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Document 62015CC0395

Conclusions de l'avocat général M. Y. Bot, présentées le 26 mai 2016.
Mohamed Daouidi contre Bootes Plus SL e.a.
Demande de décision préjudicielle, introduite par le Juzgado de lo Social n° 33 de Barcelona.
Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Directive 2000/78/CE – Égalité de traitement en matière d’emploi et de travail – Articles 1 à 3 – Interdiction de toute discrimination fondée sur un handicap – Existence d’un “handicap” – Notion d’“incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables” – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Articles 3, 15, 21, 30, 31, 34 et 35 – Licenciement d’un travailleur en situation d’incapacité temporaire de travail, au sens du droit national, pour une durée indéterminée.
Affaire C-395/15.

Court reports – general

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2016:371

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. YVES BOT

présentées le 26 mai 2016 ( 1 )

Affaire C‑395/15

Mohamed Daouidi

contre

Bootes Plus SL,

Fondo de Garantía Salarial,

Ministerio Fiscal

[demande de décision préjudicielle formée par le Juzgado de lo Social no 33 de Barcelona (tribunal du travail no 33 de Barcelone, Espagne)]

«Renvoi préjudiciel — Politique sociale — Directive 2000/78/CE — Articles 1 à 3 — Égalité de traitement en matière d’emploi et de travail — Licenciement d’un travailleur en situation d’incapacité temporaire de travail — Discrimination fondée sur le handicap — Notion de “handicap” — Caractère durable de la limitation»

1. 

La présente demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 3, 15, de l’article 21, paragraphe 1, des articles 30, 31, de l’article 34, paragraphe 1, et de l’article 35, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ( 2 ) ainsi que des articles 1 à 3 de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail ( 3 ).

2. 

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. Mohamed Daouidi à Bootes Plus SL, au Fondo de Garantía Salarial (Fonds de garantie salariale, Espagne) et au Ministerio Fiscal (ministère public, Espagne), au sujet de son licenciement pendant qu’il était dans une situation d’incapacité de travail résultant d’un accident sur son lieu professionnel.

3. 

Les présentes conclusions seront ciblées sur la cinquième question posée par le Juzgado de lo Social no 33 de Barcelona (tribunal du travail no 33 de Barcelone, Espagne), qui concerne l’interprétation de la notion de « handicap », au sens de la directive 2000/78.

I – Le cadre juridique

A – Le droit international

4.

La convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, qui a été approuvée au nom de la Communauté européenne par la décision 2010/48/CE du Conseil, du 26 novembre 2009 ( 4 ), énonce, au point e) de son préambule :

« Reconnaissant que la notion de handicap évolue et que le handicap résulte de l’interaction entre des personnes présentant des incapacités et les barrières comportementales et environnementales qui font obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres. »

5.

Aux termes de l’article 1er de la convention de l’ONU :

« La présente convention a pour objet de promouvoir, protéger et assurer la pleine et égale jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales par les personnes handicapées et de promouvoir le respect de leur dignité intrinsèque.

Par personnes handicapées, on entend des personnes qui présentent des incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres. »

B – Le droit de l’Union

6.

Aux termes du considérant 16 de la directive 2000/78 :

« La mise en place de mesures destinées à tenir compte des besoins des personnes handicapées au travail remplit un rôle majeur dans la lutte contre la discrimination fondée sur un handicap. »

7.

L’article 1er de cette directive énonce :

« La présente directive a pour objet d’établir un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur la religion ou les convictions, [le] handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle, en ce qui concerne l’emploi et le travail, en vue de mettre en œuvre, dans les États membres, le principe de l’égalité de traitement. »

8.

L’article 2, paragraphes 1 et 2, de ladite directive dispose :

« 1.   Aux fins de la présente directive, on entend par “principe de l’égalité de traitement” l’absence de toute discrimination directe ou indirecte, fondée sur un des motifs visés à l’article 1er.

