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Document 62012CC0348

Conclusions de l'avocat général Bot présentées le 11 juillet 2013.
Conseil de l'Union européenne contre Manufacturing Support & Procurement Kala Naft Co., Tehran.
Pourvoi - Mesures restrictives prises à l’encontre de la République islamique d’Iran dans le but d’empêcher la prolifération nucléaire - Mesures dirigées contre l’industrie du pétrole et du gaz iranien - Gel de fonds - Obligation de motivation - Obligation de justifier le bien-fondé de la mesure.
Affaire C-348/12 P.

Court reports – general

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2013:470

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. YVES BOT

présentées le 11 juillet 2013 ( 1 )

Affaire C‑348/12 P

Conseil de l’Union européenne

contre

Manufacturing Support & Procurement Kala Naft Co., Tehran

«Pourvoi — Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) — Mesures restrictives prises à l’encontre de la République islamique d’Iran dans le but d’empêcher la prolifération nucléaire — Gel des fonds et des ressources économiques — Obligation de motivation — Droits de la défense — Droit à une protection juridictionnelle effective — Notion d’appui aux activités nucléaires de l’Iran posant un risque de prolifération ou à la mise au point de vecteurs d’armes nucléaires»

I – Introduction

1.

La prolifération nucléaire constitue sans conteste l’une des principales menaces pour la paix et la sécurité internationales de ce siècle. Est notamment en jeu la stabilité de régions aussi sensibles que le Moyen-Orient ou l’Extrême-Orient.

2.

Afin de lutter contre cette menace, le Conseil de sécurité des Nations unies (ci-après le «Conseil de sécurité») a décidé, dans plusieurs résolutions ( 2 ), de faire pression sur la République islamique d’Iran afin que cette dernière mette fin à ses activités nucléaires présentant un risque de prolifération et à la mise au point de vecteurs d’armes nucléaires (ci-après la «prolifération nucléaire»).

3.

Les mesures restrictives prévues par le Conseil de sécurité ont ainsi pour but à la fois d’inciter la République islamique d’Iran à respecter ses obligations internationales, en particulier pour convaincre cet État de coopérer avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ( 3 ), et de prévenir, dans l’intervalle, le risque de prolifération que comporte le développement par ledit État de son programme nucléaire.

4.

L’Union européenne a décidé, au titre de sa politique étrangère et de sécurité commune (PESC), de relayer cette action en mettant en œuvre les résolutions successives du Conseil de sécurité. Parmi les mesures adoptées par l’Union figurent les mesures de gel des fonds et des ressources économiques des personnes et des entités qui sont considérées comme contribuant au développement du programme nucléaire iranien ( 4 ).

5.

Les recours introduits par les personnes et les entités qui font l’objet de ces mesures nourrissent actuellement un contentieux de plus en plus abondant devant les juridictions de l’Union ( 5 ).

6.

Au cours de ces derniers mois, ces recours ont débouché quasi systématiquement sur des annulations des mesures de gel des fonds contestées ( 6 ). Ces annulations reposent, en général, soit sur le constat d’une violation de l’obligation de motiver à suffisance ces mesures, soit sur la circonstance que le Conseil de l’Union européenne n’a pas fourni de preuves à l’appui de ses allégations, voire sur ces deux éléments.

7.

De telles annulations en série sont, à notre avis, la conséquence d’un standard de contrôle juridictionnel qui n’est pas adapté à la spécificité des mesures en cause.

8.

En effet, comme c’est également le cas pour d’autres affaires récemment jugées par le Tribunal, un certain nombre d’appréciations effectuées par ce dernier dans son arrêt du 25 avril 2012, Manufacturing Support & Procurement Kala Naft/Conseil ( 7 ), nous paraissent faire l’impasse sur un certain nombre de paramètres et d’éléments de contexte, au premier rang desquels figure la nature préventive des mesures restrictives adoptées à l’encontre de la République islamique d’Iran.

9.

Les mesures de gel des fonds ont pour objectif d’empêcher que les personnes ou les entités désignées aient accès à des ressources économiques ou financières qu’elles pourraient utiliser pour soutenir des activités nucléaires présentant un risque de prolifération ou pour la mise au point de vecteurs d’armes nucléaires.

10.

Lorsqu’il est amené à apprécier la légalité d’une mesure qui a ainsi pour objet de prévenir un risque, c’est-à-dire d’empêcher qu’une menace se réalise, le juge de l’Union ne peut pas exercer un contrôle identique, dans ses modalités et dans son intensité, à celui qu’il devrait effectuer sur une mesure visant à réprimer une infraction constatée.

11.

Or, comme le révèle l’arrêt attaqué, le Tribunal applique une méthode de contrôle selon une démarche qui est, en réalité, celle du droit pénal classique.

12.

S’agissant de la différence entre prévention et répression, il convient de souligner que la première diffère totalement de la seconde en ce qu’elle vise non pas à sanctionner un fait commis, mais à éviter la commission d’un fait futur. Futur, le fait ne peut qu’être éventuel. Pour cette raison, qui consiste à vouloir éviter un dommage, l’application de la mesure de prévention ne peut être subordonnée dans son principe à la preuve que la personne (physique ou morale) concernée est disposée et véritablement résolue à commettre un acte répréhensible précis ou qu’elle l’a déjà commis, mais au constat qu’il existe un risque objectif qu’elle le fasse.

13.

Pourtant, dans la démarche du Tribunal, nous trouvons l’exigence de la preuve que l’entité visée par la mesure restrictive a bien commis les actes pour la prévention desquels cette mesure a été édictée.

14.

Ce faisant, le Tribunal a, selon nous, commis une erreur de droit en méconnaissant la nature particulière de la PESC ainsi que celle des pouvoirs dont disposent les institutions de l’Union dans ce domaine.

15.

Pour autant, cela ne saurait vouloir dire que la compétence de contrôle des mesures restrictives qui est expressément confiée à la Cour par les traités eux-mêmes ne devrait conduire qu’à un simulacre. Certes non.

16.

En revanche, et sans que cela diminue en quoi que ce soit l’autorité de la Cour ni la noblesse de sa mission, bien au contraire, elle doit évidemment et scrupuleusement veiller à ne pas empiéter sur les prérogatives des institutions de l’Union en matière de PESC. Pour cela, c’est donc l’essence même de la mesure de prévention telle qu’elle est conçue dans le domaine spécifique de la PESC qu’il convient d’analyser.

17.

Il résulte des circonstances dans lesquelles il a été décidé d’adopter des mesures restrictives à l’encontre de la République islamique d’Iran que celles-ci interviennent dans un climat de tension tel que, en réalité, ces mesures sont prises pour éviter une situation de conflit potentiel dans une partie du monde.

18.

En d’autres termes, les mesures prises dans ce domaine constituent une alternative à la guerre ou à la commission d’actes de guerre et revêtent, de ce fait, une nature particulière.

19.

Il nous paraît absolument évident que, dans ces situations, dont il n’est même pas besoin de souligner l’importance considérable, l’application des critères en vigueur en droit pénal classique ne peut pas être transposée à la prévention d’une menace à la paix et à la sécurité internationales en matière de PESC, sauf à risquer, ce qui est le cas en l’espèce, d’empiéter sur l’appréciation des autorités politiques compétentes quant à l’opportunité de la mesure et de ses modalités, lesquelles sont déterminées par celles-ci en fonction de la nature et de l’intensité de la menace à laquelle elles entendent s’opposer.

20.

Imposer aux mesures en question un contrôle tel qu’il remet en cause, de manière générale, leur application et leur efficacité reviendrait à estimer que les États membres ou les institutions de l’Union ont fait une appréciation exagérée de la menace ou du degré de coercition nécessaire à sa neutralisation, alors que cela relève, selon nous, incontestablement et exclusivement de leurs pouvoirs.

21.

Dans ces conditions, exiger des institutions de l’Union, et donc des États membres, qu’elles fassent la preuve que telle entité a bien déjà commis les actes que l’on veut interdire avant d’autoriser les mesures propres à les empêcher apparaît singulièrement détaché de la nature même de la PESC en même temps que de la dangereuse réalité de la vie du monde.

22.

En revanche, il appartient à la Cour de vérifier si, objectivement, les mesures prises sont bien dans le champ fixé par les décisions adoptées par le Conseil en matière de PESC et ne constituent pas, par exemple, un détournement de procédure.

23.

Exercer un contrôle juridictionnel adapté à la nature préventive des mesures restrictives impose au juge de l’Union de tenir compte du principe de précaution. Son office consiste, par conséquent, à s’assurer, dans le respect de la marge d’appréciation devant être reconnue à l’autorité politique compétente et sur la base des éléments de dossier et de contexte dont il dispose, que l’appréciation faite par cette autorité quant à l’existence d’un risque n’est pas manifestement erronée.

24.

Conformément à la vocation préventive des mesures restrictives, l’office du juge de l’Union ne consiste donc pas à acquérir la certitude que le comportement que l’autorité politique compétente cherche à éviter s’est déjà produit ou, autrement dit, que le risque dont cette autorité entend empêcher la concrétisation s’est déjà réalisé.

25.

Il est, certes, normal que le juge de l’Union, animé par le souci de garantir aux personnes et aux entités désignées une protection juridictionnelle effective face à des mesures qui affectent lourdement leurs droits et leurs libertés, n’entende pas faire de son contrôle une «coquille vide».

26.

Cependant, face à un objectif aussi primordial que la préservation de la paix et de la sécurité internationales ( 8 ), et au vu du contexte de clandestinité dans lequel la République islamique d’Iran développe son programme nucléaire, ce n’est qu’en tenant compte de la nature préventive des mesures restrictives, et en refusant de raisonner dans une logique de répression qui n’est pas celle des mesures soumises à son appréciation, que le juge de l’Union exercera un contrôle à la fois crédible et réaliste.

27.

L’adaptation par le juge de l’Union du contrôle qu’il exerce sur les mesures restrictives adoptées à l’encontre de la République islamique d’Iran est également indispensable à la pérennité même du rôle joué par l’Union dans ce domaine sur la scène internationale.

28.

La présente affaire offre précisément à la Cour l’occasion de fixer les lignes directrices du contrôle juridictionnel qu’il convient d’exercer sur les mesures de gel des fonds visant les personnes et les entités considérées comme apportant un appui à la prolifération nucléaire.

29.

À cet égard, nous soutiendrons que, lorsqu’il vérifie si l’obligation de motivation a été respectée, le juge de l’Union doit évaluer le caractère suffisamment précis et concret de cette motivation en tenant compte du contexte dans lequel s’inscrit la mesure de gel des fonds en cause et en mettant les différents motifs en relation entre eux sans les scinder artificiellement.

30.

Nous indiquerons également qu’il ne peut être reproché au Conseil d’avoir violé les droits de la défense ainsi que le droit à une protection juridictionnelle effective de la société en cause dans la présente affaire au motif qu’il ne lui a pas fourni des informations dont il ne disposait pas, allant au-delà de celles contenues dans l’exposé des motifs.

31.

Concernant l’appréciation du bien-fondé de la motivation, nous ferons valoir que, lorsque, sur la base de l’ensemble des éléments de dossier et de contexte dont il dispose, le juge de l’Union est en mesure de constater que le risque que pose une personne ou une entité au regard de la lutte contre la prolifération nucléaire est suffisamment établi, cette personne ou cette entité peut, à bon droit, être considérée comme apportant un appui à la prolifération nucléaire et être donc visée par une mesure de gel des fonds.

II – Le pourvoi

32.

Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a annulé la décision 2010/413/PESC du Conseil ( 9 ), le règlement d’exécution (UE) no 668/2010 du Conseil ( 10 ), la décision 2010/644/PESC du Conseil ( 11 ) et le règlement (UE) no 961/2010 du Conseil ( 12 ) (ci-après les «actes litigieux»), pour autant que ces actes concernent Manufacturing Support & Procurement Kala Naft Co., Tehran (ci-après «Kala Naft»).

33.

Kala Naft est une société iranienne détenue par la National Iranian Oil Company (ci-après la «NIOC») et ayant pour vocation d’agir comme centrale d’achat pour les activités pétrolières, gazières et pétrochimiques du groupe de cette dernière.

34.

Dans le cadre des mesures restrictives dirigées contre la République islamique d’Iran afin de lutter contre la prolifération nucléaire ( 13 ), Kala Naft a fait l’objet d’une mesure de gel de ses fonds et de ses ressources économiques.

35.

L’inscription de Kala Naft sur la liste concernée résulte de l’application des dispositions du droit de l’Union qui imposent le gel des fonds et des ressources économiques des personnes ou des entités qui ont été reconnues comme participant, étant directement associées ou apportant un appui aux activités nucléaires de la République islamique d’Iran posant un risque de prolifération nucléaire ( 14 ).

36.

Les motifs retenus pour justifier cette inscription sont les suivants:

«Commercialise des équipements pour le secteur pétrolier et gazier susceptibles d’être utilisés pour le programme nucléaire iranien. A tenté d’acheter du matériel (portes en alliage très résistant) utilisé exclusivement par l’industrie nucléaire. A des liens avec les sociétés prenant part au programme nucléaire iranien.»

37.

