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Document 62018CC0080

Conclusions de l'avocat général M. G. Hogan, présentées le 8 mai 2019.
Asociación Española de la Industria Eléctrica (UNESA) et Endesa Generación SA contre Administración General del Estado et Iberdrola Generación Nuclear SAU et Endesa Generación SA et Iberdrola Generación Nuclear SAU contre Administración General del Estado.
Demandes de décision préjudicielle, introduites par le Tribunal Supremo.
Renvoi préjudiciel – Principe du pollueur-payeur – Règles communes pour le marché intérieur de l’électricité – Directive 2009/72/CE – Article 3, paragraphes 1 et 2 – Principe de non-discrimination – Financement du déficit tarifaire – Impôts auxquels sont assujetties uniquement les entreprises qui utilisent l’énergie nucléaire pour produire de l’électricité.
Affaires jointes C-80/18 à C-83/18.

Court reports – general

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2019:389

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. GERARD HOGAN

présentées le 8 mai 2019 ( 1 )

Affaires jointes C‑80/18 à C‑83/18

Asociación Española de la Industria Eléctrica (UNESA) (C‑80/18),

Endesa Generación SA (C‑82/18)

contre

Administración General del Estado,

Iberdrola Generación Nuclear SAU (C‑80/18 et C‑82/18)

et

Endesa Generación SA (C‑81/18),

Iberdrola Generación Nuclear SAU (C‑83/18)

contre

Administración General del Estado (C‑81/18 et C‑83/18)

[demandes de décisions préjudicielles formées par le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne)]

« Renvoi préjudiciel – Article 191 TFUE – Principe du pollueur-payeur – Directive 2009/72/CE – Règles communes pour le marché intérieur de l’électricité – Article 3, paragraphes 1 et 2 – Principe de non-discrimination – Directive 2005/89/CE – Financement du déficit tarifaire – Taxes grevant uniquement les entreprises qui utilisent l’énergie nucléaire pour produire de l’électricité »

I. Introduction

1.

Les présentes demandes de décisions préjudicielles portent sur l’interprétation de l’article 191, paragraphe 2, TFUE, de l’article 3, paragraphes 1 et 2, de la directive 2009/72/CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 juillet 2009, concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité et abrogeant la directive 2003/54/CE ( 2 ), des articles 3 et 5 de la directive 2005/89/CE du Parlement européen et du Conseil, du 18 janvier 2006, concernant des mesures visant à garantir la sécurité de l’approvisionnement en électricité et les investissements dans les infrastructures ( 3 ), ainsi que des articles 20 et 21 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

2.

Ces demandes ont été présentées dans le cadre de litiges entre, d’une part, l’Asociación Española de la Industria Eléctrica (Association espagnole de l’industrie électrique, ci-après « Unesa »), Endesa Generación SA (ci-après « Endesa ») et Iberdrola Generación Nuclear SAU (ci‑après « Iberdrola ») et, d’autre part, l’Administración General del Estado (administration générale de l’État, Espagne), au sujet de la validité de taxes sur la production de combustible nucléaire usé, sur les déchets radioactifs résultant de la production d’électricité nucléaire ainsi que sur le stockage de ce combustible et de ces déchets.

3.

Lesdites demandes offrent à la Cour l’occasion de clarifier le champ d’application de la directive 2009/72 et les obligations qui s’imposent à un État membre lorsque celui-ci exerce sa compétence fiscale dans les matières couvertes par cette directive. En particulier, l’un des problèmes essentiels soulevés par ces renvois préjudiciels est de savoir si les règles de non-discrimination prévues à l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72 peuvent trouver à s’appliquer à une mesure fiscale adoptée par le Royaume d’Espagne en 2012.

II. Le cadre juridique

A.   Le droit de l’Union

1. La directive 2009/72

4.

L’article 1er de la directive 2009/72 est intitulé « Objet et champ d’application ». Il dispose que cette même directive « établit des règles communes concernant la production, le transport, la distribution et la fourniture d’électricité, ainsi que des dispositions relatives à la protection des consommateurs, en vue de l’amélioration et de l’intégration de marchés de l’électricité compétitifs dans la Communauté. Elle définit les modalités d’organisation et de fonctionnement du secteur de l’électricité, l’accès ouvert au marché, les critères et les procédures applicables en ce qui concerne les appels d’offres et l’octroi des autorisations ainsi que l’exploitation des réseaux. Elle définit également les obligations de service universel et les droits des consommateurs d’électricité, et clarifie les obligations en matière de concurrence ».

5.

En vertu de l’article 2, paragraphe 1, de la directive 2009/72, le terme « production » vise la production d’électricité.

6.

L’article 3 de la directive 2009/72 est intitulé « Obligations de service public et protection des consommateurs ». Ses deux premiers paragraphes disposent :

« 1.   Les États membres, sur la base de leur organisation institutionnelle et dans le respect du principe de subsidiarité, veillent à ce que les entreprises d’électricité, sans préjudice du paragraphe 2, soient exploitées conformément aux principes de la présente directive, en vue de réaliser un marché de l’électricité concurrentiel, sûr et durable sur le plan environnemental, et s’abstiennent de toute discrimination pour ce qui est des droits et des obligations de ces entreprises.

2.   En tenant pleinement compte des dispositions pertinentes du traité, en particulier de [l’article 106 TFUE], les États membres peuvent imposer aux entreprises du secteur de l’électricité, dans l’intérêt économique général, des obligations de service public qui peuvent porter sur la sécurité, y compris la sécurité d’approvisionnement, la régularité, la qualité et le prix de la fourniture, ainsi que la protection de l’environnement, y compris l’efficacité énergétique, l’énergie produite à partir de sources d’énergie renouvelables et la protection du climat. Ces obligations sont clairement définies, transparentes, non discriminatoires et vérifiables et garantissent aux entreprises d’électricité de la Communauté un égal accès aux consommateurs nationaux. En matière de sécurité d’approvisionnement, d’efficacité énergétique/gestion de la demande et pour atteindre les objectifs environnementaux et les objectifs concernant l’énergie produite à partir de sources d’énergie renouvelables, visés au présent paragraphe, les États membres peuvent mettre en œuvre une planification à long terme, en tenant compte du fait que des tiers pourraient vouloir accéder au réseau. »

2. La directive 2005/89

7.

