Choose the experimental features you want to try

This document is an excerpt from the EUR-Lex website

Document 61964CC0001

Conclusions de l'avocat général Lagrange présentées le 16 juin 1964.
Glucoseries réunies contre Commission de la Communauté économique européenne.
Affaire 1-64.

édition spéciale anglaise 1964 00811

ECLI identifier: ECLI:EU:C:1964:47

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. KARL ROEMER

16 juin 1964

Traduit de l'allemand

SOMMAIRE

Page
 

Introduction

 

Appréciation juridique

 

1. La décision attaquée concerne-t-elle directement la requérante?

 

2. La décision attaquée concerne-t-elle indirectement la requérante?

 

3. Résumé et conclusion

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

Nous savons par d'autres procès que, conformément à l'article 235 du traité, le Conseil de ministres de la C.E.E. a adopté une décision le 4 avril 1962 pour remédier aux difficultés qui apparaissent dans le commerce entre États membres de produits agricoles transformés, étant donné que ces derniers sont soumis, d'après le traité, à un régime autre que celui des produits de base.

Sur la base de ce texte mentionné ci-dessus, par décision du 28 novembre 1963 (publiée au J.O. du 13 décembre 1963, p. 2914/63 et s.), la Commission a autorisé le gouvernement français, sur sa demande, à percevoir jusqu'au 1er décembre 1964 des taxes compensatoires d'un montant déterminé, lors de l'importation de glucose (dextrose) en provenance de la république fédérale d'Allemagne, de Belgique, du Luxembourg et des Pays-Bas, à moins que les États membres exportateurs ne perçoivent ces taxes à l'exportation.

La requérante, entreprise belge productrice de glucose, considère que la mesure de la Commission lui cause un préjudice dans ses espoirs de vente. En conséquence, elle demande l'annulation de la décision d'autorisation.

Au cours de la procédure écrite, la Commission a opposé en premier lieu l'exception d'irrecevabilité du recours. Les parties ont longuement discuté sur ce point au cours de l'audience du 28 mai. Nos conclusions d'aujourd'hui portent donc exclusivement sur la question de la recevabilité.

Appréciation juridique

Les questions de recevabilité qui sont soulevées ne sont pas nouvelles pour nous. Comme les deux parties l'ont souligné à juste titre, d'autres procès ont déjà amené la Cour à se former une opinion sur certains aspects. Nous voudrions cependant dire explicitement que cette circonstance ne nous empêchera pas d'examiner, sans aucune idée préconçue, les problèmes qui sont en débat aujourd'hui. Car, d'une part, il est certain qu'ils ne sont pas rigoureusement semblables à ceux qui ont été soulevés dans les autres procès et, de plus, il est dans la nature de l'évolution du marché commun que des éléments de fait puissent survenir et que leur nouveauté et leur imprévisibilité puissent amener à réviser des points de vue juridiques anciennement établis.

Le recours qui a été introduit se fonde sur l'article 173, alinéa 2, du traité qui ouvre aux personnes physiques et morales un droit de recours contre les décisions dont elles sont destinataires ou qui, bien qu'adressées à une autre personne, les concernent directement et individuellement. Comme il est constant que l'acte attaqué dans ce procès constitue une décision, et une décision qui n'est pas adressée à la requérante, nous ne nous occuperons que de l'interprétation du second cas d'ouverture et essentiellement de la seule question de savoir si la requérante est concernée directement et individuellement car, d'après la jurisprudence actuelle, il est certain que les États membres, eux aussi, peuvent être d'«autres personnes» au sens de l'article 173.