Les parties de l’arrêt attaqué concernées par le pourvoi sont celles dans lesquelles le Tribunal a:

rejeté les moyens du Conseil et de la Commission européenne tendant à faire déclarer irrecevables les moyens de Kala Naft tirés des droits fondamentaux (points 43 à 46);

accueilli le moyen de Kala Naft tiré de la violation de l’obligation de motivation des actes litigieux (points 70 à 81);

accueilli le moyen de Kala Naft tiré de la violation des droits de la défense (points 84 à 105) et du droit à une protection juridictionnelle effective (points 106 à 110);

accueilli le moyen de Kala Naft tiré d’une erreur de droit s’agissant de la notion d’implication dans la prolifération nucléaire (points 111 à 119), et

accueilli le moyen de Kala Naft tiré d’une erreur d’appréciation des faits s’agissant de ses activités (points 120 à 126).

38.

Le pourvoi du Conseil est articulé autour de deux moyens. Par le premier moyen, le Conseil critique le raisonnement tenu par le Tribunal en ce qui concerne la faculté pour des émanations d’États tiers d’invoquer une violation de leurs droits fondamentaux. Par son second moyen, le Conseil remet en cause les appréciations du Tribunal relatives à la motivation de la mesure de gel des fonds décidée à l’encontre de Kala Naft, aux droits de la défense et au droit à la protection juridictionnelle effective de cette société, ainsi qu’au bien-fondé de la motivation de la mesure en cause.

III – Sur le premier moyen relatif à la faculté pour des émanations d’États tiers d’invoquer une violation de leurs droits fondamentaux

39.

Par son premier moyen, le Conseil critique le raisonnement développé par le Tribunal aux points 43 à 46 de l’arrêt attaqué, rédigés comme suit:

«43

Lors de l’audience, le Conseil et la Commission ont fait valoir que la requérante devait être considérée comme une organisation gouvernementale et, partant, une émanation de l’État iranien, qui ne pouvait invoquer les protections et les garanties liées aux droits fondamentaux. Ils estiment, par conséquent, que les moyens du recours tirés d’une prétendue violation desdits droits doivent être déclarés irrecevables.

44

À cet égard, en premier lieu, il convient d’observer que le Conseil et la Commission ne contestent pas le droit même de la requérante à demander l’annulation des actes attaqués. Ils contestent seulement qu’elle soit titulaire de certains droits qu’elle invoque afin d’obtenir cette annulation.

45

Or, en deuxième lieu, la question de savoir si le requérant est ou non titulaire du droit invoqué au soutien d’un moyen d’annulation ne concerne pas la recevabilité de ce même moyen, mais son bien-fondé. Par conséquent, l’argumentation du Conseil et de la Commission, tirée de ce que la requérante serait une organisation gouvernementale, doit être rejetée pour autant qu’elle vise au constat de l’irrecevabilité partielle du recours.

46

En troisième lieu, ladite argumentation a été présentée, pour la première fois, lors de l’audience, sans que le Conseil ou la Commission ait invoqué le fait qu’elle était fondée sur des éléments de droit ou de fait qui se seraient révélés pendant la procédure. Pour autant que le fond du litige est concerné, elle constitue donc un moyen nouveau au sens de l’article 48, paragraphe 2, premier alinéa, du règlement de procédure du Tribunal, ce qui implique qu’elle doit être déclarée irrecevable.»

A – Argumentation des parties

40.

Le Conseil estime que le Tribunal a commis une erreur de droit en considérant que la question de savoir si Kala Naft avait le droit d’invoquer la violation de ses droits fondamentaux ne concernait pas la recevabilité de ce moyen, mais seulement son bien-fondé. Il est d’avis que, si une entité qui constitue une organisation gouvernementale au sens de l’article 34 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la «CEDH»), ne saurait être bénéficiaire du droit fondamental à la protection de la propriété ni d’autres droits fondamentaux, elle n’aurait pas qualité (locus standi) pour invoquer une prétendue violation de ces droits devant le Tribunal.

41.

Il tire argument de l’article 34 de la CEDH, qui exclut la saisine de la Cour européenne des droits de l’homme par des organisations gouvernementales et des entités similaires, et d’autres dispositions comparables, tel l’article 44 de la convention américaine relative aux droits de l’homme ( 15 ). La ratio legis de l’exclusion des entités gouvernementales reposerait sur la nature même des droits fondamentaux. En effet, il incomberait à l’État de respecter les droits fondamentaux des personnes physiques et morales relevant de sa juridiction, mais l’État lui-même ne pourrait être bénéficiaire de ces droits. Même si les traités et la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte») ne contiennent pas de dispositions identiques à l’article 34 de la CEDH, le même principe serait d’application.

42.

La question serait donc de déterminer si Kala Naft est une entité étatique. Dans l’affirmative, cela serait de nature à exclure, selon le Conseil, sa qualité pour invoquer les droits fondamentaux en tant que bénéficiaire.

43.

À cet égard, le Conseil mentionne:

la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (nécessité d’examiner le contexte factuel et juridique spécifique);

les travaux de la Commission du droit international des Nations unies ( 16 ), et notamment les commentaires relatifs à l’article 2, paragraphe 1, sous b), de la convention des Nations unies sur l’immunité juridictionnelle des États et de leurs biens ( 17 ), selon lesquels le concept d’«organismes ou institutions de l’État et autres entités» peut englober les entreprises d’État ou autres entités établies par l’État qui effectuent des transactions commerciales, et

la jurisprudence de la Cour en matière d’aides ( 18 ).

44.

S’agissant de Kala Naft, le Conseil relève que, selon l’article 3.1 de ses statuts, son seul objet social est d’agir comme centrale d’achat pour permettre l’exécution des politiques décidées par le ministère du Pétrole iranien. Le Conseil constate également que Kala Naft a été créée par la NIOC et qu’elle est détenue à 100 % par cette société, laquelle est une société d’État placée sous le contrôle du ministère du Pétrole iranien.

45.

Les liens de la NIOC avec l’État iranien auraient été constatés dans plusieurs décisions. Le Conseil cite, à cet égard, un jugement par lequel la Cour de cassation française a considéré que la NIOC pouvait jouir des immunités de juridiction reconnues aux États étrangers en raison non seulement des liens constitutifs qui existent entre elle et l’État iranien, mais aussi de la mission de service public qu’accomplit la NIOC ( 19 ). Le Conseil cite également une sentence arbitrale dans laquelle le tribunal irano-américain des réclamations a constaté que la NIOC agissait comme agent de l’État iranien ( 20 ).

46.

Quant aux liens structurels qui existent entre Kala Naft et la NIOC, les statuts de Kala Naft prévoiraient qu’elle agit pour le compte et selon les règles prescrites par la NIOC. Elle n’aurait donc aucune indépendance. Le Conseil observe, à cet égard, que les statuts de Kala Naft indiquent à plusieurs reprises que les organes de Kala Naft fonctionnent selon les règles qui gouvernent la NIOC, que les membres du conseil d’administration doivent être au service de la NIOC à temps plein (article 9 des statuts) et que cet organe est chargé d’agir pour le compte de la NIOC (article 11 des statuts).

47.

Au regard de ces différents éléments, il devrait être admis, selon le Conseil, que Kala Naft est une émanation de l’État iranien. Il relève que cette société dispose de moyens évidents pour aider l’État iranien dans le développement de son programme nucléaire, sans qu’elle ait aucune autonomie lui permettant de se soustraire à des demandes du gouvernement iranien.

48.

Kala Naft agissant pour le compte de l’État iranien par l’intermédiaire de la NIOC, elle devrait être appréhendée comme une entité gouvernementale iranienne. Par conséquent, Kala Naft n’aurait pas qualité pour invoquer les droits fondamentaux. Dès lors, le Tribunal aurait dû déclarer irrecevable le recours de Kala Naft.

49.

Le Conseil reconnaît que les institutions n’ont soulevé cette objection qu’au stade de la procédure orale, mais fait valoir que les conditions de recevabilité d’un recours relèvent des fins de non-recevoir d’ordre public. Il indique, en outre, que cette objection d’irrecevabilité est valable à l’égard de tous les moyens invoqués par Kala Naft. En effet, l’objet du recours étant d’obtenir l’annulation d’une décision de gel des avoirs, ce qui constitue une ingérence dans le droit à la propriété, il importe peu que certains des moyens n’aient pas mentionné ce droit. C’est donc le recours dans sa totalité qui aurait dû être déclaré irrecevable.

50.

La Commission estime que le Tribunal n’aurait dû déclarer le recours irrecevable que partiellement. Fondant son analyse sur une distinction entre les droits procéduraux, qui pourraient être invoqués par une entité étatique telle que Kala Naft, et les droits fondamentaux, tels que le droit de propriété, qui, eux, ne le pourraient pas, la Commission soutient que seul le moyen tiré d’une violation du droit de propriété aurait dû être déclaré irrecevable.

51.

À ces arguments, Kala Naft répond, en premier lieu, que le Conseil n’a jamais contesté la recevabilité du recours, mais uniquement la possibilité pour Kala Naft de se prévaloir de ses droits fondamentaux. Le Tribunal aurait, à bon droit, jugé que le moyen portait sur le bien-fondé du recours. Les conditions auxquelles est subordonnée la jouissance d’un droit relèveraient d’une question de fond et non de recevabilité. Dans ces conditions, en soutenant désormais que la requête présentée par Kala Naft serait irrecevable pour défaut de qualité pour agir, le Conseil invoquerait, devant la Cour, un moyen nouveau, lequel serait donc lui-même irrecevable.

52.

En deuxième lieu, Kala Naft fait valoir que ce moyen relatif au bien-fondé du recours a été soulevé pour la première fois lors de l’audience et n’était pas d’ordre public. Il s’agissait donc d’un moyen nouveau irrecevable conformément à l’article 48, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal.

53.

En troisième lieu, il serait inexact d’affirmer que Kala Naft n’était pas recevable à former un recours devant le Tribunal au motif qu’elle constituerait une émanation de l’État iranien. Kala Naft fait valoir que, au contraire de l’article 34 de la CEDH, aucune disposition du traité FUE n’interdit à un État d’introduire un recours devant les juridictions de l’Union. La souveraineté de l’État se traduirait par une immunité de juridiction lui permettant de ne pas être attrait devant une juridiction, mais n’interdirait pas à un souverain de se soumettre volontairement à la juridiction d’un autre.

54.

Par ailleurs, Kala Naft conteste être une émanation de l’État iranien. Le fait qu’elle soit entièrement détenue par l’État iranien ne l’empêcherait pas d’exercer une activité propre et autonome. Elle conteste la décision de la Cour de cassation française, précitée, qui, selon elle, ne refléterait pas la distinction communément retenue dans les États membres entre actes accomplis jure gestionis ou jure imperii. Elle cite, à cet égard, une décision du Bundesverfassungsgericht, qui aurait admis des saisies sur des fonds détenus par la NIOC, au motif que ces fonds ne constituaient pas des biens affectés à des fins souveraines ( 21 ).

55.

En quatrième lieu, Kala Naft rappelle le considérant 25 de la décision 2010/413, selon lequel «[celle-ci] respecte les droits fondamentaux et observe les principes reconnus notamment par la Charte […], et plus particulièrement le droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, le droit de propriété et le droit à la protection des données à caractère personnel. Elle devrait être mise en œuvre dans le respect de ces droits», ainsi que l’alinéa de la lettre du Conseil du 29 juillet 2010 informant Kala Naft de son inclusion dans la liste, qui précisait:

«[…] your attention is also drawn to the possibility of challenging the Council’s decision before the General Court of the European Union, in accordance with the conditions laid down in Article 275, 2nd paragraph, and Article 263, 4th and 6th paragraphs, of the Treaty on the Functioning of the European Union.»

56.

En cinquième lieu, Kala Naft fait valoir que, si elle devait être considérée comme une entité étatique, toute mesure restrictive prise contre elle serait illégale, car contraire à l’article 215, paragraphe 2, TFUE, qui ne prévoit de mesures restrictives qu’à l’encontre de personnes physiques ou morales, de groupes ou d’entités non étatiques.

B – Appréciation

57.

La thèse développée par le Conseil au soutien de son premier moyen consiste à faire valoir que Kala Naft, en tant qu’émanation de l’État iranien, n’a pas qualité pour invoquer devant le juge de l’Union les protections et les garanties liées aux droits fondamentaux, qu’ils soient procéduraux ou matériels. Considérant qu’il s’agissait là d’une condition de recevabilité du recours de Kala Naft devant le Tribunal, faisant partie des fins de non-recevoir d’ordre public, le Conseil reproche au Tribunal d’avoir abordé cette question sous l’angle du bien-fondé des moyens soulevés et non sous celui de leur recevabilité. Il soutient que le Tribunal aurait dû déclarer le recours de Kala Naft irrecevable dans sa totalité, la Commission estimant, quant à elle, que le Tribunal aurait dû déclarer le recours irrecevable seulement partiellement, pour autant que le moyen ayant trait à une violation du droit de propriété était concerné.

58.

À notre avis, le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en envisageant la question de la possibilité ou non pour une émanation d’un État tiers d’invoquer les protections et les garanties liées aux droits fondamentaux comme une question relative au fond plutôt que comme une question de recevabilité.

59.

