir une réduction des émissions nettes d’au moins 55 % par rapport aux niveaux de 1990, le SEQE-UE a connu une quatrième adaptation, prenant effet en 2021 (21).
47. La présente affaire concerne la quatrième période d’échanges, qui s’étend de 2021 à 2030.
48. Par rapport à la troisième période d’échanges, il n’y a pas eu de changements significatifs en ce qui concerne les objectifs de l’allocation de quotas à titre gratuit ou les méthodes de base pour atteindre ces objectifs.
49. Au cours de la quatrième période, la mise aux enchères des quotas d’émission reste la principale méthode de leur allocation et elle est régie par l’article 10 de la directive 2003/87. Toutefois, des quotas sont encore alloués à titre gratuit et cette allocation fait l’objet des articles 10 bis et 10 ter de la directive 2003/87, le premier fixant les règles d’établissement des référentiels ex ante à l’échelle de l’Union, le second établissant les règles de détermination des secteurs exposés au risque de fuite de carbone.
50. En outre, au cours de cette période, le nombre de secteurs bénéficiant d’allocations à titre gratuit est tombé à 63, ce qui représente néanmoins encore une grande partie des émissions dans l’Union, à savoir 94 % (22). Toutefois, même si, en théorie, ces secteurs peuvent recevoir des quotas à titre gratuit couvrant 100 % de leurs émissions, les exploitants qui en relèvent devraient encore acheter les autres quotas sur le marché afin de couvrir leurs coûts de production, à supposer que leurs performances ne soient pas aussi bonnes que celles des 10 % d’installations les plus efficaces en matière de décarbonation. Enfin, le système de calcul de ces référentiels a aussi été partiellement modifié au cours de la quatrième période (23).
51. Nonobstant certaines modifications apportées au cours de la quatrième période d’échanges par rapport à la troisième, les principales raisons du maintien des allocations de quotas à titre gratuit sont restées les mêmes : d’une part, elles servent à préserver la compétitivité des industries de l’Union et à prévenir la fuite de carbone et, d’autre part, elles visent à encourager les efforts de décarbonation dans les secteurs admissibles au bénéfice des quotas gratuits.
52. Ces deux objectifs pourraient nécessiter des mesures différentes, voire contradictoires. Le système harmonisé d’allocation de quotas à titre gratuit institué par l’Union dans le cadre du SEQE-UE vise donc à créer un équilibre entre ces deux objectifs.
53. Tant qu’il n’y aura pas de mesures de décarbonation au niveau mondial, la compétitivité des industries de l’Union couvertes par le SEQE-UE sera affectée puisque les produits importés d’autres pays, qui ne mettent pas en œuvre des mesures environnementales comparables, pourraient entrer sur le marché de l’Union à des prix plus bas. Cela pourrait changer avec l’introduction du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (ci-après le « MACF »), lequel pourrait, à terme, éliminer les raisons de maintenir l’allocation de quotas à titre gratuit (24). Toutefois, l’introduction, avec une période transitoire, du MACF en 2023 n’a pas eu d’incidence sur les circonstances en cause dans la présente affaire, la requérante étant demeurée une installation pouvant prétendre à une couverture intégrale de ses émissions par des quotas gratuits pour sa production dans les limites des référentiels.
C. Les compétences restantes des États membres en ce qui concerne l’allocation de quotas à titre gratuit dans le cadre du SEQE-UE
54. En vue d’atteindre les objectifs du régime des quotas à titre gratuit dans le cadre du SEQE-UE, les règles relatives à leur allocation sont pleinement harmonisées au niveau de l’Union. (25) Le principal instrument utilisé à cette fin est la directive 2003/87, sur la base de laquelle la Commission est habilitée à adopter des actes d’exécution et certains actes délégués qui peuvent la compléter. L’article 10 bis, paragraphe 1, de la directive mentionne les cas dans lesquels la Commission a le pouvoir de compléter les règles relatives à l’allocation de quotas à titre gratuit telles qu’harmonisées par le législateur de l’Union.
55. La Commission a ainsi, en vertu des pouvoirs qui lui ont été conférés, adopté la décision déléguée 2019/708 modifiant la liste des secteurs et sous-secteurs considérés comme exposés à un risque de fuite de carbone pour la période 2021‑2030 (26).