2.   Aux fins du paragraphe 1 :

a)

une discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l’un des motifs visés à l’article 1er ;

b)

une discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes, à moins que :

i)

cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires, ou que

ii)

dans le cas des personnes d’un handicap donné, l’employeur ou toute personne ou organisation auquel s’applique la présente directive ne soit obligé, en vertu de la législation nationale, de prendre des mesures appropriées conformément aux principes prévus à l’article 5 afin d’éliminer les désavantages qu’entraîne cette disposition, ce critère ou cette pratique. »

9.

L’article 3, paragraphe 1, sous c), de la même directive prévoit :

« 1.   Dans les limites des compétences conférées à la Communauté, la présente directive s’applique à toutes les personnes, tant pour le secteur public que pour le secteur privé, y compris les organismes publics, en ce qui concerne :

[...]

c)

les conditions d’emploi et de travail, y compris les conditions de licenciement et de rémunération ».

C – Le droit espagnol

10.

L’article 55 du Real Decreto Legislativo 1/1995, por el que se aprueba el texto refundido de la Ley del Estatuto de los Trabajadores (décret royal législatif 1/1995, portant approbation du texte refondu de la loi sur le statut des travailleurs), du 24 mars 1995 ( 5 ), dans sa version en vigueur à la date des faits au principal ( 6 ), intitulé « Forme et effets du licenciement disciplinaire », prévoit, à ses paragraphes 3 à 6 :

« 3.   Le licenciement sera qualifié de fondé, d’abusif ou de nul.

4.   Le licenciement sera jugé fondé lorsque le manquement allégué par l’entreprise dans l’avis de licenciement est avéré. Il sera abusif dans le cas contraire ou lorsque les conditions de forme énoncées au paragraphe 1 du présent article n’ont pas été respectées.

5.   Tout licenciement ayant pour motif une des causes de discrimination prohibées par la Constitution ou par la loi, ou résultant d’une violation de droits fondamentaux et de libertés publiques du travailleur est nul.

[...]

6.   La nullité d’un licenciement a pour effet la réintégration immédiate du travailleur, avec versement des salaires non perçus. »

11.

L’article 56, paragraphe 1, du statut des travailleurs, intitulé « Licenciement abusif », énonce :

« Lorsque le licenciement est déclaré abusif, l’employeur, dans un délai de cinq jours à compter de la signification du jugement, soit réintègre le salarié dans l’entreprise, soit lui verse une indemnité équivalent à 33 jours de salaire par année d’ancienneté, les périodes inférieures à une année étant prises en considération au prorata des mois accomplis, avec un maximum de 24 mensualités. En cas d’indemnisation, le contrat de travail prendra fin et sera réputé avoir été résilié à la date à laquelle le travailleur a effectivement cessé de travailler. »

12.

L’article 96, paragraphe 1, de la Ley 36/2011, reguladora de la jurisdicción social (loi 36/2011, portant réglementation de la juridiction en matière sociale), du 10 octobre 2011 ( 7 ), est libellé comme suit :

« Lorsque les allégations de la partie requérante permettent de conclure à l’existence d’indices sérieux de discrimination fondée sur le sexe, l’orientation ou l’identité sexuelle, l’origine raciale ou ethnique, la religion ou les convictions, le handicap, l’âge, le harcèlement ou toute autre hypothèse de violation d’un droit fondamental ou d’une liberté publique, c’est à la partie défenderesse qu’il appartiendra de fournir une justification objective et raisonnable, suffisamment fondée, des mesures adoptées et de leur proportionnalité. »

13.

L’article 108, paragraphes 1 et 2, de la loi 36/2011 dispose :

« 1.   Lorsqu’il statuera, le juge qualifiera le licenciement de fondé, d’abusif ou de nul.