En effet, dès lors qu’il n’était pas contestable que le recours de Kala Naft s’inscrivait dans le cadre de l’article 275, second alinéa, TFUE, que cette société avait la qualité pour contester son inscription sur la liste devant le juge de l’Union, cette mesure la concernant directement et individuellement au sens de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, et que son intérêt à agir n’était pas contesté, le Tribunal a pu, à bon droit, considérer que la possibilité ou non pour Kala Naft d’invoquer les protections et les garanties liées aux droits fondamentaux sortait du champ de l’examen des conditions de recevabilité du recours et avait trait au fond du litige. Il s’agit, selon nous, d’une question qui, lorsqu’elle est soulevée à temps par les parties au cours de la procédure, devrait, le cas échéant, faire l’objet d’une appréciation liminaire s’inscrivant dans le cadre de l’examen du bien-fondé des moyens invoqués.

60.

L’argumentation du Conseil et de la Commission ayant été présentée pour la première fois lors de l’audience devant le Tribunal, sans que ces institutions aient invoqué le fait qu’elle était fondée sur des éléments de droit ou de fait qui se seraient révélés pendant la procédure, elle constituait bien un moyen nouveau au sens de l’article 48, paragraphe 2, premier alinéa, du règlement de procédure du Tribunal, que celui-ci a, à juste titre, déclaré irrecevable.

61.

La référence faite par le Conseil et la Commission à l’article 34 de la CEDH, qui n’admet pas la recevabilité des requêtes présentées devant la Cour européenne des droits de l’homme par des organisations gouvernementales, est dénuée de pertinence. Comme le Tribunal l’a récemment indiqué ( 22 ), l’article 34 de la CEDH est une disposition procédurale qui n’est pas applicable aux procédures devant le juge de l’Union. Par ailleurs, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le but de cette disposition est d’éviter qu’un État partie à la CEDH soit à la fois requérant et défendeur devant ladite Cour ( 23 ). Un tel raisonnement n’est pas transposable au contentieux de l’annulation en droit de l’Union. Celui-ci prévoit, à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, des conditions de recevabilité des recours en annulation qui lui sont propres et qui répondent à une logique différente de celle exprimée à l’article 34 de la CEDH. Il ne saurait être question de soumettre la recevabilité des recours introduits par des émanations d’États tiers contre des mesures restrictives à une condition – négative – supplémentaire, à savoir celle consistant à ne pas se prévaloir d’une violation des droits fondamentaux.

62.

Au-delà de ce problème de classification entre recevabilité et fond du recours, la thèse selon laquelle une entité telle que Kala Naft ne pourrait pas se prévaloir devant le juge de l’Union d’une violation de ses droits fondamentaux pour contester la mesure restrictive dont elle fait l’objet est, à notre avis, manifestement erronée.

63.

Ainsi que le Conseil l’a démontré ( 24 ), Kala Naft entretient avec la NIOC, entité publique iranienne, et donc indirectement avec l’État iranien, un certain nombre de liens structurels et fonctionnels, qui permettent de la considérer comme étant une émanation de l’État iranien ou, à tout le moins, comme agissant non pas de manière autonome, mais pour le compte de cet État. Comme cela ressort sans ambiguïté de l’article 3.1 de ses statuts, l’objet de cette centrale d’achat est consacré à l’exécution des politiques décidées par le ministère du Pétrole iranien.

64.

Ce constat n’empêche toutefois pas, à notre avis, une telle entité d’invoquer devant le juge de l’Union une violation de ses droits fondamentaux en vue de contester la légalité de la mesure restrictive dont elle fait l’objet. Lorsque l’on sait que les recours dirigés contre les mesures restrictives s’articulent principalement autour de moyens tirés de la violation de droits fondamentaux tels que les droits de la défense, le droit à une protection juridictionnelle effective ou bien encore le droit de propriété, la thèse du Conseil aboutit purement et simplement à priver les personnes et les entités dépendantes à l’un ou à l’autre titre d’un État tiers de leur droit à un recours effectif.

65.

En outre, plusieurs dispositions ayant rang de droit primaire permettent aisément d’écarter cette thèse.

66.

L’article 215 TFUE constitue la base juridique permettant au Conseil d’adopter des mesures restrictives visant des États tiers, les personnes et les entités qui leur sont liées ainsi que les personnes et les entités non étatiques.

67.

Lorsque des mesures restrictives visent à faire pression sur un État tiers, comme c’est le cas en l’espèce, une telle action est susceptible d’englober des mesures de gel des fonds appartenant à des personnes ou à des entités qui sont associées au régime de l’État tiers concerné ( 25 ). Rien n’indique que de telles personnes ou entités, en raison de leurs liens avec l’État tiers visé par l’action de l’Union, devraient bénéficier de garanties juridiques moindres que celles dont peuvent se prévaloir les personnes et les entités n’ayant pas de tels liens avec un État tiers. Nous constatons, à cet égard, que, en prévoyant à l’article 215, paragraphe 3, TFUE que «[l]es actes visés [à cet] article contiennent les dispositions nécessaires en matière de garanties juridiques», ledit article n’opère pas une telle distinction. De plus, la déclaration ad articles 75 et 215 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ( 26 ) rappelle la nécessité de respecter les droits et les libertés fondamentaux des personnes physiques et des entités concernées par les mesures restrictives sans faire de distinction selon qu’elles entretiennent des liens plus ou moins étroits avec un État tiers, voire même en font partie.

68.

Nous relevons, en outre, à l’instar du Tribunal dans ses arrêts précités Bank Mellat/Conseil et Bank Saderat Iran/Conseil ( 27 ), que ni la Charte ni les traités ne prévoient de dispositions excluant les personnes morales qui sont des émanations des États du bénéfice de la protection des droits fondamentaux. Au contraire, les dispositions de la Charte qui sont pertinentes par rapport aux moyens soulevés par Kala Naft, et notamment ses articles 17, 41 et 47, garantissent les droits de «[t]oute personne», formulation qui inclut des personnes morales telles que cette société.

69.

Le même constat peut être fait à propos du droit dérivé, en se référant au considérant 25 de la décision 2010/413, qui affirme qu’elle «respecte les droits fondamentaux et observe les principes reconnus notamment par la Charte […], et plus particulièrement le droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, le droit de propriété et le droit à la protection des données à caractère personnel. Elle devrait être mise en œuvre dans le respect de ces droits et de ces principes».

70.

La seule limite que nous pouvons déceler à la possibilité ou non pour une émanation d’un État tiers d’invoquer les protections et les garanties liées aux droits fondamentaux est que ces derniers, pour être utilement invoqués, doivent être adaptés à la nature physique ou morale de la personne qui les invoque.

71.

Il convient, enfin, de souligner que la thèse défendue par le Conseil et la Commission est d’autant plus surprenante qu’elle heurte de front l’exigence, inscrite dans les traités, d’une action de l’Union sur la scène internationale respectueuse des droits fondamentaux. Il suffit, à cet égard, de nous référer à l’article 205 TFUE, lu en liaison avec l’article 21 TUE.

72.

Au vu de tous ces éléments, une telle thèse doit donc être fermement écartée et le premier moyen soulevé par le Conseil rejeté comme non fondé.

73.

D’une manière plus générale, il serait, à notre avis, opportun que la Cour saisisse l’occasion de la présente affaire pour mettre un terme à l’idée, plusieurs fois défendue par le Conseil et la Commission à l’occasion d’autres recours et entretenue par l’arrêt du Tribunal du 19 mai 2010, Tay Za/Conseil ( 28 ), selon laquelle les droits fondamentaux, et en particulier les droits de la défense, ne s’appliqueraient pas aux personnes et aux entités identifiées à l’annexe d’un règlement portant adoption d’un régime de mesures restrictives à l’encontre d’un État tiers ( 29 ). Cette argumentation fait l’objet des points 86 à 91 de l’arrêt attaqué. Elle est fondée sur une distinction, à nos yeux artificielle, entre les personnes et les entités visées par des mesures restrictives en raison de leurs activités propres et celles qui le sont en raison de leur appartenance à une catégorie générale de personnes et d’entités. Seules les premières pourraient se prévaloir des droits de la défense.

74.

Si le Tribunal aboutit, dans l’arrêt attaqué, à un résultat satisfaisant, en ce qu’il reconnaît que le principe du respect des droits de la défense peut être invoqué par Kala Naft, le raisonnement qu’il développe au point 88 de cet arrêt ne nous paraît pas correct. Il constate que, à la différence des personnes concernées dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du Tribunal Tay Za/Conseil, précité, Kala Naft «est visée par des mesures restrictives parce qu’elle est supposée être impliquée elle-même dans la prolifération nucléaire, et non pas en raison de son appartenance à la catégorie générale de personnes et d’entités liées à la République islamique d’Iran». Il accrédite ainsi l’idée d’une distinction entre deux catégories de personnes et d’entités au regard de leur aptitude à invoquer les droits de la défense. Or, la présente affaire illustre l’absence de pertinence d’une telle distinction. En effet, comme nous aurons plus loin l’occasion de le développer, les liens structurels et fonctionnels que Kala Naft entretient avec l’État iranien sont précisément l’un des éléments qui permettent de considérer qu’elle apporte un appui au programme nucléaire iranien.

75.

Pour asseoir son raisonnement, le Tribunal aurait pu s’en tenir, en ce qui concerne les droits de la défense, à l’affirmation selon laquelle une telle distinction n’est pas prévue par le législateur de l’Union. C’est ainsi à juste titre qu’il a relevé, au point 90 de l’arrêt attaqué, que «l’article 24, paragraphes 3 et 4, de la décision 2010/413, l’article 15, paragraphe 3, du règlement [(CE)] no 423/2007 [ ( 30 )] et l’article 36, paragraphes 3 et 4, du règlement no 961/2010 prévoient des dispositions garantissant les droits de la défense des entités visées par des mesures restrictives adoptées en vertu de ces textes» et que «[l]e respect de ces droits fait l’objet du contrôle du juge de l’Union».

IV – Sur le second moyen relatif à la motivation de la mesure restrictive, aux droits de la défense et au droit à la protection juridictionnelle effective de Kala Naft, ainsi qu’au bien-fondé de la motivation

76.

Par son second moyen, qui comporte trois branches, le Conseil critique les points suivants de l’arrêt attaqué.

77.

Trois motifs justifiaient l’imposition des mesures restrictives contre Kala Naft. Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a rejeté comme non fondé le moyen tiré d’une violation de l’obligation de motivation pour autant qu’il visait les premier et deuxième motifs fournis par le Conseil. S’agissant du premier motif, il a considéré que la motivation fournie avait permis à Kala Naft de vérifier le bien-fondé des actes litigieux, de se défendre devant le Tribunal et à ce dernier d’exercer son contrôle ( 31 ). Quant au deuxième motif, le Tribunal a estimé qu’il avait permis à Kala Naft de contester la réalité de la prétendue tentative d’achat et d’alléguer que les portes en alliage très résistant utilisées par elle n’étaient pas destinées uniquement à l’industrie nucléaire ( 32 ).

78.

Il a cependant accueilli ce même moyen pour autant que le troisième motif était concerné, en donnant l’explication suivante:

«79 En revanche, le troisième motif, selon lequel la requérante entretient des liens avec les sociétés prenant part au programme nucléaire iranien, présente un caractère insuffisant, en ce qu’il ne lui permet pas de comprendre quel type de relations avec quelles entités lui est effectivement reproché, de sorte qu’elle n’est pas en mesure de vérifier le bien-fondé de cette allégation et de la contester avec le moindre degré de précision.»

79.

Le Tribunal a, par conséquent, décidé, au point 80 de l’arrêt attaqué, «d’annuler les actes attaqués, pour autant que le troisième motif est concerné». Il a ensuite précisé, au point 81 de l’arrêt attaqué, que, «[d]ans la mesure où les trois motifs concernés sont autonomes, ce constat n’emporte pas l’annulation des actes attaqués pour autant qu’ils instaurent des mesures restrictives à l’égard de la requérante. Toutefois, le troisième motif ne pourra être pris en considération lors de l’examen des autres moyens du recours, en particulier du huitième moyen, relatif à l’erreur d’appréciation des faits».

80.

Ensuite, dans le cadre de l’examen du troisième moyen, tiré d’une violation des droits de la défense de Kala Naft et de son droit à une protection juridictionnelle effective, le Tribunal a répondu à l’argument par lequel celle-ci soutenait qu’elle n’avait pas pu accéder aux éléments et aux informations la concernant contenus dans le dossier du Conseil, nonobstant la demande expresse en ce sens formulée dans la lettre du 12 septembre 2010. Par cette lettre, Kala Naft demandait, en substance, au Conseil de lui fournir des éléments d’information, «avec un niveau raisonnable de détails», sur les trois motifs retenus. Après avoir relevé que le Conseil n’avait pas répondu à cette demande dans sa lettre du 28 octobre 2010, le Tribunal en a conclu que le Conseil avait violé les droits de la défense de Kala Naft en ne répondant pas à la demande d’accès au dossier, formulée par cette dernière en temps utile ( 33 ). Le Tribunal en a ensuite déduit une violation du droit de cette société à une protection juridictionnelle effective, ce qui l’a conduit à accueillir le troisième moyen et, partant, à annuler les actes litigieux pour autant qu’ils concernaient Kala Naft.

81.

