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Document 62015CC0070

Conclusions de l'avocat général Mme J. Kokott, présentées le 7 avril 2016.

Court reports – general

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2016:226

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

MME JULIANE KOKOTT

présentées le 7 avril 2016 ( 1 )

Affaire C‑70/15

Emmanuel Lebek

contre

Janusz Domino

[demande de décision préjudicielle

formée par le Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne)]

«Demande de décision préjudicielle — Coopération judiciaire en matière civile — Règlement (CE) no 44/2001 — Article 34, point 2 — Possibilité d’introduire un recours contre une décision — Règlement (CE) no 1393/2007 — Article 19 — Demande de relevé de la forclusion»

I – Introduction

1.

Pour la deuxième fois cette année, la Cour est appelée à se pencher sur la question des objections que le défendeur peut, en application du règlement (CE) no 44/2001 ( 2 ), faire valoir contre une demande de déclaration constatant la force exécutoire d’une décision de justice. Tandis que le grief tiré de l’ordre public prévu à l’article 34, point 1, de ce même règlement est au centre de l’affaire Meroni ( 3 ), la présente affaire porte, quant à elle, sur la disposition de l’article 34, point 2, dudit règlement, qui joue un rôle encore plus important dans la pratique. Cette disposition établit dans quelles conditions des irrégularités entachant la signification ou la notification de l’acte introductif d’instance peuvent faire obstacle à la reconnaissance d’un jugement et à la constatation de sa force exécutoire, ultérieurement, dans un autre État membre.

2.

Le concept de base de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 a son origine dans la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale ( 4 ), mais la teneur normative de cette disposition s’est considérablement modifiée depuis cette convention. Sous l’empire de la convention de Bruxelles, les irrégularités entachant la signification ou la notification de l’acte introductif d’instance constituaient encore un obstacle systématique à la reconnaissance de la décision de justice rendue ensuite. Le règlement no 44/2001 retient en revanche une approche plus favorable au demandeur. En effet, il lève cet obstacle à la reconnaissance dès lors que le défendeur, même s’il n’a pas pu se défendre efficacement dans l’État d’origine avant le prononcé de la décision, faute, par exemple, d’avoir été convoqué en temps utile, aurait pu introduire un recours contre la décision litigieuse dans l’État d’origine, après le prononcé de celle-ci, mais ne l’a pas fait.

3.

L’affaire ici soumise à la Cour apporte une nouvelle facette à l’étude de cas en matière de reconnaissance des jugements rendus par défaut dans la mesure où, en l’espèce, l’exercice d’un recours dans l’État d’origine n’était déjà plus possible en raison de l’expiration du délai, mais où une procédure de relevé de la forclusion était envisageable.

4.

Les questions qui sont au cœur de la présente affaire portent sur le point de savoir si l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 exige du défendeur, s’il veut pouvoir échapper à une déclaration ultérieure constatant la force exécutoire dans un autre État membre, qu’il livre d’abord bataille pour obtenir la réouverture du délai de recours dans l’État d’origine au moyen d’une procédure de relevé de la forclusion, ainsi que sur les délais qui, le cas échéant, s’appliquent en la matière.

II – Cadre juridique

5.

Le cadre juridique dans lequel s’inscrit la présente affaire en droit de l’Union est déterminé par le règlement no 44/2001 et le règlement (CE) no 1393/2007 ( 5 ).

A – Le règlement no 44/2001

6.

Aux termes de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, une décision n’est pas reconnue si « l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent n’a pas été signifié ou notifié au défendeur défaillant en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre, à moins qu’il n’ait pas exercé de recours à l’encontre de la décision alors qu’il était en mesure de le faire ».

7.

Aux termes de l’article 45, paragraphe 1, première phrase, du règlement no 44/2001, la « juridiction saisie d’un recours prévu à l’article 43 […] ne peut refuser ou révoquer une déclaration constatant la force exécutoire que pour l’un des motifs prévus aux articles 34 et 35 ».