L’article 3, paragraphes 1 et 4, de la directive 2005/89 prévoit :

« 1.   Les États membres assurent un niveau élevé de sécurité de l’approvisionnement en électricité en prenant les mesures nécessaires pour favoriser un climat d’investissement stable, en définissant les rôles et les responsabilités des autorités compétentes, en ce compris les autorités de régulation le cas échéant, et de tous les acteurs concernés du marché et en publiant des informations à ce sujet. […]

[…]

4.   Les États membres veillent à ce que toute mesure adoptée conformément à la présente directive ne soit pas discriminatoire et ne constitue pas une charge déraisonnable pour les acteurs du marché, y compris les nouveaux arrivants et les entreprises ayant une faible part de marché. […] »

8.

L’article 5, paragraphe 1, de la directive 2005/89 prévoit que « les États membres prennent les mesures appropriées pour maintenir l’équilibre entre la demande d’électricité et la capacité de production disponible […] ».

B.   Le droit espagnol

9.

Le préambule de la Ley 15/2012, de 27 de diciembre, de medidas fiscales para la sostenibilidad energética [loi 15/2012, du 27 décembre 2012, portant des mesures fiscales en vue d’une utilisation durable de l’énergie, ci-après la « loi 15/2012» ( 4 )], dispose :

« I.

La présente loi vise à adapter notre système fiscal à un usage plus efficace et plus respectueux de l’environnement et du développement durable. […]

[…]

La présente loi trouve son fondement essentiel dans l’article 45 de la constitution, qui conçoit la protection de notre environnement comme un des principes directeurs des politiques sociales et économiques. Par conséquent, un des axes de cette réforme fiscale est l’internalisation des coûts environnementaux découlant de la production d’énergie électrique et du stockage du combustible nucléaire usé ou des déchets radioactifs. La présente loi doit ainsi servir de stimulant afin d’améliorer nos niveaux d’efficacité énergétique, tout en permettant d’assurer une meilleure gestion des ressources naturelles et de continuer à progresser dans le nouveau modèle de développement durable, tant du point de vue économique et social qu’environnemental.

[…]

À cette fin, la présente loi instaure trois nouveaux impôts : l’impôt sur la valeur de la production d’énergie électrique, l’impôt sur la production de combustible nucléaire usé et sur les déchets radioactifs résultant de la génération d’énergie électrique nucléaire, et l’impôt sur le stockage de combustible nucléaire usé et de déchets radioactifs dans des installations centralisées. […]

III.

[…]

La production d’électricité grâce à l’énergie nucléaire implique l’acceptation par la société de certaines charges et servitudes, dues aux caractéristiques particulières de ce type d’énergie, dont l’impact économique est difficile à déterminer. La société doit assumer toute une série de responsabilités résultant des aspects spécifiques qui affectent cette production, telles que la gestion des déchets radioactifs générés et l’éventuelle utilisation de matériaux à des fins non pacifiques.

[…] l’évaluation du coût total du démantèlement des centrales nucléaires et la gestion définitive des déchets radioactifs présentent encore de grandes incertitudes qui, en dernier lieu, affecteront la société après l’arrêt de l’exploitation des centrales nucléaires, notamment en ce qui concerne la gestion définitive du combustible nucléaire usé et des déchets à haute activité […]

Ainsi, étant donné la longue durée de vie de certains déchets radioactifs, qui s’étend sur des générations, il est indispensable d’établir, après la gestion définitive de ceux-ci, les mesures nécessaires pour éviter qu’un agent externe ne provoque leur dissémination dans l’environnement ou tout autre effet indésirable, ce qui exigera une surveillance institutionnelle à long terme, laquelle incombera à l’État. […]

Une autre des caractéristiques singularisant l’industrie électronucléaire est l’usage et la production de matériaux qui doivent être soumis à un contrôle strict afin d’éviter leur utilisation à des fins non pacifiques ou tout autre type d’acte de malveillance les concernant, ce qui contraint l’Espagne […] à assumer les responsabilités qui en découlent et, par conséquent, à prévoir des ressources pour y faire face.

Ainsi, l’État doit fournir les ressources nécessaires pour maintenir les plans d’urgence nucléaire existants opérationnels dans chacune des provinces où existent des installations nucléaires.

Au regard de ce qui précède, il est approprié d’établir une charge fiscale sur la production de combustible nucléaire usé et de déchets radioactifs dans les installations nucléaires ainsi que sur leur stockage dans des installations centralisées afin de faire face aux charges que la société doit supporter du fait de cette production.

[…] »

10.

L’article 12 de la loi 15/2012 dispose :

« Nature. L’impôt sur la production de combustible nucléaire usé et de déchets radioactifs résultant de la production d’électricité nucléaire et l’impôt sur le stockage de combustible nucléaire usé et de déchets radioactifs dans des installations centralisées sont des impôts directs et de nature réelle, qui grèvent les activités qui, comprenant leurs faits générateurs respectifs, sont définies aux articles 15 et 19 de la présente loi. »

11.

L’article 15 de la loi 15/2012 prévoit :

« Constitue le fait générateur aux fins de l’impôt, la production de combustible nucléaire usé et de déchets radioactifs résultant de la production d’électricité nucléaire. »

12.

L’article 19 de la loi 15/2012 est libellé comme suit :

« Le fait générateur de l’impôt est l’activité de stockage de combustible usé et de déchets radioactifs dans une installation centralisée.

Aux fins de cet impôt, on entend par “stockage de combustible usé et de déchets radioactifs” l’immobilisation temporaire ou définitive de ces derniers, indépendamment de ses modalités, et on entend par “installation centralisée” l’installation capable de stocker ces matières provenant d’installations ou d’origines diverses. »

13.

La deuxième disposition additionnelle de la loi 15/2012 relative aux coûts du système électrique prévoit :

« Chaque année, les lois de finances générales de l’État affectent au financement des coûts du système électrique prévus à l’article 16 de la Ley 54/1997, de 27 de noviembre, del Sector Eléctrico [loi 54/1997, du 27 novembre 1997, relative au secteur de l’électricité] un montant équivalent à la somme de : a) l’estimation des montants annuellement perçus revenant à l’État au titre des prélèvements et redevances inclus dans la présente loi ; b) la recette estimée générée par la vente aux enchères des quotas d’émission de gaz à effet de serre, avec un maximum de 500 millions d’euros. »

III. Les faits du litige au principal

14.