1. La décision attaquée concerne-t-elle directement la requérante?

Si nous nous occupons tout d'abord du critère de «directement concerné», nous constatons que la requérante n'a pas apporté d'arguments très précis et très détaillés dans ses efforts pour arriver à une définition favorable pour elle. Elle renvoie à l'arrêt Plaumann, dans lequel la Cour a énoncé le principe que les dispositions du traité sur le droit de recours ne doivent pas être interprétées restrictivement (Recueil, IX, p. 222), elle relève la nécessité d'interpréter d'une manière pratique et réaliste le traité qui réglemente des questions de droit économique, elle se réfère à la notion d' «intérêt direct» qui joue un rôle en droit administratif français pour la définition du droit de recours, et elle renvoie au fait que le gouvernement français avait la ferme volonté de faire usage de l'autorisation demandée, ce dont il faut conclure que l'autorisation constitue la cause nécessaire de l'atteinte portée à la position juridique de la requérante.

Les arguments ont sûrement une très large justification. Il nous semble juste aussi de ne pas interpréter de façon restrictive les dispositions du traité sur la protection juridictionnelle et il nous semble aussi nécessaire de ne pas perdre de vue que le traité C.E.E. a pour objet de réglementer des faits économiques qui ont leur dynamique propre et qui, par conséquent, exigent parfois des critères propres (comme, par exemple, en droit fiscal national).

Cependant, cela ne nous dispense pas de l'obligation de rechercher aussi pour le traité un système reposant sur des critères qui soient dans une certaine mesure bien définis, car le traité ne peut être appliqué sans tenir compte des exigences de la sécurité du droit. Il nous semble notamment inadmissible de passer outre aux critères du traité, sans tenter de leur donner un sens qui non seulement garantisse un résultat raisonnable mais aussi se rapproche le plus possible du sens du mot.

Ce faisant, on peut faire appel de temps à autre aux institutions juridiques des systèmes nationaux. Mais, d'un autre côté, il ne faut pas oublier que le traité ne se propose pas de copier tel ou tel système national. Sa structure est trop particulière et, dans une large mesure, elle n'a pas de parallèle, dans le droit national. Mais, précisément aussi dans l'organisation de la protection juridictionnelle, il n'y avait aucune raison de le faire, parce que les systèmes des ordres juridiques nationaux ont subsisté parallèlement au système du traité et, dans bien des cas, ils garantissent une protection suffisante. De ce point de vue, nous n'avons aucune raison d'admettre a priori que le traité entend par «concerne directement» ce que le droit français entend par le critère d'«intérêt direct».

Lorsque la requérante tente d'interpréter l'exigence de «concerne directement», en ce sens qu'il suffirait d'un lien de causalité nécessaire entre un acte attaqué et les intérêts lésés, la Commission est parfaitement justifiée à lui opposer que le critère de causalité englobe aussi bien la causalité indirecte que la causalité directe. Nous le savons par le droit des dommages-intérêts, qui considère que la causalité indirecte suffit pour la responsabilité du dommage (droit allemand), ou bien qui envisage en règle générale la seule causalité directe (droit anglais).

L'adverbe «directement» doit donc signifier quelque chose d'autre que la causalité. Si l'on cherche des cas d'application de ce critère en droit national, on rencontre des institutions juridiques, comme l'administration indirecte de l'État (par opposition à l'administration directe de l'État), la possession indirecte dans le droit des biens par opposition à la possession directe, etc. La caractéristique principale de telles différences, c'est qu'un intermédiaire s'insère entre l'objet et la personne qui agit indirectement, et cet intermédiaire est avant tout une personne dotée d'une volonté et d'une autonomie propres.

Compte tenu de la structure bien connue du traité, il y a donc lieu de donner au critère «indirectement» de l'article 173 le sens que nous avons prôné dans l'affaire Plaumann. Une caractéristique de l'application du traité, c'est que les institutions de la Communauté ne s'adressent souvent qu'à des organismes étatiques, qu'elles autorisent les États membres à agir, comme c'est le cas en l'espèce par exemple, et qu'en outre elles laissent exclusivement à l'appréciation de ces derniers le principe et la manière dont ils feront usage de l'autorisation. En pareil cas, l'acte juridique national, qui est consécutif à l'acte communautaire, est, par sa motivation et par sa structure, d'un poids si considérable qu'il médiatise nécessairement les effets juridiques procédant de l'acte communautaire par rapport au particulier. Nous ne voyons pas comment, précisément dans le cas d'une autorisation donnée à un État membre, on pourrait néanmoins reconnaître que le particulier est concerné directement, sans priver cette notion de sa signification la plus marquante.