B – Le règlement no 1393/2007

8.

L’article 1er du règlement no 1393/2007 détermine le champ d’application dudit règlement de la manière suivante :

« Le présent règlement est applicable en matière civile et commerciale, lorsqu’un acte judiciaire ou extrajudiciaire doit être transmis d’un État membre à un autre pour y être signifié ou notifié […]

2.

Le présent règlement ne s’applique pas lorsque l’adresse du destinataire de l’acte n’est pas connue.

[…] »

9.

L’article 19, paragraphe 4, du règlement no 1393/2007 énonce ce qui suit :

« Lorsqu’un acte introductif d’instance ou un acte équivalent a dû être transmis dans un autre État membre aux fins de signification ou de notification, selon les dispositions du présent règlement, et qu’une décision a été rendue contre un défendeur qui n’a pas comparu, le juge a la faculté de relever le défendeur de la forclusion résultant de l’expiration des délais de recours, si les conditions ci-après sont réunies :

a)

le défendeur, sans qu’il y ait eu faute de sa part, n’a pas eu connaissance dudit acte en temps utile pour se défendre, ou connaissance de la décision en temps utile pour exercer un recours ; et

b)

les moyens du défendeur n’apparaissent pas dénués de tout fondement.

La demande tendant au relevé de la forclusion doit être formée dans un délai raisonnable à partir du moment où le défendeur a eu connaissance de la décision.

Chaque État membre a la faculté de préciser, conformément à l’article 23, paragraphe 1, que cette demande est irrecevable si elle n’est pas formée dans un délai qu’il indiquera dans sa communication, ce délai ne pouvant toutefois être inférieur à un an à compter du prononcé de la décision. »

III – Litige au principal et questions préjudicielles

10.

Le 8 avril 2010, le tribunal de grande instance de Paris (France) a condamné M. D., qui réside depuis l’année 1996 en Pologne, à verser mensuellement des aliments au demandeur, M. L. Le défendeur, M. D., n’avait pas comparu lors de la procédure devant la juridiction française. En effet, l’acte introductif d’instance ne lui était pas parvenu, parce que l’adresse parisienne indiquée par le demandeur aux fins des significations au défendeur était incorrecte et que M. D. ne pouvait pas y recevoir de significations.

11.

Ce n’est qu’au mois de juillet 2011 que M. D. a eu connaissance du jugement, lorsque la constatation de sa force exécutoire a été demandée en Pologne et que le Sąd Okręgowy w Jeleniej Górze (tribunal régional de Jelenia Góra, Pologne) lui a notifié une copie de la demande de déclaration constatant la force exécutoire, accompagnée d’une copie du jugement. Étant donné que, d’après les constatations établies par la juridiction polonaise ( 6 ), le délai de recours national contre le jugement français avait toutefois expiré, il n’a pas été fait droit à une première demande de déclaration constatant la force exécutoire en Pologne, y compris après le recours du demandeur ; la juridiction polonaise compétente s’est appuyée sur l’article 34, point 2, lu en combinaison avec l’article 45 du règlement no 44/2001, pour justifier le rejet de la demande.

12.

Au mois de mai 2012, le jugement litigieux a de nouveau été signifié à M. D. en tenant compte des dispositions du règlement no 1393/2007 et en indiquant à celui-ci qu’il pouvait demander le relevé de la forclusion dans un délai de deux mois à compter de la signification du jugement pour obtenir la réouverture du délai de recours expiré. Cette communication relative au relevé de la forclusion correspond au contenu de l’article 540 du code de procédure civile français. Toutefois, M. D. n’a ni engagé de procédure tendant au relevé de la forclusion en France ni introduit de recours contre le jugement litigieux.

13.

