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Document 62017TJ0814

    Arrêt du Tribunal (première chambre élargie) du 18 novembre 2020.
    Lietuvos geležinkeliai AB contre Commission européenne.
    Concurrence – Abus de position dominante – Marché du fret ferroviaire – Décision constatant une infraction à l’article 102 TFUE – Accès par des entreprises tierces aux infrastructures gérées par la société nationale des chemins de fer de Lituanie – Démantèlement d’un tronçon de voie ferrée – Notion d’“abus” – Éviction effective ou probable d’un concurrent – Calcul du montant de l’amende – Lignes directrices pour le calcul du montant des amendes de 2006 – Mesures correctives – Proportionnalité – Compétence de pleine juridiction.
    Affaire T-814/17.

    ECLI identifier: ECLI:EU:T:2020:545

    Affaire T‑814/17

    Lietuvos geležinkeliai AB

    contre

    Commission européenne

    Arrêt du Tribunal (première chambre élargie) du 18 novembre 2020

    « Concurrence – Abus de position dominante – Marché du fret ferroviaire – Décision constatant une infraction à l’article 102 TFUE – Accès par des entreprises tierces aux infrastructures gérées par la société nationale des chemins de fer de Lituanie – Démantèlement d’un tronçon de voie ferrée – Notion d’“abus” – Éviction effective ou probable d’un concurrent – Calcul du montant de l’amende – Lignes directrices pour le calcul du montant des amendes de 2006 – Mesures correctives – Proportionnalité – Compétence de pleine juridiction »

    1. Position dominante – Abus – Refus d’une entreprise en position dominante de laisser une autre entreprise accéder à un produit ou à un service nécessaire à son activité – Accès par des entreprises aux infrastructures gérées par la société nationale des chemins de fer – Société nationale des chemins de fer disposant d’un monopole légal quant à la gestion de l’infrastructure – Suppression d’une voie ferrée par ladite société nationale – Cadre réglementaire imposant l’accès et l’assurance du bon état des infrastructures ferroviaires – Obligation pour la Commission de démontrer le caractère indispensable dudit accès pour l’entrée sur le marché des opérateurs concurrents – Absence

      (Art. 102 TFUE)

      (voir points 87-103)

    2. Position dominante – Abus – Refus d’une entreprise en position dominante de laisser une autre entreprise accéder à un produit ou à un service nécessaire à son activité – Accès par des entreprises aux infrastructures gérées par la société nationale des chemins de fer – Suppression d’une voie ferrée par la société nationale des chemins de fer – Caractère abusif – Critère d’appréciation – Éviction effective ou probable d’un concurrent – Appréciation – Suppression hâtive de la voie ferrée sans mobiliser les fonds nécessaires et sans suivre les étapes préparatoires normales – Absence de justification objective pour cette suppression – Suppression rendant l’accès d’un concurrent au marché plus difficile

      (Art. 102 TFUE)

      (voir points 156-181)

    3. Position dominante – Abus – Notion – Notion objective visant les comportements de nature à influencer la structure du marché et ayant pour effet de faire obstacle au maintien ou au développement de la concurrence – Prise en compte de l’existence d’une intention anticoncurrentielle – Admissibilité

      (Art. 102 TFUE)

      (voir points 188-192)

    4. Position dominante – Abus – Effet anticoncurrentiel – Caractère suffisant d’un effet potentiel – Suppression d’une voie ferrée par la société nationale des chemins de fer – Acte susceptible d’avoir des effets anticoncurrentiels sur le marché – Suspension préalable du trafic sur ladite voie ferrée à la suite de la détection d’une déformation de celle-ci – Absence d’incidence – Nécessité d’examiner les éventuels effets anticoncurrentiels de l’absence de réparation de la voie ferrée – Absence

      (Art. 102 TFUE)

      (voir points 219-233, 237-243)

    5. Position dominante – Abus – Effet anticoncurrentiel – Existence de barrières à l’entrée du marché – Appréciation – Suppression d’une voie ferrée – Absence d’itinéraires alternatifs compétitifs