Les requérantes au principal sont des sociétés productrices d’électricité, notamment d’origine nucléaire. Elles ont formé un recours devant l’Audiencia Nacional (Cour centrale, Espagne) contre un arrêté approuvant les formulaires requis pour l’autoliquidation et le paiement de taxes relatives à la production de combustible nucléaire usé et de déchets radioactifs résultant de la production d’électricité nucléaire, ainsi qu’au stockage de ce combustible nucléaire et de ces déchets dans des installations centralisées (ci-après les « taxes sur les déchets nucléaires »). Leur grief fondamental est que cette forme de taxation constitue, de facto, une forme de taxation spéciale des producteurs d’énergie nucléaire, qui crée une distorsion sur le marché espagnol de l’électricité et qui devrait être considérée comme illégale, tant au regard du droit constitutionnel national que du droit de l’Union.

15.

À la suite du rejet de leurs recours, ces sociétés ont formé des pourvois devant la juridiction de renvoi le 30 octobre 2014.

16.

D’après la juridiction de renvoi, l’objectif de ces taxes est d’accroître le volume des recettes du système financier de l’électricité de sorte que les producteurs d’électricité nucléaire assument une plus grande part du financement du « déficit tarifaire» ( 5 ) que les autres producteurs d’électricité.

17.

Pour cette juridiction, la libre concurrence sur le marché de l’électricité est faussée si certaines entreprises sont imposées en raison de leur forme de production, même si le prélèvement ne frappe pas directement la production d’électricité proprement dite ou l’électricité produite, mais le combustible, les déchets et le stockage des moyens employés à cet effet, sans justification objective. De plus, une telle différence de traitement pourrait être contraire au droit de l’Union s’il était établi que l’institution de ces taxes n’est pas fondée sur la protection de l’environnement et qu’elles étaient instaurées pour des raisons liées uniquement au déficit tarifaire.

18.

Par ordonnance du 12 avril 2016, la juridiction de renvoi a décidé de soumettre la question de l’inconstitutionnalité de ces taxes au Tribunal Constitucional (Cour constitutionnelle, Espagne), au motif que celles-ci pourraient violer le principe de la capacité économique énoncé à l’article 31, paragraphe 1, de la constitution espagnole. Cependant, le Tribunal Constitucional (Cour constitutionnelle) a considéré que le renvoi afférent à la question de l’inconstitutionnalité était irrecevable, parce que le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne) avait exprimé des doutes quant à la compatibilité de la législation nationale avec le droit de l’Union et parce qu’il aurait dû préalablement procéder à un renvoi préjudiciel.

IV. La demande de décision préjudicielle et la procédure devant la Cour

19.

Dans ce contexte, le Tribunal Supremo (Cour suprême) a décidé de surseoir à statuer et de soumettre les questions préjudicielles suivantes à l’appréciation de la Cour :

« 1)

Le principe du “pollueur-payeur”, au sens de l’article 191, paragraphe 2, [TFUE] en liaison avec les articles 20 et 21 de la [Charte], établissant les principes fondamentaux d’égalité et de non-discrimination, qui se retrouvent à l’article 3, paragraphes 1 et 2, de la directive [2009/72], en ce qu’il vise notamment à réaliser un marché de l’électricité concurrentiel et non discriminatoire, auquel il ne peut être porté atteinte que pour des raisons d’intérêt économique général, y compris la protection de l’environnement, s’oppose-t-il à l’établissement de taxes qui ne grèvent que les entreprises de production d’électricité qui utilisent l’énergie nucléaire, alors que l’objectif principal de ces prélèvements n’est pas de protéger l’environnement, mais d’augmenter le volume des recettes du système financier de l’électricité de sorte que le financement du déficit tarifaire pèse davantage sur ces entreprises que sur d’autres qui poursuivent la même activité ?

2)

Dans un marché de l’électricité concurrentiel et non-discriminatoire, la réglementation européenne permet‑elle l’introduction de prélèvements environnementaux fondés, au regard du préambule de la loi [espagnole en cause], sur le caractère polluant propre à l’activité nucléaire, mais sans aucune disposition concrète à cet égard, de sorte que, s’agissant de la taxe sur la production de combustible nucléaire usé et de déchets radioactifs, la partie contraignante de la loi ne dit pas quels sont les coûts à couvrir et, s’agissant du stockage de déchets radioactifs, la partie contraignante de la loi est tout aussi muette, étant donné que les coûts de gestion et de stockage sont déjà couverts par d’autres prélèvements, et alors que, par ailleurs, l’affectation des recettes de ces prélèvements n’est pas clairement précisée et que les entreprises susmentionnées sont tenues d’assumer la responsabilité civile en résultant à concurrence de 1,2 milliard d’euros ?

3)

L’article 3, paragraphe 2, de la directive [2009/72], selon lequel les obligations de service public à imposer dans l’intérêt économique général, y compris la protection de l’environnement, doivent être définies de manière claire, transparente, non discriminatoire et contrôlable, est-il respecté alors que l’objectif environnemental et les traits caractéristiques des taxes environnementales ne trouvent pas de concrétisation dans la partie contraignante de la loi ?