Dans ce contexte, une nouvelle demande de déclaration constatant la force exécutoire a été déposée en Pologne. Le demandeur, M. L., a fait valoir dans ce cadre que la nouvelle signification accompagnée de la communication relative au droit de demander le relevé de la forclusion avait ouvert au défendeur la faculté d’exercer un recours à l’encontre du jugement, dont celui-ci n’avait toutefois pas fait usage. Cette argumentation n’a toutefois pas été admise par le Sąd Apelacyjny we Wrocławiu (cour d’appel de Wrocław, Pologne) qui, dans une ordonnance du 27 mai 2013, a rejeté cette nouvelle demande de déclaration constatant la force exécutoire du jugement. À titre de motivation, celui-ci a indiqué que le simple droit de demander le relevé de la forclusion n’équivalait pas au fait d’être en mesure d’exercer un recours contre le jugement au sens de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001. Selon lui, le défendeur n’est en mesure d’exercer un recours contre le jugement, au sens de cette disposition, que s’il a reçu signification ou notification, dans le délai de recours, du jugement et de ses motifs, ainsi que de la communication relative aux voies de recours.

14.

Le demandeur a introduit auprès de la juridiction de renvoi un pourvoi en cassation contre cette ordonnance. La juridiction de renvoi s’interroge notamment sur le point de savoir s’il peut être considéré qu’un relevé de la forclusion est possible dans la présente affaire, étant donné que la République française, dans la communication visée à l’article 23, paragraphe 1, du règlement no 1393/2007, a indiqué que la demande tendant au relevé de la forclusion est irrecevable si elle n’est pas formée dans le délai d’un an à compter du prononcé de la décision, laquelle a été rendue au mois d’avril 2010.

15.

Compte tenu de ces éléments, la juridiction de renvoi a sursis à statuer et a soumis à la Cour les questions ci-dessous, aux fins d’une décision à titre préjudiciel :

« 1)

Convient-il d’interpréter l’article 34, point 2, du règlement […] no 44/2001 […] en ce sens que, en tant qu’il mentionne le fait d’être en mesure d’exercer un recours, il vise tant la situation dans laquelle ce recours peut être exercé dans le délai prévu en droit national que celle dans laquelle, ce délai étant déjà écoulé, il reste toutefois possible de présenter une demande tendant au relevé de la forclusion et ensuite – une fois celle-ci accueillie – de former le recours approprié ?

2)

Convient-il d’interpréter l’article 19, paragraphe 4, du règlement […] no 1393/2007 […] en ce sens qu’il exclut l’application des dispositions du droit national concernant la possibilité d’être relevé de la forclusion, ou bien en ce sens que le défendeur peut faire usage soit de la demande visée par cette disposition, soit de la procédure appropriée prévue par le droit national ? »

IV – Analyse des questions préjudicielles

A – Sur la première question préjudicielle

16.

Par sa première question, la juridiction de renvoi souhaite en substance savoir si l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas, après expiration du délai de recours national dans l’État d’origine, à une déclaration constatant la force exécutoire dès lors que le défendeur, par une procédure de relevé de forclusion, pouvait de nouveau obtenir la possibilité d’introduire un recours.

17.

Pour autant qu’ils répondent à la première question, les États membres qui ont participé à la présente procédure, de même que la Commission européenne, se prononcent dans leurs observations écrites en faveur d’une interprétation large de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001.

18.

En vertu d’une telle interprétation, le défendeur aurait fondamentalement l’obligation, dès lors que le relevé de la forclusion serait envisageable dans l’État d’origine, de reconquérir par ce moyen la faculté d’introduire un recours contre le jugement puis, une fois le relevé de la forclusion accordé, d’introduire un recours dans l’État d’origine. Dans le cas contraire, le défendeur devrait s’attendre à ne pas pouvoir se prévaloir de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 dans une procédure visant, dans un autre État membre, à une déclaration constatant le caractère exécutoire du jugement en question. Il semble que cette approche extensive et favorable à la reconnaissance soit également défendue par une partie de la doctrine et de la jurisprudence des États membres ( 7 ).