56. Un autre domaine dans lequel la Commission est habilitée à compléter la directive 2003/87 par des actes délégués est l’établissement de référentiels pour l’allocation de quotas à titre gratuit aux installations relevant de la liste des secteurs exposés à un risque de fuite de carbone, pour lequel elle peut adopter des règles communes. L’acte délégué applicable à la période d’échanges en cours pour les installations fixes telles que l’installation de la requérante est le règlement délégué 2019/331. La Commission a également adopté les valeurs révisées des référentiels pour la période 2021‑2025 dans le règlement d’exécution (UE) 2021/447 (27).
57. Sur la base de ces actes, les États membres ont, dans le cadre des mesures nationales d’exécution, communiqué à la Commission leurs listes nationales d’installations et de sous-installations ayant droit à l’allocation de quotas à titre gratuit en vertu des règles harmonisées de l’Union. La Commission a alors approuvé les listes qui étaient jugées conformes aux règles harmonisées de l’Union prévues par la décision (UE) 2021/355 (28).
58. Si les règles détaillées en sont adoptées par la Commission, c’est le législateur de l’Union qui fixe les critères permettant de déterminer le risque de fuite de carbone et d’établir les référentiels, ainsi que la liste des installations admissibles et la quantité de quotas gratuits que celles‑ci peuvent recevoir au cours d’une période donnée. Ces critères lient la Commission lorsqu’elle établit des règles d’exécution et des règles complémentaires. Ainsi, comme la Cour l’a indiqué dans l’arrêt DK Recycling (29), la Commission doit respecter les règles établies par la directive 2003/87 lorsqu’elle établit des référentiels et la liste des secteurs exposés à un risque de fuite de carbone (30).
59. Ainsi, en ce qui concerne l’allocation de quotas à titre gratuit, la directive 2003/87 a établi une harmonisation complète au niveau de l’Union, ce qui a permis au législateur de l’Union de faire en sorte que les distorsions de concurrence dans le marché intérieur soient réduites au minimum (31).
60. Il s’ensuit clairement que les États membres ne peuvent pas modifier unilatéralement les règles harmonisées au niveau de l’Union qui régissent l’allocation de quotas à titre gratuit.
61. Comme l’a expliqué la Commission à l’audience, l’établissement des listes des secteurs exposés à un risque de fuite de carbone et des listes identifiant – aux fins de la définition des référentiels – les 10 % d’installations les plus efficaces en matière de décarbonation constitue un processus complexe et chronophage. Celui-ci vise à établir un équilibre adéquat au sein de règles qui, d’une part, garantissent le maintien de la compétitivité et préviennent la fuite de carbone, et qui, d’autre part, incitent les opérateurs économiques à trouver des moyens de décarboner leur production.
62. Comme il est souligné ci-dessus, les États membres ont un rôle à jouer dans la conception du système de quotas gratuits, à savoir par le biais des mesures d’exécution qu’ils doivent adopter en vertu de l’article 11 de la directive 2003/87. Ils doivent présenter à la Commission des listes détaillées des installations concernées qui se trouvent sur leur territoire, et la Commission accepte ou refuse ensuite l’inscription de ces installations après avoir vérifié leur conformité avec les règles harmonisées de l’Union relevant du SEQE-UE.
63. Cependant, une fois que les listes d’installations admissibles et la quantité de quotas gratuits auxquels celles-ci ont droit sont établies au niveau de l’Union, les États membres ne peuvent plus intervenir dans le système. Il en est ainsi même s’ils considèrent que les règles harmonisées de l’Union ne conduisent pas à une décarbonation suffisante.
64. Il n’existe qu’une seule mesure que les États membres peuvent prendre en ce qui concerne les quotas gratuits qui ont été fixés au niveau de l’Union. L’article 10 bis, paragraphe 6, de la directive 2003/87 permet aux États membres d’adopter des mesures financières en faveur de certains secteurs ou sous-secteurs qui sont exposés à un risque élevé de fuite de carbone en raison des coûts indirects élevés de l’électricité, pour autant que ces mesures financières soient conformes aux règles en matière d’aides d’État et n’entraînent pas de distorsions de concurrence injustifiées sur le marché intérieur.
