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Document 62020CJ0465

Arrêt de la Cour (grande chambre) du 10 septembre 2024.
Commission européenne contre Irlande e.a.
Pourvoi – Aides d’État – Article 107, paragraphe 1, TFUE – Décisions fiscales anticipatives (tax rulings) adoptées par un État membre – Avantages fiscaux sélectifs – Attribution des bénéfices générés par des licences de propriété intellectuelle aux succursales de sociétés non-résidentes – Principe de pleine concurrence.
Affaire C-465/20 P.

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2024:724

Affaire C‑465/20 P

Commission européenne

contre

Irlande
et
Apple Sales International Ltd
et
Apple Operations International Ltd

Arrêt de la Cour (grande chambre) du 10 septembre 2024

« Pourvoi – Aides d’État – Article 107, paragraphe 1, TFUE – Décisions fiscales anticipatives (tax rulings) adoptées par un État membre – Avantages fiscaux sélectifs – Attribution des bénéfices générés par des licences de propriété intellectuelle aux succursales de sociétés non-résidentes – Principe de pleine concurrence »

  1. Aides accordées par les États – Notion – Caractère sélectif de la mesure – Mesure conférant un avantage fiscal – Décisions fiscales anticipatives (tax rulings) relatives à la détermination du bénéfice imposable de sociétés non-résidentes – Cadre de référence pour déterminer l’existence d’un avantage sélectif – Identification du régime fiscal commun ou normal – Prise en compte du seul droit national en matière de fiscalité directe – Portée

    (Art. 107, § 1, TFUE)

    (voir points 74-85, 120, 297, 298)

  2. Pourvoi – Moyens – Appréciation erronée des faits et des éléments de preuve – Irrecevabilité – Contrôle par la Cour de l’appréciation des faits et des éléments de preuve – Exclusion sauf cas de dénaturation – Examen par la Commission de l’existence d’une aide d’État en matière fiscale – Délimitation du cadre de référence en droit national et interprétation des dispositions le composant – Question de droit pouvant être invoquée dans le cadre d’un pourvoi

    (Art. 107, § 1, et 256, § 1, 2d al., TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 58, 1er al.)

    (voir points 110-112, 170, 173-178)

  3. Pourvoi – Moyens – Moyen inopérant – Notion – Moyen articulé à l’encontre d’un motif de l’arrêt non nécessaire pour fonder son dispositif – Moyen articulé à l’encontre d’une conclusion fondée sur une pluralité de motifs – Caractère opérant subordonné à l’invocation de griefs visant chacun des motifs retenus par le Tribunal

    (Art. 256, § 1, 2d al., TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 58, 1er al.)

    (voir points 113-116)

  4. Pourvoi – Objet – Annulation d’un arrêt du Tribunal constatant l’illégalité d’une décision de la Commission constatant l’incompatibilité d’une aide avec le marché intérieur et ordonnant sa récupération – Conclusions figurant dans l’arrêt sous pourvoi et n’ayant pas fait l’objet d’un pourvoi incident – Autorité de la chose jugée – Exclusion d’un nouvel examen

    (Art. 107, § 1, et 256, § 1, 2d al., TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 58, 1er al.)

    (voir point 124)

  5. Pourvoi – Moyens – Erreur de droit – Qualification d’une mesure d’aide d’État – Examen de la méthode d’attribution des bénéfices validée par des décisions fiscales anticipatives (tax rulings) – Identification de l’existence d’un avantage – Moyen tiré d’une interprétation erronée du raisonnement exposé dans la décision litigieuse de la Commission – Inclusion

    (Art. 107, § 1, et 256, § 1, 2d al., TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 58, 1er al.)

    (voir points 128-131)

  6. Pourvoi – Moyens – Appréciation erronée des faits et des éléments de preuve – Irrecevabilité – Contrôle par la Cour de l’appréciation des faits et des éléments de preuve – Exclusion sauf cas de dénaturation – Examen du respect des règles en matière de charge et d’administration de la preuve – Recevabilité

    (Art. 256, § 1, TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 58, 1er al.)

