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Document 61984CC0247

    Conclusions de l'avocat général Mancini présentées le 22 octobre 1985.
    Procédure pénale contre Léon Motte.
    Demande de décision préjudicielle: Cour d'appel de Bruxelles - Belgique.
    Mesure d'effet équivalent - Directive d'harmonisation partielle - Colorants.
    Affaire 247/84.

    Recueil de jurisprudence 1985 -03887

    ECLI identifier: ECLI:EU:C:1985:423

    CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

    M. G. FEDERICO MANCINI

    présentées le 22 octobre 1985 ( *1 )

    Monsieur le Président,

    Messieurs les Juges,

    1. 

    Dans le cadre d'une procédure pénale contre un ressortissant belge auquel il est reproché d'avoir importé des produits alimentaires préparés avec des substances colorantes non autorisées, la cour d'appel de Bruxelles vous demande d'interpréter les règles du traité CEE relatives à la libre circulation des marchandises, et en particulier le principe contenu dans l'article 36, première partie, qui autorise « les interdictions ou restrictions d'importation ... justifiées par des raisons ... de protection de la santé et de la vie des personnnes ». Vous devrez établir si ce principe s'applique aux règles d'un ordre juridique interne qui interdisent en général (mais en habilitant l'administration à permettre cas par cas) de commercialiser des produits alimentaires enrichis de colorants et importés d'autres États membres dans lesquels leur circulation est licite.

    Résumons les faits. Au cours de l'année 1978, dans un magasin de Bruxelles, le service belge des denrées alimentaires a confisqué certaines boîtes d'ceufs de lompe colorés en rouge et en noir, afin de les soumettre à des analyses. Ce produit, de marque « Popoff », est mis dans le commerce par la société Wilhelm Erbst de Hambourg et est importé en Belgique par M. Léon Motte de Woluwe-Saint-Pierre. L'analyse a révélé que les œufs contenaient deux colorants (le rouge de cochenille et l'indigotine ou carmin d'indigo) et un agent conservateur (l'hexaméthylènetétramine) non autorisés par la législation belge.

    Accusé d'avoir introduit en Belgique des denrées contenant des additifs prohibés, M. Motte a été acquitté par la dix-huitième chambre du tribunal correctionnel de Bruxelles par jugement du 9 mai 1984. Le juge de premier degré a relevé: a) que, interdite à l'époque des faits de l'affaire, l'hexaméthylènetétramine avait été ultérieurement introduite dans la liste des additifs -admis pour les oeufs de poissons non fumés; M. Motte devait donc bénéficier de l'article 2, alinéa 2, du code pénal selon lequel, « si la peine établie au temps du jugement diffère de celle qui était portée au temps de l'infraction, la peine la moins forte sera appliquée »; b) que l'interdiction d'employer dans la préparation des œufs de lompe les deux substances colorantes, autorisées notamment pour d'autres produits alimentaires, est une disposition susceptible de restreindre quantitativement les importations et donc contraire aux articles 30, 31 et 32 du traité CEE.

    Le ministère public a attaqué le jugement et la huitième chambre pénale de la cour d'appel de Bruxelles, après avoir confirmé la décision de premier degré sur l'accusation relative à l'emploi d'hexaméthylènetétra-mine, a sursis à statuer et demandé à la Cour, en application de l'article 177 du traité CEE, « si l'interdiction, par l'arrêté royal du 27 juillet 1978, d'utiliser l'indigotine et le rouge de cochenille A, dans la préparation des œufs de poissons non fumés, constitue une mesure équivalant à une restriction quantitative à la libre circulation des biens » (arrêt du 26 septembre 1984).

    2. 

    Pour bien comprendre le litige, il est nécessaire de fournir quelques informations sur les règles qui, en Belgique, régissent l'usage des additifs alimentaires et sur la réglementation communautaire des substances colorantes.