Relevant que, selon les affirmations du Conseil, le dossier de celui-ci ne contenait pas de preuves ou d’éléments d’information autres que ceux reproduits dans la motivation des actes litigieux, le Tribunal a estimé opportun, «par économie de procédure et dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice», d’examiner les septième et huitième moyens, tirés respectivement d’une erreur de droit s’agissant de la notion d’implication dans la prolifération nucléaire et d’une erreur d’appréciation des faits s’agissant des activités de Kala Naft.

82.

Sur le septième moyen, tiré d’une erreur de droit s’agissant de la notion d’implication dans la prolifération nucléaire, le Tribunal a développé le raisonnement suivant:

«113

Ainsi qu’il ressort du point 77 […], le premier motif fourni par le Conseil n’est pas fondé sur un comportement concret de la requérante impliquant cette dernière dans la prolifération nucléaire. En effet, il repose sur le constat selon lequel la requérante présente un risque particulier d’y être impliquée, en raison de sa position en tant que centrale d’achat du groupe de la [NIOC].

114

Or, l’article 20, paragraphe 1, de la décision 2010/413 prévoit le gel des fonds des ‘personnes et entités […] qui […] apportent un appui’ à la prolifération nucléaire. De même, l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 423/2007 et l’article 16, paragraphe 2, sous a), du règlement no 961/2010 visent notamment les entités désignées comme ‘apportant un appui’ à la prolifération nucléaire.

115

La formule employée par le législateur implique que l’adoption des mesures restrictives à l’égard d’une entité, en raison de l’appui qu’elle aurait apporté à la prolifération nucléaire, présuppose que celle-ci ait préalablement adopté un comportement correspondant à ce critère. En revanche, en l’absence d’un tel comportement effectif, le seul risque que l’entité concernée apporte un appui à la prolifération nucléaire dans le futur n’est pas suffisant.

116

Il y a lieu, dès lors, de constater que, en ayant adopté l’interprétation opposée de l’article 20, paragraphe 1, de la décision 2010/413, de l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 423/2007 et de l’article 16, paragraphe 2, sous a), du règlement no 961/2010, le Conseil a commis une erreur de droit.

117

Le Conseil fait encore valoir, à cet égard, qu’il est autorisé, en vertu de l’article 215, paragraphe 1, TFUE, à interrompre totalement les relations économiques et financières avec un État tiers ou à adopter des mesures restrictives sectorielles à l’égard de ce dernier.

118

Toutefois, cette circonstance est inopérante en l’espèce. En effet, les dispositions sur lesquelles s’appuient les mesures restrictives adoptées à l’égard de la requérante, énumérées au point 116 […], ne prévoient pas de telles mesures générales ou sectorielles, mais des mesures individuelles.

119

Au vu de ce qui précède, il y a lieu d’accueillir le septième moyen et, par conséquent, d’annuler les actes attaqués pour autant que le premier motif est concerné.»

83.

Enfin, sur le huitième moyen, tiré d’une erreur d’appréciation des faits s’agissant des activités de la requérante, le Tribunal a jugé ce qui suit:

«120

À titre liminaire, il convient de rappeler que, au vu du résultat de l’examen des deuxième et septième moyens […], l’examen du présent moyen est limité au deuxième motif fourni par le Conseil, tiré de ce que la requérante aurait tenté d’acquérir des portes en alliage très résistant utilisées exclusivement par l’industrie nucléaire.

121

Sur ce point, la requérante fait valoir que, contrairement à ce qu’a retenu le Conseil dans la motivation des actes attaqués, les portes qu’elle acquiert ne sont pas utilisées exclusivement par l’industrie nucléaire, mais également dans les secteurs gazier, pétrolier et pétrochimique.

122

Le Conseil, soutenu par la Commission, conteste le bien-fondé de l’argumentation de la requérante. Il fait valoir que cette dernière n’a pas démontré qu’elle n’avait jamais essayé d’acquérir des portes utilisées exclusivement par l’industrie nucléaire.

123

Selon la jurisprudence, le contrôle juridictionnel de la légalité d’un acte par lequel des mesures restrictives ont été adoptées à l’égard d’une entité s’étend à l’appréciation des faits et des circonstances invoqués comme la justifiant, de même qu’à la vérification des éléments de preuve et d’information sur lesquels est fondée cette appréciation. En cas de contestation, il appartient au Conseil de présenter ces éléments en vue de leur vérification par le juge de l’Union (voir, en ce sens, arrêt [du 14 octobre 2009,] Bank Melli Iran/Conseil, [T-390/08, Rec. p. II-3967], points 37 et 107).

124

En l’espèce, le Conseil n’a produit aucun élément d’information ou de preuve concernant le deuxième motif, allant au-delà de la motivation des actes attaqués. Ainsi qu’il l’admet, en substance, lui-même, il s’est fondé sur de simples allégations, non étayées par un quelconque élément de preuve, selon lesquelles la requérante aurait tenté d’acquérir des portes en alliage très résistant utilisées exclusivement par l’industrie nucléaire.

125

Dans ces circonstances, il y a lieu de conclure que le Conseil n’a pas apporté la preuve des allégations invoquées dans le cadre du deuxième motif.

126

Partant, il y a lieu d’accueillir le huitième moyen en ce qu’il vise le deuxième motif fourni par le Conseil et d’annuler les actes attaqués pour autant que ce même motif est concerné.»

A – Argumentation des parties

84.

Le Conseil soutient, en premier lieu, que le Tribunal a commis une erreur de droit en examinant de façon séparée et distincte, et sous l’angle de moyens d’annulation différents, chacun des trois éléments ayant motivé l’inscription de Kala Naft sur la liste. En particulier, pour évaluer l’existence d’un appui à la prolifération nucléaire, le premier motif serait pertinent dans le contexte des autres motifs retenus pour désigner Kala Naft. Dès lors, le Tribunal aurait commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de la relation de ce premier motif avec les autres éléments de la motivation.

85.

En second lieu, le Conseil soutient que le Tribunal a commis une erreur de droit en ne tenant pas dûment compte, lors de son examen des deuxième et troisième motifs, de la circonstance que ces éléments étaient fondés sur des informations provenant de sources confidentielles. Il observe que les activités de prolifération nucléaire de la République islamique d’Iran sont clandestines, qu’elles n’ont pas été déclarées à l’AIEA et qu’elles ont été poursuivies en violation des résolutions du Conseil de sécurité. Les activités reprochées à Kala Naft dans les deuxième et troisième éléments de la motivation seraient également clandestines et les éléments sur la base desquels elles ont été constatées proviendraient de sources confidentielles.

86.

Or, certains États membres peuvent s’opposer à la communication d’informations provenant de sources confidentielles dans la mesure où celle-ci pourrait permettre d’identifier les personnes ayant fourni ces informations ou de révéler la méthode par laquelle lesdites informations ont été obtenues. En conséquence, la vie ou la sécurité des personnes concernées pourraient être mises en danger et la méthode utilisée pour obtenir de telles informations risquerait d’être compromise.

87.

Le Conseil indique également que ces informations peuvent avoir été fournies à un État membre par un État tiers à titre confidentiel, ce dernier refusant d’autoriser leur communication. Dans une telle hypothèse, il serait également nécessaire de respecter la confidentialité des informations, sinon la coopération internationale entre les États membres et les États tiers risquerait d’être compromise.

88.

Le Conseil en déduit que, lorsqu’un État membre propose de désigner une personne ou une entité, mais que les éléments de preuve et d’information qui étaieraient ou préciseraient le motif de désignation proviennent de sources confidentielles, il peut légitimement procéder à cette désignation sur la base du seul exposé des motifs proposé par cet État membre. Le Conseil précise que cet exposé des motifs doit être objectivement vraisemblable, ce qui serait le cas en l’espèce.

89.

Lors de l’audience, il a, pour démontrer le caractère objectivement vraisemblable des motifs, mis l’accent sur la circonstance, soulignée au dix-septième considérant de la résolution 1929 (2010) du Conseil de sécurité, que «le matériel et les matières utilisés par les procédés chimiques de l’industrie pétrochimique sont très semblables à ceux qui sont employés dans certaines activités sensibles du cycle du combustible nucléaire».

90.

Selon le Conseil, l’approche qu’il défend serait conforme au principe de confiance mutuelle qui doit régner entre les États membres ainsi qu’entre ceux-ci et les institutions de l’Union, et qui est justifié par le fait que les valeurs concernant le respect des droits fondamentaux sont communes aux États membres et à l’Union. Par ailleurs, ladite conclusion serait également conforme au principe de coopération loyale, tel que prévu à l’article 4, paragraphe 3, premier alinéa, TUE. Il serait donc excessif d’exiger qu’un État membre communique des éléments de preuve et d’information même s’ils proviennent de sources confidentielles.

91.

Le Conseil cite, par ailleurs, divers arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, relatifs à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, desquels il ressort que «le droit à une divulgation des preuves pertinentes n’est pas absolu. Dans une procédure pénale donnée, il peut y avoir des intérêts concurrents – tels que la sécurité nationale ou la nécessité de protéger des témoins risquant des représailles ou de garder secrètes des méthodes policières de recherche des infractions – qui doivent être mis en balance avec les droits de l’accusé» ( 34 ).

92.

Selon le Conseil, ce constat de la Cour européenne des droits de l’homme effectué à propos d’accusations en matière pénale devrait valoir a fortiori pour les mesures restrictives en cause dans le présent pourvoi dans la mesure où elles constituent non pas des sanctions pénales, mais des mesures à caractère préventif ( 35 ).

93.

Pour toutes ces raisons, le Conseil soutient que le Tribunal a commis une erreur de droit en considérant qu’il devait produire des éléments de preuve pour étayer le deuxième élément de la motivation (à savoir la tentative de Kala Naft d’acquérir des portes en alliage très résistant utilisées exclusivement par l’industrie nucléaire) et pour préciser davantage le troisième élément de cette motivation (à savoir que Kala Naft a des liens avec les sociétés prenant part au programme nucléaire iranien). Le Conseil est également d’avis que le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant qu’il avait violé les droits de la défense de Kala Naft en ne répondant pas à sa demande d’être informée des détails concernant les éléments retenus à sa charge.

94.

En réponse à ces arguments, Kala Naft fait valoir, en premier lieu, que c’est le Conseil lui-même qui a appréhendé chaque élément de la motivation figurant dans les actes litigieux comme suffisant, par lui-même, à justifier sa décision. Non seulement le Tribunal n’aurait pas commis d’erreur de droit en rejetant le troisième motif, mais le moyen du Conseil devrait être considéré comme nouveau et, dès lors, irrecevable.

95.

Reprenant à son compte le raisonnement du Tribunal aux points 114 et 115 de l’arrêt attaqué, Kala Naft soutient, en deuxième lieu, que le premier motif, intrinsèquement vicié, ne pouvait avoir pour effet de valider le troisième motif.

96.

En troisième lieu, Kala Naft soutient que, même en lisant ensemble les premier et troisième motifs, ce dernier resterait obscur puisqu’il serait impossible de comprendre à quelles sociétés et à quels liens le Conseil fait référence.

97.

S’agissant des éléments de preuve, Kala Naft fait valoir que le Conseil n’a invoqué la confidentialité des preuves que lors de l’audience. Il s’agirait donc d’un moyen nouveau, que l’article 48, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal interdisait à celui-ci d’examiner.

98.

Citant l’arrêt Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission, précité, et l’arrêt du Tribunal du 21 mars 2012, Fulmen/Conseil ( 36 ), Kala Naft fait valoir que le juge de l’Union doit pouvoir contrôler la légalité et le bien-fondé des mesures de gel des fonds, sans que puissent lui être opposés le secret ou la confidentialité des éléments de preuve et d’information utilisés par le Conseil.

99.

Elle souligne que le Conseil ne lui a communiqué aucun élément d’information. Kala Naft rappelle que le gel de fonds est motivé par le fait qu’elle aurait tenté d’acheter du matériel (portes en alliage très résistant) utilisé exclusivement par l’industrie nucléaire et entretiendrait des liens avec les sociétés prenant part au programme nucléaire. Kala Naft ne voit pas en quoi l’apport d’éléments d’information, à cet égard, présenterait un risque pour la sécurité des informateurs du Conseil ou des États membres. Elle estime plutôt que cette prétendue confidentialité dissimule l’absence d’éléments tangibles et remarque que le Conseil ne propose aucune mesure pratique permettant de résoudre le problème, telle qu’une communication in camera.

B – Appréciation

100.

Disons d’emblée que nous ne sommes pas d’accord avec le raisonnement développé par le Tribunal et le résultat auquel il aboutit. Ce désaccord s’explique en grande partie par le fait que le Tribunal a, selon nous, insuffisamment pris en compte le contexte dans lequel s’inscrivent les mesures restrictives prises à l’encontre de la République islamique d’Iran et la nature préventive de ces dernières.

1. Le contexte général justifiant les mesures restrictives prises à l’encontre de la République islamique d’Iran

101.