    (voir points 168-169, 243-245)

  7. Aides accordées par les États – Décision de la Commission – Contrôle juridictionnel – Limites – Appréciation de la légalité en fonction des éléments d’information disponibles au moment de l’adoption de la décision – Prise en compte d’éléments de fait ou de droit non produits au cours de la procédure administrative – Exclusion

    (Art. 107, § 1, 108, § 3, 256, § 1, 2d al., et 263 TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 58, 1er al.)

    (voir points 183-193)

  8. Aides accordées par les États – Notion – Avantage sélectif – Décisions fiscales anticipatives (tax rulings) – Attribution des bénéfices à la succursale d’une société non-résidente – Examen de la méthode d’attribution des bénéfices validée au regard du principe de pleine concurrence – Attribution des bénéfices générés par l’exploitation des droits de propriété intellectuelle – Critères pertinents

    (Art. 107, § 1, TFUE)

    (voir points 203, 206-215, 217-222)

  9. Pourvoi – Pourvoi jugé fondé – Règlement du litige au fond par la Cour – Portée – Rejet préalable d’un moyen d’annulation dans un arrêt d’annulation – Absence de contestation des motifs dudit rejet par voie de pourvoi incident – Conséquence – Exclusion d’un nouvel examen

    (Règlement de procédure de la Cour, art. 169, § 1, et 178, § 1)

    (voir points 274, 275, 277, 279, 290, 304)

  10. Aides accordées par les États – Notion – Mesures fiscales – Examen conjoint des critères de sélectivité et d’avantage économique – Admissibilité

    (Art. 107, § 1, TFUE)

    (voir points 296, 299-302)

  11. Aides accordées par les États – Notion – Avantage sélectif – Décisions fiscales anticipatives (tax rulings) – Examen de la méthode d’attribution des bénéfices validée au regard du principe de pleine concurrence – Dérogation au système fiscal normal applicable – Justification tirée de la nature et de l’économie du système – Charge de la preuve

    (Art. 107, § 1, TFUE)

    (voir points 305-311)

  12. Aides accordées par les États – Notion – Octroi imputable à l’État d’un avantage au moyen des ressources de l’État – Adoption d’une décision fiscale anticipative (tax ruling) – Décision ayant pour effet d’alléger les charges fiscales d’une entreprise – Inclusion

    (Art. 107, § 1, TFUE)

    (voir points 315-322)

  13. Aides accordées par les États – Examen par la Commission – Procédure administrative – Décision d’ouvrir la procédure formelle d’examen prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE – Analyse de l’existence d’un avantage sélectif – Évolution de la position de la Commission à l’issue de la procédure – Obligation de la Commission de mettre les intéressés en demeure de présenter leurs observations – Portée – Modification affectant la nature des mesures en cause ou de leur qualification juridique

    (Art. 108, § 2, TFUE ; règlement du Conseil 2015/1589, art. 4, § 4, 6, § 1, et 9)

    (voir points 331-339)

  14. Aides accordées par les États – Récupération d’une aide illégale – Respect des principes de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime – Conditions et limites

    (Art. 107 et 108, § 2, TFUE ; règlement du Conseil 2015/1589, art. 16, § 1)

    (voir points 352-363)

  15. Aides accordées par les États – Notion – Intervention de l’État dans des domaines n’ayant pas fait l’objet d’une harmonisation dans l’Union européenne – Fiscalité directe – Inclusion – Désignation de la base d’imposition et répartition de la charge fiscale – Compétences des États membres – Limites

    (Art. 107, § 1, TFUE)

    (voir points 371-378)