    La réglementation belge est assez simple. Pour qu'une substance colorante puisse être employée dans la préparation d'un produit alimentaire, il est nécessaire que la combinaison colorant-produit figure dans la liste des additifs autorisés (article 4, paragraphe 1, de la loi du 24 janvier 1977 relative à la protection de la santé des consommateurs en ce qui concerne les denrées alimentaires et les autres produits, Moniteur belge, 1977, p. 4501). La procédure d'inscription de la substance dans cette liste prévoit l'obtention d'un avis du conseil supérieur d'hygiène, qui est appelé à apprécier la nocivité de l'additif, son degré de tolérance par l'organisme humain et la nécessité, l'utilité ou l'opportunité de son emploi. En exécution de la disposition qui s'y rapporte (article 4, paragraphe 2), l'arrêté royal du 27 juillet 1978 a établi la liste des additifs autorisés dans les denrées alimentaires (Moniteur belge, 1978, p. 12523); il a toutefois été modifié à plusieurs reprises (17 avril 1980, 15 octobre 1981, 22 juin 1982 et 12 juillet 1984) selon la procédure prévue dans l'arrêté royal du 1er décembre 1977.

    En particulier, les colorants dont il s'agit dans l'affaire principale sont autorisés dans la préparation de nombreux produits (glaces, certaines confiseries, boissons alcooliques), mais non pas dans celle des œufs de poissons. En revanche, d'autres substances telles que le noir brillant BN, la tartrazine, l'amarante, l'érythrosine et le jaune orange S peuvent être employées pour la coloration de ce produit.

    De son côté, la réglementation communautaire est contenue dans la directive du Conseil du 23 octobre 1962 relative au rapprochement des réglementations des États membres concernant les matières colorantes pouvant être employées dans les denrées destinées à l'alimentation humaine (JO L 1962, p. 2645). Cette source prévoit une première phase d'harmonisation entre les ordres juridiques des États membres, caractérisée par l'établissement d'une liste unique des colorants admis dans la préparation des produits alimentaires. Selon l'article 1er, les États membres ne peuvent autoriser l'emploi de colorants différents de ceux qui figurent dans la liste communautaire ni assujettir à une interdiction générale l'emploi de substances qu'elle prévoit. En outre, en vertu de l'article 5, la directive « n'affecte pas les dispositions des réglementations nationales déterminant les denrées alimentaires susceptibles d'être colorées au moyen des matières énumérées ... et les conditions de ce traitement ».

    3. 

    Dans la procédure devant la Cour, des observations écrites ont été présentées par M. Motte, les gouvernements de Belgique et des Pays-Bas et la Commission des Communautés européennes. Les gouvernements de la République fédérale d'Allemagne et du Danemark ne sont intervenus qu'au cours de la phase orale.

    Les quatre gouvernements se sont tous prononcés en faveur de la légalité communautaire de la procédure belge, qui est du reste analogue à celle prévue dans la majeure partie des autres États membres. En effet, comme on le déduit de l'article 5 de la directive citée, cette procédure est la conséquence de l'harmonisation uniquement embryonnaire réalisée jusqu'ici dans le secteur des colorants. En outre, elle trouve son fondement dans le principe de l'article 36, première partie, du traité CEE, qui autorise « les interdictions ou restrictions d'importation ... justifiées par des raisons ... de protection de la santé et de la vie des personnes ».

    De l'avis du gouvernement de Bruxelles, en particulier, la réglementation litigieuse est conforme à la directive de 1962. En effet, d'une part, le rouge de cochenille et l'indigotine ne font pas l'objet d'une interdiction générale puisque leur emploi est permis pour la coloration de nombreux produits; d'autre part, pour la préparation des oeufs de poissons non fumés, seules les substances qui figurent dans la liste communautaire sont autorisées. Or, en interprétant les directives analogues sur les agents conservateurs et sur les antioxygènes, la Cour a reconnu aux États membres un large pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne la détermination des additifs susceptibles d'être employés dans les substances alimentaires, pourvu que, précisément, les deux conditions citées soient remplies (arrêts du 12 juin 1980, affaire 88/79, Grunert, Rec. 1980, p. 1827, et du 5 février 1981, affaire 108/80, Kugelmann, Rec. 1981, p. 433).