19.

Cette lecture ne découle toutefois pas nécessairement du libellé de la disposition qui, en effet, parle de recours « à l’encontre de la décision ». Strictement considérée, la procédure de relevé de forclusion n’est pas un recours au sens susmentionné. En effet, dans les cas de figure dans lesquels une procédure de relevé de la forclusion entre en ligne de compte, le défendeur n’est plus directement en mesure d’introduire un recours contre la décision en tant que telle.

20.

De même, des arguments tirés de l’économie du texte ne plaident pas nécessairement en faveur d’une solution consistant à imposer au défendeur, dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal, la charge de mettre en œuvre une procédure de relevé de la forclusion et à lui refuser, à défaut, la possibilité de se prévaloir de l’obstacle à la reconnaissance prévu à l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001.

21.

En particulier, on ne saurait à cet égard invoquer l’article 19, paragraphe 4, du règlement no 1393/2007, qui traite du relevé de la forclusion dans l’hypothèse d’une non-comparution du défendeur en cas de significations ou notifications transfrontalières. Il ne découle en effet de cette disposition aucun élément convaincant quant à la pertinence d’une procédure de relevé de la forclusion dans le cadre de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, lequel – à la différence, notamment, de l’article 26 du règlement précité – ne présente pas d’articulation avec le règlement no 1393/2007.

22.

D’une part, les champs d’application respectifs du règlement no 1393/2007 et de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, ici en cause, ne se recoupent pas intégralement parce que l’article 34 concerne aussi des obstacles à la reconnaissance pour des jugements dans le cadre desquels les significations ou les notifications n’ont pas été effectuées en application du règlement no 1393/2007. D’autre part, une lecture pratique de l’article 19, paragraphe 4, du règlement no 1393/2007 montre que celui-ci n’est pas applicable à la présente affaire. La disposition précitée concerne en effet expressément l’hypothèse dans laquelle un « acte introductif d’instance […] a dû être transmis dans un autre État membre aux fins de signification ou de notification, selon les dispositions du présent règlement, et ( 8 ) [dans laquelle] une décision a [ensuite] été rendue contre un défendeur ». Telle n’est pas la situation de départ dans l’affaire au principal, étant donné que l’acte introductif d’instance était destiné à être envoyé à une adresse parisienne et qu’il n’y avait donc aucune raison de procéder à une signification transfrontalière lors de l’engagement de la procédure en France. Ainsi, la première des deux conditions cumulatives sur lesquelles repose le régime de relevé de la forclusion de l’article 19, paragraphe 4, de ce règlement fait déjà défaut.

23.

Même si l’article 19, paragraphe 4, du règlement no 1393/2007 était applicable, on ne saurait déduire de cette disposition qu’il incombe au défendeur de mettre en œuvre une procédure de relevé de la forclusion. La règle de l’article 19, paragraphe 4, de ce règlement a en effet vocation à protéger le destinataire des significations et des notifications, et lui ouvre la possibilité de mettre en œuvre une procédure de relevé de forclusion dans certaines conditions, sans toutefois l’y obliger. Ainsi, elle tient compte de l’intérêt éventuel du destinataire des significations à réactiver de sa propre initiative une procédure entachée de significations irrégulières et à obtenir, le cas échéant, un rejet du recours ( 9 ). On ne saurait toutefois automatiquement déduire de l’article 19, paragraphe 4, du règlement no 1393/2007 que, dans le cadre de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, il incomberait au défendeur de mettre en œuvre une telle procédure de relevé de forclusion, sous peine de s’exposer, à défaut, au risque d’une déclaration constatant la force exécutoire du jugement.

24.