Résumé

En annulant l’arrêt Irlande e.a./Commission du Tribunal ( 1 ) par lequel celui-ci a annulé la décision de la Commission européenne concernant l’aide d’État octroyée par l’Irlande en faveur d’Apple ( 2 ), puis, en statuant elle-même définitivement sur les éléments du litige restant à trancher, la Cour, réunie en grande chambre, juge, au vu de l’analyse figurant dans la décision litigieuse ainsi que des constats du Tribunal demeurés incontestés, que la Commission a valablement conclu au caractère sélectif de l’avantage accordé à deux sociétés de droit irlandais du groupe Apple par deux décisions fiscales anticipatives adoptées par les autorités fiscales irlandaises au sujet de la détermination de la base imposable des succursales irlandaises des sociétés en question. À cet égard, la Cour inscrit son analyse dans le cadre tracé par les principes jurisprudentiels récemment consolidés ( 3 ), concernant la définition et l’analyse du cadre de référence au regard duquel la sélectivité de mesures fiscales doit être appréciée aux fins de l’article 107, paragraphe 1, TFUE. Elle rappelle à cet égard que la délimitation appropriée du cadre de référence pertinent, et, par extension, l’interprétation correcte des dispositions de droit national le composant constitue une question de droit relevant du contrôle incombant à la Cour au stade du pourvoi, dans les limites de l’objet de ce dernier.

Au sein du groupe Apple, Apple Inc., établie à Cupertino (États-Unis), contrôle différentes sociétés de droit irlandais par l’intermédiaire de sa filiale à 100 %, Apple Operations International. Cette dernière détient 100 % de la filiale Apple Operations Europe (AOE), qui à son tour détient 100 % de la filiale Apple Sales International (ASI). ASI et AOE sont toutes deux constituées en tant que sociétés de droit irlandais, mais ne sont pas résidentes fiscales irlandaises. Celles-ci disposent, chacune, d’une succursale en Irlande, dépourvue de personnalité juridique distincte. ( 4 )

ASI et AOE étaient liées à Apple Inc. par un accord de partage des coûts qui prévoyait en particulier l’octroi, en leur faveur, de licences libres de redevance afin de leur permettre d’utiliser les droits de propriété intellectuelle du groupe Apple. Cette utilisation consistait, notamment, dans la fabrication et la vente des produits concernés sur l’ensemble des territoires situés en dehors du continent américain.

En vertu des dispositions de droit irlandais régissant l’imposition des sociétés en vigueur au cours de la période considérée (ci-après les « dispositions de référence »), les sociétés non-résidentes étaient imposables au titre des revenus commerciaux réalisés directement ou indirectement par l’intermédiaire d’une succursale active en Irlande. En l’occurrence, en 1990, les autorités fiscales irlandaises ont été saisies de demandes émanant des prédécesseurs d’ASI et d’AOE visant à se voir préciser la détermination de leurs bénéfices imposables. C’est dans ce contexte que les autorités fiscales irlandaises ont adopté une première décision fiscale anticipative en 1991, ultérieurement révisée à la demande d’ASI et d’AOE, et une seconde décision en 2007 (ci-après, conjointement dénommées, les « rulings fiscaux contestés »).

À l’issue d’une procédure formelle d’examen ouverte en 2014, la Commission a adopté la décision litigieuse concernant les rulings fiscaux contestés. Dans cette décision, la Commission a considéré, en particulier, que, dans la mesure où les rulings fiscaux contestés avaient entraîné une réduction de la base imposable d’ASI et d’AOE, aux fins de l’établissement de l’impôt sur les sociétés en Irlande, ils avaient procuré un avantage à ces deux sociétés. Afin de prouver l’existence d’un avantage sélectif en l’espèce, la Commission a examiné l’existence d’un avantage sélectif découlant d’une dérogation au cadre de référence. En s’appuyant sur des raisonnements à titre principal, à titre subsidiaire et à titre alternatif, la Commission a considéré, en substance, que les rulings fiscaux contestés avaient permis à ASI et à AOE de réduire le montant de l’impôt dont elles étaient redevables en Irlande au cours de la période pendant laquelle ils étaient en vigueur, à savoir entre les années 1991 et 2014, et que cette réduction du montant de l’impôt représentait un avantage par rapport à d’autres sociétés se trouvant dans une situation comparable. Plus spécifiquement, à titre principal, la Commission a soutenu que le fait que les autorités fiscales irlandaises aient accepté, dans les rulings fiscaux contestés, la prémisse selon laquelle les licences de droits de propriété intellectuelle (ci-après « PI ») du groupe Apple détenues par ASI et AOE devaient être attribuées hors d’Irlande avait conduit à ce que les bénéfices annuels imposables d’ASI et d’AOE en Irlande s’écartent d’une approximation fiable d’un résultat fondé sur le marché conforme au principe de pleine concurrence.