    Ensuite, il faut exclure que la loi du 24 janvier 1977 et l'arrêté royal du 27 juillet 1978 violent les articles 30 et suivants du traité CEE. Les échanges entre États membres ne seraient entravés que s'il apparaissait que, interdit pour les produits d'importation, l'usage d'un colorant est admis pour les mêmes produits de fabrication nationale; la procédure d'inscription dans la liste belge des additifs s'applique en revanche à l'un et l'autre type de denrées.

    Les gouvernements néerlandais, danois et allemand ne sont pas d'accord sur ce dernier argument. A leur avis, l'interdiction établie par un ordre juridique national d'employer certains colorants dans la préparation de produits alimentaires est en principe susceptible d'entraver indirectement l'importation de denrées provenant d'un État membre dans lequel les mêmes colorants sont admis. Toutefois, elle demeure compatible avec le droit communautaire tant à cause de l'harmonisation très partielle que les directives sur les colorants, les agents conservateurs et les antioxygènes ont réalisée en matière d'additifs alimentaires qu'à la suite de l'interprétation que la Cour a donnée de ces sources (arrêts du 5 février 1981, affaire 53/80, Kaasfabriek Eyssen, Rec. 1981, p. 409, et du 14 juillet 1983, affaire 174/82, Sandoz, Rec. 1983, p. 2445).

    4. 

    La Commission et, naturellement, l'accusé dans l'affaire principale se sont prononcés en sens opposé, c'est-à-dire en faveur de l'illégalité du régime litigieux.

    La thèse de la Commission est très articulée. Après avoir admis que la réglementation belge est conforme à la directive du 23 octobre 1962 (les deux additifs ne sont pas interdits dans tous les cas et l'emploi de substances prévues par la liste jointe en annexe à cette source est admis pour les œufs de lompe), l'institution la déclare contraire au système des articles 30 et 36 du traité. Pour prouver cette affirmation, elle commence par rappeler la note qu'elle a rédigée après l'arrêt du 20 février 1979 (affaire 120/78, Rewe/Bundesmonopolverwaltung für Branntwein, « Cassis de Dijon », Rec. 1979, p. 649) et qu'elle a communiquée ultérieurement aux États membres. Il y est affirmé que les réglementations techniques et commerciales concernant spécialement la composition, la désignation, la présentation et la confection de produits doivent exclure tout obstacle à la circulation dans un État membre de « tout produit légalement fabriqué et commercialisé » dans un autre État membre. Évidemment, tel n'est pas le cas des réglementations comme celle qui est en vigueur en Belgique. Pour échapper à l'interdiction prévue par l'article 30, elles doivent donc être justifiées par un des motifs visés à l'article 36 ou par une des exigences imperatives définies dans l'arrêt « Cassis de Dijon ».

    Cela dit, la Commission examine la ligne suivie par la Cour dans les arrêts Grunert, Kugelmann, Eyssen, Sandoz déjà cités et dans les arrêts du 30 novembre 1983, affaire 227/82, van Bennekom (Rec. 1983, p. 3883), et du 19 septembre 1984, affaire 94/83, Heijn (Rec. 1984, p. 3263). Comme on le sait, tous concernent des régimes nationaux d'additifs alimentaires, susceptibles d'apparaître comme des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives, mais que les gouvernements respectifs justifient par la nécessité de protéger la santé.