Ce contexte est marqué par un constat, exprimé au quatrième considérant de la résolution 1929 (2010) du Conseil de sécurité, à savoir que, «comme il a été confirmé par les rapports du Directeur général de l’[AIEA] […], l’Iran n’a ni suspendu intégralement et durablement toutes activités liées à l’enrichissement et au retraitement ainsi qu’à l’eau lourde […], ni coopéré avec l’AIEA en ce qui concerne les questions en suspens qui sont préoccupantes et qui doivent être clarifiées pour exclure une éventuelle dimension militaire de son programme nucléaire, ni pris les autres mesures prescrites par le Conseil des gouverneurs de l’AIEA, ni satisfait aux dispositions des résolutions 1696 (2006), 1737 (2006), 1747 (2007) et 1803 (2008) du Conseil de sécurité». Au vu de ce constat, le Conseil de sécurité décide, notamment, au point 5 de la résolution 1929 (2010), que «l’Iran doit sans tarder s’acquitter pleinement et sans réserve des obligations qui lui incombent en vertu de l’accord de garanties [TNP ( 37 )] qu’il a conclu avec l’AIEA».

102.

Face au refus persistant de la République islamique d’Iran de mettre en œuvre ces résolutions et de coopérer avec l’AIEA, le Conseil de sécurité a été conduit à faire pression sur cet État pour le convaincre de se conformer à ses obligations internationales. Les mesures décidées à cette fin sont destinées à perdurer tant que le Conseil de sécurité ne disposera pas, en raison du refus de coopérer exprimé par la République islamique d’Iran, de garanties que le programme nucléaire de cet État est développé à des fins exclusivement pacifiques.

103.

Outre qu’elles sont destinées à faire pression sur la République islamique d’Iran pour l’inciter à respecter ses obligations internationales, les mesures restrictives décidées par le Conseil de sécurité visent, ainsi qu’il ressort du vingt et unième considérant de la résolution 1929 (2010), à faire obstacle à la mise au point par cet État de technologies sensibles à l’appui de ses programmes nucléaires et de missiles.

104.

Cette résolution, à l’instar des précédentes, met donc l’accent sur le risque de prolifération que présente le programme nucléaire iranien ( 38 ) et la nécessité de prévenir ce risque.

105.

Parmi les mesures préventives prévues par la résolution 1929 (2010) figure, au point 21 de celle-ci, dans le prolongement de ce qui était prévu par les résolutions précédentes ( 39 ), le gel des fonds et des ressources économiques au sujet desquels les États disposent d’informations leur donnant des motifs raisonnables de penser qu’ils pourraient contribuer aux activités nucléaires de la République islamique d’Iran posant un risque de prolifération ou à la mise au point de vecteurs d’armes nucléaires.

2. La nature préventive des mesures restrictives prises à l’encontre de la République islamique d’Iran

106.

La Cour a reconnu sans ambiguïté le caractère préventif des mesures restrictives prises à l’encontre de la République islamique d’Iran. Dans son arrêt Bank Melli Iran/Conseil, précité, elle a indiqué qu’«[i]l ressort des considérants et de l’ensemble des dispositions [du règlement no 423/2007] que celui-ci a pour objet d’empêcher ou de freiner la politique adoptée par cet État en matière nucléaire, compte tenu du risque qu’elle présente, par des mesures restrictives en matière économique» ( 40 ). Elle a précisé que «ce sont bien les risques propres au programme iranien de prolifération nucléaire qui sont combattus et non pas l’activité générale de prolifération nucléaire» ( 41 ).

107.

Dans son arrêt du 21 décembre 2011, Afrasiabi e.a. ( 42 ), la Cour a jugé qu’«il ressort sans équivoque des termes tant de la résolution 1737 (2006), en particulier de ses points 2 et 12, que de la position commune 2007/140/PESC [ ( 43 )], en particulier de ses premier et neuvième considérants, que les mesures restrictives adoptées à l’encontre de la République islamique d’Iran ont une vocation préventive en ce sens qu’elles visent à empêcher un ‘risque de prolifération’ nucléaire dans cet État» ( 44 ).

108.

Il est intéressant de noter que la Cour a tiré de ce constat une conséquence directe sur l’interprétation de la notion de «ressources économiques» au sens de l’article 1er, sous i), du règlement no 423/2007. La Cour a ainsi considéré que, compte tenu de la nature préventive des mesures restrictives adoptées à l’encontre de la République islamique d’Iran, «le critère pertinent, aux fins d’appliquer cette notion […], réside dans la possibilité que l’avoir concerné soit utilisé pour procurer des fonds, des biens ou des services susceptibles de contribuer à la prolifération nucléaire en Iran» ( 45 ). Aux fins d’interprétation de l’article 7, paragraphe 3, du règlement no 423/2007, relatif à l’interdiction de mise à disposition de fonds ou de ressources économiques à des personnes et à des entités inscrites sur une liste, la Cour a pris en compte le fait qu’un avoir, au sens de l’article 1er, sous i), de ce même règlement, «emporte, par lui-même, un risque de détournement au soutien de la prolifération nucléaire en Iran» ( 46 ), et a souligné le «potentiel d’utilisation qu’[un four de vitrification tel que celui en cause] offre pour la fabrication de composants de missiles nucléaires et, partant, pour la contribution à la prolifération nucléaire en Iran» ( 47 ).

109.

Cette démarche, conforme au principe de précaution, et qui consiste, pour interpréter les dispositions du droit de l’Union en matière de gel des fonds, à mettre au cœur de son raisonnement la vocation préventive des mesures restrictives nous paraît devoir être maintenue par la Cour.

110.

Ainsi, si la Cour entend rester cohérente avec ce qu’elle a jugé dans son arrêt Afrasiabi e.a., précité, et donner une portée aux références répétées à la nature préventive des mesures restrictives, elle devrait, comme nous aurons l’occasion de le développer plus loin, considérer que cette nature préventive des mesures restrictives requiert de sa part une adaptation de son contrôle, notamment aux fins d’apprécier si une personne ou une entité doit être considérée comme apportant un appui à la prolifération nucléaire.

3. Le contexte spécifique ayant conduit à la désignation de Kala Naft

111.

Pour prévenir le risque de prolifération que présente le programme nucléaire iranien et accroître la pression sur la République islamique d’Iran, la résolution 1929 (2010) a élargi la portée des mesures restrictives précédentes et a prévu des mesures restrictives supplémentaires à l’encontre de cet État.

112.

Elle a identifié, à cette fin, plusieurs secteurs économiques dont les activités sont susceptibles de contribuer à des activités nucléaires posant un risque de prolifération. Parmi ces secteurs est notamment visé celui de l’énergie, et en particulier l’industrie gazière et pétrolière.

113.

Le dix-septième considérant de la résolution 1929 (2010) indique clairement pourquoi ce secteur est visé. Le Conseil de sécurité souligne, en effet, dans ce considérant, «le lien potentiel entre les recettes que [la République islamique d’]Iran tire de son secteur de l’énergie et le financement de ses activités nucléaires posant un risque de prolifération» et «que le matériel et les matières utilisés par les procédés chimiques de l’industrie pétrochimique sont très semblables à ceux qui sont employés dans certaines activités sensibles du cycle du combustible nucléaire».

114.

Le secteur énergétique de la République islamique d’Iran fait donc partie des secteurs visés par des mesures restrictives pour la double raison qu’il procure à cet État des recettes qui pourraient être utilisées pour financer des activités nucléaires posant un risque de prolifération, et que les biens utilisés par l’industrie pétrochimique pourraient l’être pour développer le programme nucléaire iranien.

115.

Ce secteur est donc particulièrement visé par les mesures restrictives en raison du risque qu’il pose en termes de prolifération nucléaire.

116.

Cette mise en évidence d’une situation à risque propre au secteur de l’énergie iranien a été relayée par le Conseil européen dans ses conclusions du 17 juin 2010, dans lesquelles celui-ci a invité le Conseil à adopter des mesures mettant en œuvre celles prévues dans la résolution 1929 (2010) ainsi que des mesures d’accompagnement. Parmi les secteurs sur lesquels devaient porter ces mesures figurent les «grands secteurs de l’industrie gazière et pétrolière, avec l’interdiction de nouveaux investissements, de l’assistance technique et des transferts de technologies, d’équipements et de services liés à ces secteurs» ( 48 ).

117.

Conformément à ces conclusions du Conseil européen, la décision 2010/413 a prévu, à son article 4, paragraphe 1, l’interdiction de «la vente et la fourniture, ainsi que le transfert, par les ressortissants des États membres ou depuis le territoire des États membres, ou au moyen de navires ou d’aéronefs relevant de la juridiction d’États membres, d’équipements et de technologies essentiels destinés [à plusieurs grands secteurs] de l’industrie iranienne du pétrole et du gaz naturel, ou à des entreprises iraniennes ou appartenant à l’Iran qui ont des activités dans ces secteurs en dehors de l’Iran, qu’ils proviennent ou non de leur territoire».

118.

En complément de cette mesure, la décision 2010/413 a également prévu des mesures de gel des fonds et des ressources économiques visant des personnes et des entités supplémentaires, ainsi que des restrictions supplémentaires aux échanges commerciaux portant sur des biens et des technologies à double usage.

119.

Le règlement no 961/2010 a mis en œuvre les mesures restrictives supplémentaires prévues par la décision 2010/413. Il fournit ainsi, à son annexe VI, une liste des équipements et des technologies clés destinés aux secteurs essentiels, énumérés à l’article 8, paragraphe 2, de ce règlement, de l’industrie du pétrole et du gaz naturel en Iran. Il précise également la portée des restrictions supplémentaires aux échanges commerciaux portant sur des biens et des technologies à double usage, en se référant au règlement (CE) no 428/2009 du Conseil, du 5 mai 2009, instituant un régime communautaire de contrôle des exportations, des transferts, du courtage et du transit de biens à double usage ( 49 ).

120.

Par ailleurs, eu égard à la «menace concrète que [la République islamique d’]Iran fait peser sur la paix et la sécurité internationales» ( 50 ), le Conseil a estimé nécessaire de procéder à l’adaptation des listes de gel des fonds.

121.

Tel est le contexte dans lequel Kala Naft a été inscrite sur la liste des personnes et des entités figurant à l’annexe II de la décision 2010/413 et à l’annexe VIII du règlement no 961/2010. Ce contexte est marqué par une double volonté, à savoir, d’une part, celle d’exercer une pression sur la République islamique d’Iran en paralysant un secteur stratégique qui est pour elle une source importante de revenus, lesquels peuvent potentiellement être utilisés à des fins de développement de son programme nucléaire.

122.

D’autre part, eu égard au constat effectué par le Conseil de sécurité dans sa résolution 1929 (2010) d’une similitude entre le matériel et les matières utilisés par les procédés chimiques de l’industrie pétrochimique et ceux qui sont employés dans certaines activités sensibles du cycle du combustible nucléaire, ainsi qu’à la nécessité de restreindre les échanges commerciaux portant sur des biens et des technologies à double usage, le législateur de l’Union a souhaité prévenir le risque que des biens et des technologies destinés à des entreprises appartenant à l’industrie du pétrole et du gaz soient, en réalité, détournés au profit des activités nucléaires de la République islamique d’Iran. Cette volonté s’est traduite non seulement par des restrictions aux échanges commerciaux portant sur des équipements et des technologies clés pouvant être utilisés dans l’industrie iranienne du pétrole et du gaz, mais également par le gel des fonds et des ressources économiques d’une entité telle que Kala Naft, dont l’activité est d’acquérir des biens au profit d’entreprises actives dans ce secteur.

123.

Nous rappelons, à cet égard, que Kala Naft a pour objet d’agir comme centrale d’achat pour les activités pétrolières, gazières et pétrochimiques du groupe de la NIOC.

124.

Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a développé un raisonnement qui fait l’impasse sur ces éléments de contexte et qui ne tient pas compte de ce qu’il devait apprécier la légalité d’une mesure à vocation préventive et non pas répressive. L’absence de prise en considération de cette toile de fond a conduit le Tribunal à commettre plusieurs erreurs de droit.

4. Les erreurs de droit commises par le Tribunal

a) Sur l’obligation de motivation

125.

L’obligation de fournir à la personne ou à l’entité inscrite les motifs de son inscription sur la liste est expressément prévue aux articles 24, paragraphe 3, de la décision 2010/413, 15, paragraphe 3, du règlement no 423/2007 et 36, paragraphe 3, du règlement no 961/2010.

126.

S’agissant de la vérification du caractère suffisant ou non des motifs communiqués à la personne ou à l’entité inscrite, il convient de se référer à la jurisprudence constante de la Cour relative à l’obligation de motivation des actes de l’Union ( 51 ). En substance, l’exposé des motifs doit permettre à l’intéressé de connaître les justifications des mesures prises et à la juridiction compétente d’exercer son contrôle. L’exposé des motifs doit indiquer les raisons spécifiques et concrètes pour lesquelles l’autorité compétente a considéré que l’intéressé devait faire l’objet d’une mesure restrictive, de sorte que cet exposé permette à ce dernier de comprendre ce qui lui est reproché et qu’il puisse effectivement se défendre en contestant les motifs invoqués. Le respect de l’obligation de motivation doit permettre à l’intéressé de se prévaloir utilement des voies de recours à sa disposition pour contester la légalité de la décision d’inscription.

127.