Statuant sur les recours introduits respectivement par l’Irlande ainsi que par ASI et AOE, visant à l’annulation de la décision litigieuse, le Tribunal, estimant que la Commission n’était pas parvenue à démontrer à suffisance de droit l’existence d’un avantage au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, a annulé la décision litigieuse dans son intégralité.

Dans son arrêt, le Tribunal a rappelé, à titre liminaire, que, dans le cadre du contrôle des aides d’État, pour examiner si les rulings fiscaux contestés ont constitué de telles aides, il incombait à la Commission de démontrer notamment que ces rulings fiscaux avaient procuré un avantage sélectif.

À cet égard, le Tribunal a rejeté le raisonnement à titre principal de la Commission concernant l’existence d’un avantage pour deux motifs relatifs, d’une part, aux appréciations de la Commission sur l’imposition normale en vertu du droit fiscal irlandais applicable en l’espèce, et, d’autre part, aux appréciations de la Commission portant sur les activités au sein du groupe Apple.

Ayant rejeté, en outre, les raisonnements présentés à titre subsidiaire ainsi qu’à titre alternatif à ce sujet, le Tribunal a annulé la décision litigieuse dans son intégralité, sans examiner les autres moyens et griefs invoqués par l’Irlande ainsi que par ASI et AOE.

À l’appui de son pourvoi, la Commission invoque deux moyens, visant respectivement les motifs de l’arrêt attaqué ayant trait à l’appréciation du raisonnement à titre principal et ceux ayant trait à l’appréciation du raisonnement à titre subsidiaire.

Appréciation de la Cour

À titre liminaire, la Cour rappelle que, afin de qualifier une mesure fiscale nationale de « sélective » aux fins de l’application de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, la Commission doit identifier, dans un premier temps, le système de référence, à savoir le régime fiscal « normal » applicable dans l’État membre concerné, et démontrer, dans un second temps, que la mesure fiscale en cause déroge à ce système de référence, dans la mesure où elle introduit des différenciations entre des opérateurs se trouvant, au regard de l’objectif poursuivi par ce dernier, dans une situation factuelle et juridique comparable.

La Cour précise que la détermination du cadre de référence revêt une importance accrue dans le cas de mesures fiscales, puisque l’existence d’un avantage économique, au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, ne peut être établie que par rapport à une imposition dite « normale ».

Sur ce point, la Cour observe, en outre, que, en dehors des domaines dans lesquels le droit fiscal de l’Union fait l’objet d’une harmonisation, c’est l’État membre concerné qui détermine, par l’exercice de ses compétences propres en matière de fiscalité directe, les caractéristiques constitutives de l’impôt, lesquelles définissent, en principe, le système de référence ou le régime fiscal « normal ». Il en va, notamment, ainsi de la détermination de l’assiette de l’impôt, de son fait générateur et des éventuelles exonérations dont il est assorti. Il s’ensuit que seul le droit national applicable dans l’État membre concerné doit être pris en compte en vue d’identifier ledit système de référence. Cette conclusion est toutefois sans préjudice de la possibilité de constater que le cadre de référence lui-même, tel qu’il découle du droit national, est incompatible avec le droit de l’Union en matière d’aides d’État, dès lors que le système fiscal en cause a été configuré selon des paramètres manifestement discriminatoires, destinés à contourner ledit droit.

C’est à l’aune de ces principes que la Cour entame l’examen du pourvoi.