Pour répondre à la question de savoir si le fait d’être « en mesure [d’exercer un] recours » au sens de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 inclut également la mise en œuvre d’une procédure de relevé de forclusion, il convient plutôt de s’attacher au sens et à la finalité de cette disposition. Ce faisant, il convient de tenir compte du fait que le règlement no 44/2001 poursuit l’objectif de permettre une déclaration rapide et efficace de la force exécutoire des décisions de justice, tout en respectant les droits de la défense du défendeur ( 10 ). Par rapport à ce que permettait l’ancienne disposition de la convention de Bruxelles, il s’agissait essentiellement de priver le défendeur de la possibilité de se prévaloir de manière abusive, dans le cadre de la procédure de déclaration constatant la force exécutoire, de l’absence de signification de l’acte introductif d’instance, dans l’hypothèse où, le délai de recours n’ayant pas encore expiré, rien ne l’empêchait de se défendre contre la décision en question dans l’État d’origine. Ni le libellé de la disposition concernée ni les considérants du règlement n’indiquent clairement que le législateur aurait eu, au-delà, l’intention d’imposer également au défendeur l’obligation de mettre en œuvre une procédure de relevé de forclusion une fois le délai de recours expiré.

25.

Bien au contraire, des considérations tirées de l’exigence d’un procès équitable ( 11 ) s’opposent à une sollicitation excessive du libellé de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 et à une approche qui consisterait à considérer que le relevé de forclusion relève de la notion de « recours » au sens de cette disposition. En effet, une situation dans laquelle le défendeur, après l’écoulement du délai de recours, serait obligé de mettre en œuvre une procédure de relevé de forclusion dans l’État d’origine et s’exposerait, à défaut, au risque de voir la décision rendue à son encontre faire l’objet d’une déclaration constatant sa force exécutoire dans un autre État membre, irait à l’encontre du principe de l’égalité des armes entre le requérant et le défendeur, qui est un élément essentiel du procès équitable au sens de la jurisprudence de la Cour ( 12 ).

26.

Cela apparaît clairement lorsque l’on se rend compte que le défendeur, lorsqu’il introduit son recours avant l’expiration du délai de recours, conformément à l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, et, ainsi, exerce son droit d’être entendu dans l’État d’origine, se trouve en substance dans la même situation que celle dans laquelle il se serait trouvé si l’acte introductif d’instance lui avait été signifié en temps utile et s’il avait pu comparaître lors de la procédure en première instance : ce n’est qu’au titre d’une seule procédure qu’il doit alors engager dans l’État d’origine, le cas échéant, des frais de justice et d’avocat, et les questions débattues se limitent à l’objet du litige du jugement à exécuter.

27.

La situation se présente autrement lorsque le défendeur n’apprend qu’après l’expiration du délai de recours qu’un jugement a été rendu contre lui sans qu’il en ait eu connaissance. Étant donné qu’il n’est plus directement en mesure d’exercer un recours, il doit, pour attaquer le jugement dans l’État d’origine, tout d’abord rechercher les possibilités d’être relevé de forclusion, puis mettre en œuvre la procédure correspondante. C’est après seulement qu’il pourrait – à supposer que le relevé de la forclusion ait abouti – ensuite introduire son recours contre le jugement. À l’inverse de la situation décrite au point 26, le défendeur devrait alors assumer la charge de deux procédures (ainsi que les coûts y afférents) dont l’objet, par ailleurs, irait très au-delà des questions traitées dans le jugement, parce qu’il y aurait lieu d’apprécier la question supplémentaire du relevé de la forclusion. Si l’on considère, en outre, que, en plus des complications procédurales et de celles afférentes aux frais et dépens, des problèmes pratiques peuvent survenir, tels que la recherche d’avocats appropriés et des coûts de traduction, il apparaît clairement que le défendeur se trouverait dans une situation nettement plus défavorable que le demandeur dans le cas où il se verrait imposer la charge de mettre en œuvre une procédure de relevé de la forclusion pour faire obstacle à la déclaration constatant la force exécutoire. C’est tout particulièrement vrai en ce qui concerne les défendeurs juridiquement inexpérimentés et disposant de moyens financiers limités. Surtout lorsque le litige porte sur des sommes relativement modestes, de tels défendeurs, dissuadés par le risque de complexité procédurale et d’augmentation des frais et dépens, pourraient avoir tendance à accepter le risque d’une exécution, sans se défendre, pour s’épargner ainsi au moins des frais d’avocat et de procédure supplémentaires, dont l’utilité est difficile à apprécier dans le cas d’affaires se déroulant à l’étranger, a fortiori pour le profane.