Il sera qualifié de fondé lorsque le manquement allégué par l’employeur dans l’avis de licenciement est avéré. Dans le cas contraire ou lorsque les conditions de forme énoncées à l’article 55, paragraphe 1, du [statut des travailleurs] n’ont pas été respectées, il sera qualifié d’abusif.

[...]

2.   Tout licenciement ayant pour motif une des causes de discrimination prévues par la Constitution ou par la loi, ou résultant d’une violation de droits fondamentaux et de libertés publiques du travailleur est nul.

[...] »

14.

L’article 110, paragraphe 1, de cette loi énonce :

« Si le licenciement est déclaré abusif, l’employeur sera condamné à réintégrer le travailleur dans les mêmes conditions que celles dont il bénéficiait avant le licenciement et à lui verser les arriérés de salaire auxquels se réfère l’article 56, paragraphe 2, du [statut des travailleurs] ou, selon son choix, à lui verser une indemnité dont le montant sera fixé conformément aux dispositions de l’article 56, paragraphe 1, de [ce statut] [...]

[...] »

15.

L’article 113 de ladite loi prévoit :

« Si le licenciement a été déclaré nul, l’employeur sera condamné à réintégrer immédiatement le travailleur et à lui verser les arriérés de salaire. [...] »

16.

L’article 181, paragraphe 2, de la loi 36/2011 est libellé comme suit :

« Une fois démontrée l’existence d’indices permettant de conclure à la violation du droit fondamental ou de la liberté publique, il appartiendra à la partie défenderesse de fournir, lors de l’audience, une justification objective et raisonnable, suffisamment étayée, des mesures adoptées et de leur proportionnalité. »

II – Le litige au principal et les questions préjudicielles

17.

Le 17 avril 2014, M. Daouidi a été engagé comme aide de cuisine pour une durée de travail de 20 heures par semaine par Bootes Plus, qui exploite un restaurant situé dans l’hôtel Vela de Barcelone (Espagne).

18.

L’engagement de M. Daouidi était prévu pour une durée de trois mois sur la base d’un contrat occasionnel justifié par un accroissement de la charge de travail. Ce contrat prévoyait une période d’essai de 30 jours.

19.

Le 1er juillet 2014, M. Daouidi et Bootes Plus sont convenus de convertir ledit contrat en un contrat à temps plein de 40 heures par semaine.

20.

Le contrat de M. Daouidi a ensuite été prorogé de neuf mois et son terme a été fixé au 16 avril 2015. Cette prorogation a bénéficié de l’avis favorable du chef de cuisine, qui avait également approuvé le passage du contrat à temps partiel à un contrat à temps plein.

21.

Le 3 octobre 2014, M. Daouidi a été victime d’un accident de travail en glissant sur le sol de la cuisine, ce qui lui a causé une luxation du coude gauche. Il a engagé la procédure d’incapacité temporaire de travail le même jour. Son coude a dû être plâtré et l’était toujours six mois plus tard, au moment de l’ouverture du procès devant la juridiction de renvoi.

22.

Deux semaines après cet accident du travail, le chef de cuisine a appelé M. Daouidi par téléphone pour s’enquérir de son état de santé et exprimer son inquiétude quant à la durée de cette situation. M. Daouidi lui a répondu qu’il ne pourrait pas être réintégré dans l’immédiat. Quelques temps plus tard, le chef de cuisine se serait adressé à la direction de l’entreprise, à laquelle il aurait dit que M. Daouidi « avait une série de problèmes » et qu’il « ne fonctionnait pas bien ».

23.

Le 26 novembre 2014, alors qu’il était encore en situation d’incapacité temporaire de travail, M. Daouidi a reçu un avis de licenciement disciplinaire, rédigé de la façon suivante :

« Nous sommes au regret de vous annoncer que nous avons pris la décision de mettre un terme à la relation de travail qui vous lie à notre entreprise et de vous licencier avec effet immédiat à la date d’aujourd’hui. Cette décision est due au fait que vous ne répondez pas aux attentes de l’entreprise et n’avez pas atteint le rendement qu’elle juge adéquat dans l’accomplissement des tâches correspondant à votre poste de travail. Ces faits sont passibles de licenciement conformément [au statut des travailleurs]. »

24.