À cet égard, la Cour indique d’emblée que le raisonnement à titre principal de la Commission repose sur le postulat que, pour attribuer correctement les bénéfices conformément à l’approche de l’entité distincte et au principe de pleine concurrence consacrés par les dispositions de droit national applicables ( 5 ), il incombait aux autorités irlandaises compétentes de vérifier si les bénéfices tirés de l’utilisation des licences de PI du groupe Apple détenues par ASI et par AOE ne devaient pas, en tout ou partie, être imputés à leurs succursales irlandaises. L’absence des vérifications requises par lesdites dispositions a, selon la Commission, entraîné une réduction de la charge fiscale de ces sociétés, leur conférant un avantage sélectif.

Cela étant précisé, la Cour juge la Commission recevable à contester les appréciations du Tribunal au sujet du cadre de référence issu du droit irlandais. En effet, la question de savoir si le Tribunal a délimité de manière appropriée le système de référence en droit irlandais et, par extension, a interprété de manière correcte les dispositions nationales composant ce système est une question de droit susceptible de faire l’objet du contrôle de la Cour au stade du pourvoi. Ainsi, les arguments de la Commission tendant à remettre en cause le choix du cadre de référence ou sa signification dans la première étape de l’analyse de l’existence d’un avantage sélectif sont recevables, puisque cette analyse procède d’une qualification juridique du droit national sur la base d’une disposition du droit de l’Union. En l’occurrence, il en va ainsi tant pour le grief tiré de ce que le Tribunal aurait interprété la décision de manière erronée en retenant que, dans son raisonnement à titre principal, la Commission s’était limitée à une approche « par exclusion » que pour le grief par lequel la Commission reproche au Tribunal de s’être fondé sur les fonctions exercées par Apple Inc.

La Cour examine ainsi, en premier lieu, le grief tiré de l’existence d’une erreur d’interprétation de la décision litigieuse, dans la mesure où le Tribunal aurait considéré que le raisonnement à titre principal de la Commission était fondé uniquement sur l’absence de salariés et de présence physique aux sièges d’ASI et d’AOE et, partant, sur une approche « par exclusion ».

À cet égard, la Cour constate, tout d’abord, que ce raisonnement de la Commission repose sur le postulat selon lequel, d’une part, l’application des dispositions de référence requérait que soit déterminée au préalable une méthode d’attribution des bénéfices que ces dispositions ne définissent pas et, d’autre part, cette méthode devait parvenir à un résultat conforme au principe de pleine concurrence. Or, ce postulat n’a pas été remis en cause par le Tribunal, qui a ajouté que l’imposition dite « normale » est définie par les règles fiscales nationales et que l’existence même d’un avantage doit être établie par rapport à celles-ci, avant de préciser toutefois que, si ces règles nationales prévoient que les succursales des sociétés non-résidentes, en ce qui concerne les bénéfices résultant des activités commerciales de celles-ci en Irlande, et les sociétés résidentes sont imposées dans les mêmes conditions, l’article 107, paragraphe 1, TFUE permet à la Commission de contrôler si le niveau des bénéfices attribués à de telles succursales, accepté par les autorités nationales pour la détermination des bénéfices imposables de ces sociétés non-résidentes, correspond au niveau des bénéfices qui auraient été obtenus par l’exercice de ces activités commerciales dans des conditions de marché.