4)

Les principes du “pollueur-payeur”, visé à l’article 191, paragraphe 2, [TFUE], d’égalité et de non-discrimination, visés aux articles 20 et 21 de la [Charte] et les articles 3 et 5 de la directive 2005/89, en ce qu’ils visent à assurer “le bon fonctionnement du marché intérieur de l’électricité” et exhortent les États membres à veiller à ce que “toute mesure adoptée conformément à la présente directive ne soit pas discriminatoire et ne constitue pas une charge déraisonnable pour les acteurs du marché”, s’opposent-ils à une législation nationale qui fait supporter le financement du déficit tarifaire par l’ensemble des entreprises du secteur de l’électricité, mais soumet les entreprises de production d’électricité nucléaire (outre les entreprises productrices d’hydroélectricité tenues pour renouvelables) à des prélèvements fiscaux particulièrement élevés, de sorte que la pression fiscale est plus forte à leur égard qu’à celui des autres entreprises sur le marché de l’énergie, qui ne sont pas soumises à ces prélèvements, alors même que certaines sont davantage polluantes, en les justifiant par des motifs de protection de l’environnement compte tenu des risques et des incertitudes que font peser les activités nucléaires, sans préciser les coûts ni la destination environnementale des recettes de ces prélèvements, et alors que la gestion et le stockage des déchets font l’objet d’autres prélèvements et que les entreprises de production d’électricité nucléaire assument la responsabilité civile, dans la mesure où cette loi fausse la libre concurrence exigée dans un marché intérieur libéralisé puisqu’elle favorise les autres opérateurs de la production d’électricité qui ne sont pas soumis à des taxes environnementales lorsqu’ils utilisent des sources de production davantage polluantes ?

5)

L’article 191, paragraphe 2, [TFUE], à savoir le “principe du pollueur‑payeur”, s’oppose-t-il à une taxe sur la production de combustible nucléaire usé et de déchets radioactifs résultant de la production d’électricité nucléaire pesant sur la seule industrie de production d’électricité nucléaire, à l’exclusion de tout autre secteur pouvant produire de tels déchets, ce qui signifie que d’autres entreprises qui réalisent une activité en utilisant du matériel ou des sources nucléaires ne sont pas taxées, qui pourtant ont un impact sur l’environnement à protéger ? »

20.

Des observations écrites ont été déposées par les requérantes au principal, le gouvernement espagnol et la Commission européenne. En outre, ces parties ont toutes présenté des observations orales lors de l’audience du 28 février 2018.

V. Analyse

21.

Ainsi que la Cour l’a demandé, je limiterai mes observations, dans les présentes conclusions, aux deux premières questions soumises à titre préjudiciel par le Tribunal Supremo (Cour suprême). J’analyserai ces questions dans la mesure où elles concernent l’interprétation de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72, étant donné que les autres dispositions invoquées à leur appui sont irrecevables ou inutiles.

22.

En effet, premièrement, l’interprétation de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 constitue l’objet de la troisième question préjudicielle. Deuxièmement, il n’est pas nécessaire d’interpréter les articles 20 et 21 de la Charte, dès lors que le principe de non-discrimination a trouvé son expression pratique, s’agissant du marché de l’électricité, à l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72. Troisièmement, l’article 191, paragraphe 2, TFUE prévoit que la politique de l’Union dans le domaine de l’environnement vise un niveau de protection élevé et est fondée, notamment, sur le principe du pollueur-payeur. Cette disposition se borne ainsi à définir les objectifs généraux de l’Union en matière d’environnement dans la mesure où l’article 192 TFUE confie au législateur de l’Union le soin de décider de l’action à entreprendre en vue de réaliser ces objectifs. Par conséquent, ainsi que le gouvernement espagnol et la Commission l’ont souligné à juste titre, dès lors que l’article 191, paragraphe 2, TFUE, lequel contient le principe du pollueur-payeur, s’adresse à l’action de l’Union, cette disposition ne saurait être invoquée en tant que telle par des particuliers aux fins d’exclure l’application d’une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, intervenant dans un domaine relevant de la politique de l’environnement lorsque n’est applicable aucune réglementation de l’Union adoptée sur le fondement de l’article 192 TFUE couvrant spécifiquement la situation concernée ( 6 ). Il convient de noter que ni la directive 2009/72 ni la directive 2005/89 (également invoquée par la juridiction de renvoi) n’ont été adoptées sur la base de l’article 175 CE, soit désormais l’article 192 TFUE.

23.

Dans ces circonstances, j’estime que les deux premières questions préjudicielles peuvent faire l’objet d’une réponse conjointe, étant entendu que, par ces questions, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72 doit être interprété en ce sens qu’il fait obstacle à une législation nationale, telle que celle en cause au principal, établissant des taxes sur la production et le stockage de combustible et de déchets nucléaires, taxes qui ne sont imposées qu’aux entreprises d’électricité utilisant l’énergie nucléaire et dont l’objectif principal n’est pas de protéger l’environnement, mais d’augmenter le volume des recettes en vue de compenser le déficit tarifaire.

A.   Le champ d’application de la directive 2009/72

24.

Premièrement, il convient d’examiner si la directive 2009/72 est applicable à des taxes telles que celles sur les déchets nucléaires, en cause dans l’affaire au principal.

25.

Selon le gouvernement espagnol, cette directive se borne à établir des règles communes pour l’organisation du marché intérieur de l’électricité, sans affecter la compétence fiscale des États membres. Or, le gouvernement espagnol fait valoir que les taxes litigieuses dans l’affaire au principal ont été adoptées en vertu de cette compétence.

26.

Pour leur part, les requérantes et la juridiction de renvoi estiment, avec plus ou moins de détails et certaines spécificités, que les taxes sur les déchets nucléaires ont une incidence, quoique indirecte, sur l’accès des producteurs d’électricité nucléaire au marché de l’électricité sur un pied d’égalité avec les producteurs d’électricité non nucléaire. Ainsi, ces taxes affecteraient inévitablement les coûts supportés par les premiers, ce qui pourrait subséquemment avoir un impact sur leur participation quant aux conditions d’égale concurrence sur le marché de l’électricité. En imposant des taxes sur la production de combustible nucléaire usé, sur les déchets radioactifs résultant de la production d’électricité nucléaire, ainsi que sur le stockage de ce combustible et de ces déchets dans des installations centralisées, la législation nationale impose des obligations aux entreprises d’électricité nucléaire actives sur le marché de l’électricité et pourrait donc relever du champ d’application de la directive 2009/72, qui vise à établir des règles communes dans le contexte de ce marché.

27.

Je ne partage pas cette dernière interprétation du champ d’application de la directive 2009/72, pour les raisons suivantes.

28.

La portée d’une règle de droit de l’Union est déterminée par les méthodes ordinaires d’interprétation admises par la Cour. En d’autres termes, il convient d’examiner le libellé, l’économie ainsi que les objectifs de la directive 2009/72 ( 7 ).