28.

Il ressort de ces éléments que retenir qu’il incombe au défendeur de demander le relevé de la forclusion dans le cadre de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 perturberait sensiblement l’égalité des armes entre les parties, dans la mesure où il serait exigé du défendeur qu’il mène une procédure supplémentaire aux fins de la défense de ses intérêts.

29.

À cela s’ajoute le fait que, au niveau du droit primaire, tout ce qui tend à faciliter les déclarations constatant la force exécutoire dans des cas dans lesquels le défendeur n’a pas été entendu avant que le jugement soit rendu risque d’entrer en collision avec le principe du procès équitable. À ce propos, il convient de faire observer de façon générale que la disposition de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 est actuellement soumise à l’examen de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH ») qui, selon toute attente, se prononcera en grande chambre prochainement sur sa compatibilité avec l’article 6 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH ») dans l’affaire Avotiņš c. Lettonie. Dans cette affaire, également, il était question d’une décision qui risquait d’être déclarée exécutoire alors que le défendeur n’avait pas été entendu avant qu’elle soit rendue et contre laquelle il n’avait pas exercé de recours. Certes, dans la décision de chambre ( 13 ) rendue à une courte majorité en 2014 dans cette affaire, la Cour EDH avait en dernière analyse estimé que les dispositions de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, ainsi que la déclaration constatant sa force exécutoire, étaient encore compatibles avec l’article 6 de la CEDH, mais elle avait souligné que le défendeur – qui était l’auteur du recours à Strasbourg (France) – n’était tout de même pas totalement inexpérimenté dans la vie des affaires. Le raisonnement suivi par la Cour EDH dans cette affaire pour nier une infraction à l’article 6 de la CEDH, dans la mesure où il s’est rigoureusement attaché aux circonstances particulières de l’espèce, permet de supposer que la décision aurait pu être différente si le défendeur n’avait pas été un professionnel expérimenté.

30.

Même si les circonstances de l’affaire soumise à la Cour EDH ne coïncident pas en tous points avec la présente affaire, l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Avotiņš c. Lettonie doit au moins être vu comme un avertissement, rappelant qu’il convient de faire preuve de discernement lors de l’interprétation des obstacles à la reconnaissance prévus à l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 et de ne pas perdre de vue – à côté de l’exigence d’assurer la libre circulation des décisions de justice – les intérêts légitimes du défendeur. Cela signifie que, au-delà du contenu normatif impératif de cette disposition, le défendeur ne devrait pas se voir refuser la possibilité de faire valoir des obstacles à la reconnaissance.

31.

Conformément à cela, il n’y a pas de raison d’exiger d’un défendeur qui n’a pas été convoqué en temps utile qu’il livre d’abord bataille, en demandant le relevé de la forclusion, pour obtenir la réouverture d’un délai de recours qui a expiré, et de lui refuser, à défaut, la possibilité d’invoquer l’obstacle à la reconnaissance. Lorsque les délais de recours ont déjà expiré au moment où le défendeur prend connaissance de la décision qui le concerne, il est plutôt conforme à l’esprit de la disposition précitée de considérer que le défendeur n’a pas été en mesure d’exercer un recours à l’encontre de la décision.

32.