      (Art. 102 TFUE)

      (voir points 257-283)

    6. Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction – Décision s’appuyant sur des éléments de preuve suffisants pour démontrer l’existence de l’infraction contestée – Obligations probatoires des entreprises contestant la réalité de l’infraction

      (Art. 102 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 2)

      (voir points 293-298)

    7. Concurrence – Procédure administrative – Cessation des infractions – Pouvoir de la Commission – Mesures correctives et engagements – Respect du principe de proportionnalité – Décision prévoyant différentes mesures correctives susceptibles de faire cesser l’infraction sans imposer de choix parmi celles-ci – Admissibilité

      (Art. 102 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 7)

      (voir points 309-316)

    8. Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction et infligeant une amende – Comportement reproché constituant prétendument une nouvelle catégorie de l’abus d’une position dominante – Absence de pertinence

      (Art. 102 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 3)

      (voir points 339-341, 349, 368)

    9. Concurrence – Règles de l’Union – Infractions – Réalisation de propos délibéré ou par négligence – Notion – Entreprise ne pouvant ignorer le caractère anticoncurrentiel de son comportement – Infraction commise par un opérateur historique et gestionnaire de la seule infrastructure existante pour la fourniture de services de transport de fret ferroviaire

      (Art. 102 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 3)

      (voir points 345-348)

    10. Concurrence – Procédure administrative – Obligations de la Commission – Respect d’un délai raisonnable – Annulation de la décision constatant une infraction en raison d’une durée excessive de la procédure – Condition – Atteinte aux droits de la défense des entreprises concernées – Absence

      (Art. 102 TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 41, § 1)

      (voir points 354-360)

    11. Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Fixation du montant de base – Gravité de l’infraction – Critères d’appréciation

      (Art. 102 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 2)

      (voir points 368-371)

    12. Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Obligation pour la Commission de se tenir à sa pratique décisionnelle antérieure – Absence

      (Art. 102 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 2)

      (voir point 372, 384)

    13. Droit de l’Union européenne – Principes – Égalité de traitement – Notion – Charge de la preuve

      (Art. 102 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 2)

      (voir points 373, 374)

    14. Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Non-respect du principe du délai raisonnable de la procédure administrative et juridictionnelle – Violation ne justifiant pas, à elle seule, la réduction du montant de l’amende

      (Art. 102 TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 41, § 1 ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 2)

      (voir point 379, 380, 388)

    15. Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Ajustement du montant de base – Caractère dissuasif – Marge d’appréciation de la Commission

      (Art. 102 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 2 et 3 ; communication de la Commission 2006/C 210/02, points 22 et 25)

      (voir points 382-387)

    16. Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Pouvoir d’appréciation de la Commission – Contrôle juridictionnel – Compétence de pleine juridiction du juge de l’Union – Portée – Réduction du montant de l’amende

      (Art. 102 et 261 TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 47, § 1 ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 3, et 31)

      (voir points 389-406)

    Résumé

    Le Tribunal confirme la décision de la Commission constatant l’abus de position dominante de la société nationale des chemins de fer de Lituanie sur le marché lituanien du fret ferroviaire

    Lietuvos geležinkeliai AB (ci-après « LG »), la société nationale des chemins de fer de Lituanie, est à la fois gestionnaire des infrastructures ferroviaires et fournisseur de services de transport ferroviaire en Lituanie. En cette dernière qualité, LG a conclu, en 1999, un accord commercial avec la société Orlen Lietuva AB (ci-après « Orlen »), une société pétrolière lituanienne détenue par l’entreprise pétrolière polonaise PKN Orlen SA, en vue de lui fournir des services de transport ferroviaire sur le territoire lituanien. Cet accord visait notamment le transport de produits pétroliers issus d’une importante raffinerie appartenant à Orlen située à Bugeniai, au nord-ouest de la Lituanie, à proximité de la frontière avec la Lettonie, vers le terminal maritime lituanien de Klaipėda en vue de l’acheminement de ces produits en Europe de l’Ouest.