    Selon l'institution, cette jurisprudence énoncerait les critères suivants: a) le droit communautaire n'a pas encore réglementé l'usage des colorants: il appartient donc aux États membres d'en régler l'emploi sur le plan interne compte tenu de leur nocivité; b) les réglementations nationales ne peuvent cependant pas être en contradiction avec les principes en matière de libre circulation des marchandises, et en particulier avec le principe de proportionnalité (voir dernière phrase de l'article 36); l'interdiction d'employer une certaine substance ne doit donc pas exclure la possibilité de l'autoriser si son emploi est compatible avec la protection de la santé et répond à un besoin réel d'ordre technique ou alimentaire; c) il appartient aux autorités nationales qui invoquent l'article 36 pour justifer des mesures restrictives des échanges de prouver, en chaque cas, que ces dernières sont nécessaires pour protéger effectivement les intérêts visés par cette règle, et en particulier la santé publique; d) compte tenu, d'une part, des incertitudes que l'on rencontre dans le domaine scientifique quant au degré de nocivité des colorants et, d'autre part, des diverses habitudes alimentaires existant dans la Communauté, l'article 36 autorise également des mesures différentes de celles adoptées pour les mêmes substances dans un autre État membre.

    C'est sur ces bases que la Commission apprécie la réglementation litigieuse. Comme nous l'avons dit, elle relève que, malgré la conformité de cette dernière à la directive de 1962, l'extension de la procédure d'autorisation aux produits légalement fabriqués et commercialisés dans un autre Etat membre est contraire au système des articles 30 et 36. On le déduit de votre jurisprudence qui interdit à un État d'entraver l'importation d'une denrée enrichie d'un colorant lorsque: a) ladite substance figure dans la liste jointe en annexe à la directive du 23 octobre 1962; b) l'adjonction du colorant a été autorisée dans l'État d'origine; c) la coloration du produit satisfait à une exigence technologique ou alimentaire.

    En effet, au moment de l'importation, le rouge de cochenille et l'indigotine ont déjà subi deux contrôles. Tout d'abord, leur nocivité a été appréciée, avant qu'ils ne soient inscrits dans la liste communautaire, à la lumière des connaissances scientifiques internationales et, en particulier, des études effectuées par le comité scientifique de l'alimentation humaine sur la dose d'additifs qui peut être absorbée journellement sans danger pour la santé. Dans un second temps, les risques découlant de l'usage des deux substances ont été appréciés par l'État d'origine dans le cadre de la procédure d'autorisation d'emploi du produit. Ajoutons que, dans le cas des œufs de lompe, la coloration répond à un besoin technologique incontestable.

    Par conséquent, des règles comme celles en vigueur en Belgique constituent des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives et tombent sous le coup de l'article 30. On objectera que, le secteur des colorants n'étant que partiellement harmonisé, les États peuvent limiter la liberté de circulation des marchandises en invoquant l'exception de l'article 36. Mais la Commission nie que tel soit notre cas. A son avis, la réglementation litigieuse ne remplit pas les conditions que la Cour a lues dans cette règle, puisque l'importation des produits enrichis de colorants se trouve interdite pour ainsi dire a priori, c'est-à-dire sans que la preuve du danger que leur importation constitue pour la santé soit fournie. D'autre part, la référence que les gouvernements font à la jurisprudence Eyssen, Sandoz et van Bennekom n'est pas pertinente: en effet, les additifs dont il s'agissait dans ces affaires (nisine et vitamines) n'étaient pas compris dans les listes communautaires, tandis que les produits considérés aujourd'hui sont deux substances qui figurent dans l'annexe à la directive de 1962.

    En tout cas, le principe de proportionnalité est violé en ce sens que l'extension de la procédure d'autorisation aux produits importés paraît excessive par rapport au but poursuivi par le législateur. Le même résultat pourrait être obtenu correctement en obligeant l'importateur qui entend commercialiser le produit préparé avec le colorant à en informer ses autorités. En effet, une réglementation de ce genre permettrait à ces dernières de constater, compte tenu des habitudes alimentaires et de la présence sur le marché de denrées contenant le même additif, si l'importation du produit risque de pousser les consommateurs à absorber plus que la dose journalière admissible: toutefois, les échanges seraient ainsi entravés dans une mesure beaucoup moins sensible.