Par conséquent, il y a lieu de répondre à la première question préjudicielle qu’il convient d’interpréter l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 en ce sens que, en tant qu’il mentionne le fait d’être en mesure d’exercer un recours, il vise seulement la situation dans laquelle ce recours peut être exercé dans le délai prévu en droit national, mais non celle dans laquelle, ce délai étant déjà écoulé, il reste toutefois possible de présenter une demande tendant au relevé de la forclusion et ensuite – une fois celle-ci accueillie – de former le recours proprement dit.

B – Sur la seconde question préjudicielle

33.

Par sa seconde question, la juridiction de renvoi souhaite en substance savoir s’il convient d’interpréter l’article 19, paragraphe 4, du règlement no 1393/2007 en ce sens qu’il exclut l’application des dispositions du droit national concernant la possibilité d’être relevé de la forclusion, ou bien en ce sens que le défendeur peut faire usage soit de la demande visée par cette disposition, soit de la procédure appropriée prévue par le droit national.

34.

D’emblée, il convient de rappeler que, comme cela a été expliqué au point 22 ci-dessus, en l’absence de signification ou de notification transfrontalière de l’acte introductif d’instance, la disposition en question du règlement no 1393/2007 ne semble pas être applicable à la présente affaire. Il n’est donc répondu à cette question préjudicielle que dans l’hypothèse où la Cour considérerait que l’article 19, paragraphe 4, du règlement no 1393/2007 est applicable à la présente affaire.

35.

Dans cette éventualité, il y a lieu de constater que l’article 19 du règlement no 1393/2007 est applicable lorsque, dans le cas d’une signification ou d’une notification à l’étranger « selon les dispositions du présent règlement », le défendeur n’a pas comparu. Tout d’abord, l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 1393/2007 impose en principe au juge de surseoir à statuer le temps nécessaire pour vérifier que l’acte introductif d’instance est effectivement parvenu au défendeur. Ensuite, l’article 19, paragraphe 2, du règlement no 1393/2007 prévoit des exceptions à ce principe, qui permettent la poursuite de la procédure. Enfin, l’article 19, paragraphe 4, du règlement no 1393/2007 prévoit un régime de relevé de la forclusion « dans un délai raisonnable à partir du moment où le défendeur a eu connaissance de la décision », en faveur d’un défendeur qui, sans faute de sa part, n’a pas eu connaissance de l’acte introductif d’instance et ne s’est donc pas défendu, mais a néanmoins été condamné. L’article 19, paragraphe 4, troisième alinéa, du règlement no 1393/2007 laisse aux États membres la possibilité de prévoir un délai pour former la demande de relevé de la forclusion, lequel ne peut toutefois être inférieur à « un an à compter du prononcé de la décision ».

36.

La République française a indiqué dans la communication visée dans cette disposition qu’elle retenait ce délai d’un an et, par là même, a réglé de manière exhaustive la question du délai applicable pour demander un relevé de forclusion dans les cas visés à l’article 19, paragraphe 4, du règlement no 1393/2007. Cette règle exclut toute coexistence avec des dispositions du droit national qui, éventuellement, prévoiraient d’autres modalités, telles que, notamment, l’article 540 du code de procédure civile qui, pour le délai du relevé de forclusion, fait référence à la date de la signification du jugement et non – comme le règlement no 1393/2007 – au « prononcé de la décision ». Certes, la Commission a raison de relever que, dans certains cas, le régime du relevé de forclusion prévu par le règlement no 1393/2007 peut être moins favorable au défendeur que celui institué par le droit national. Il s’agit toutefois d’une conséquence inévitable de la communication de la République française dans laquelle celle-ci s’est exprimée en faveur du délai d’un an, et il faut donc l’accepter comme ayant été voulue par cet État membre.

37.

Il y aurait lieu, par conséquent, pour autant que l’article 19, paragraphe 4, du règlement no 1393/2007 est jugé applicable, de répondre à la seconde question préjudicielle qu’il convient d’interpréter ledit article 19, paragraphe 4, en ce sens qu’il exclut l’application des dispositions du droit national concernant la possibilité d’être relevé de la forclusion.