65. La justification de cette disposition peut être trouvée en examinant les effets que l’exclusion du secteur de l’électricité du système de quotas gratuits, au cours de la troisième phase d’échanges, a eus sur d’autres participants au SEQE-UE. Les entreprises du secteur de l’électricité ont dû commencer à mettre leurs quotas aux enchères, ce qui a eu pour conséquence une augmentation des prix de l’électricité, le coût de cette mise aux enchères ayant été répercuté sur les consommateurs. Les prix accrus de l’électricité représentent des coûts indirects pour les installations émettrices de carbone et ils ne sont pas couverts par les quotas gratuits que celles-ci reçoivent. Par conséquent, la directive 2003/87 autorise, voire – pourrait-on dire – exige, que les États membres introduisent des subventions pour les installations qui ne sont pas en mesure de répercuter ces coûts indirects sur les consommateurs sans perdre leur compétitivité. De cette façon, l’article 10 bis, paragraphe 6, de la directive 2003/78 permet aux États membres d’adopter des mesures d’atténuation de la fuite de carbone qui viennent s’ajouter aux quotas gratuits.
66. À mon avis, le fait que la directive 2003/87 elle-même habilite les États membres à prendre des mesures supplémentaires sous forme de subventions pour atténuer la fuite de carbone suscitée par le SEQE-UE plaide en faveur d’une interprétation du système de quotas gratuits prévu par cette directive en tant que système pleinement harmonisé au niveau de l’Union. Les États membres ne peuvent interférer avec ce système que si la réglementation de l’Union en question leur en donne expressément le pouvoir.
67. Le fait que le régime d’allocation de quotas à titre gratuit dans le cadre du SEQE-UE soit pleinement harmonisé ne signifie pas que les États membres ne peuvent pas fixer d’objectifs de décarbonation supplémentaires et plus ambitieux, au moyen d’instruments tels que les taxes carbone perçues auprès des opérateurs économiques relevant de leur compétence. Toutefois, de telles taxes ne peuvent pas interférer avec le régime d’allocation de quotas à titre gratuit mis en place dans le cadre du SEQE-UE. De plus, même si ces taxes n’interfèrent pas avec ce système, elles ne peuvent pas créer d’obstacles injustifiés aux libertés garanties dans le marché intérieur de l’Union.
68. Un État membre peut donc, à mon avis, introduire une taxe carbone – qui augmenterait de manière générale les coûts de production – frappant toute entreprise située sur son territoire qui émet des gaz à effet de serre, y compris donc les installations qui ont droit à l’allocation de quotas à titre gratuit dans le cadre du SEQE-UE (32). Si des coûts de production plus élevés pourraient dissuader les entreprises d’établir des installations dans cet État membre, cela n’affecte pas pour autant la liberté d’établissement, de même qu’il n’y a pas d’atteinte à cette liberté dans le cas, par exemple, de salaires minimaux plus élevés dans un État membre par rapport à d’autres. En outre, une telle taxe n’a pas d’incidence négative sur les objectifs du SEQE-UE, même si elle affecte l’effet compensatoire des allocations de quotas à titre gratuit. Une entreprise établie dans un État membre imposant une taxe carbone pourrait décider de transférer sa production dans un autre État membre qui n’imposerait pas une telle taxe parallèlement au SEQE-UE et dans lequel elle continuerait à bénéficier de quotas gratuits. Par conséquent, une telle taxe d’application générale ne crée pas nécessairement une incitation à quitter le marché intérieur de l’Union et n’est donc pas contraire à l’objectif de prévention de la fuite de carbone.
69. Au contraire, si une charge fiscale introduite par un État membre perturbait l’équilibre atteint au niveau de l’Union au sein du système d’allocation de quotas à titre gratuit dans le cadre du SEQE-UE, elle serait interdite par la directive 2003/87.
D. L’application au présent cas d’espèce
70. L’analyse qui précède permet de conclure que la directive 2003/87 empêche les États membres d’adopter des mesures, y compris une taxe carbone, qui interfèrent avec le système harmonisé d’allocation de quotas à titre gratuit et qui vont à l’encontre des objectifs d’un tel système.
71. Cela répond à la première question de la juridiction de renvoi.
72. Celle-ci doit, dès lors, apprécier si la taxe instituée par le décret gouvernemental interfère effectivement avec le système mis en place pour l’allocation de quotas à titre gratuit et si elle va à l’encontre de l’un de ses objectifs, notamment ceux de préserver la compétitivité des opérateurs économiques établis dans l’Union et de les inciter à décarboner leur production.
73. Même si c’est à la juridiction nationale qu’il appartient de procéder à une telle appréciation, la Cour peut fournir certaines indications à cet égard afin de l’aider dans cette tâche. Je donnerai donc mon avis sur les raisons pour lesquelles la directive 2003/87 ne permet pas d’imposer une charge fiscale telle que celle instituée par le décret gouvernemental.