    De son côté, M. Motte estime que l'incompatibilité de la réglementation de qua avec le droit communautaire est démontrée par deux éléments ultérieurs: a) la contradiction entre l'arrêté royal du 27 juillet 1978 et l'article 32 du traité CEE qui impose aux États membres de ne pas rendre plus restrictives les mesures existant au moment de l'entrée en vigueur du traité; b) l'impossibilité de faire passer comme mesures destinées à protéger la santé, justifiées selon l'article 36, les appréciations émises par le conseil supérieur d'hygiène belge sur la nécessité, l'utilité ou l'opportunité de l'emploi des additifs.

    5. 

    Formulée en termes plus adaptés à la disposition de l'article 177, la question de la cour de Bruxelles concerne la légalité communautaire d'une législation nationale qui interdit, sauf autorisation administrative, de commercialiser des produits alimentaires a) préparés avec l'adjonction de colorants prévus par la liste communautaire des additifs admis et b) commercialisés dans l'État membre d'origine. Il faut donc fournir au juge de renvoi des éléments qui lui permettent de décider si le contrôle préventif auquel est ordonnée la procédure d'autorisation peut être imposé licitement même pour des produits importés et déjà soumis à une vérification analogue dans l'État de provenance, ou s'il est incompatible avec les dispositions du traité et avec les normes dérivées en matière de libre circulation des marchandises.

    Ainsi posé, le problème n'est pas nouveau. La Cour l'a abordé dans une série de décisions (Grunert, Eyssen, Sandoz, Kugelmann, van Bennekom, Heijn, déjà citées, et dans l'arrêt du 17 décembre 1981, Frans-Nederlandse Maatschappij voor Biologische Producten, affaire 272/80, Rec. 1981, p. 3277) qui, hormis les particularités de chaque cas d'espèce, constituent une base solide sur laquelle construire la réponse à la question préjudicielle. Disons tout de suite que, à notre avis, les arguments au moyen desquels les quatre gouvernements ont soutenu la légalité de la réglementation litigieuse trouvent de nombreuses confirmations dans votre jurisprudence. Au contraire, les principes que vous avez affirmés excluent le bien-fondé de la thèse soutenue par la Commission et par M. Motte.

    6. 

    Il est opportun de relever en premier lieu que tous les intervenants, à l'exception du gouvernement belge, estiment que la réglementation de qua est contraire à l'article 30 du traité. Du reste, il n'est pas possible d'avoir des doutes sur ce point: il est évident qu'une interdiction générale (sauf autorisation ad hoc) d'ajouter certains colorants à un produit alimentaire entraîne l'impossibilité d'importer et de mettre sur le marché le produit ainsi préparé (voir en ces termes, l'arrêt Sandoz, attendu 8). Mais, cela une fois constaté et après en avoir déduit que des règles semblables à celles de l'arrêté royal du 27 juillet 1978 entravent les échanges intracommunautaires, il s'agit d'établir si et dans quelles limites les États membres peuvent introduire ou conserver ces règles dans leurs ordres juridiques. Comme nous l'avons vu, les dispositions à examiner à cette fin sont contenues dans la directive du Conseil du 23 octobre 1962 et dans l'article 36 du traité CEE.

    Cette prémisse étant posée, analysons les arguments de la Commission et de M. Motte dans l'ordre où nous les avons rappelés. Le premier, vous vous en souvenez, se fonde sur la présence du rouge de cochenille et de l'indigotine dans la liste jointe en annexe à la directive: l'introduction d'un additif dans cette liste — affirme en substance la Commission — oblige les États membres à l'autoriser dans tous les cas et, fondée comme elle l'est sur les études effectuées par le comité scientifique de l'alimentation, lui confère un véritable brevet d'innocuité. Or, la première remarque est certainement erronée. L'objectif pour lequel la liste a été établie n'est pas du tout d'obliger les États à admettre l'emploi des substances qui y sont énumérées, mais, tout au contraire, d'empêcher que les États autorisent l'utilisation de substances qu'elle exclut. En d'autres termes, la liste pose une obligation négative ou, si l'on veut, une interdiction.

