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Document 61988CC0115

Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 22 novembre 1989.
Mario P. A. Reichert et autres contre Dresdner Bank.
Demande de décision préjudicielle: Cour d'appel d'Aix-en-Provence - France.
Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 - Action paulienne - Donation de biens immeubles en nue-propriété - Article 16, paragraphe 1.
Affaire C-115/88.

Recueil de jurisprudence 1990 I-00027

ECLI identifier: ECLI:EU:C:1989:589

61988C0115

Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 22 novembre 1989. - Mario P. A. Reichert et autres contre Dresdner Bank. - Demande de décision préjudicielle: Cour d'appel d'Aix-en-Provence - France. - Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 - Action paulienne - Donation de biens immeubles en nue-propriété - Article 16, paragraphe 1. - Affaire C-115/88.

Recueil de jurisprudence 1990 page I-00027


Conclusions de l'avocat général


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Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1 . Les époux Reichert, ressortissants allemands résidant en Allemagne, propriétaires d' un immeuble situé en France, à Antibes, ont fait donation à leur fils M . Mario Reichert, qui réside également en Allemagne, de la nue-propriété de cet immeuble . L' acte a été passé dans une étude notariale située dans le département français de la Moselle .

2 . Le litige au principal oppose la société de droit allemand Dresdner Bank, dont le siège est à Francfort-sur-le-Main, aux époux Reichert et à leur fils . La Dresdner Bank a intenté devant le tribunal de grande instance de Grasse une action fondée sur l' article 1167 du code civil français, connue sous le nom d' action paulienne et visant à faire déclarer la donation inopposable à la requérante, créancière des époux Reichert . Saisi du litige, le tribunal de grande instance de Grasse, dans le ressort duquel se trouve l' immeuble, s' est déclaré compétent sur la base de l' article 16, paragraphe 1, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l' exécution des décisions en matière civile et commerciale, qui dispose que :

"( sont seuls compétents, sans considération de domicile ) en matière de droits réels immobiliers et de baux d' immeubles, les tribunaux de l' État contractant où l' immeuble est situé ".

3 . Les consorts Reichert ont contesté la compétence du tribunal de Grasse devant la cour d' appel d' Aix-en-Provence .

4 . Par arrêt du 16 novembre 1987, celle-ci a invité la Cour, en application de l' article 1er du protocole du 3 juin 1971 relatif à l' interprétation par la Cour de la convention du 27 septembre 1968, à statuer à titre préjudiciel sur la question de savoir si,

"en disposant qu' en matière de droits réels immobiliers et de baux d' immeubles sont seuls compétents les tribunaux de l' État contractant où l' immeuble est situé, la convention de Bruxelles a entendu définir une règle de compétence, sans référence aucune à la classification des actions en actions personnelles, actions réelles et actions mixtes, en ne prenant en considération que le fond du droit, c' est-à-dire la nature des droits en cause, et que la règle de compétence ainsi posée permet au créancier qui attaque les actes faits par son débiteur en fraude de ses droits, en l' espèce une donation de droits réels immobiliers, de porter son action devant le tribunal de l' État contractant où l' immeuble est situé ".

5 . Disons tout de suite que nous partageons l' avis du gouvernement de la République française selon lequel il est indiqué de dédoubler la question posée et de se demander, en premier lieu, si la notion de "matière de droits réels immobiliers" doit être interprétée conformément au droit des États contractants ou à la lumière des objectifs et du système de la convention de Bruxelles .

6 . A - Sans énoncer de principe général à cet égard, la jurisprudence de la Cour s' est jusqu' à présent généralement prononcée en faveur d' une interprétation autonome, même si elle admet qu' aucune des deux options ne s' impose à l' exclusion de l' autre et que le choix doit être fait au cas par cas, selon la disposition en cause ( 1 ). Ainsi a-t-elle, en particulier, suivi cette démarche dans deux affaires concernant l' interprétation de la notion de "baux d' immeubles" qui figure également à l' article 16, paragraphe 1, de la convention ( 2 ).

7 . La cour d' appel d' Aix-en-Provence estime que le texte de l' article 16, paragraphe 1, ne doit pas être interprété comme un simple renvoi au droit interne français et à la classification traditionnelle des actions en actions personnelles, actions réelles et actions mixtes .

8 . Telle est aussi l' opinion de la plupart des gouvernements qui ont présenté des observations dans la présente affaire, qui ont rappelé que la notion de "droit réel" n' est pas conçue uniformément dans tous les États contractants . Dès lors, la solution consistant à donner une interprétation autonome à cette notion est la seule qui puisse permettre une mise en oeuvre uniforme de la convention dans l' ensemble de la Communauté, et nous vous proposons d' emprunter cette voie .

9 . B - La deuxième partie de la question revient à savoir si la notion d' "action en matière de droits réels immobiliers", interprétée dans le cadre de la convention de Bruxelles, recouvre une action telle que l' action paulienne prévue par le droit français dans les cas où une telle action - qui peut aussi concerner des biens meubles - est exercée par un créancier à l' encontre de la donation de la nue-propriété d' un immeuble faite par un débiteur .