V – Conclusion

38.

À la lumière des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles de la manière suivante :

Il convient d’interpréter l’article 34, point 2, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale en ce sens que, en tant qu’il mentionne le fait d’être en mesure d’exercer un recours, il vise seulement la situation dans laquelle ce recours peut être exercé dans le délai prévu en droit national, mais non celle dans laquelle, ce délai étant déjà écoulé, il reste toutefois possible de présenter une demande tendant au relevé de la forclusion et, par la suite – une fois celle-ci accueillie – de former le recours proprement dit.

Il convient d’interpréter l’article 19, paragraphe 4, du règlement (CE) no 1393/2007 du Parlement européen et du Conseil, du 13 novembre 2007, relatif à la signification et à la notification dans les États membres des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile ou commerciale en ce sens que, dans le champ d’application de ce même règlement, il exclut l’application des dispositions du droit national concernant la possibilité d’être relevé de la forclusion.


( 1 ) Langue originale : l’allemand.

( 2 ) Règlement du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale [JO 2001, L 12, p. 1, dans sa version en l’espèce applicable, modifiée en dernier lieu par le règlement (CE) no 1103/2008 du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008 (JO 2008, L 304, p. 80)].

( 3 ) Voir, à ce sujet, les conclusions que nous avons présentées le 25 février 2016 dans l’affaire Meroni (C‑559/14, EU:C:2016:120).

( 4 ) JO 1972, L 299, p. 32, ci-après la « convention de Bruxelles ». Voir son article 27, point 2.

( 5 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil du 13 novembre 2007 relatif à la signification et à la notification dans les États membres des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile ou commerciale (signification ou notification des actes), et abrogeant le règlement (CE) no 1348/2000 du Conseil (JO 2007, L 324, p. 79).

( 6 ) Malheureusement, la demande de décision préjudicielle ne fournit de détails ni sur les recours possibles ni sur la raison pour laquelle les délais y afférents ont pu expirer, bien qu’il n’y ait pas eu en amont signification du jugement (voir section IV.1, p. 7, de la décision de renvoi).

( 7 ) Voir, notamment, ordonnance du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne) du 21 janvier 2010, no IX ZB 193/07, EuZW 2010, p. 478, point 14, et jurisprudence citée.

( 8 ) Mise en italique par nos soins.

( 9 ) Un tel intérêt peut exister, notamment, lorsqu’il y a lieu de craindre que des procédures entachées d’irrégularités au regard du règlement no 1393/2007 entraînent des conséquences négatives dans un État tiers, voire dans l’État d’origine, en particulier des mesures d’exécution forcée contre le défendeur, ou lorsque le défendeur a un intérêt à ce que le litige soit rapidement tranché de manière définitive, notamment parce qu’il est optimiste quant à ses chances de succès et que la nouvelle procédure qui risquerait sinon de s’ouvrir aurait pour lui des inconvénients.

( 10 ) Voir, à ce sujet, arrêt du 14 décembre 2006, ASML (C‑283/05, EU:C:2006:787, points 20 et 24).

( 11 ) Voir, en ce qui concerne la pertinence de celle-ci, arrêts du 28 avril 2009, Apostolides (C‑420/07, EU:C:2009:271, point 73), et du 14 décembre 2006, ASML (C‑283/05, EU:C:2006:787, point 27).

( 12 ) Voir arrêt du 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone e.a. (C‑305/05, EU:C:2007:383, point 31), et article 47, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

( 13 ) Cour EDH, 25 février 2014, Avotiņš c. Lettonie, CE:ECHR:2014:0225JUD001750207, notamment § 51 et suiv. ; voir, à ce sujet, point 39 des conclusions que nous avons présentées le 25 février 2016 dans l’affaire Meroni (C‑559/14, EU:C:2016:120).

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