    Les articles 1er et 5 de la directive confirment cette interprétation: les États — établit le premier — peuvent (ne doivent donc pas) autoriser l'emploi d'une substance dans un produit spécifique; la directive — dispose le second — ne concerne pas les règles nationales qui déterminent les produits qui peuvent être colorés avec les substances qu'elle prévoit. Ce n'est pas tout. L'objectif visé par notre source milite lui aussi dans le même sens (et c'est cela qui compte le plus). Aux termes de sa motivation, elle ne constitue que la première phase du processus destiné à harmoniser les législations nationales dans le secteur de quo et cette phase est précisément concrétisée par la prévision d'une liste limitative de substances dont l'emploi peut être admis. En somme, comme nous l'avons déjà dit, nous nous trouvons devant un embryon de rapprochement: trop peu pour avoir une incidence profonde sur le pouvoir des États membres d'établir à leur tour une liste de produits qui peuvent être préparés avec les colorants énumérés dans la directive et de définir les conditions de leur emploi.

    Il y a plus. La succession des temps dans lesquels s'articulera l'harmonisation du secteur (aujourd'hui la liste, demain la spécification des produits et des additifs autorisés pour chacun d'eux) est identique à celle que le législateur communautaire a prévue dans les autres directives concernant les additifs alimentaires (64/54 sur les agents conservateurs et 70/357 sur les antioxygènes). Il est donc permis d'appliquer à notre cas les observations que la Cour a émises dans les arrêts Grunert et Kugelmann en interprétant ces sources. « Les États membres — a-t-elle affirmé — ont gardé une certaine liberté pour fixer leurs propres règles quant à l'addition (d'additifs) ... à la double condition qu'aucun agent conservateur ou antioxygène ne soit autorisé qui ne figure pas à l'une des listes annexées aux directives et que l'emploi (d'une substance) qui y figure ne soit pas totalement interdit » (Grunert, attendu 8). Cela, naturellement, à moins que l'adjonction ne réponde à aucune « nécessité technologique » (Kugelman, attendu 7).

    En second lieu, nous trouvons quelque peu aventureuse la thèse selon laquelle l'insertion d'un additif dans la liste communautaire suffit à en certifier l'innocuité. Tout d'abord, il nous semble improbable qu'une directive datée du 23 octobre 1962 tienne compte des acquisitions scientifiques les plus récentes. Puis, il est douteux que les résultats des recherches effectuées par le comité de l'alimentation humaine possèdent la crédibilité absolue postulée par l'argument de la Commission. Disons tout d'abord que la dose journalière acceptable d'une substance (0,5 milligramme par kilogramme de poids corporel dans le cas de nos colorants) est définie en extrapolant des résultats obtenus sur les animaux. Or, dans le même avis du comité que la Commission joint en annexe à ses observations, nous lisons: « L'extrapolation serait d'autant plus sûre que l'espèce retenue pour l'expérimentation serait plus proche de l'homme. Malheureusement, cette situation optimale se rencontre rarement et il faut avoir conscience de la variabilité des réponses et des sensibilités des diverses espèces animales et des souches sélectionnées pour des études de laboratoire » (rapport du 22 février 1980, p. 22).

    Cela n'est pas tout. Parcourons d'autres rapports du comité: nous apprendrons que, pour le rouge cochenille A, les études de mutation ont été effectuées in vitro et que des expériences sur le métabolisme n'ont pas été faites. Nous apprendrons en outre que l'indigotine est à tout le moins « faiblement absorbée à partir du tractus intestinal » (rapport 1984, doc. EUR 8752, p. 59 à 61, joint en annexe aux observations de la Commission). Dans ces circonstances, nous ne voyons pas comment l'affaire Motte peut échapper au principe que vous avez établi dans l'affaire Frans-Nederlandse Maatschappij et confirmé dans les affaires Sandoz et van Bennekom. « Dans la mesure — avez-vous affirmé — où des incertitudes subsistent en l'état actuel de la recherche scientifique, il appartient aux Etats ... à défaut d'harmonisation, de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé et la vie des personnes, tout en tenant compte ... de la libre circulation des marchandises. » Que l'on n'objecte pas, comme le fait la Commission, que, dans ces cas, il s'agissait de substances (nisine et vitamines) qui ne figurent pas dans les listes communautaires. En effet, la nisine est expressément mentionnée dans l'article 6 de la directive 64/54 et les vitamines n'apparaissent pas dans ces listes parce qu'elles sont presque toujours inoffensives.