L’exigence de motivation varie selon la nature de l’acte en cause et le contexte dans lequel il a été adopté. Cette exigence doit être appréciée en fonction des circonstances de l’espèce, notamment du contenu de l’acte, de la nature des motifs invoqués et de l’intérêt que les destinataires ou d’autres personnes concernées directement et individuellement par l’acte peuvent avoir à recevoir des explications. Il n’est pas exigé que la motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents, dans la mesure où le caractère suffisant d’une motivation doit être apprécié au regard non seulement de son libellé, mais aussi de son contexte ainsi que de l’ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée ( 52 ). En particulier, un acte faisant grief est suffisamment motivé dès lors qu’il est intervenu dans un contexte connu de l’intéressé, qui lui permet de comprendre la portée de la mesure prise à son égard ( 53 ).

128.

Après avoir rappelé cette jurisprudence, le Tribunal, considérant que le Conseil invoquait trois motifs autonomes, s’est livré à un examen séparé de chacun d’eux. Au terme de cet examen, il a conclu au caractère suffisant des deux premiers motifs, mais a considéré que le troisième présentait un caractère insuffisant.

129.

Il a, par conséquent, au point 80 de l’arrêt attaqué, décidé «d’accueillir [le moyen tiré d’une violation de l’obligation de motivation] et, partant, d’annuler les actes attaqués, pour autant que le troisième motif est concerné». Puis, il a précisé, au point 81 de l’arrêt attaqué, que, «[d]ans la mesure où les trois motifs concernés sont autonomes, ce constat n’emporte pas l’annulation des actes attaqués pour autant qu’ils instaurent des mesures restrictives à l’égard de la requérante», avant d’indiquer que, «[t]outefois, le troisième motif ne pourra être pris en considération lors de l’examen des autres moyens du recours, en particulier du huitième moyen, relatif à l’erreur d’appréciation des faits».

130.

Nous relevons une contradiction entre les points 80 et 81 de l’arrêt attaqué, en ce que le Tribunal a décidé, au premier point, d’annuler les actes litigieux pour autant que le troisième motif est concerné avant de revenir immédiatement sur cette conclusion au second point.

131.

Même tempéré par le point 81 de l’arrêt attaqué, le point 80 de celui-ci est critiquable en ce qu’il indique que le constat selon lequel un motif sur trois n’est pas suffisamment précis et concret est constitutif d’une violation de l’obligation de motivation. Cette conclusion est, à notre avis, erronée. Il convient, au contraire, d’appréhender la motivation dans son ensemble et de considérer que, dès lors qu’au moins un élément de la motivation peut être considéré comme suffisamment précis et concret, l’obligation de motivation est respectée.

132.

En effet, la motivation doit être considérée comme ayant un caractère suffisant dès lors qu’elle met la personne ou l’entité concernée en mesure de comprendre les raisons de son inscription sur la liste et de contester ces raisons. Eu égard à la nature préventive des mesures en cause, lesdites raisons doivent refléter en quoi une activité, un comportement ou les liens de la personne ou de l’entité désignée sont de nature à contribuer au développement du programme nucléaire iranien. Les motifs doivent, de plus, être compris à la lumière du contexte dans lequel les mesures restrictives s’inscrivent. Il importe, à cet égard, dans le cadre de l’appréciation du caractère suffisant de la motivation, de tenir compte de la circonstance que ce contexte est, le cas échéant, connu de la personne ou de l’entité désignée.

133.

À partir du moment où la motivation d’une mesure restrictive, considérée dans le contexte dans lequel s’inscrit cette mesure, identifie de manière suffisamment précise et concrète le risque que posent l’activité, le comportement ou les liens d’une personne ou d’une entité désignée en termes de prolifération nucléaire, l’exigence de motivation doit être considérée comme étant satisfaite.

134.

En outre, nous émettons des réserves sur la méthode consistant à examiner de manière séparée les motifs des mesures restrictives sans les mettre en relation entre eux. Cette méthode est susceptible d’aboutir à un résultat biaisé et artificiel. Tout en admettant que le troisième motif n’est pas un modèle de précision, il nous semble que l’apprécier de façon isolée ou bien en relation avec les autres motifs est susceptible de modifier l’analyse. Par ailleurs, là encore, le Tribunal aurait dû tenir compte du contexte dans lequel s’inscrit le gel des fonds et des ressources économiques de Kala Naft.

135.

À cet égard, comme nous l’avons expliqué dans les développements qui précèdent, il n’est pas contesté que Kala Naft est structurellement et fonctionnellement liée à l’entreprise publique NIOC, laquelle est sous le contrôle de l’État iranien, et qu’elle a vocation à agir comme centrale d’achat pour les activités pétrolières, gazières et pétrochimiques du groupe de la NIOC. Par ailleurs, le Conseil de sécurité a relevé le lien potentiel entre les recettes que la République islamique d’Iran tire de son secteur de l’énergie et le financement de ses activités nucléaires posant un risque de prolifération, et il a mis en garde les États sur le fait que le matériel et les matières utilisés par les procédés de l’industrie pétrochimique sont très semblables à ceux qui sont employés dans certaines activités sensibles du cycle du combustible nucléaire.

136.

C’est, selon nous, au vu de ce contexte ainsi que des autres éléments de la motivation qu’il convenait d’évaluer le caractère suffisant de l’allégation selon laquelle Kala Naft a des liens avec les sociétés prenant part au programme nucléaire iranien.

137.

Au vu de ces éléments, nous concluons sans réserve au caractère suffisant de la motivation des actes litigieux, en ce qu’elle a permis à Kala Naft de comprendre, à la lumière d’un contexte qu’elle ne pouvait prétendre ignorer, en quoi son activité, son comportement et les liens allégués étaient susceptibles de contribuer au développement du programme nucléaire iranien, et donc de poser un risque en termes de prolifération nucléaire.

138.

C’est donc à tort que le Tribunal a constaté, au point 80 de l’arrêt attaqué, une violation de l’obligation de motivation.

b) Sur les droits de la défense et le droit à une protection juridictionnelle effective

139.

Au point 101 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a estimé que le Conseil avait violé les droits de la défense de Kala Naft en ne répondant pas à la demande d’accès au dossier formulée par celle-ci. Dans la mesure où cette circonstance était a priori susceptible d’avoir affecté la défense de cette société devant le Tribunal, elle traduisait, par conséquent, selon lui, une violation de son droit à une protection juridictionnelle effective. Pour cette raison, le Tribunal a donc annulé les actes litigieux pour autant qu’ils concernent Kala Naft.

140.

Nous ne sommes pas d’accord avec cette analyse.

141.

Dans sa lettre du 12 septembre 2010, Kala Naft demandait au Conseil de l’informer «avec un niveau raisonnable de détails» sur les trois motifs retenus contre elle. Kala Naft réclamait donc au Conseil des informations supplémentaires au soutien de ces motifs, informations que le Conseil n’a pas fournies dans sa lettre du 28 octobre 2010.

142.

Or, il ressort du point 110 de l’arrêt attaqué que, dans ses écrits devant le Tribunal, le Conseil avait confirmé que son dossier ne contenait pas de preuves ou d’éléments d’information autres que ceux reproduits dans la motivation des actes litigieux, laquelle doit, par ailleurs, être considérée comme étant suffisamment précise et concrète. Dans ces conditions, il ne saurait lui être reproché d’avoir violé les droits de la défense et le droit à une protection juridictionnelle effective de Kala Naft en ne lui communiquant pas, en plus de l’exposé des motifs, des informations dont il ne disposait pas ( 54 ).

143.

Nous en venons, à présent, à la question de savoir si le Conseil pouvait à bon droit se fonder sur les seuls éléments dont il disposait, à savoir l’exposé des motifs, lu à la lumière du contexte dans lequel la mesure restrictive en cause a été décidée, ainsi que les observations de Kala Naft, pour adopter puis décider de maintenir cette mesure. Le Tribunal a estimé que tel n’était pas le cas. Nous ne partageons pas son analyse.

c) Sur le bien-fondé de la motivation

144.

Il convient de rappeler brièvement le raisonnement tenu par le Tribunal.

145.

En premier lieu, le Tribunal a considéré que le premier motif, tiré de ce que Kala Naft commercialise des équipements pour le secteur pétrolier et gazier susceptibles d’être utilisés pour le programme nucléaire iranien, ne traduisait pas l’existence d’un appui à la prolifération nucléaire, au sens des articles 20, paragraphe 1, de la décision 2010/413, 7, paragraphe 2, du règlement no 423/2007 et 16, paragraphe 2, sous a), du règlement no 961/2010. En effet, selon lui, «[l]a formule employée par le législateur implique que l’adoption des mesures restrictives à l’égard d’une entité, en raison de l’appui qu’elle aurait apporté à la prolifération nucléaire, présuppose que celle-ci ait préalablement adopté un comportement correspondant à ce critère. En revanche, en l’absence d’un tel comportement effectif, le seul risque que l’entité concernée apporte un appui à la prolifération nucléaire dans le futur n’est pas suffisant» ( 55 ).

146.

En statuant ainsi, le Tribunal a, en substance, validé l’argumentation que Kala Naft a développée en première instance, à savoir que, pour pouvoir être considéré comme constituant un appui à la prolifération nucléaire, le concours d’une personne ou d’une entité au programme nucléaire doit être «effectif et constaté, et non pas seulement éventuel, voire possible» ( 56 ).

147.

Le Tribunal a, par ailleurs, refusé de prendre en compte la circonstance que le Conseil est habilité, en vertu de l’article 215, paragraphe 1, TFUE, à interrompre totalement les relations économiques et financières avec un État tiers ou à adopter des mesures restrictives sectorielles à l’égard de ce dernier.

148.

Le Tribunal en a conclu qu’il y avait lieu d’annuler les actes litigieux pour autant que le premier motif était concerné.

149.

Le premier motif n’étant pas, sous l’angle de la qualification juridique des faits, considéré comme bien fondé par le Tribunal, c’est uniquement au regard du deuxième motif, tiré de ce que Kala Naft aurait tenté d’acheter du matériel (portes en alliage très résistant) utilisé exclusivement par l’industrie nucléaire, que le Tribunal a procédé à l’examen de l’exactitude matérielle des faits.

150.

Il a, pour ce faire, mis en œuvre un standard de contrôle juridictionnel dont il a rappelé les contours et l’intensité. Ainsi, il résulte, selon lui, de la jurisprudence que «le contrôle juridictionnel de la légalité d’un acte par lequel des mesures restrictives ont été adoptées à l’égard d’une entité s’étend à l’appréciation des faits et des circonstances invoqués comme la justifiant, de même qu’à la vérification des éléments de preuve et d’information sur lesquels est fondée cette appréciation. En cas de contestation, il appartient au Conseil de présenter ces éléments en vue de leur vérification par le juge de l’Union» ( 57 ).

151.

Appliquant ce standard de contrôle, le Tribunal en a conclu que, dans la mesure où le Conseil n’avait pas apporté la preuve des allégations invoquées dans le cadre du deuxième motif, il y avait lieu d’annuler les actes litigieux pour autant que ce même motif était concerné.

152.

En raisonnant de cette manière, le Tribunal s’est, à notre avis, livré à une appréciation erronée du bien-fondé de la motivation des actes litigieux.

153.

D’abord, du strict point de vue de la méthode, le Tribunal s’est livré à cette appréciation en deux étapes, dans un ordre quelque peu surprenant. Il a d’abord examiné le septième moyen, tiré d’une erreur de droit s’agissant de la notion d’implication dans la prolifération nucléaire, avant d’examiner le huitième moyen, tiré d’une erreur d’appréciation des faits s’agissant des activités de Kala Naft. En procédant de la sorte, le Tribunal s’est livré à un examen de la qualification juridique des faits avant celui de l’exactitude matérielle des faits, ce qui ne nous paraît pas être l’ordre logique et traditionnel d’examen des moyens dans le cadre d’un recours en annulation.

154.

Cette manière de procéder est d’autant plus critiquable qu’elle a eu un impact direct sur l’appréciation faite par le Tribunal du bien-fondé de la motivation. Elle a, en effet, conduit le Tribunal à scinder artificiellement les différents éléments de la motivation, pour ne finalement retenir que le deuxième dans le cadre de son examen de l’exactitude matérielle des faits. Le Tribunal a ainsi cherché à vérifier la véracité de l’allégation relative à une tentative d’achat de portes en alliage très résistant utilisées exclusivement par l’industrie nucléaire, alors qu’un examen de la matérialité des faits uniquement focalisé sur cette tentative d’achat n’était, en réalité, pas approprié, le risque posé par Kala Naft en termes de prolifération nucléaire reposant, en effet, sur d’autres éléments de fait, tels que l’activité même de Kala Naft. La méthode retenue par le Tribunal a ainsi conduit à un résultat biaisé.

155.

Ensuite, et de manière plus fondamentale, les appréciations faites par le Tribunal quant à l’exactitude matérielle et à la qualification juridique des faits nous paraissent erronées en ce qu’elles ne tiennent aucun compte de la nature préventive de la mesure de gel des fonds prise à l’encontre de Kala Naft et du contexte dans lequel cette mesure est intervenue.

156.

Aussi, pour vérifier le bien-fondé de la motivation, c’est-à-dire si celle-ci était de nature à justifier la mesure restrictive prise à l’encontre de Kala Naft, le Tribunal aurait-il dû, dans une démarche à la fois pragmatique et respectueuse du principe de précaution, tenir compte des paramètres et des éléments de contexte suivants.

157.

En premier lieu, compte tenu de la nature préventive des mesures de gel des fonds, le juge de l’Union doit adapter les caractéristiques et l’intensité du contrôle qu’il exerce sur la légalité interne de ces mesures, en particulier en ce qui concerne l’exactitude matérielle et la qualification juridique des faits.