74. Pour rappel, l’installation de la requérante appartient au groupe de secteurs et de sous-secteurs qui sont considérés comme étant exposés à un risque de fuite de carbone en vertu de l’article 10 ter, paragraphe 1, de la directive 2003/87 et qui sont énumérés au point 1 de l’annexe à la décision déléguée 2019/708. Les installations qui en relèvent doivent, pour la période se terminant en 2030, bénéficier de quotas gratuits jusqu’à concurrence de 100 % de la quantité déterminée sur la base des référentiels visés à l’article 10 bis de la directive 2003/87 et arrêtés dans la réglementation d’exécution.
75. La taxe instituée par le décret gouvernemental a affecté l’allocation à la requérante des quotas gratuits auxquels celle-ci pouvait prétendre dans le cadre du régime du SEQE-UE. Étant donné que la taxe ne s’applique qu’aux exploitants bénéficiant d’une allocation importante de quotas d’émission à titre gratuit, le décret transforme en fait ces quotas gratuits en quotas à titre onéreux. En outre, étant donné que la taxe est calculée sur les émissions passées des exploitants concernés, la requérante n’avait aucune possibilité de l’inclure dans le prix de ses produits pour en compenser le coût. Par conséquent, l’imposition de la taxe est contraire à l’objectif de préservation de la compétitivité des industries à forte intensité de carbone dans l’Union, qui est réalisé par l’allocation de quotas à titre gratuit.
76. De plus, la taxe instituée par le décret gouvernemental ne s’applique pas à tous les producteurs de GES, même si elle est calculée sur la base de la quantité de GES produite.
77. La taxe ne frappe, en fait, que les producteurs de GES qui avaient droit à une couverture intégrale de leur production par les quotas gratuits alloués dans le cadre du SEQE-UE. Elle n’augmente donc pas les coûts de l’exercice des activités économiques en Hongrie de manière générale, mais affecte exclusivement les opérateurs dont le législateur de l’Union a estimé qu’ils avaient besoin d’être protégés contre une diminution de la compétitivité et une fuite de carbone.
78. En outre, il semble que le régime de la taxe en cause fait une différenciation supplémentaire entre les exploitants bénéficiant de quotas gratuits lorsqu’il exclut ceux qui reçoivent de tels quotas sur la base de référentiels de chaleur et de combustibles. À l’audience, le gouvernement hongrois a été invité à expliquer les raisons de cette différenciation et a affirmé que, dans certains secteurs, les objectifs de décarbonation n’étaient pas atteints, raison pour laquelle le législateur a décidé de réagir en introduisant la charge fiscale.
79. Toutefois, comme expliqué plus haut, les installations dont le droit à des quotas gratuits a été confirmé par les décisions d’exécution de la Commission, sur la base des informations transmises par les États membres, ne sauraient être privées d’un tel droit par des mesures nationales unilatérales. La taxe en cause se heurte à la liste des installations en droit de bénéficier des quotas gratuits en raison de l’existence d’un risque élevé de fuite de carbone. Si un État membre estime qu’une liste doit être modifiée, il doit initier ce changement au niveau de l’Union.
80. Lors de la constitution des listes qu’ils ont présentées ultérieurement à la Commission, les États membres devaient accorder une attention particulière aux points de savoir si un produit faisant l’objet d’un référentiel était fabriqué dans plusieurs installations, si plusieurs produits faisant l’objet d’un référentiel étaient fabriqués dans une même installation, et aussi si des produits intermédiaires étaient échangés entre des installations. Cela était important, comme le souligne le règlement délégué 2019/331, afin d’assurer le traitement équitable des installations et d’éviter les distorsions de la concurrence (33).
81. La liste sur laquelle figure la requérante a été créée sur la base de toutes ces informations.
82. Par conséquent, en interférant avec le droit à l’allocation de quotas à titre gratuit de la requérante – ou avec celui des autres installations se trouvant dans une situation similaire – la taxe en cause perturbe le système de quotas gratuits de l’Union, fondé sur l’égalité de traitement de tous les exploitants qui y participent.
83. La défenderesse soutient que la taxe litigieuse est calculée sur la base de la quantité d’émissions de GES et non de la valeur des quotas alloués à titre gratuit aux exploitants assujettis. S’appuyant sur la jurisprudence de l’arrêt Iberdrola e.a., elle fait valoir que la directive 2003/87 autorise des mesures frappant l’utilisation des quotas gratuits et s’oppose uniquement à celles qui frappent directement leur allocation.