    7. 

    Le deuxième argument de la Commission est encore plus fragile: l'adjonction de colorants aux oeufs de lompe ayant été autorisée dans l'État d'origine, dit-elle, elle ne peut pas être soumise à une nouvelle autorisation dans l'État importateur. Au contraire, vous avez dit dans l'affaire Frans-Nederlandse Maatschappij — où l'objet de l'interdiction était un désinfectant enrichi de substances toxiques — qu'un État peut « exiger l'autorisation préalable (pour ledit produit) même s'il a déjà été autorisé dans un autre État membre » (attendu 16). La règle que vous avez établie dans l'affaire Heijn est non moins significative à nos fins: il est permis aux États membres de réglementer les denrées contenant des additifs d'une façon qui peut « varier d'un pays à l'autre en fonction des conditions climatologiques, de la composition de l'alimentation habituelle de la population ... et ... de la santé de la population ... en différenciant (pour la même substance) la teneur permise pour des aliments différents (attendu 16) ».

    Comme on le sait, ces principes ont été tempérés par les mêmes arrêts et par d'autres encore: ainsi l'État importateur ne peut pas exiger sans nécessité des analyses ou des essais si ces examens ont déjà été effectués dans un autre État et que leurs résultats sont mis à sa disposition (textuellement, Frans-Nederlandse Maatschappij, attendu 14). Mais ils restent valables et il est bon que la Cour continue de les affirmer avec énergie si elle ne veut pas que l'exercice du pouvoir attribué par l'article 36 à chaque État membre lie tous les autres États de la Communauté. En effet, en admettant la thèse de la Commission, ces derniers pourraient se trouver contraints de modeler leurs législations sur celle de l'État qui a adopté l'attitude la plus permissive en matière sanitaire. La disposition du traité jouerait ainsi, selon un esprit qui lui est totalement étranger, le rôle d'un instrument visant à harmoniser les réglementations nationales sur la base de la sensibilité la moins forte pour les problèmes de santé.

    8. 

    Le troisième argument avancé par la Commission se fonde sur le besoin technologique ou alimentaire auquel répond la coloration des oeufs de lompe: l'État qui n'en tient pas compte en interdisant les substances de nature à le satisfaire se met en contradiction avec votre jurisprudence. Encore une fois, nous ne sommes pas d'accord. En effet, un besoin technologique d'additifs alimentaires n'existe que lorsque leur adjonction est indispensable dans les phases au cours desquelles se déroule le processus de fabrication du produit (nous pensons aux agents conservateurs, aux émulsionnants et aux gélifiants). L'exigence qui conduit à colorer notre denrée est substantiellement différente: elle a une nature organoleptique ou, si l'on préfère, psychologique, comme le prouve le fait qu'il existe sur le marché des œufs de poisson non colorés pour les esprits les plus rebelles au clinquant gastronomique ou les plus attentifs à la pureté de leurs aliments. Il nous semble donc exorbitant de qualifier de technologique ou d'alimentaire un besoin comme celui de rendre les œufs de lompe plus appétissants en les faisant paraître semblables — non pas certes par le goût — au produit le plus noble, c'est-à-dire les œufs d'esturgeon et ceux de certains salmonidés et cyprinidés.

    9. 

    En quatrième lieu, la Commission affirme que la réglementation litigieuse interdit a priori l'importation des produits enrichis de colorants : « a priori » signifiant en dispensant l'État importateur de l'obligation de motiver le danger que l'introduction de ces produits entraînerait pour la santé des citoyens. Il est facile de réfuter cette remarque. En effet, dans la réglementation de qua, l'interdiction n'est pas absolue, mais elle constitue la règle centrale d'un système souple qui permet d'admettre les demandes des producteurs et des importateurs, au moins lorsque la protection de la santé ne l'empêche pas. Si l'empêchement existe, il est évident que l'autorité devra en fournir la preuve.