29.

Premièrement, l’article 1er de la directive 2009/72 dispose que « [l]a présente directive établit des règles communes concernant la production, le transport, la distribution et la fourniture d’électricité, ainsi que des dispositions relatives à la protection des consommateurs, en vue de l’amélioration et de l’intégration de marchés de l’électricité compétitifs dans la Communauté» ( 8 ).

30.

Avec un tel libellé, la définition du champ d’application de la directive 2009/72 peut sembler vaste, en ce sens qu’elle engloberait toute la « vie » de l’électricité, de sa production jusqu’à sa fourniture au consommateur. Cependant, le législateur aborde ce processus dans une perspective spécifique, à savoir l’amélioration et l’intégration de marchés concurrentiels de l’électricité dans l’Union.

31.

Deuxièmement, bien que la directive 2009/72 poursuive un éventail plus large d’objectifs, tels que la protection du consommateur et de l’environnement ( 9 ), le marché intérieur est l’« objectif clé» ( 10 ). L’accent est encore mis sur l’accès transfrontalier pour les nouveaux fournisseurs d’électricité produite à partir de différentes sources d’énergie ainsi que pour les nouveaux producteurs d’énergie ( 11 ). Comme le précise le considérant 59 de la directive 2009/72, « [l]e développement d’un véritable marché intérieur de l’électricité, grâce à un réseau interconnecté dans toute la Communauté, devrait être l’un des objectifs principaux de la présente directive ». En d’autres termes, la directive 2009/72 vise essentiellement à établir un marché intérieur de l’électricité ouvert et concurrentiel, qui permet aux consommateurs de choisir librement leurs fournisseurs et à ces fournisseurs de fournir librement leurs produits à leurs clients, ainsi qu’à créer des conditions de concurrence équitables sur ce marché, à garantir une sécurité d’approvisionnement en électricité et une politique durable en matière de changement climatique ( 12 ).

32.

Troisièmement, les taxes sur les déchets nucléaires en cause au principal ne concernent pas la production ou la consommation d’électricité, mais le combustible nucléaire usé et les déchets radioactifs résultant de la production d’électricité nucléaire (et le stockage de ce combustible et de ces déchets). L’on peut évidemment admettre que le combustible nucléaire usé et les déchets nucléaires sont inhérents au processus de production d’énergie nucléaire ( 13 ). Toutefois, cela ne constitue pas un motif suffisant pour tomber dans le champ d’application de la directive 2009/72.

33.

En effet, si le terme « production » est utilisé à l’article 1er de la directive 2009/72 et défini à l’article 2, paragraphe 1, de celle-ci comme visant la « production d’électricité », ce concept est développé au chapitre III de ladite directive. Or, à cet égard, il convient de noter que le concept de « production » est limité aux règles régissant la construction de nouvelles installations de production et les appels d’offres pour la fourniture de nouvelles capacités.

34.

En outre – et c’est peut-être l’élément le plus fondamental – même en admettant qu’une taxe telle que celles sur les déchets nucléaires soit susceptible d’avoir un impact sur l’accès des producteurs d’énergie nucléaire au marché de l’électricité, la directive 2009/72 ne comporte aucune règle en matière de fiscalité.

35.

Il n’aurait pas pu en être autrement, dès lors que la directive 2009/72 a été adoptée sur la base de l’article 95, paragraphe 1, CE (actuellement article 114 TFUE), conformément à la procédure visée à l’article 251 CE, et dès lors que le deuxième paragraphe dudit article 95 CE prévoyait que le premier paragraphe ne s’appliquait pas aux dispositions fiscales.

36.

La volonté des États membres de conserver la compétence fiscale dans le domaine de l’électricité est devenue encore plus claire depuis l’adoption du traité de Lisbonne. En effet, alors que l’article 194, paragraphe 2, TFUE dispose que les mesures visant à atteindre les objectifs de la politique de l’Union en matière d’énergie sont adoptées selon la procédure législative ordinaire, le troisième paragraphe de cet article indique que le Conseil statue conformément à une procédure législative spéciale, à l’unanimité et après consultation du Parlement européen, lorsque les mesures en cause sont « essentiellement de nature fiscale ».

37.

Comme je l’ai déjà indiqué, j’estime donc que le champ d’application de la directive 2009/72 se limite à la production, au transport, à la distribution et à la fourniture d’électricité. Dans ce contexte, la question de l’harmonisation fiscale revêt une certaine importance. En l’occurrence, une mesure législative a été adoptée au niveau de l’Union. Il est vrai que l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72 établit simplement une règle de non-discrimination. Cependant, étant donné que cet article énonce une règle d’application du droit de l’Union, il se doit d’être considéré comme une mesure d’harmonisation.

38.

Néanmoins, étant donné que l’Union n’était pas compétente, au titre de l’article 95, paragraphe 1, CE (désormais article 114 TFUE), pour adopter une telle mesure fiscale, si l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72 devait trouver à s’appliquer à une mesure fiscale nationale, il serait, par définition, illégal. À ce titre, il est nécessaire de donner à cette disposition législative une interprétation plus restrictive que ce que le caractère général de son libellé pourrait éventuellement suggérer. Toute autre conclusion aboutirait à une extension du champ d’application de cette directive et nécessiterait, selon moi, d’invoquer l’exercice, par l’Union, d’une compétence fiscale qu’elle ne possède tout simplement pas. Ainsi, si ladite directive devait être interprétée de façon à rendre ce principe de non-discrimination applicable à des taxes sur le marché de l’électricité, elle devrait être qualifiée, en substance, de mesure fiscale pour laquelle l’Union n’était pas compétente, eu égard aux termes de l’article 114 TFUE.

39.

À la lumière des considérations qui précèdent, je n’ai d’autre choix que de conclure que l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72 doit être interprété en ce sens qu’il n’est pas applicable à des taxes telles que celles en cause au principal.

B.   À titre subsidiaire, sur la question de la discrimination

40.