Selon la Cour, il s’en déduit que l’application du principe de pleine concurrence dans le cas d’espèce se fonde sur les règles fiscales du droit irlandais relatives à l’imposition des sociétés et, partant, sur le système de référence identifié par la Commission et confirmé par le Tribunal. En l’occurrence, le Tribunal a explicitement reconnu que, contrairement à ce que soutenait l’Irlande, l’application des dispositions de référence, telle que décrite par cet État membre, correspondait en substance à l’analyse fonctionnelle et factuelle dans le cadre de la première étape de l’approche autorisée de l’OCDE relative à l’attribution des bénéfices à un établissement stable. Ces constatations du Tribunal l’ont notamment conduit à juger que la Commission n’avait pas commis d’erreur lorsqu’elle s’est prévalue du principe de pleine concurrence afin de contrôler si, dans l’application des dispositions de référence par les autorités fiscales irlandaises, le niveau des bénéfices attribués aux succursales d’ASI et d’AOE pour leurs activités commerciales en Irlande, tel qu’accepté dans les rulings fiscaux contestés, correspondait au niveau des bénéfices qui auraient été obtenus par l’exercice de ces activités commerciales dans des conditions de marché, et lorsqu’elle s’est fondée, en substance, sur l’approche autorisée de l’OCDE aux fins de cette application, en prenant en compte la répartition des actifs, des fonctions et des risques entre ces succursales et les autres parties de ces sociétés. Lesdites constatations doivent être tenues pour acquises, dès lors qu’elles n’ont pas été valablement remises en cause par les autres parties dans le cadre de la présente procédure de pourvoi.

Or, il ressort des étapes du raisonnement exposé dans la décision litigieuse que la Commission a, tout d’abord, estimé que, afin de déterminer, conformément aux dispositions pertinentes du droit national, les bénéfices imposables d’ASI et d’AOE en Irlande selon le principe de pleine concurrence, il convenait de comparer les fonctions exercées respectivement par les sièges et par les succursales irlandaises de ces sociétés en rapport avec les licences de PI. Ensuite, en application de ce critère, elle a procédé à un examen distinct du rôle de chacun de ces sièges et de chacune de ces succursales en rapport avec ces licences. Au terme de cet examen, elle a constaté, d’une part, une absence de fonctions en rapport avec les licences de PI pour ce qui est des sièges et, d’autre part, un rôle actif des succursales irlandaises découlant de l’exercice d’un certain nombre de fonctions et de risques liés à la gestion et à l’utilisation de ces licences. De plus, la constatation de l’absence de fonctions « actives ou critiques » exercées par les sièges est fondée sur l’absence de preuves contraires apportées par Apple, en conjonction avec l’absence de capacité effective de ces sièges à exercer ces fonctions. Ainsi, le raisonnement à titre principal de la Commission repose non seulement sur l’absence de fonctions exercées par les sièges en rapport avec les licences de PI, mais aussi sur l’analyse des fonctions effectivement exercées par les succursales en rapport avec ces licences.

Dès lors, ce n’est pas le constat selon lequel les sièges n’avaient ni salariés ni présence physique en dehors des succursales irlandaises qui a conduit la Commission à conclure que les licences de PI et les bénéfices y afférents devaient être attribués à ces succursales. La Commission a tiré cette conclusion au terme de la mise en relation de deux constatations distinctes, à savoir, d’une part, l’absence de fonctions actives ou critiques exercées et de risques assumés par les sièges et, d’autre part, la multiplicité et le caractère central des fonctions exercées et des risques assumés par lesdites succursales, et ce en application du critère juridique énoncé dans la décision litigieuse.

Dans ces conditions, la Cour juge que le Tribunal a commis une erreur de droit lorsqu’il a considéré que, dans son raisonnement à titre principal, la Commission s’était limitée à une approche « par exclusion », ceci constituant une interprétation erronée de la décision litigieuse.