84. Toutefois, la situation dans l’affaire Iberdrola e.a. était différente. Dans cette affaire, le gouvernement espagnol a introduit des mesures afin d’éliminer la pratique consistant à répercuter la valeur des quotas sur les consommateurs au sein du secteur de l’électricité. Ce secteur – qui, à l’époque (il s’agissait de la deuxième période d’échanges), était encore admissible à l’allocation de ces quotas – répercutait la valeur de ceux-ci sur les consommateurs en l’incluant dans les prix à payer par ces derniers même si les quotas étaient alloués à titre gratuit. Lorsque les quotas sont mis aux enchères et que leur prix est répercuté sur les consommateurs, le bénéfice que cela génère, créé par l’émission de gaz à effet de serre, revient à l’État. Lorsque les quotas sont alloués à titre gratuit, mais que leur valeur est tout de même répercutée sur les consommateurs, le bénéfice tiré des émissions de carbone reste acquis à l’opérateur économique qui est à l’origine des émissions. Cela est manifestement contraire au principe du pollueur‑payeur. L’objectif de la mesure dans cette affaire ayant été d’empêcher la réalisation d’un tel bénéfice, lequel était contraire aux objectifs de la directive 2003/87, la Cour n’a pas jugé qu’elle enfreignait la directive.
85. Or, en l’espèce, la réglementation nationale en cause n’apporte pas une telle correction de l’effet de l’allocation de quotas d’émission à titre gratuit. Au contraire, la taxe litigieuse neutralise la valeur compensatoire de l’allocation de tels quotas et va donc à l’encontre des objectifs de préserver la compétitivité et d’éviter la fuite de carbone.
86. Certes, il se pourrait que la taxe incite les exploitants qui y sont assujettis à réduire la quantité de leurs émissions de carbone, à supposer, donc, qu’ils parviennent à résister à la baisse de compétitivité et décident de rester dans l’État membre en question. Toutefois, le système de quotas gratuits de l’Union crée un équilibre entre ces deux objectifs. Par conséquent, une ingérence dans cet équilibre par le biais d’une taxe carbone sélective va à l’encontre du système harmonisé au niveau de l’Union.
87. Dans deux autres affaires invoquées par la défenderesse, la Cour a constaté que les mesures nationales en cause étaient contraires à l’un des objectifs du système d’allocation de quotas à titre gratuit. Dans l’affaire ŠKO-Energo, la charge fiscale directement imposée sur la valeur des quotas gratuits a été considérée comme allant à l’encontre de l’objectif de maintien de la compétitivité et, dans l’affaire PPC Power, un impôt slovaque frappant les quotas gratuits non consommés a été jugé contraire à l’objectif consistant à encourager les efforts de décarbonation.
88. Par conséquent, il suffit que les dispositions nationales ne soient contraires qu’à un seul des objectifs du système d’allocation de quotas à titre gratuit dans le cadre du SEQE‑UE pour pouvoir conclure qu’une mesure telle qu’une taxe carbone sélective constitue une infraction à la directive 2003/87.
89. Enfin, le raisonnement exposé ci-dessus est applicable à toute mesure nationale, quel que soit son objet. Dès lors, même si, comme le donne à entendre la dernière partie de la première question préjudicielle, la taxe en cause ne visait pas à réduire les émissions de carbone, mais à faire face aux effets de la pandémie de COVID-19 et de la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine, une telle mesure serait considérée comme contraire au SEQE-UE tel qu’institué par la directive 2003/87, car elle irait à l’encontre des objectifs de l’allocation de quotas à titre gratuit et/ou porterait atteinte à l’équilibre établi au niveau de l’Union pour atteindre ces objectifs.