    À la suite d’un litige, survenu en 2008, entre LG et Orlen au sujet des tarifs des services de transport ferroviaire faisant l’objet de l’accord, Orlen a envisagé de redéployer ses activités d’exportation maritime au départ de Klaipėda vers les terminaux maritimes de Riga et de Ventspils, en Lettonie, et, dans ce contexte, de confier le transport de ses produits issus de la raffinerie de Bugeniai à Latvijas dzelzceļš, la société nationale des chemins de fer de Lettonie (ci-après « LDZ »). Pour acheminer son fret vers les terminaux maritimes lettons, Orlen prévoyait l’utilisation d’une ligne ferroviaire allant de sa raffinerie à Rengė, en Lettonie (ci après l’« itinéraire court »), ligne qu’elle avait jusqu’alors utilisée pour desservir les marchés lettons et estoniens.

    En raison d’une déformation de la voie ferrée de quelques dizaines de mètres sur l’itinéraire court, LG, en sa qualité de gestionnaire des infrastructures ferroviaires, a suspendu, le 2 septembre 2008, le trafic sur un tronçon de 19 km de cet itinéraire (ci-après la « voie ferrée litigieuse »). À partir du 3 octobre 2008, LG a procédé au démantèlement complet de la voie ferrée litigieuse qui s’est achevé avant la fin du mois d’octobre 2008.

    Par la suite, considérant que LG n’avait pas l’intention de réparer la voie ferrée litigieuse à court terme, Orlen a dû renoncer à son projet de recourir aux services de LDZ ( 1 ).

    Saisie d’une plainte introduite par Orlen, la Commission européenne, par décision du 2 octobre 2017, a conclu que, en supprimant la voie ferrée litigieuse, LG avait abusé de sa position dominante en tant que gestionnaire des infrastructures ferroviaires lituaniennes dans la mesure où elle a empêché LDZ d’entrer sur le marché du transport ferroviaire de produits pétroliers depuis la raffinerie d’Orlen vers les terminaux maritimes de Klaipėda, de Riga et de Ventspils (ci-après « le marché en cause »). Pour cette infraction, la Commission a infligé à LG une amende de 27873000 euros et lui a enjoint de mettre fin à la violation du droit de la concurrence de l’Union.

    LG a introduit un recours contre la décision de la Commission devant le Tribunal de l’Union européenne.

    Par son arrêt de ce jour, le Tribunal relève, tout d’abord, que, en sa qualité de gestionnaire, en situation de position dominante, des infrastructures ferroviaires lituaniennes, LG est chargée, en vertu du droit de l’Union et du droit national, d’accorder l’accès aux infrastructures ferroviaires publiques ainsi que d’assurer le bon état technique de ces infrastructures et un trafic ferroviaire sûr et ininterrompu et, en cas de perturbation du trafic ferroviaire, de prendre toutes les mesures nécessaires pour rétablir la situation normale. Par ailleurs, cette entreprise détient une position dominante sur le marché de la gestion des infrastructures ferroviaires, qui découle d’un ancien monopole légal, et n’a pas investi dans le réseau ferroviaire, qui appartient à l’État lituanien.

    Dans ce contexte, le Tribunal considère que le comportement en cause, à savoir la suppression de la voie ferrée litigieuse, ne peut être apprécié à la lumière de la jurisprudence établie en matière de refus de fournir l’accès à des infrastructures essentielles, qui fixe un seuil plus élevé pour conclure au caractère abusif d’une pratique que celui appliqué dans la décision attaquée. En effet, un tel comportement doit être analysé comme un agissement de nature à faire obstacle à l’entrée sur le marché en rendant l’accès à ce dernier plus difficile et à entraîner ainsi un effet d’éviction anticoncurrentielle.