En deuxième lieu, en ce qui concerne les motifs visés par le pourvoi sur lesquels le Tribunal s’est fondé pour considérer que les succursales d’ASI et d’AOE en Irlande ne contrôlaient pas les licences de PI du groupe Apple et ne généraient pas les bénéfices que la Commission prétendait qu’elles réalisaient, la Cour juge, tout d’abord, que la Commission est fondée à faire valoir que le Tribunal a commis une irrégularité de procédure en prenant en compte, aux fins de son analyse, des éléments de preuve qui n’avaient pas été produits au cours de la procédure administrative et, partant, qui devaient être considérés comme étant irrecevables. Par ailleurs, en ce qui concerne la méthode d’attribution des bénéfices imposables exigée en vertu du droit irlandais, la Cour observe que le critère de détermination des bénéfices d’une société non-résidente, que le Tribunal a considéré être applicable en vertu de l’article 25 du TCA 97, commande de prendre en compte la répartition des actifs, des fonctions et des risques entre les succursales irlandaises et les autres parties des sociétés concernées, à l’exclusion du rôle éventuel joué par des entités distinctes, telles, en l’espèce, Apple Inc. Or, à cet égard, la Cour constate que le Tribunal s’est fondé, dans les motifs critiqués, explicitement ou implicitement, sur les fonctions exercées par cette dernière, en rapport avec la PI du groupe Apple, pour étayer son constat d’erreur viciant l’analyse exposée par la Commission. En conséquence, la Cour juge que la Commission est fondée à faire valoir que, pour juger que les preuves permettant d’attribuer les bénéfices découlant de l’exploitation des licences de PI aux succursales d’ASI et d’AOE n’étaient pas suffisantes, le Tribunal a comparé erronément les fonctions exercées par ces succursales en rapport avec ces licences à celles exercées par Apple Inc. en rapport avec la PI du groupe Apple plutôt qu’à celles effectivement exercées par les sièges en lien avec lesdites licences.

En troisième lieu, la Cour examine la conclusion selon laquelle les accords et les activités d’ASI et d’AOE en dehors de l’Irlande témoigneraient du fait que ces sociétés étaient en mesure de développer et de gérer la PI du groupe Apple et de générer des bénéfices en dehors de l’Irlande et que ces bénéfices n’étaient, par conséquent, pas soumis à l’impôt en Irlande. Elle considère à cet égard que, si l’appréciation de la valeur probatoire d’une pièce du dossier appartient en principe au seul Tribunal, il lui incombe en revanche d’examiner un grief tiré d’une détermination erronée de la charge de la preuve. En l’occurrence, en considérant qu’il appartenait à la Commission de démontrer l’existence de décisions commerciales importantes non mentionnées dans les procès-verbaux des conseils d’administration des sociétés concernées, le Tribunal a fait peser sur la Commission une charge de la preuve excessive.

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour annule l’arrêt sous pourvoi en tant qu’il accueille les griefs à l’encontre du raisonnement à titre principal relatif à l’existence d’un avantage sélectif et qu’il annule, en conséquence, la décision litigieuse.

Dans un second temps, estimant que le litige est en état d’être jugé, la Cour examine elle-même les recours en annulation de la décision litigieuse introduits par l’Irlande ainsi que par ASI et AOE.

À ce titre, la Cour juge, tout d’abord, qu’il y a lieu d’écarter l’ensemble des moyens dirigés contre les appréciations de la Commission relatives à son raisonnement à titre principal et ayant trait, d’une part, à l’identification du cadre de référence et, d’autre part, à l’imposition normale en vertu du droit irlandais applicable en l’espèce, dès lors que le Tribunal a rejeté les griefs invoqués à ce titre par des motifs demeurés incontestés au stade du pourvoi. En l’absence de pourvoi incident, de tels motifs sont revêtus de l’autorité de chose jugée.

Ensuite, contrairement à ce que le Tribunal a jugé, la Cour considère que la Commission est bien parvenue à démontrer que, eu égard, d’une part, aux activités et aux fonctions effectivement exercées par les succursales irlandaises d’ASI et d’AOE et, d’autre part, à l’absence d’éléments concordants de nature à établir l’existence de décisions stratégiques prises et mises en œuvre par les sièges de ces sociétés situés en dehors de l’Irlande, ces succursales irlandaises auraient dû se voir attribuer les bénéfices générés par l’exploitation des licences de PI du groupe Apple, aux fins de la détermination des bénéfices annuels imposables d’ASI et d’AOE en Irlande. De plus, la Commission a démontré à suffisance que les rulings fiscaux contestés aboutissent à ce qu’ASI et AOE bénéficient d’un traitement fiscal favorable par rapport aux sociétés résidentes imposées en Irlande qui ne sont pas susceptibles de bénéficier de telles décisions anticipatives de l’administration fiscale, à savoir en particulier les sociétés non intégrées autonomes, les sociétés intégrées d’un groupe qui réalisent des transactions avec des tiers ou les sociétés intégrées d’un groupe qui réalisent des transactions avec des sociétés du groupe auxquelles elles sont liées en fixant le prix de ces transactions dans des conditions de pleine concurrence, alors même que ces sociétés se trouvent dans une situation factuelle et juridique comparable en ce qui concerne l’objectif poursuivi par le système de référence qui est d’imposer les bénéfices générés en Irlande. Enfin, la Commission a considéré à juste titre, dans la décision litigieuse, que la différenciation en matière de traitement fiscal des bénéfices d’ASI et d’AOE induite par les rulings fiscaux contestés n’était pas justifiée par la nature ou par l’économie du système fiscal irlandais. Dans ces conditions, il convient d’écarter les griefs avancés par les parties requérantes quant à l’examen de la sélectivité de ces rulings fiscaux dans la décision litigieuse.