158.

Les mesures préventives telles que la mesure de gel des fonds en cause dans la présente affaire ont pour objectif d’empêcher que les personnes ou les entités désignées aient accès à des ressources économiques ou financières qu’elles pourraient utiliser pour soutenir des activités nucléaires présentant un risque de prolifération ou pour la mise au point de vecteurs d’armes nucléaires.

159.

Conformément à ce que prévoit le point 21 de la résolution 1929 (2010), ces mesures peuvent être adoptées lorsque les autorités compétentes disposent d’informations leur donnant des motifs raisonnables de penser que ces ressources économiques ou financières pourraient contribuer à de telles activités nucléaires.

160.

Sur la base des indices dont elles disposent, les autorités compétentes sont donc amenées à prendre les mesures qui leur paraissent nécessaires pour éviter qu’un risque se réalise, ce risque étant en l’espèce constitué par l’utilisation potentielle de ressources économiques ou financières au profit du programme nucléaire iranien.

161.

Ces mesures n’ont nullement pour objet de sanctionner un comportement dont il serait démontré, sur la base de preuves, qu’il contribue effectivement à soutenir ce programme. Autrement dit, l’adoption de mesures préventives n’exige pas la preuve que des ressources économiques ou financières sont effectivement utilisées au profit du programme nucléaire iranien. Il suffit que l’autorité compétente dispose de suffisamment d’indices faisant apparaître qu’un tel risque existe.

162.

Ainsi, la mesure de gel des fonds et des ressources économiques prise à l’encontre de Kala Naft n’a pas pour objet de réprimer des achats concrets de biens dont il serait prouvé qu’ils ont été effectivement utilisés à des fins de prolifération nucléaire, mais à prévenir de tels achats.

163.

La prévention d’un risque ne saurait donc être assimilée à la répression d’une infraction consommée. Le juge de l’Union doit, par conséquent, adapter son contrôle selon qu’il est amené à apprécier la légalité de mesures appartenant à l’une ou l’autre catégorie.

164.

Cette différence majeure entre les mesures préventives et les mesures répressives doit ainsi trouver sa traduction dans le standard de contrôle retenu par le juge de l’Union et dans l’évaluation qu’il porte sur la contribution d’une personne ou d’une entité au programme nucléaire iranien.

165.

Le constat selon lequel les mesures restrictives affectent lourdement les droits et les libertés des personnes ou des entités concernées ( 58 ) ne justifie pas, à nos yeux, que le contrôle juridictionnel des mesures préventives soit aligné sur celui des mesures répressives, car cela empêcherait tout simplement, comme le démontre la jurisprudence récente du Tribunal, l’adoption d’une mesure telle que celle en cause dans la présente affaire.

166.

Un tel constat exige, en revanche, que l’existence d’un risque soit suffisamment démontrée par l’autorité compétente. Cependant, cette démonstration ne nécessite pas que la preuve de l’utilisation effective de ressources économiques ou financières au profit du programme nucléaire iranien soit rapportée. L’existence d’un risque peut, en effet, comme l’illustre parfaitement la présente affaire, résulter d’une série d’éléments objectifs qui, pris ensemble, rendent ce risque suffisamment perceptible.

167.

En deuxième lieu, pour évaluer le bien-fondé d’une mesure restrictive telle que celle en cause dans la présente affaire, le juge de l’Union doit tenir compte du contexte dans lequel celle-ci a été adoptée.

168.

Nous rappelons que, en l’espèce, ce contexte est marqué par la volonté du Conseil de sécurité, relayée par le Conseil européen puis par le Conseil, d’accroître la pression sur la République islamique d’Iran en paralysant les ressources financières que lui rapporte son secteur de l’énergie et d’éviter que des biens destinés à l’industrie pétrochimique soient détournés au profit du programme nucléaire iranien.

169.

Ces éléments de contexte sont avant tout l’expression d’un choix politique, à savoir celui consistant à viser plus particulièrement, à un moment donné, le secteur iranien de l’énergie, parce que les autorités politiques considèrent que ce secteur présente un risque particulier dans le cadre de la lutte contre la prolifération nucléaire.

170.

En troisième lieu, le juge de l’Union doit tenir compte de ce que la définition des catégories de personnes et d’entités visées par les mesures restrictives découle de ce choix politique. Il faut donc reconnaître au Conseil un large pouvoir d’appréciation dans l’évaluation qu’il fait, sur la base des motifs qui lui sont fournis par l’État membre ayant proposé l’inscription ou par le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ( 59 ), quant à l’existence d’un risque suffisant.

171.

Cette large marge d’appréciation dont doit bénéficier le Conseil repose sur la nature à la fois politique et complexe de l’évaluation du risque de prolifération nucléaire, laquelle doit être effectuée dans le respect du principe de précaution. Une telle marge d’appréciation doit, à notre avis, se traduire par un contrôle adapté de la part du juge de l’Union en ce qui concerne l’exactitude matérielle et la qualification juridique des faits.

172.

Le juge de l’Union doit ainsi, lorsqu’il effectue son contrôle, prendre garde à ne pas dépasser le seuil qui le conduirait, du fait notamment d’exigences de preuves trop strictes, à substituer son appréciation à celle de l’autorité compétente.

173.

Concrètement, le juge de l’Union doit effectuer son contrôle de la légalité d’une mesure de gel des fonds telle que celle en cause dans la présente affaire, sur la base de tous les éléments dont il dispose, à savoir l’exposé des motifs de l’inscription sur la liste et, le cas échéant, les observations de la personne ou de l’entité inscrite ainsi que celles fournies en réponse par le Conseil. Il doit également, dans une approche pragmatique, tenir compte des éléments d’information fournis au cours de la procédure juridictionnelle et qui peuvent contribuer à affiner sa compréhension du risque identifié et donc son appréciation du caractère adéquat de la mesure.

174.

Afin de tenir compte de la large marge d’appréciation dont dispose le Conseil, et dans une démarche respectueuse du principe de précaution, le juge de l’Union doit vérifier, au vu des thèses développées au cours de la procédure administrative puis juridictionnelle, si l’appréciation faite par le Conseil quant à l’existence d’un risque n’est pas manifestement erronée. Ce n’est, à notre avis, que si le juge de l’Union, sur la base des éléments dont il dispose, estime qu’un risque est manifestement exclu que la mesure restrictive soumise à son appréciation est susceptible d’être remise en cause. Il pourra, par exemple, en être ainsi lorsque les débats ayant eu lieu au cours de la procédure administrative et/ou juridictionnelle ont révélé qu’un constat factuel sur lequel reposait la mesure restrictive était matériellement erroné.

175.

C’est en tenant compte de la nature préventive de la mesure de gel des fonds prise à l’encontre de Kala Naft et du contexte dans lequel cette mesure est intervenue, avec les conséquences qui en découlent quant aux caractéristiques et à l’intensité de son contrôle juridictionnel, que le Tribunal aurait dû apprécier le bien-fondé de la motivation de ladite mesure. En ayant à l’esprit ces éléments, il aurait dû se poser les deux questions suivantes.

176.

Premièrement, au vu des éléments dont le Tribunal disposait, c’est-à-dire l’exposé des motifs, les observations de Kala Naft contenues dans sa lettre du 12 septembre 2010, la réponse de la Commission contenue dans sa lettre du 28 octobre 2010, ainsi que les échanges ayant eu lieu au cours de la procédure devant le Tribunal, celui-ci était-il en mesure de constater que le risque posé par Kala Naft en termes de prolifération nucléaire était suffisamment établi?

177.

Deuxièmement, en cas de réponse affirmative à la première question, Kala Naft pouvait-elle être considérée comme apportant un appui à la prolifération nucléaire au sens des dispositions pertinentes des actes litigieux?

178.

Sur la première question, le Tribunal disposait d’éléments de fait qui n’étaient pas contestés, à savoir l’existence de liens structurels et fonctionnels entre Kala Naft et la NIOC, l’objet même de l’activité de Kala Naft, consistant, rappelons-le, à agir comme centrale d’achat pour les activités pétrolières, gazières et pétrochimiques du groupe de la NIOC. De plus, ainsi qu’il ressort du point 77 de l’arrêt attaqué, la circonstance selon laquelle les biens acquis par Kala Naft relevant des secteurs gazier, pétrolier et pétrochimique sont susceptibles d’être utilisés aux fins de la prolifération nucléaire était connue de cette société et admise explicitement par elle dans ses écrits.

179.

En outre, concernant plus spécifiquement l’achat de portes en alliage très résistant, Kala Naft a fait valoir, comme en témoigne le point 121 de l’arrêt attaqué, que, «contrairement à ce qu’a retenu le Conseil dans la motivation des actes attaqués, les portes qu’elle acquiert ne sont pas utilisées exclusivement par l’industrie nucléaire, mais également dans les secteurs gazier, pétrolier et pétrochimique». Si Kala Naft conteste ainsi, face aux allégations du Conseil, l’utilisation exclusive de ces portes par l’industrie nucléaire, elle ne conteste toutefois pas la possibilité d’une telle utilisation. Au contraire, elle l’admet, comme en témoignent les points 77 et 121 de l’arrêt attaqué lus ensemble. Au surplus, elle a admis, avec bon de commande à l’appui, procéder régulièrement à l’acquisition de ce type de portes.

180.

Le risque posé par Kala Naft au regard de la lutte contre la prolifération nucléaire étant, sur la base de tous ces éléments, suffisamment établi, le Tribunal aurait dû rejeter comme non fondé le huitième moyen tiré d’une erreur d’appréciation des faits s’agissant des activités de Kala Naft, et ce quand bien même le Conseil n’avait pas apporté la preuve de ce qu’elle aurait tenté d’acquérir des portes en alliage très résistant utilisées exclusivement par l’industrie nucléaire.

181.

Concernant, à présent, la seconde question relative à la qualification juridique des faits, nous estimons que le Tribunal a donné une définition trop restrictive de la notion d’appui à la prolifération nucléaire, au sens des articles 20, paragraphe 1, sous b), de la décision 2010/413, 7, paragraphe 2, sous a), du règlement no 423/2007 et 16, paragraphe 2, sous a), du règlement no 961/2010.

182.

Le Tribunal a, en effet, considéré qu’il était insuffisant, pour caractériser l’existence d’un appui à la prolifération nucléaire, que Kala Naft présente un risque particulier d’y être impliquée en raison de sa position en tant que centrale d’achat du groupe de la NIOC.

183.

Or, pour interpréter cette notion, le Tribunal aurait dû tenir compte du texte et de l’objet des résolutions pertinentes du Conseil de sécurité, en particulier de la résolution 1929 (2010) ( 60 ). Dans la mesure où, comme nous l’avons indiqué précédemment, cette résolution vise, comme les précédentes, à prévenir le risque de prolifération nucléaire, la notion d’appui à la prolifération nucléaire doit être interprétée conformément à cette finalité. Cette notion d’appui est d’ailleurs suffisamment large pour recevoir une interprétation conforme à cet objectif de prévention du risque de prolifération nucléaire.

184.

Pour éviter qu’un tel risque se réalise, il est nécessaire de neutraliser les activités, les comportements et les relations des personnes et des entités dont les États ont des motifs raisonnables de penser qu’elles pourraient, en l’absence de mesures restrictives, contribuer au développement du programme nucléaire iranien.

185.

Dans cette perspective, pour qu’une personne ou une entité puisse être reconnue comme apportant un appui à la prolifération nucléaire, il suffit que, en raison de son activité, de son comportement et/ou de ses liens, cette personne ou cette entité soit susceptible de contribuer au programme nucléaire iranien.

186.

Autrement dit, dès lors que le Conseil a des motifs raisonnables de penser, sur la base d’allégations suffisamment précises et concrètes, qu’une personne ou une entité pose un risque au regard de la lutte contre la prolifération nucléaire, il peut considérer que cette personne ou cette entité apporte un appui à la prolifération nucléaire au sens des dispositions pertinentes des actes litigieux.

187.

En l’occurrence, la possibilité, résultant d’éléments objectifs et admise par Kala Naft, que les biens qu’elle acquiert, en particulier les portes en alliage très résistant, soient utilisés aux fins de la prolifération nucléaire suffit à caractériser l’existence d’un appui à celle-ci.

188.

En tant que centrale d’achat de la NIOC, Kala Naft achète des biens nécessaires aux industries pétrolière, gazière et pétrochimique. Ce que la mesure restrictive prise à l’encontre de cette société tend à prévenir est précisément l’achat des biens qui sont utilisés dans ces industries, car ces biens peuvent potentiellement être utilisés dans le cadre du programme nucléaire iranien. En outre, Kala Naft n’a ni contrôle ni connaissance de la destination finale ou de l’usage qui est fait desdits biens.

189.

L’exigence que pose le Tribunal aux points 113 et 115 de l’arrêt attaqué d’un comportement concret de Kala Naft va à l’encontre de la vocation préventive des mesures de gel des fonds. En effet, si nous suivons le raisonnement du Tribunal, et celui développé par cette société tant devant le Tribunal que devant la Cour, il faudrait, en substance, pour qu’elle puisse être reconnue comme apportant un appui à la prolifération nucléaire, que la preuve soit rapportée qu’elle a acheté des portes ayant effectivement été utilisées par l’industrie nucléaire iranienne.