    En outre, il résulte du dossier que l'autorisation de commercialiser les œufs de lompe colorés n'a pas été accordée parce que ni M. Motte ni d'autres importateurs n'ont engagé la procédure prescrite.

    10. 

    La Commission soutient enfin que la mesure belge n'est pas adéquate par excès au but poursuivi par le législateur et viole donc le principe de proportionnalité que vous avez admis en matière de santé dans les arrêts Sandoz et van Bennekom (attendus 18 et 39). Des résultats tout aussi efficaces et moins restrictifs pourraient être obtenus en obligeant l'importateur à communiquer aux autorités son intention de commercialiser un produit qui contient le colorant, lorsqu'il est légalement fabriqué et admis à la consommation dans l'État d'origine.

    Ici aussi, nous ne sommes pas d'accord: non seulement parce que exonérer les produits importés de la procédure d'autorisation les placerait dans une situation de privilège de nature à troubler l'équilibre du marché et injustifiable selon le traité. Le fait décisif est que le système proposé par la Commission risque de laisser les choses telles qu'elles sont ou même de les aggraver sensiblement. En effet, ou bien il comporte un examen sérieusement destiné à établir si le produit est dangereux et alors il finit par être non moins restrictif que la procédure qu'il devrait remplacer; ou bien il se réduit à une formalité bureaucratique et alors il est certainement inapte à réaliser les buts visés par le contrôle exercé sur les produits alimentaires. Tertium non datur.

    11. 

    Aucun des arguments avancés par la Commission ne résiste donc à un examen quelque peu approfondi. La même chose vaut pour les remarques faites par M. Motte. Sa référence à l'obligation de « standstill » (article 32 du traité) est en effet dépourvue de base parce que l'exception visée à l'article 36 se rapporte expressément à toutes « les dispositions des articles 30 à 34 inclus ». Son deuxième argument n'est pas moins inconsistant. Les analyses que le conseil supérieur d'hygiène belge accomplit pour constater si l'emploi des additifs est nécessaire, utile ou opportun n'ont — dit M. Motte — aucun rapport avec la protection de la santé. Admettons qu'il en soit ainsi. M. Motte oublie tout de même que l'organisme en question est également appelé à apprécier la nocivité de l'additif et son degré de tolérance par les hommes.

    12. 

    Pour toutes les considérations qui précèdent, nous suggérons à la Cour de répondre de la manière suivante à la question formulée par la huitième chambre pénale de la cour d'appel de Bruxelles par arrêt du 26 septembre 1984, dans le cadre de la procédure pénale contre M. Léon Motte de Woluwé-Saint-Pierre:

    Dans l'état actuel de la réglementation communautaire sur les produits alimentaires préparés avec l'adjonction de substances colorantes, les dispositions du traité CEE et les règles dérivées en matière de libre circulation des marchandises doivent être interprétées en ce sens qu'elles n'empêchent pas un État membre d'adopter des mesures par lesquelles il interdit l'adjonction de ces substances, pour les motifs de protection de la santé visés à l'article 36 du traité, excepté après autorisation administrative, pourvu que les modalités soient les mêmes pour les produits nationaux et pour les produits importés et n'imposent pas par rapport à ceux-ci des charges plus lourdes qu'il n'est nécessaire.

    L'autorisation de mise dans le commerce peut être prévue même si la fabrication et l'admission à la consommation de ces produits ont déjà été autorisées dans un autre État membre. Toutefois, les autorités de l'État d'importation ne peuvent pas exiger sans nécessité des analyses techniques ou chimiques ou des essais de laboratoire lorsque ces examens ont déjà été effectués dans un autre État membre et que leurs résultats sont — ou, peuvent être, sur demande — mis à la disposition desdites autorités.


    ( *1 ) Traduit de l'italien.

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