Lorsque la requérante objecte à cela la continuité dans la volonté de l'État membre demandeur, continuité qui s'est manifestée en ce qu'il a fait immédiatement usage de l'autorisation demandée, cette manifestation, dans le cas particulier, ne doit pas nous empêcher de distinguer soigneusement les différents éléments de fait. A l'aide d'exemples impressionnants, le représentant de la Commission a fait très bien remarquer qu'un État membre est loin de toujours faire usage de l'autorisation. La volonté politique de l'État membre demandeur peut se modifier, soit parce qu'il se fait une meilleure idée des choses, soit parce que la composition des organismes politiques de décision se modifie, soit parce que les situations économiques changent, soit parce qu'il se présente des obstacles de nature juridique nationale, ou soit parce que la Commission assortit son autorisation de conditions qui découragent l'État membre de faire usage de l'autorisation ou d'en faire pleinement usage. Précisément dans le cas des actes d'autorisation qui s'adressent à des États membres, on ne peut déduire avec certitude si l'autorisation elle-même concernera des intérêts individuels et dans quelle mesure. La proportion dans laquelle l'intéressé sera effectivement concerné résulte ici plutôt de l'acte de volonté consécutif, émanant des administrations nationales autonomes. Mais si cet effet ne peut être déduit avec certitude de l'acte attaqué lui-même, et s'il ne résulte au contraire que d'un acte ultérieur autonome, dont l'État membre intéressé peut toujours disposer de façon indépendante, on ne peut non plus dire que l'acte d'autorisation concerne directement les différents sujets de droit.

Nous en venons ainsi à la même conclusion que dans l'affaire Plaumann: le droit de recours échoue du fait que l'acte attaqué ne concerne pas directement la requérante.

2. La décision attaquée concerne-t-elle indirectement la requérante?

Demandons-nous cependant si la deuxième condition de l'article 173 est remplie, c'est-à-dire s'il y a lieu d'admettre que la requérante est individuellement concernée.

La commission se réfère sur ce point à l'arrêt Plaumann, dans lequel la Cour a dit que «les destinataires d'une décision ne sauraient prétendre être concernés individuellement que si cette décision les atteint en raison de certaines qualités qui leur sont particulières ou d'une situation de fait qui les caractérise par rapport à toute autre personne et de ce fait les individualise d'une manière analogue à celle du destinataire». Elle relève qu'en fin de compte il s'agit, dans le cas d'espèce, de mesures ayant des effets normatifs, car l'État membre ne pourrait faire usage de l'autorisation qu'à l'aide d'actes normatifs. Le groupe des intéressés ne pouvait donc pas être déterminé et il est aussi impossible d'individualiser les intéressés au sens de l'arrêt Plaumann,

On ne peut nier qu'il y ait beaucoup d'arguments en faveur de cette conception, précisément parce que, d'après tout ce qui vient d'être exposé, ce sont les actes d'exécution nationaux qui apportent une solution à la question de savoir si l'acte concerne le requérant. Mais elle ne doit pas nous empêcher d'examiner encore les arguments du recours.

La requérante estime tout d'abord que la question de l'intérêt individuel doit être examinée de façon séparée selon les pays, parce que la Commission elle-même a agi de façon différente à l'égard des différents pays en prenant sa décision, et a exclu l'Italie de la réglementation. Elle fait remarquer qu'en Belgique elle est pratiquement la seule productrice de glucose qui soit en mesure de procéder à des exportations vers la France et qui soit désireuse de le faire. De même, on ne peut admettre qu'au cours de la durée de validité de l'autorisation (un an) de nouveaux producteurs viennent renforcer le groupe des intéressés.