IV. Conclusion
90. Pour ces motifs, je propose que la Cour apporte la réponse suivante à la première question préjudicielle posée par la Veszprémi törvényszék (cour de Veszprém, Hongrie) :
Les objectifs et les dispositions de la directive 2003/87/CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 octobre 2003, établissant un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre dans la Communauté et modifiant la directive 96/61/CE du Conseil – telle que modifiée par la directive 2009/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 – en particulier ses articles 1er, 10 bis et 11, doivent être interprétés comme s’opposant à une charge fiscale imposée par une réglementation nationale qui
– soumet a posteriori les émissions résultant de l’utilisation de quotas d’émission à titre gratuit à une charge fiscale qui a pour conséquence de priver les quotas d’émission à titre gratuit de leur valeur et de leur effet de compensation, ou
– soumet a posteriori les émissions résultant de l’utilisation de quotas d’émission à titre gratuit à une charge fiscale qui a pour conséquence de décourager les exploitants de réduire leurs émissions, d’améliorer leurs performances environnementales ou d’investir dans des technologies plus respectueuses de l’environnement,
indépendamment de l’objectif proclamé d’une telle charge fiscale en vertu du droit national.
1 Langue originale : l’anglais.
2 Directive du Parlement européen et du Conseil, du 13 octobre 2003, établissant un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre dans la Communauté et modifiant la directive 96/61/CE du Conseil (JO 2003, L 275, p. 32) (ci-après la « directive 2003/87 »).
3 Article 1er de la directive 2003/87. Voir aussi considérants 5 et 7 de la directive.
4 Voir article 1er, paragraphe 1, sous ba) et bb), du décret gouvernemental.
5 Règlement délégué de la Commission, du 19 décembre 2018, définissant des règles transitoires pour l’ensemble de l’Union concernant l’allocation harmonisée de quotas d’émission à titre gratuit conformément à l’article 10 bis de la directive 2003/87/CE du Parlement européen et du Conseil (JO 2019, L 59, p. 8, ci‑après le « règlement délégué 2019/331 »).
6 Arrêt du 17 octobre 2013 (C‑566/11, C‑567/11, C‑580/11, C‑591/11, C‑620/11 et C‑640/11, ci-après l’« arrêt Iberdrola e.a. », EU:C:2013:660).
7 Arrêt du 26 février 2015 (C‑43/14, ci-après l’« arrêt ŠKO-Energo », EU:C:2015:120).
8 Arrêt du 12 avril 2018 (C‑302/17, ci-après l’« arrêt PPC Power », EU:C:2018:245).
9 La défenderesse s’est référée aux arrêts du 3 mars 2020, Tesco-Global Áruházak (C‑323/18, EU:C:2020:140), du 3 mars 2020, Vodafone Magyarország (C‑75/18, EU:C:2020:139), et Iberdrola e.a.
10 Arrêt du 16 juillet 2020 (C‑686/18, EU:C:2020:567).
11 Tel qu’introduit par la directive 2009/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 avril 2009, modifiant la directive 2003/87/CE afin d’améliorer et d’étendre le système communautaire d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre (JO 2009, L 140, p. 63), et modifié en dernier lieu par la directive (UE) 2018/410 du Parlement européen et du Conseil, du 14 mars 2018, modifiant la directive 2003/87/CE afin de renforcer le rapport coût-efficacité des réductions d’émissions et de favoriser les investissements à faible intensité de carbone, et la décision (UE) 2015/1814 (JO 2018, L 76, p. 3, ci-après la « directive 2009/29 »). On notera que la directive 2003/87 a été modifiée à nouveau en 2023. Toutefois, ces modifications sont postérieures aux circonstances de la présente affaire.
12 Voir, à ce propos, arrêt du 22 juin 2016, DK Recycling und Roheisen/Commission (C‑540/14 P, ci-après l’« arrêt DK Recycling », EU:C:2016:469), point 49.
13 L’article 12, paragraphe 3, de la directive 2003/87 dispose : « Les États membres s’assurent que, le 30 avril de chaque année au plus tard, tout exploitant d’une installation restitue un nombre de quotas correspondant aux émissions totales de cette installation au cours de l’année civile écoulée, telles qu’elles ont été vérifiées conformément à l’article 15, et pour que ces quotas soient ensuite annulés. »
14 Pour une description concise, mais claire de l’évolution des différentes phases du SEQE-UE et des raisons qui les sous-tendent, voir Sato, M., et al., « Allocation, allocation, allocation ! The political economy of the development of the European Union Emissions Trading System », Wiley Interdisciplinary Reviews : Climate Change, vol. 13, no 5, 2022, p. 1 à 19.
15 Voir arrêts Iberdrola e.a., point 39, et ŠKO-Energo, point 28.
16 Voir, à cet égard, le considérant 10 de la directive 2018/410, laquelle a modifié la directive de base 2003/87 pour la quatrième période d’échanges.