Le 23 décembre 2014, M. Daouidi a saisi le Juzgado de lo Social no 33 de Barcelona (tribunal du travail no 33 de Barcelone) d’un recours visant à faire déclarer la nullité de son licenciement. D’une part, celui-ci aurait violé son droit fondamental à l’intégrité physique, consacré par le droit espagnol. D’autre part, il serait discriminatoire, notamment au sens de la directive 2000/78 et de l’arrêt du 11 avril 2013, HK Danmark (C‑335/11 et C‑337/11, EU:C:2013:222).

25.

À titre subsidiaire, M. Daouidi a demandé à cette juridiction de déclarer son licenciement comme abusif.

26.

Il a sollicité la condamnation de Bootes Plus à lui verser une réparation d’un montant de 6251 euros au titre du préjudice moral subi et de 2841,56 euros au titre du préjudice matériel.

27.

La juridiction de renvoi relève que, selon la jurisprudence du Tribunal Superior de Justicia de Cataluña (Cour supérieure de justice de Catalogne, Espagne), du Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne) et du Tribunal Constitucional (Cour constitutionnelle, Espagne), la maladie et les situations d’incapacité temporaire résultant d’accidents de travail ne constituent pas un facteur discriminatoire, avec la conséquence qu’un licenciement, dans une telle situation, ne peut être considéré comme nul, au sens de l’article 55, paragraphe 5, du statut des travailleurs.

28.

Cependant, la juridiction de renvoi se demande si le droit de l’Union ne pourrait pas être interprété en ce sens que des licenciements pour cause d’accident de travail enfreignent le principe d’égalité, l’interdiction de toute discrimination, le droit à l’intégrité physique et à la santé, le droit d’avoir accès aux prestations de la sécurité sociale ainsi que le droit au travail lui-même (qui comporterait le droit de ne pas être licencié sans motif « juste »), principes et droits repris dans la Charte.

29.

Si tel était le cas, de tels licenciements devraient être qualifiés de « nuls » et non simplement d’« abusifs », au sens de l’article 55, paragraphe 4, du statut des travailleurs.

30.

Dans ces conditions, le Juzgado de lo Social no 33 de Barcelona (tribunal du travail no 33 de Barcelone) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

L’interdiction de toute discrimination énoncée à l’article 21, paragraphe 1, de la Charte doit-elle être interprétée en ce sens qu’elle peut intégrer dans son champ d’interdiction et de protection la décision qu’a prise une entreprise de licencier un travailleur, bien considéré jusqu’alors, en raison du seul fait que, pour une durée indéterminée, il se trouve en situation d’incapacité temporaire en raison d’un accident de travail alors qu’il suit un traitement médical et perçoit des allocations de la sécurité sociale ?

2)

L’article 30 de la Charte doit-il être interprété en ce sens que la protection dont doit bénéficier un travailleur victime d’un licenciement manifestement arbitraire et non fondé doit être prévue dans la législation nationale pour tout licenciement qui porte atteinte à un droit fondamental ?

3)

La décision qu’a prise une entreprise de licencier un travailleur, jusqu’alors bien considéré, en raison du simple fait que, pour une durée indéterminée, il se trouve en situation d’incapacité temporaire en raison d’un accident de travail alors qu’il subit un traitement médical et perçoit des allocations de la sécurité sociale relève-t-elle du champ d’application des articles 3, 15, 31, de l’article 34, paragraphe 1, et de l’article 35, paragraphe 1, de la Charte (ou du champ d’application de l’un ou de plusieurs d’entre eux seulement) ?