Nous estimons que cette opinion est erronée lorsqu'elle invoque la nécessité de décomposer la décision d'autorisation par pays. La décision d'autorisation a pour but de rendre possible, pour les producteurs français de glucose, des mesures de protection contre les importations de glucose en provenance d'autres pays de la Communauté et des pays tiers. D'après les constatations de la Commission, l'Italie n'a pu être exclue de la décision que parce qu'elle ne procède pas à de telles exportations. Pour tous les autres pays de la Communauté, par contre, lorsqu'il s'agit de savoir s'il y a un besoin de protection, la mesure constitue une unité, un tout cohérent. Elle ne peut donc être décomposée en autant de décisions individuelles qu'il y a de pays membres exportateurs parce que, d'après la logique de la mesure prise, il n'y avait pas lieu de prendre de décisions individuelles isolées indépendantes à l'égard des différents États membres. En conséquence, il faut dire que les producteurs de glucose dans tous les États membres, excepté l'Italie, sont concernés par la mesure attaquée.

Cependant, d'après les déclarations de la Commission, il semble certain qu'il n'existe dans la Communauté au total qu'une douzaine de producteurs de glucose qui, en gros, sont constitués en deux groupes. Et l'on peut aussi donner raison à la requérante lorsqu'elle affirme que ce nombre ne se modifiera pratiquement pas au cours d'une seule année, parce qu'une production ne peut être lancée aussi facilement qu'une activité commerciale, et cela a fortiori lorsque des mesures protectionnistes diminuent les chances de vente dans le marché commun.

Nous devons donc nous demander si, compte tenu de ces particularités de fait, on peut estimer que la requérante est concernée individuellement.

En ce sens, il y a le but de la mesure autorisée qui vise à protéger les producteurs français de glucose contre la concurrence de producteurs étrangers, donc, d'après sa nature, contre l'activité de production des concurrents étrangers. Il nous semble cependant douteux que cette façon de voir restrictive soit justifiée. Même sans aller aussi loin que la Commission qui fait remarquer qu'en dehors des producteurs de glucose la mesure concerne aussi les producteurs de produits de base, les commerçants, les exportateurs et les importateurs, les transformateurs et les consommateurs — argument dont la valeur peut être contestée parce que, manifestement, il existe des différences sensibles dans le mode et dans la gravité de l'intérêt individuel —, il ne faut cependant pas oublier que les premiers effets de la décision d'autorisation portent sur le commerce international. L'idée fondamentale de la mesure de protection, c'est de rendre plus difficile en France la vente du glucose étranger, donc de diminuer les importations. Pour cette raison, il ne nous semble pas approprié de limiter l'examen à la situation des producteurs lorsque la question de l'intérêt individuel est discutée. Il faut y inclure tous ceux qui participent au commerce de cette marchandise, tant comme exportateurs que comme importateurs. Le groupe des intéressés éventuels devient alors non seulement plus grand, mais aussi sans limite, indéterminable. Nous nous trouvons en présence d'une mesure affectant un produit qui touche quiconque s'y intéresse et quiconque envisage des ventes en France, donc manifestement une mesure avec des effets normatifs. Il ne peut donc être question d'un intérêt individuel de la requérante, ni surtout d'un intérêt en raison de caractéristiques personnelles, comme le dit l'arrêt Plaumann.

Pour ce motif également, le recours devrait être rejeté.

3. Résumé et conclusion

Pour nous résumer, nous en venons à la conclusion que l'exception d'irrecevabilité soulevée par la Commission est fondée. Le recours doit être rejeté comme irrecevable et les dépens mis à la charge de la requérante.

Sur les autres chefs de conclusions, disons que la procédure devant la Cour ne permet pas une intervention forcée du gouvernement français. En ce qui concerne les droits éventuels à dommages-intérêts, ils sont seulement réservés dans la requête et non pas énoncés expressément. Nous le comprenons en ce sens qu'ils ne seront présentés qu'au cas d'une annulation éventuelle de la décision attaquée. La constatation de l'irrecevabilité du recours nous dispense donc d'examiner l'existence d'une faute éventuelle de service.

Top