À supposer que la Cour ne partage pas cette interprétation du champ d’application de la directive 2009/72 et qu’elle conclue que cette directive est applicable aux taxes sur les déchets nucléaires, je propose à présent d’examiner, à titre subsidiaire, si l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72 doit être interprété en ce sens qu’il fait obstacle à des taxes du type de celles adoptées par le Royaume d’Espagne en l’espèce. La suite des présentes conclusions s’appuie par conséquent sur la prémisse – contraire à ma propre position – selon laquelle l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72 s’applique en l’espèce.

1. Le champ d’application de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72 et les obligations de service public

41.

Aux termes de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72, « [l]es États membres, sur la base de leur organisation institutionnelle et dans le respect du principe de subsidiarité, veillent à ce que les entreprises d’électricité, sans préjudice du paragraphe 2, soient exploitées conformément aux principes de la présente directive, en vue de réaliser un marché de l’électricité concurrentiel, sûr et durable sur le plan environnemental, et s’abstiennent de toute discrimination pour ce qui est des droits et des obligations de ces entreprises» ( 14 ).

42.

Bien que cet article soit intitulé « Obligations de service public et protection des consommateurs », je ne pense pas que l’interdiction de discrimination consacrée à l’article 3, paragraphe 1, de cette directive se limite au domaine des « obligations de service public » ou de la protection du consommateur.

43.

Premièrement, la portée de cet article est bien plus étendue que son intitulé. Manifestement, il permet aux États membres d’imposer aux entreprises du secteur de l’électricité, dans l’intérêt économique général, des obligations de service public ( 15 ) et il prévoit des mesures en faveur des consommateurs, telles que des obligations d’information par exemple ( 16 ). Cependant, cet article exige également des États membres qu’ils prennent d’autres mesures visant, par exemple, à atteindre les objectifs en matière de cohésion économique et sociale et de protection de l’environnement ou à assurer la mise en place d’un mécanisme indépendant, comme un médiateur de l’énergie ou un organisme de consommateurs, de façon à assurer un traitement efficace des plaintes et le règlement extrajudiciaire des litiges ( 17 ).

44.

Deuxièmement, ainsi que la Cour l’a déjà affirmé dans le contexte de la précédente directive concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité ( 18 ), les dispositions qui se réfèrent au principe de non-discrimination dans cette directive « sont des expressions particulières du principe général d’égalité» ( 19 ).

45.

À la lumière des considérations qui précèdent, je considère que, si la directive 2009/72 est applicable aux taxes telles que celles sur les déchets nucléaires, alors l’article 3, paragraphe 1, de ladite directive, en tant qu’expression particulière du principe général d’égalité, est aussi applicable à leur égard.

2. La discrimination

46.

Selon une jurisprudence constante, l’interdiction de la discrimination exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié ( 20 ). Une différence de traitement est justifiée dès lors qu’elle est fondée sur un critère objectif et raisonnable, c’est-à-dire lorsqu’elle est en rapport avec un but légalement admissible poursuivi par la législation en cause, et que cette différence est proportionnée au but poursuivi par le traitement concerné ( 21 ).

47.

Pour être catégorisées comme « comparables » ou « différentes », les situations en cause doivent être examinées à la lumière des objectifs de la mesure concernée ( 22 ). En effet, selon une jurisprudence constante de la Cour, « l’exigence tenant au caractère comparable des situations aux fins de déterminer l’existence d’une violation du principe d’égalité de traitement doit être appréciée au regard de l’ensemble des éléments qui les caractérisent et notamment à la lumière de l’objet et du but de la législation nationale qui institue la distinction en cause» ( 23 ).

48.

Certes, dans une situation où ce n’est pas le principe général d’égalité de traitement qui est en cause, mais une disposition qui lui donne un contenu concret, l’on peut se poser la question de savoir si le caractère comparable des deux situations ne devrait pas être apprécié à la lumière de l’objectif poursuivi par ladite disposition, plutôt qu’à la lumière de la législation nationale instaurant la discrimination alléguée.

49.

Selon moi, la réponse à cette question dépend de la manière dont le principe d’égalité de traitement est évoqué dans la disposition qui lui donne un contenu concret. Si cette dernière prévoit expressément que deux catégories de personnes doivent être traitées de manière identique, les juridictions nationales sont tenues de considérer que leurs situations sont comparables. Cependant, si une directive indique simplement que les États membres ne doivent pas faire de discrimination entre certaines catégories de personnes, ces États membres sont tenus de ne pas traiter toutes les personnes comme étant dans une même situation, mais ils se doivent d’assurer, dans l’exercice de leurs compétences normatives, qu’ils ne créent pas de distinction arbitraire et que l’essence de l’égalité de traitement est ainsi préservée.

50.

En l’espèce, dès lors que l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72 ne prévoit pas que tous les producteurs d’électricité doivent être traités de manière identique, mais plutôt que « les États membres […] s’abstiennent de toute discrimination pour ce qui est des droits et des obligations de ces entreprises [d’électricité] », j’estime que le caractère comparable des situations devrait être établi uniquement à la lumière de l’objet de la législation nationale en cause et de l’objectif poursuivi.

51.

Par conséquent, il est nécessaire de déterminer si la situation des centrales nucléaires est comparable à celle d’autres producteurs d’énergie, eu égard à l’objectif poursuivi par la législation nationale litigieuse.

52.

Selon le préambule de la loi 15/2012, l’instauration de taxes sur les déchets nucléaires est justifiée par la spécificité de la production d’électricité nucléaire sur le plan de l’environnement et de la sécurité.

53.

Dans ce contexte, je voudrais souligner que la Cour a déjà jugé, dans l’affaire Kernkraftwerke Lippe-Ems (C‑5/14), que « les productions d’électricité autres que celles utilisant du combustible nucléaire […] ne se trouvent pas, au regard de l’objectif visé par ce régime, dans une situation factuelle et juridique comparable à celle des productions d’électricité utilisant du combustible nucléaire, celles-ci étant les seules à générer des déchets radioactifs provenant d’une telle utilisation» ( 24 ). Il convient de relever que la disposition nationale en cause dans ladite affaire poursuivait un objectif analogue à celui des taxes sur les déchets nucléaires en cause en l’espèce, puisqu’il s’agissait d’une taxe sur l’utilisation de combustible nucléaire aux fins de la production industrielle d’électricité qui contribuait, dans le contexte d’un assainissement budgétaire et en application du principe du pollueur‑payeur, à la réduction de la charge que représentait pour le budget fédéral allemand la réhabilitation nécessaire d’un site minier spécifique dans lequel étaient stockés des déchets radioactifs provenant de l’utilisation de combustible nucléaire ( 25 ).