10 . La juridiction nationale, partant de la constatation que l' article 16, paragraphe 1, ne se réfère pas à la nature de l' action intentée, mais à la nature des droits en cause, en l' occurrence le droit de nue-propriété sur un immeuble qui constitue certainement un droit réel, souhaiterait obtenir confirmation de votre part qu' une action de nature à affecter ce droit doit être portée devant les tribunaux de l' État où l' immeuble est situé .

11 . Cette approche a de quoi séduire . N' est-il pas vrai qu' en cas de succès de l' action le fils des époux Reichert cessera de pouvoir opposer à la Dresdner Bank le droit réel détenu par lui - jusqu' à présent erga omnes - sur l' immeuble? Ne sommes-nous dès lors pas en présence d' une action "en matière de droits réels immobiliers"?

12 . Cette approche aurait aussi l' avantage de rencontrer un souci exprimé par la Cour au point 23 de son arrêt Roesler/Rottwinkel, précité ( 24/83, Rec . 1985, p . 99 ) - il est vrai à propos des baux immobiliers -, à savoir qu' il y a lieu de tenir compte

"de l' incertitude qui serait créée par l' admission par le juge de dérogations à la règle générale de l' article 16, paragraphe 1, qui a l' avantage de définir en toutes circonstances une attribution de compétence univoque et certaine, en respectant ainsi l' objectif de la convention qui est de définir des attributions de compétence certaines et prévisibles ".

13 . A cela s' ajoute que l' action paulienne n' est possible que si la créance est liquide et exigible ( 3 ). Elle sera donc normalement suivie de la saisie du bien, ce qui ne peut se faire qu' au lieu où l' immeuble est situé . Il résulte, par ailleurs de l' article 54 du code de procédure civile français que tout créancier peut être autorisé à prendre inscription provisoire d' hypothèque judiciaire sur un immeuble du moment qu' il justifie d' "une créance paraissant fondée en son principe", qu' il établit qu' il y a urgence et que le recouvrement de la créance est en péril ( 4 ). Cela semble avoir été fait dans le cas d' espèce . Tous ces arguments plaident donc en faveur d' une interprétation reconnaissant au tribunal du lieu de la situation de l' immeuble la compétence pour connaître de l' action paulienne en tant que juridiction "la mieux placée" ( 5 ) pour juger le litige .

14 . D' un autre côté, il est cependant certain que le demandeur à l' action paulienne ne se prévaut d' aucun droit réel ( 6 ) et, ainsi que le gouvernement français l' a indiqué, si l' action aboutit,

"elle n' a pas pour conséquence un transfert en sens inverse de droit réel immobilier . La révocation de la donation immobilière est simplement relative . Elle s' analyse en une inopposabilité de la donation à l' égard du créancier . En revanche, il est de l' essence des droits réels d' avoir un effet absolu erga omnes ".

15 . Il est frappant de constater que cette conception de ce qui constitue l' essence d' un droit réel est partagée par le gouvernement britannique - représentant la tradition de la "common law" -, qui propose lui aussi de limiter le domaine d' application de l' article 16, paragraphe 1, aux actions qui tendent à ce que soit statué erga omnes sur le droit de propriété ou la légitime possession de l' immeuble . Or, signale à juste titre le gouvernement britannique, l' objet principal de l' action en question est davantage d' établir que le défendeur a agi en fraude des droits de ses créanciers que de savoir qui est propriétaire ou possesseur légitime du bien immobilier .

16 . Tout comme le gouvernement britannique, les gouvernements allemand, italien et la Commission estiment qu' il ne suffit pas qu' un droit réel immobilier soit concerné par une action ou que l' action soit relative à un immeuble ou ait un lien avec un immeuble pour que l' article 16, paragraphe 1, soit applicable . Au contraire, le droit réel doit être la cause même de l' action . Celle-ci doit avoir pour objet de statuer erga omnes sur le droit de propriété de l' immeuble en question .

17 . Même si l' on se trouve ici en présence d' un cas limite, nous optons nous aussi pour la solution préconisée avec une belle unanimité par les gouvernements allemand, britannique, français et italien ainsi que par la Commission . Avec eux, nous estimons que l' article 16, paragraphe 1, doit être interprété de manière restrictive, car il représente une exception au principe de base en matière de compétence judiciaire établi à l' article 2, premier alinéa, de la convention selon lequel,

"sous réserve des dispositions de la présente convention, les personnes domiciliées sur le territoire d' un État contractant sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État ".

18 . La jurisprudence précitée de la Cour 2, qui concerne les baux d' immeubles mentionnés dans la même disposition, suit elle aussi une approche plutôt restrictive, puisque la Cour y a jugé que ne relèvent de l' article 16 ni des litiges portant sur des contrats dont l' objet principal n' est pas celui du bail immobilier ( tels les contrats relatifs à l' exploitation d' un commerce exercé dans un immeuble pris en location par le bailleur d' un tiers - affaire Sanders ), ni des litiges ne se rattachant qu' indirectement à l' usage de la propriété louée ( tels ceux concernant la perte du bénéfice des vacances et les frais de voyage - affaire Roesler ).