4)

En cas de réponse affirmative aux trois questions précédentes (ou à l’une d’entre elles) et dans l’hypothèse où la Cour dirait pour droit que la décision de licencier un travailleur, jusqu’alors bien considéré, en raison du simple fait que, pour une durée indéterminée, il se trouve en situation d’incapacité temporaire en raison d’un accident de travail alors qu’il subit un traitement médical et perçoit des allocations de la sécurité sociale relève du champ d’application de l’un ou de plusieurs des articles de la Charte, le juge national peut-il appliquer ceux-ci pour trancher un litige opposant des particuliers, ne serait-ce qu’en raison du fait que, selon qu’il s’agit d’un “droit” ou d’un “principe”, il convient de considérer qu’ils ont un effet horizontal ou parce qu’il convient d’appliquer le “principe d’interprétation conforme” ?

5)

En cas de réponse négative aux quatre questions précédentes, la décision de l’entreprise de licencier un travailleur, jusqu’alors bien considéré, en raison du simple fait que, pour une durée indéterminée, il se trouve en situation d’incapacité temporaire en raison d’un accident du travail relève-t-elle de la notion de “discrimination directe fondée sur un handicap” en tant que motif de discrimination visé aux articles 1er à 3 de la directive 2000/78 ? »

III – Notre analyse

31.

Il ressort du dossier que M. Daouidi demande à titre principal à la juridiction de renvoi de constater la nullité de son licenciement, avec pour conséquence que l’entreprise défenderesse au principal serait condamnée à le réintégrer et à lui verser les arriérés de salaire ainsi qu’une réparation de son préjudice moral et de son préjudice matériel ( 8 ). Or, la loi 36/2011 prévoit la nullité d’un licenciement seulement dans le cas où celui-ci a pour motif « une des causes de discrimination prévues par la Constitution ou par la loi, ou résultant d’une violation de droits fondamentaux et de libertés publiques du travailleur ». C’est pourquoi la demande de nullité de son licenciement qui est formulée par M. Daouidi est fondée, d’une part, sur le grief tiré du caractère discriminatoire de ce licenciement, décidé en raison de la situation d’incapacité de travail à durée indéterminée résultant de l’accident de travail de M. Daouidi, et, d’autre part, sur le grief tiré d’une violation de son droit fondamental à l’intégrité physique consacré à l’article 15 de la Constitution espagnole.

32.

La juridiction de renvoi expose que, en l’état de la jurisprudence du Tribunal Superior de Justicia de Cataluña (Cour supérieure de justice de Catalogne), du Tribunal Supremo (Cour suprême) et du Tribunal Constitucional (Cour constitutionnelle), il est douteux que le licenciement de M. Daouidi puisse encourir la nullité sur le seul fondement du droit national. C’est pourquoi la juridiction de renvoi sollicite l’interprétation de plusieurs articles de la Charte ainsi que de la directive 2000/78.

33.

S’agissant de la Charte, l’article 51, paragraphe 1, de celle‑ci prévoit que ses dispositions s’adressent « aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union ». L’article 6, paragraphe 1, TUE, qui attribue une valeur contraignante à la Charte, de même que l’article 51, paragraphe 2, de cette dernière précisent que les dispositions de la Charte n’étendent en aucune manière les compétences de l’Union européenne telles que définies dans les traités ( 9 ).

34.

Lorsqu’une situation juridique ne relève pas du champ d’application du droit de l’Union, la Cour n’est pas compétente pour en connaître et les dispositions éventuellement invoquées de la Charte ne sauraient, à elles seules, fonder cette compétence ( 10 ).

35.

Dans ces conditions, il y a lieu de vérifier si l’objet du litige au principal concerne l’interprétation ou l’application d’une règle du droit de l’Union autre que celles figurant dans la Charte.

36.

C’est pourquoi, comme le suggèrent les gouvernements espagnol et français ainsi que la Commission européenne, il convient d’examiner en premier lieu la cinquième question, relative à l’interprétation de la directive 2000/78.