Par ailleurs, c’est sans commettre d’erreur que la Commission a considéré que l’Irlande avait renoncé à des recettes fiscales de la part d’ASI et d’AOE dans la mesure où les rulings fiscaux contestés approuvent des méthodes d’attribution des bénéfices qui aboutissent à un résultat que n’auraient pas accepté des entreprises distinctes et autonomes agissant dans des conditions de marché. Ces rulings fiscaux réduisent, en effet, les bénéfices imposables d’ASI et d’AOE aux fins de l’application des dispositions de référence et, ainsi, le montant de l’impôt sur les sociétés qu’elles sont tenues d’acquitter en Irlande par rapport aux autres sociétés imposées dans cet État membre dont les bénéfices imposables reflètent les prix déterminés sur le marché dans des conditions de pleine concurrence. De telles mesures allègent donc les charges qui grèvent, en principe, le budget d’une entreprise, de sorte qu’elles entraînent bien un avantage accordé « au moyen de ressources d’État ».

Enfin, la Cour rejette comme non fondés les moyens tirés, notamment, de la violation du droit d’être entendu dans le cadre de la procédure ayant conduit à l’adoption de la décision litigieuse, d’une violation des principes de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime, ainsi que du dépassement, par la Commission, de ses compétences et de l’ingérence de cette dernière dans les compétences des États membres en violation du principe d’autonomie fiscale de ceux-ci.

À la lumière de ce qui précède, la Cour rejette les recours en annulation introduits devant le Tribunal dans leur intégralité.


( 1 ) Arrêt du 15 juillet 2020, Irlande e.a./Commission (T-778/16 et T-892/16, EU:T:2020:338).

( 2 ) Décision (UE) 2017/1283 de la Commission, du 30 août 2016, concernant l’aide d’État SA.38373 (2014/C) (ex 2014/NN) (ex 2014/CP) octroyée par l’Irlande en faveur d’Apple (JO 2017, L 187, p. 1, ci-après la « décision litigieuse »).

( 3 ) Voir, notamment, arrêt du 5 décembre 2023, Luxembourg e.a./Commission (C-451/21 P et C-454/21 P, EU:C:2023:948).

( 4 ) La succursale irlandaise d’ASI est notamment responsable de la réalisation des activités d’achat, de vente et de distribution, associées à la vente de produits de la marque Apple à des parties liées et à des clients tiers dans les régions couvrant l’Europe, le Moyen-Orient, l’Inde et l’Afrique ainsi que l’Asie-Pacifique. La succursale irlandaise d’AOE est responsable de la fabrication et du montage d’une gamme spécialisée de produits informatiques en Irlande, tels que des ordinateurs de bureau iMac, des ordinateurs portables MacBook et d’autres accessoires informatiques, qu’elle fournit à des parties liées pour l’Europe, le Moyen-Orient, l’Inde et l’Afrique.

( 5 ) À savoir, en particulier, celles visées à l’article 25 du Taxes Consolidation Act de 1997 (code des impôts consolidé de 1997, ci-après le « TCA 97 »).

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