54.

Même si ce raisonnement de la Cour dans le cadre de l’affaire Kernkraftwerke Lippe-Ems (C‑5/14) est intervenu dans la partie de l’arrêt portant sur la conformité de la règle de droit national à l’article 107 TFUE, je ne perçois pas pourquoi les conclusions de la Cour quant au caractère comparable des situations des producteurs d’énergie sous l’angle de leur incidence environnementale ne devraient pas également s’appliquer au cas d’espèce. Celui‑ci porte aussi sur des taxes relatives à l’utilisation de combustible nucléaire (puisque les taxes sur les déchets nucléaires concernent le combustible nucléaire usé et les déchets radioactifs), mises en place en raison de préoccupations portant notamment sur les difficultés environnementales et sécuritaires associées à ce type de déchets.

55.

À la lumière des considérations qui précèdent, je partage le point de vue de la Commission et j’estime que l’énergie nucléaire n’est pas dans une situation comparable à celle d’autres sources d’électricité au regard de la protection de l’environnement, en raison des risques spécifiques qu’elle implique en termes de santé et de sécurité, et ce en particulier quant au traitement et au stockage des déchets nucléaires qu’elle génère. Toutefois, cet élément n’est pas nécessairement décisif en soi car, en réalité, la tâche de la juridiction de renvoi dans de telles circonstances consiste à évaluer si, en tenant pleinement compte de la marge d’appréciation dont jouit l’État dans de telles situations, cette différence de traitement fiscal peut véritablement être justifiée au titre des difficultés particulières et distinctives, sur le plan environnemental et sécuritaire, associées à la production d’énergie nucléaire.

56.

À cet égard, il convient de rappeler que, dans le contexte des renvois préjudiciels, la Cour n’est pas compétente pour statuer quant à la validité ou à l’interprétation de dispositions de droit national, comme elle pourrait le faire en vertu de l’article 258 TFUE. Il appartient en dernier ressort au juge national, qui est seul compétent pour apprécier les faits en cause au principal et pour interpréter la législation nationale, de déterminer si tel est le cas en l’espèce. Toutefois, dans le cadre d’un renvoi préjudiciel, la Cour, appelée à fournir au juge national des réponses utiles, est compétente pour donner des indications tirées du dossier de l’affaire au principal ainsi que des observations qui lui ont été soumises, susceptibles de permettre à la juridiction de renvoi de statuer ( 26 ).

57.

À cet égard, la juridiction de renvoi et les requérantes soulèvent des doutes sérieux quant à la justification environnementale apparente de cette législation et suggèrent que le fondement réel de cette dernière réside uniquement dans la nécessité de lever des fonds afin de réduire le déficit tarifaire. En d’autres termes, la finalité essentielle des taxes sur les déchets nucléaires semble être l’augmentation du volume des recettes publiques générées par le système financier du secteur de l’électricité.

58.

Si cet élément devait effectivement être confirmé par un constat de la juridiction de renvoi, alors la situation serait certes différente. En effet, eu égard à la situation particulière du déficit tarifaire en Espagne et à la nécessité de réduire celui-ci, tous les producteurs d’énergie sont dans une situation comparable, dès lors que ledit déficit résulte de la différence entre les recettes que les entreprises d’électricité espagnoles perçoivent auprès des consommateurs et les coûts de fourniture d’électricité reconnus par la réglementation nationale.

59.

Dans ce contexte, il convient d’admettre que, d’une part, le fait qu’il existe plusieurs autres obligations visant à couvrir les risques liés à la production d’électricité nucléaire ( 27 ) et, d’autre part, le fait que la deuxième disposition additionnelle de la loi 15/2012 prévoit que les lois de finances générales de l’État affectent au financement des coûts du système électrique, entre autres, un montant équivalent à l’estimation des montants annuellement perçus par l’État au titre des prélèvements et redevances inclus dans ladite loi 15/2012, constituent des éléments susceptibles de mettre sérieusement en doute la justification environnementale exposée dans le préambule de la loi 15/2012.

60.

Tous ces éléments tendraient à remettre en cause la justification apparente de la taxe sur les producteurs d’électricité nucléaire (entre autres, la nécessité de répondre à des préoccupations spécifiques et particulières en matière d’environnement). Si la juridiction de renvoi devait poser un tel constat, cela tendrait à suggérer que, en se faisant passer pour une mesure environnementale, cette taxe opère, en réalité, comme une forme de mesure fiscale spécifique ayant pour effet de créer une discrimination à l’égard des producteurs nucléaires, en soumettant ceux-ci à une taxation plus élevée par rapport aux autres producteurs d’électricité, ce traitement différencié n’étant pas objectivement justifié par des préoccupations environnementales appropriées.

61.

Cependant, c’est à la juridiction de renvoi qu’il appartient d’apprécier si la finalité de la loi en cause au principal est réellement liée à la protection de l’environnement et à la sécurité et, le cas échéant, en tenant pleinement compte de la marge d’appréciation de l’État membre à cet égard, de déterminer si le traitement fiscal différencié des producteurs d’électricité est objectivement justifiable aux fins de l’interprétation de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72. En effet, si la protection de l’environnement peut, sans nul doute, être considérée comme un critère objectif et raisonnable dans le domaine du marché intérieur de l’électricité – ainsi qu’en témoigne explicitement le libellé de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 ou de l’article 194, paragraphe 1, TFUE –, la différence de traitement n’est justifiée que lorsqu’elle est en rapport avec le but légalement admissible ( 28 ).

VI. Conclusion

62.

Par conséquent, je propose à la Cour d’apporter la réponse suivante aux deux premières questions posées par le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne) :

L’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72/CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 juillet 2009, concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité et abrogeant la directive 2003/54/CE, doit être interprété en ce sens qu’il n’est pas applicable à des taxes telles que celles en cause au principal, qui sont des taxes sur la production de combustible nucléaire usé et de déchets radioactifs résultant de la production d’électricité nucléaire, ainsi que sur le stockage de ce combustible et de ces déchets dans des installations centralisées.