37.

À cet égard, il convient de relever que, ainsi qu’il ressort de son article 1er, la directive 2000/78 a pour objet d’établir un cadre général pour lutter, en ce qui concerne l’emploi et le travail, contre les discriminations fondées sur l’un des motifs visés à cet article, au nombre desquels figure le handicap.

38.

Conformément à l’article 2, paragraphe 2, sous a), de cette directive, une discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base, notamment, du handicap.

39.

En vertu de son article 3, paragraphe 1, sous c), la directive 2000/78 s’applique, dans les limites des compétences conférées à l’Union, à toutes les personnes, tant pour le secteur public que pour le secteur privé, y compris les organismes publics, en ce qui concerne, notamment, les conditions de licenciement.

40.

À la suite de la ratification par l’Union de la convention de l’ONU, la Cour a considéré que la notion de «handicap», au sens de la directive 2000/78, doit être entendue comme visant une limitation, résultant notamment d’atteintes physiques, mentales ou psychiques durables, dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à la pleine et effective participation de la personne concernée à la vie professionnelle sur la base de l’égalité avec les autres travailleurs ( 11 ). La Cour a ainsi retenu une définition évolutive et relativement large de la notion de handicap ( 12 ).

41.

Cette notion de « handicap » doit être entendue comme visant non pas uniquement une impossibilité d’exercer une activité professionnelle, mais également une gêne à l’exercice d’une telle activité. Une autre interprétation serait incompatible avec l’objectif de cette directive qui vise notamment à ce qu’une personne handicapée puisse accéder à un emploi ou l’exercer ( 13 ).

42.

En outre, il irait à l’encontre de l’objectif même de ladite directive, qui est de mettre en œuvre l’égalité de traitement, d’admettre que celle-ci puisse s’appliquer en fonction de l’origine du handicap ( 14 ). Selon la Cour, il n’apparaît pas que la directive 2000/78 vise à couvrir seulement les handicaps de naissance ou d’origine accidentelle en excluant ceux causés par une maladie ( 15 ).

43.

Dès lors, si une maladie curable ou incurable entraîne une limitation, résultant notamment d’atteintes physiques, mentales ou psychiques, dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à la pleine et effective participation de la personne concernée à la vie professionnelle sur la base de l’égalité avec les autres travailleurs et si cette limitation est de longue durée, une telle maladie peut relever de la notion de « handicap », au sens de la directive 2000/78 ( 16 ). En revanche, une maladie n’entraînant pas une telle limitation ne relève pas de la notion de « handicap », au sens de cette directive. En effet, la maladie en tant que telle ne peut être considérée comme un motif venant s’ajouter à ceux au titre desquels ladite directive interdit toute discrimination ( 17 ).

44.

Eu égard à la conception fonctionnelle que la Cour a retenue de la notion de « handicap », la cause de celui-ci est indifférente. Nous en déduisons qu’une situation d’incapacité de travail résultant d’une blessure causée par un accident de travail est susceptible, si elle remplit les conditions contenues dans la définition adoptée par la Cour, de relever de la notion de « handicap », au sens de la directive 2000/78.

45.

Il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier si ces conditions sont remplies s’agissant de la situation de M. Daouidi.

46.

À cet égard, s’il paraît établi que M. Daouidi subit une limitation résultant de sa blessure au coude et que cette limitation, en interaction avec d’autres barrières, fait obstacle à sa pleine et effective participation à la vie professionnelle dans les mêmes conditions que les autres travailleurs, le caractère durable de ladite limitation ( 18 ) doit encore être démontré.

47.