    Le Tribunal confirme, ensuite, que LG n’est pas parvenue à démontrer que, après l’apparition de la déformation en cause sur la voie ferrée litigieuse et l’évaluation détaillée de l’état de la totalité de cette dernière, celle-ci se trouvait dans un état qui justifiait sa suppression intégrale immédiate. À cet égard, le Tribunal considère que la Commission a établi à juste titre que des problèmes concernant une portion de 1,6 km sur les 19 km de la voie ferrée litigieuse ne pouvaient justifier sa suppression complète et immédiate. En tout état de cause, le cadre réglementaire applicable imposait à LG non seulement l’obligation de garantir la sécurité de son réseau ferroviaire, mais également celle de minimiser les perturbations et d’améliorer les performances de ce réseau.

    S’agissant de l’argument de LG selon lequel la suppression intégrale et immédiate de la voie ferrée litigieuse, suivie de sa reconstruction complète et immédiate, que LG affirme avoir initialement envisagée, était économiquement plus avantageuse que la mise en œuvre de réparations ciblées immédiates suivies d’une reconstruction complète mais échelonnée, le Tribunal constate que, à défaut de disposer du financement nécessaire pour entamer les travaux de reconstruction et d’avoir suivi les étapes préparatoires normales en vue de la réalisation de tels travaux, LG n’avait aucune raison de procéder en toute hâte à la suppression de la voie ferrée litigieuse. De même, c’est sans commettre d’erreur que la Commission a établi que procéder au démantèlement d’une voie ferrée, avant même le début des travaux de rénovation, constituait un comportement extrêmement inhabituel dans le secteur ferroviaire.

    De plus, le Tribunal confirme que, disposant d’une position dominante non seulement en tant que gestionnaire de l’infrastructure ferroviaire mais également sur le marché en cause, il incombait à LG une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte à une concurrence effective et non faussée sur ce marché. Dès lors, au moment de décider de la solution à apporter à la déformation de la voie ferrée litigieuse, LG aurait dû tenir compte de cette responsabilité et éviter d’éliminer toute possibilité de remettre la voie ferrée litigieuse en service à court terme. Toutefois, en supprimant la totalité de la voie ferrée litigieuse, LG n’a pas assumé cette responsabilité dans la mesure où son comportement a rendu plus difficile l’accès au marché en cause.

    Quant à l’impact de la suppression de la voie ferrée litigieuse sur la possibilité pour LDZ de transporter les produits pétroliers d’Orlen destinés à l’exportation maritime depuis la raffinerie vers les terminaux maritimes lettons, le Tribunal relève que le fait de devoir utiliser, en Lituanie, un itinéraire plus long et plus fréquenté que la partie lituanienne de l’itinéraire court comportait pour LDZ des risques de conflits de sillons ferroviaires plus élevés, une incertitude quant à la qualité et au coût des services ferroviaires complémentaires ainsi que des risques se rattachant au manque d’informations et de transparence sur les conditions d’entrée sur le marché et, de ce fait, une dépendance plus importante vis-à-vis du gestionnaire du réseau ferroviaire lituanien. De plus, le Tribunal note que, en 2008 et en 2009, les coûts du transport de produits pétroliers d’Orlen étaient plus élevés sur les itinéraires plus longs vers les terminaux maritimes lettons que sur l’itinéraire vers Klaipėda. Par conséquent, aucune erreur d’appréciation ne peut être reprochée à la Commission pour avoir conclu que les itinéraires plus longs vers les terminaux maritimes lettons n’auraient pas été compétitifs par rapport à l’itinéraire vers Klaipėda.

    Dans ces conditions, le Tribunal rejette, en substance, le recours de LG dans son intégralité.

    Toutefois, dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction en matière de fixation d’amendes, le Tribunal, eu égard à la gravité et à la durée de l’infraction, estime opportun de réduire le montant de l’amende imposée à LG de 27873000 à 20068650 euros.


    ( 1 ) Lors de l’audience, LG et LDZ ont néanmoins confirmé que les travaux de reconstruction de la voie ferrée litigieuse avaient été finalement entamés et étaient censés être achevés en décembre 2019 et que celle-ci devait être rouverte au trafic avant la fin du mois de février 2020.

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