À titre subsidiaire,

L’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72 doit être interprété en ce sens qu’il ne fait pas obstacle, en principe, à une législation nationale telle que les taxes en cause au principal, dès lors que la situation des entreprises d’électricité utilisant l’énergie nucléaire n’est pas comparable à celle des autres producteurs d’électricité, au regard de la protection de l’environnement et de la sécurité.

Cependant, c’est à la juridiction de renvoi qu’il incombe d’apprécier si la finalité de la loi en cause au principal est véritablement en rapport avec la protection de l’environnement et la sécurité et, le cas échéant, d’apprécier si la différence de traitement, à des fins fiscales, entre les différents types de producteurs d’électricité est objectivement justifiée par ces préoccupations environnementales.


( 1 ) Langue originale : l’anglais.

( 2 ) JO 2009, L 211, p. 55.

( 3 ) JO 2006, L 33, p. 22.

( 4 ) BOE no 312, du 28 décembre 2012, p. 88081.

( 5 ) Le « déficit tarifaire » correspond à la différence entre les recettes que les entreprises d’électricité espagnoles perçoivent auprès des consommateurs et les coûts de fourniture d’électricité reconnus par la réglementation nationale.

( 6 ) Voir, en ce sens, arrêts du 9 mars 2010, ERG e.a. (C‑379/08 et C‑380/08, EU:C:2010:127, points 38 et 39), et du 4 mars 2015, Fipa Group e.a. (C‑534/13, EU:C:2015:140, points 39 et 40).

( 7 ) Voir, en ce sens, arrêt du 7 février 1985, Abels (135/83, EU:C:1985:55, point 13), et conclusions de l’avocat général Léger dans l’affaire Berliner Kindl Brauerei (C‑208/98, EU:C:1999:537, point 32).

( 8 ) Italique ajouté par mes soins.

( 9 ) Voir considérants 42, 43 et 51 de la directive 2009/72. Voir également, en ce sens, Johnston, A., et Block, G., EU Energy Law, Oxford, Oxford University Press, 2012, no 2.45.

( 10 ) Voir Delvaux, B., EU Law and the Development of a Sustainable, Competitive and Secure Energy Policy, Cambridge-Antwerp-Portland, Intersentia, 2013, no 141.

( 11 ) Voir considérants 8 et 39 de la directive 2009/72.

( 12 ) Voir considérants 3 à 5 et 7 de la directive 2009/72.

( 13 ) Voir considérants 19 et 20 de la directive 2011/70/Euratom du Conseil, du 19 juillet 2011, établissant un cadre communautaire pour la gestion responsable et sûre du combustible usé et des déchets radioactifs (JO 2011, L 199, p. 48) et considérant i) de la convention commune sur la sûreté de la gestion du combustible usé et sur la sûreté de la gestion des déchets radioactifs adoptée par l’Agence internationale de l’énergie atomique le 5 septembre 1997.

( 14 ) Italique ajouté par mes soins.

( 15 ) Voir article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72.

( 16 ) Voir article 3, paragraphe 5, de la directive 2009/72.

( 17 ) Voir article 3, paragraphes 10 et 13, de la directive 2009/72.

( 18 ) Directive 2003/54/CE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2003, concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité et abrogeant la directive 96/92/CE (JO 2003, L 176, p. 37).

( 19 ) Voir arrêt du 29 septembre 2016, Essent Belgium (C‑492/14, EU:C:2016:732, point 79). Voir également, pour une application implicite de ce raisonnement, s’agissant de l’article 15, paragraphe 7, et de l’article 37, paragraphe 6, sous b), de la directive 2009/72, arrêt du 28 novembre 2018, Solvay Chimica Italia e.a. (C‑262/17, C‑263/17 et C‑273/17, EU:C:2018:961, points 64 et 66).

( 20 ) Voir, en ce sens, arrêt du 7 mars 2017, RPO (C‑390/15, EU:C:2017:174, point 41).

( 21 ) Voir, en ce sens, arrêt du 29 septembre 2016, Essent Belgium (C‑492/14, EU:C:2016:732, point 81).

( 22 ) Lenaerts, K., et Van Nuffel, P., European Union Law, troisième édition, Londres, Sweet & Maxwell, 2011, no 7-061.

( 23 ) Arrêt du 22 janvier 2019, Cresco Investigation (C‑193/17, EU:C:2019:43, point 42). Voir également, entre autres, arrêts du 1er octobre 2015, O (C‑432/14, EU:C:2015:643, point 32), et du 26 juin 2018, MB (Changement de sexe et pension de retraite) (C‑451/16, EU:C:2018:492, point 42).

( 24 ) Arrêt du 4 juin 2015 (C‑5/14, EU:C:2015:354, point 79).

( 25 ) Voir arrêt du 4 juin 2015, Kernkraftwerke Lippe-Ems (C‑5/14, EU:C:2015:354, point 78).

( 26 ) Voir, en ce sens, arrêt du 6 décembre 2018, Montag (C‑480/17, EU:C:2018:987, point 34).

( 27 ) Selon la juridiction de renvoi, les ressources publiques nécessaires pour rendre possibles et viables la gestion et le stockage des déchets radioactifs seraient assurées, à tout le moins, par quatre taxes visant à soutenir le Fondo nacional para la financiación de las actividades del Plan General de Residuos Radioactivos (Fonds national pour le financement des activités menées dans le cadre du plan général sur les déchets radioactifs) (point 8.3, p. 26, de la demande de décision préjudicielle dans l’affaire C‑80/18). La juridiction de renvoi invoque également l’obligation des producteurs d’énergie nucléaire d’assumer une responsabilité civile allant jusqu’à 1,2 milliard d’euros. En sus de ces obligations, Endesa fait également valoir que les centrales nucléaires en Espagne sont soumises à des taxes visant à financer le Conseil de sécurité nucléaire, ainsi qu’à des taxes visant à financer l’affectation d’un corps de sécurité de l’État aux fins de garantir la sécurité des centrales.

( 28 ) Voir, en ce sens, arrêt du 29 septembre 2016, Essent Belgium (C‑492/14, EU:C:2016:732, point 81).

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