Afin de vérifier le caractère durable d’une telle limitation, la juridiction de renvoi pourra s’appuyer sur tous les éléments qui lui seront fournis, en particulier sur des documents et des certificats médicaux évaluant la durée probable de la déficience en cause. S’il découle de ces éléments que la limitation subie par M. Daouidi présente un caractère durable, c’est-à-dire que, en raison d’éventuelles séquelles, elle est susceptible de persister au-delà du temps moyen nécessaire pour guérir une blessure telle que celle dont il souffre et pour une longue durée, cette limitation pourra relever de la notion de « handicap », au sens de la directive 2000/78.

48.

En revanche, contrairement à ce qu’indique la juridiction de renvoi, l’appréciation de l’employeur selon laquelle M. Daouidi s’est absenté pendant une durée suffisamment longue pour qu’il estime nécessaire de se séparer de lui n’est pas de nature à établir le caractère durable de la limitation. En effet, le handicap est une notion objective et il est donc sans pertinence de tenir compte de l’appréciation subjective de l’employeur quant au point de savoir si l’impossibilité de travailler du requérant au principal a été ou non suffisamment longue.

49.

Par ailleurs, s’agissant toujours de la démonstration du caractère durable ou non de la limitation, le gouvernement français observe que la juridiction de renvoi qualifie expressément de « temporaire » l’état d’incapacité de travail de M. Daouidi, ce qui tendrait à établir que, lorsqu’elle le considère en tant que tel et non en lien avec les motifs justifiant la décision de l’employeur de le licencier, cet état d’incapacité ne revêt pas, pour la juridiction de renvoi, un caractère véritablement durable. Nous pensons, toutefois, que la circonstance que l’incapacité ait été, dans un premier temps, qualifiée de « temporaire » n’empêche pas qu’elle puisse être, dans un second temps, sur la base d’éléments médicaux, considérée comme étant durable. De plus, la qualification d’une situation comme relevant de la notion de « handicap », au sens de la directive 2000/78, ne doit pas, selon nous, dépendre de la qualification d’« incapacité temporaire », au sens du droit national, qui a été appliquée au requérant au principal. En outre, nous relevons qu’il ressort du libellé de la cinquième question que M. Daouidi se trouve en situation d’incapacité temporaire « pour une durée indéterminée ».

50.

Le gouvernement français relève également qu’il est constant que le licenciement du requérant au principal n’a eu lieu que 53 jours après son accident de travail, ce qui, selon lui, paraît constituer une période bien trop courte pour qu’elle puisse être qualifiée de « durable ». Le délai entre la survenance d’un accident de travail et le licenciement ne nous paraît cependant pas constituer un critère du caractère durable ou non de la limitation subie par un travailleur. Une telle limitation pourrait tout à fait être considérée comme étant durable quand bien même un travailleur serait licencié immédiatement après un accident de travail. Adopter une position inverse irait manifestement à l’encontre de la protection des travailleurs handicapés en ce qu’elle encouragerait les employeurs à licencier le plus rapidement possible des travailleurs malades ou accidentés dont l’état d’incapacité professionnelle pourrait se révéler durable.

51.

C’est sur la base des éléments qui précèdent que la juridiction de renvoi devra se forger une opinion quant au point de savoir si la situation de M. Daouidi relève ou non de la notion de « handicap », au sens de la directive 2000/78.

52.

Dès lors que l’application de la directive 2000/78 est liée à l’appréciation à laquelle la juridiction de renvoi se livrera à la suite de l’arrêt que la Cour rendra dans la présente affaire, il n’y a pas lieu de considérer que la situation en cause au principal relève, dès ce stade de la procédure, du droit de l’Union ( 19 ).

IV – Conclusion

53.

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, nous proposons de répondre de la manière suivante aux questions posées par le Juzgado de lo Social no 33 de Barcelona (tribunal du travail no 33 de Barcelone, Espagne) :

La directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, doit être interprétée en ce sens que la situation dans laquelle se trouve un travailleur en incapacité temporaire de travail pour une durée indéterminée en raison d’un accident de travail est susceptible d’être qualifiée de « handicap », au sens de cette directive, lorsqu’elle entraîne une limitation, résultant notamment d’atteintes physiques durables, dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à la pleine et effective participation de la personne concernée à la vie professionnelle sur la base de l’égalité avec les autres travailleurs. Il appartient à la juridiction nationale de vérifier si, dans l’affaire au principal, ces conditions sont remplies.