17 Comme l’explique Carević, M., « du point de vue environnemental, une mesure visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre ne peut être efficace que si elle n’induit pas en même temps une délocalisation de carbone qui se traduit par une augmentation des émissions ailleurs » ; voir « Carbon leakage in the EU in the light of the Paris Climate Agreement », Croatian Yearbook of European Law and Policy, vol. 11, 2016, p. 47 à 71, p. 51.
18 La première liste de ce genre a été arrêtée dans la décision 2010/2/UE de la Commission, du 24 décembre 2009, établissant, conformément à la directive 2003/87/CE du Parlement européen et du Conseil, la liste des secteurs et sous-secteurs considérés comme exposés à un risque important de fuite de carbone (JO 2010, L 1, p. 10). La liste des secteurs exposés à un risque important de fuite de carbone a été modifiée à plusieurs reprises. La liste actuelle est contenue dans la décision déléguée (UE) 2019/708 de la Commission, du 15 février 2019, complétant la directive 2003/87/CE du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne l’établissement de la liste des secteurs et sous-secteurs considérés comme exposés à un risque de fuite de carbone pour la période 2021‑2030 (JO 2019, L 120, p. 20) (ci-après la « décision déléguée 2019/708 »).
19 Voir, à ce propos, article 10 bis, paragraphe 2, de la directive 2003/87.
20 Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions : Le pacte vert pour l’Europe, COM(2019) 640 final.
21 Au sujet de la quatrième période d’échanges, voir, par exemple, De Clara, S., et Mayr, K., « The EU ETS phase IV Reform : implications for system functioning and for the carbon price signal », Oxford Energy Insight, vol. 38, 2018, p. 1 à 18.
22 Au cours de la troisième période, 156 secteurs, représentant 98 % des émissions, pouvaient bénéficier de quotas gratuits. Voir Sato, M., et al., article cité dans la note en bas de page 14, p. 9.
23 Ibid.
24 Le MACF a été introduit par le règlement (UE) 2023/956 du Parlement européen et du Conseil, du 10 mai 2023, établissant un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (JO 2023, L 130, p. 52). En vertu de ce mécanisme, les produits importés de pays qui ne mettent pas en œuvre des mesures de décarbonation font l’objet d’une facturation du prix du carbone à l’entrée sur le marché intérieur de l’Union, ce qui protège la compétitivité de la production de l’Union et encourage une production plus propre dans les pays extérieurs à celle-ci. La phase transitoire d’introduction de la mesure a débuté en 2023 et celle-ci est censée s’appliquer intégralement à partir de 2026.
25 Voir, à cet égard, considérant 23 de la directive 2009/29 – qui a inséré l’article 10 bis dans la directive 2003/87 – où l’on peut lire ceci : « Il convient que l’allocation transitoire de quotas gratuits aux installations soit réalisée suivant des règles harmonisées à l’échelle de la Communauté (« référentiels préétablis »), afin de réduire au minimum les distorsions de la concurrence dans la Communauté [...] » (mise en italique par mes soins).
26 Voir note de bas de page 18 des présentes conclusions.
27 Règlement d’exécution de la Commission, du 12 mars 2021, déterminant les valeurs révisées des référentiels pour l’allocation de quotas d’émission à titre gratuit pour la période 2021‑2025, conformément à l’article 10 bis, paragraphe 2, de la directive 2003/87/CE du Parlement européen et du Conseil (JO 2021, L 87, p. 29).
28 Décision de la Commission, du 25 février 2021, concernant les mesures nationales d’exécution pour l’allocation transitoire à titre gratuit de quotas d’émission de gaz à effet de serre conformément à l’article 11, paragraphe 3, de la directive 2003/87/CE du Parlement européen et du Conseil (JO 2021, L 68, p. 221).
29 Au point 52.
30 C’est pourquoi la Cour a, dans l’arrêt DK Recycling (au point 55), considéré que la Commission ne pouvait pas inclure une installation sur cette liste par application d’une notion de « difficultés excessives » utilisée au niveau national, cette condition n’ayant pas été retenue par le législateur de l’Union pour l’établissement de la liste des secteurs exposés à un risque de fuite de carbone.
31 Arrêt DK Recycling, point 53.
32 Voir, à ce propos, Nysten, J. V., « On the legality of national carbon pricing instruments alongside the new EU ETS 2 », npj Climate Action, vol. 3, éd. 91, 2024, p. 1 à 10.
33 Voir considérants 15 et 16 du règlement délégué 2019/331.