19 . Cette interprétation de la convention est également confirmée par des considérations d' ordre téléologique .

20 . Il est tout d' abord clair que l' objectif poursuivi par l' article 2, à savoir la protection du défendeur, ne serait pas atteint si d' autres dispositions de la convention étaient interprétées d' une façon trop extensive .

21 . Il importe, en outre, de rappeler que la compétence prévue à l' article 16, paragraphe 1, est exclusive, ce qui aggraverait encore les conséquences d' une interprétation trop large .

22 . Par ailleurs, on ne saurait appliquer l' article 16, paragraphe 1, sans faire référence à la raison d' être de cette disposition . Ainsi, dans l' arrêt Sanders, précité, la Cour a jugé que :

"l' attribution, dans l' intérêt d' une bonne administration de la justice, d' une compétence exclusive aux tribunaux d' un État contractant dans le cadre de l' article 16 de la convention a pour effet de priver les parties du choix du for qui autrement serait le leur et, dans certains cas, de les attraire devant une juridiction qui n' est la juridiction propre du domicile d' aucune d' entre elles;

( que ) cette considération conduit à ne pas interpréter les dispositions de l' article 16 dans un sens plus étendu que ne requiert leur objectif ".

23 . Enfin, c' est pour des raisons bien déterminées que l' article 16, paragraphe 1, prévoit la compétence exclusive des tribunaux de l' État du lieu de situation de l' immeuble ( 7 ). Un litige "en matière de droits réels immobiliers" entraîne en effet fréquemment toute une série d' actes de procédure qui devront être faits sur place . Ainsi pourra-t-il y avoir des enquêtes, des vérifications ou des expertises qui ne pourront, par définition, être opérées qu' au lieu de situation de l' immeuble, et auxquelles il est donc logique d' appliquer la lex rei sitae . En outre interviennent souvent des usages locaux qui ne sont familiers qu' aux juges du for . Enfin, on a voulu tenir compte du fait que seront souvent nécessaires des transcriptions sur les registres fonciers qui existent au lieu de situation de l' immeuble .

24 . On peut en déduire a contrario qu' il n' y a pas lieu d' appliquer cet article lorsque le litige n' est pas de nature à entraîner de tels actes de procédure ou lorsque la connaissance des usages locaux n' est pas en cause .

25 . Pour ce qui est de la réponse concrète à donner à la cour d' appel d' Aix-en-Provence, on peut opter soit pour une réponse rédigée de façon négative et constatant qu' une action telle que l' action paulienne prévue à l' article 1167 du code civil français ne tombe pas sous la disposition en cause ( ce qui sera certainement suffisant pour permettre au juge national de trancher le litige dont il est saisi ), soit pour une réponse rédigée de manière positive, constatant quels types d' action devraient être considérés comme tombant sous l' article 16, paragraphe 1 . Dans cette dernière hypothèse, il serait indiqué de reprendre la première partie de la formulation proposée par le gouvernement britannique, qui donne la garantie de pouvoir être bien comprise également dans les pays de la "common law ".

26 . En fin de compte, nous estimons préférable d' opter pour la première possibilité, ainsi que l' ont fait les gouvernements français, italien et la Commission . Notre analyse de la question posée a, en effet, nécessairement dû être basée sur l' objet et les conséquences de l' action paulienne en droit français ( en faisant, bien entendu, abstraction de la qualification donnée à cette action dans ce droit ). La prudence incite dès lors à ne pas donner une réponse qui dépasserait ce cadre .

27 . Nous vous proposons en conséquence de dire pour droit ce qui suit :

"1 ) La notion 'd' action en matière de droits réels immobiliers' figurant à l' article 16, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 doit être interprétée à la lumière des objectifs et du système de cette convention .

2 ) Une action telle que l' action paulienne prévue à l' article 1167 du code civil français ne relève pas de cette notion ."

(*) Langue originale : le français .

( 1 ) Voir arrêt du 15 novembre 1983, Duijnstee/Goderbauer, point 17 ( 288/82, Rec . p . 3663 ), pour les cas où la Cour a suivi cette approche . Pour une solution plus nuancée, voir arrêt du 6 octobre 1976, Tessili/Dunlop ( 12/76, Rec . p . 1473 ).

( 2 ) Voir arrêts du 14 décembre 1977, Sanders/Van der Putte ( 73/77, Rec . p . 2383 ), et du 15 janvier 1985, Roesler/Rottwinkel ( 241/83, Rec . p . 99 ).

( 3 ) Voir Alex Weill et François Terré : Droit civil : les obligations, Paris, Précis Dalloz, 1980, p . 960 .

( 4 ) Voir Roland Tendler : Les sûretés, Paris, Dalloz, 1983, p . 246 .

( 5 ) Arrêt, précité, du 14 décembre 1977, Sanders/Van der Putte, point 11 .

( 6 ) Voir la note n° 1 en bas de la page 966 de l' ouvrage de Weill et Terré .

( 7 ) Voir, à ce sujet, le rapport de M . P . Jenard sur la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l' exécution des décisions en matière civile et commerciale ( JO C 59 du 5.3.1979, p . 35 ).

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