( 1 ) Langue originale : le français.

( 2 ) Ci-après la « Charte ».

( 3 ) JO 2000, L 303, p. 16.

( 4 ) JO 2010, L 23, p. 35, ci-après la « convention de l’ONU ».

( 5 ) BOE no 75, du 29 mars 1995, p. 9654.

( 6 ) Ci-après le « statut des travailleurs ».

( 7 ) BOE no 245, du 11 octobre 2011, p. 106584, ci-après la « loi 36/2011 ».

( 8 ) En revanche, comme le souligne la juridiction de renvoi, si le licenciement de M. Daouidi devait être qualifié d’« abusif », une telle qualification aurait pour conséquence que ce travailleur n’aurait droit qu’à une indemnisation minimale, laquelle s’élèverait à l’équivalent de 22 jours de salaire à peine.

( 9 ) Voir, notamment, ordonnance du 23 février 2016, Garzón Ramos et Ramos Martín (C‑380/15, non publiée, EU:C:2016:112, point 24 et jurisprudence citée).

( 10 ) Voir, notamment, ordonnance du 23 février 2016, Garzón Ramos et Ramos Martín (C‑380/15, non publiée, EU:C:2016:112, point 25 et jurisprudence citée).

( 11 ) Voir, notamment, arrêt du 18 décembre 2014, FOA (C‑354/13, EU:C:2014:2463, point 53 et jurisprudence citée).

( 12 ) Voir Cavallini, J., « Maladie et discrimination indirecte fondée sur le handicap », La semaine juridique – Édition sociale, 2013, no 23, p. 20. Cet auteur observe qu’« [i]l suffit qu’une maladie ait pour conséquence durable d’entraver la possibilité de mener “normalement” une activité professionnelle pour qu’un handicap soit constitué » (p. 21). Voir, également, Boujeka, A., « La définition du handicap en droit international et en droit de l’Union européenne », Recueil Dalloz, 2013, no 20, p. 1388. Au sujet de la conception « rénovée » du handicap issue de la convention de l’ONU, l’auteur indique qu’« il s’est avéré, grâce à la sociologie et à l’anthropologie, que le handicap s’apparentait moins à une déficience qu’à l’interaction entre une limitation fonctionnelle de l’individu et des barrières sociales ou environnementales. Loin de dresser une cloison étanche entre maladie et handicap, cette nouvelle approche fait de la première une cause, parmi d’autres, du second » (point 9).

( 13 ) Voir, notamment, arrêt du 18 décembre 2014, FOA (C‑354/13, EU:C:2014:2463, point 54 et jurisprudence citée).

( 14 ) Voir, notamment, arrêt du 18 décembre 2014, FOA (C‑354/13, EU:C:2014:2463, point 55 et jurisprudence citée).

( 15 ) Voir arrêt du 11 avril 2013, HK Danmark (C‑335/11 et C‑337/11, EU:C:2013:222, point 40).

( 16 ) Voir arrêt du 11 avril 2013, HK Danmark (C‑335/11 et C‑337/11, EU:C:2013:222, point 41).

( 17 ) Voir arrêt du 11 avril 2013, HK Danmark (C‑335/11 et C‑337/11, EU:C:2013:222, point 42 et jurisprudence citée).

( 18 ) Voir notamment, pour une formulation de cette condition, arrêt du 18 mars 2014, Z. (C‑363/12, EU:C:2014:159, point 79).

( 19 ) Voir, en ce sens, arrêt du 27 mars 2014, Torralbo Marcos (C‑265/13, EU:C:2014:187, point 40).

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