190.

Nous sommes fermement opposé à une telle thèse, car elle aboutirait au résultat absurde que l’adoption d’une mesure préventive telle que celle en cause dans la présente affaire, dont nous rappelons qu’elle a pour objet d’éviter que des ressources économiques ou financières puissent contribuer aux activités nucléaires de la République islamique d’Iran, devrait être subordonnée à la preuve que cette contribution a bien eu lieu.

191.

Par ailleurs, compte tenu de la nature clandestine du programme nucléaire développé par la République islamique d’Iran, il serait irréaliste d’exiger de la part du Conseil qu’il apporte la preuve de ce que les portes achetées par Kala Naft ont été effectivement utilisées par l’industrie nucléaire iranienne, alors que, dans le même temps et ainsi qu’elle l’a confirmé devant la Cour, Kala Naft est elle-même dans l’impossibilité de vérifier l’utilisation finale qui est faite de ces portes.

192.

Outre la difficulté, si ce n’est l’impossibilité, à rapporter une telle preuve dans ce contexte de clandestinité, et sans même évoquer les problèmes que pose la délicate conciliation entre la préservation de la nécessaire confidentialité des informations et la conduite d’une procédure juridictionnelle respectueuse du principe du contradictoire, la Cour devrait aussi s’interroger sur le caractère opportun d’une telle exigence de preuve.

193.

En effet, comme nous l’avons indiqué dans nos développements précédents, la cause des mesures restrictives dont nous parlons réside dans le refus de la République islamique d’Iran de coopérer avec l’AIEA et, plus largement, de respecter ses obligations internationales en matière de non-prolifération nucléaire. Le contexte de clandestinité qui s’ensuit résulte principalement de l’opposition exprimée par cet État à ce que les inspecteurs de l’AIEA effectuent les vérifications qui permettraient d’attester de la finalité exclusivement pacifique du programme nucléaire iranien. Le secret ainsi entretenu sur les caractéristiques et l’ampleur de ce programme est donc bien le fruit d’un choix fait par la République islamique d’Iran.

194.

Partant de ce constat, ne pourrait-on pas se demander si, en termes de réciprocité, il est opportun de réclamer au Conseil des informations toujours plus détaillées alors que, dans le même temps, la République islamique d’Iran s’oppose aux demandes d’informations répétées du Conseil de sécurité et de l’AIEA? En outre, est-il bien raisonnable d’imposer au Conseil, et donc aux États membres, à travers l’exigence d’un niveau élevé de preuve, de dévoiler des sources et des méthodes de renseignement, alors qu’il s’agit là du seul moyen dont disposent les États pour briser l’opacité dans laquelle la République islamique d’Iran développe son programme nucléaire et pour prévenir la menace que constitue celui-ci?

195.

C’est en ayant à l’esprit ces réflexions et sur la base de l’ensemble des éléments qui précèdent que nous invitons la Cour à annuler l’arrêt attaqué.

196.

Si la Cour décide de statuer elle-même sur le recours en annulation de Kala Naft, nous l’invitons, pour les raisons que nous avons développées, à déclarer non fondés les moyens tirés d’une violation de l’obligation de motivation, d’une violation des droits de la défense de Kala Naft et de son droit à une protection juridictionnelle effective, d’une erreur d’appréciation des faits s’agissant des activités de cette société et d’une erreur de droit s’agissant de la notion d’appui à la prolifération nucléaire. La Cour devrait, par conséquent, rejeter le recours.

V – Conclusion

197.

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour:

d’annuler l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 25 avril 2012, Manufacturing Support & Procurement Kala Naft/Conseil (T‑509/10), et

de rejeter le recours de Manufacturing Support & Procurement Kala Naft Co., Tehran.


( 1 ) Langue originale: le français.

( 2 ) Résolutions 1696 (2006), 1737 (2006), 1747 (2007), 1803 (2008), 1835 (2008) et 1929 (2010).

( 3 ) L’AIEA est une organisation internationale autonome qui a notamment pour rôle d’encourager et de faciliter, dans le monde entier, le développement et l’utilisation pratique de l’énergie atomique à des fins pacifiques et la recherche dans ce domaine. Conformément à l’article III, B, point 4, de ses statuts, elle adresse des rapports annuels sur ses travaux à l’Assemblée générale des Nations unies et, lorsqu’il y a lieu, au Conseil de sécurité. L’AIEA joue un rôle essentiel dans la prévention des risques de prolifération nucléaire. Cette agence cherche ainsi à avoir une image claire des activités nucléaires des États et à s’assurer que ces activités ne posent pas un risque en termes de prolifération des armes nucléaires.

( 4 ) Ci-après les «mesures de gel des fonds».

( 5 ) Nous relevons que pas moins de 50 recours sont actuellement pendants devant le Tribunal de l’Union européenne, pour le seul domaine des mesures restrictives prises à l’encontre de la République islamique d’Iran.

( 6 ) Parmi les arrêts récents du Tribunal, voir, notamment, arrêts du 26 octobre 2012, CF Sharp Shipping Agencies/Conseil (T‑53/12), et Oil Turbo Compressor/Conseil (T‑63/12); du 5 décembre 2012, Qualitest/Conseil (T‑421/11); du 11 décembre 2012, Sina Bank/Conseil (T‑15/11); du 29 janvier 2013, Bank Mellat/Conseil (T‑496/10); du 5 février 2013, Bank Saderat Iran/Conseil (T‑494/10); du 20 mars 2013, Bank Saderat/Conseil (T‑495/10); du 17 avril 2013, TCMFG/Conseil (T‑404/11); du 16 mai 2013, Iran Transfo/Conseil (T‑392/11), et du 12 juin 2013, HTTS/Conseil (T‑128/12 et T‑182/12).

( 7 ) T‑509/10, ci-après l’«arrêt attaqué».

( 8 ) Voir, notamment, arrêt du 13 mars 2012, Melli Bank/Conseil (C‑380/09 P, point 61).

( 9 ) Décision du 26 juillet 2010 concernant des mesures restrictives à l’encontre de l’Iran et abrogeant la position commune 2007/140/PESC (JO L 195, p. 39).

( 10 ) Règlement du 26 juillet 2010 mettant en œuvre l’article 7, paragraphe 2, du règlement (CE) no 423/2007, concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran (JO L 195, p. 25).

( 11 ) Décision du 25 octobre 2010 modifiant la décision 2010/413 (JO L 281, p. 81).

( 12 ) Règlement du 25 octobre 2010 concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran et abrogeant le règlement (CE) no 423/2007 (JO L 281, p. 1).

( 13 ) Voir, pour une description générale, points 2 à 12 de l’arrêt attaqué.

( 14 ) Voir, pour une description plus précise des mesures restrictives visant Kala Naft, points 13 à 22 de l’arrêt attaqué.

( 15 ) Convention adoptée à San José, Costa Rica, le 22 novembre 1969, à la Conférence spécialisée interaméricaine sur les droits de l’homme.

( 16 ) Projet d’articles sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens et commentaires y relatifs, disponible à l’adresse Internet suivante: http://legal.un.org/ilc/texts/instruments/francais/commentaires/4_1_1991_francais.pdf, ainsi que dans l’Annuaire de la Commission du droit international, 1991, vol. II(2), p. 13.

( 17 ) Convention adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 2 décembre 2004.

( 18 ) Arrêt du 16 mai 2002, France/Commission (C-482/99, Rec. p. I-4397, point 55).

( 19 ) Arrêt du 29 mai 1990, disponible à l’adresse Internet suivante: http://www.juricaf.org/arret/FRANCE-COURDECASSATION-19900529-8716788.

( 20 ) Sentence partielle no 425-39-2, du 29 juin 1989, Iran-US CTR, vol. 21, p. 106.

( 21 ) Arrêt du12 avril 1983, National Iranian Oil company revenues from Oil Sales (ILR 215,243).

( 22 ) Voir arrêts précités Bank Mellat/Conseil (point 38) et Bank Saderat Iran/Conseil (point 36).

( 23 ) Voir, en ce sens, Cour eur. D. H., arrêt Compagnie de navigation de la République islamique d’Iran c. Turquie du 13 décembre 2007, Recueil des arrêts et décisions 2007‑V, § 81.

( 24 ) Voir points 44 et 46 des présentes conclusions.

( 25 ) Arrêt du 16 novembre 2011, Bank Melli Iran/Conseil (C-548/09 P, Rec. p. I-11381, point 69). Ainsi que l’avocat général Mengozzi l’a relevé dans les conclusions qu’il a présentées dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, «les politiques publiques sont, de toute évidence et de plus en plus, relayées par l’action ou le soutien de personnes ou d’entités qui ont une personnalité distincte de celle de l’État lui-même, mais qui présentent un lien de rattachement suffisant par rapport à l’État et aux politiques publiques qu’il mène pour pouvoir être visées par des mesures restrictives concernant, en fait, le pays tiers lui-même» (point 67). Voir, également, arrêt du 13 mars 2012, Tay Za/Conseil (C‑376/10 P), selon lequel «la notion de ‘pays tiers’, au sens des articles 60 CE et 301 CE, peut inclure les dirigeants d’un tel pays ainsi que des individus et des entités qui sont associés à ces dirigeants ou contrôlés directement ou indirectement par ceux-ci» (point 43 et jurisprudence citée).

( 26 ) Déclaration no 25 annexée à l’acte final de la Conférence intergouvernementale qui a adopté le traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007 (JO 2008, C 115, p. 346, et JO 2012, C 326, p. 348).

( 27 ) Respectivement points 36 et 34.

( 28 ) T-181/08, Rec. p. II-1965, points 121 à 123.

( 29 ) Nous partageons, à ce sujet, l’analyse faite par l’avocat général Mengozzi aux points 55 à 58 des conclusions qu’il a présentées dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Tay Za/Conseil, précité.

( 30 ) Règlement du Conseil du 19 avril 2007 concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran (JO L 103, p. 1).

( 31 ) Point 77 de l’arrêt attaqué.

( 32 ) Point 78 de l’arrêt attaqué.

( 33 ) Points 98 à 101 de l’arrêt attaqué.

( 34 ) Voir Cour eur. D. H., arrêts Jasper c. Royaume-Uni du 16 février 2000, Recueil des arrêts et décisions 2000‑II, § 52; Rowe et Davis c. Royaume-Uni du 16 février 2000, Recueil des arrêts et décisions 2000‑II, § 61; Fitt c. Royaume-Uni du 16 février 2000, Recueil des arrêts et décisions 2000‑II, § 45, et V. c. Finlande du 24 avril 2007, § 75.

( 35 ) Le Conseil se réfère, à cet égard, à l’arrêt du 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission (C-402/05 P et C-415/05 P, Rec. p. I-6351, point 358).

( 36 ) T‑439/10 et T‑440/10.

( 37 ) Accord entre l’Iran et l’AIEA relatif à l’application de garanties dans le cadre du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (INFCIRC/214), qui est entré en vigueur le 15 mai 1974.

( 38 ) Voir, notamment, seizième, dix-septième et vingt-deuxième considérants de la résolution 1929 (2010).

( 39 ) Voir, notamment, point 12 de la résolution 1737 (2006).

( 40 ) Point 68.

( 41 ) Idem.

( 42 ) C-72/11, Rec. p. I-14285.

( 43 ) Position commune du Conseil du 27 février 2007 concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran (JO L 61, p. 49).

( 44 ) Arrêt Afrasiabi e.a., précité (point 44).

( 45 ) Ibidem (point 46). Souligné par nous.

( 46 ) Ibidem (point 47). Souligné par nous.

( 47 ) Ibidem (point 48). Souligné par nous.

( 48 ) Point 4 de l’annexe II des conclusions du Conseil européen.

( 49 ) JO L 134, p. 1.

( 50 ) Voir considérant 15 du règlement no 961/2010.

( 51 ) Voir, notamment, arrêts du 15 novembre 2012, Al-Aqsa/Conseil et Pays-Bas/Al-Aqsa (C‑539/10 P et C‑550/10 P, points 138 et suiv.), ainsi que Conseil/Bamba (C‑417/11 P, points 49 et suiv.).

( 52 ) Voir, notamment, arrêts précités Al-Aqsa/Conseil et Pays-Bas/Al-Aqsa (points 139 et 140) ainsi que Conseil/Bamba (point 53).

( 53 ) Voir, notamment, arrêt Conseil/Bamba, précité (point 54).

( 54 ) Voir, en ce sens, arrêts du Tribunal du 20 février 2013, Melli Bank/Conseil (T‑492/10, point 90), et Bank Saderat/Conseil, précité (point 98).

( 55 ) Point 115 de l’arrêt attaqué.

( 56 ) Point 107 de la requête introductive d’instance dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt attaqué.

( 57 ) Point 123 de l’arrêt attaqué.

( 58 ) Voir notamment, en ce sens, arrêt du 6 juin 2013, Ayadi/Commission (C‑183/12 P, point 68).

( 59 ) Voir article 23, paragraphe 2, de la décision 2010/413.

( 60 ) Voir notamment, en ce sens, arrêts précités Afrasiabi e.a. (point 43) ainsi que du 13 mars 2012, Melli Bank/Conseil (point 55).

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