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Document 62023CC0369
Opinion of Advocate General Ćapeta delivered on 11 July 2024.###
Conclusions de l'avocat général Mme T. Ćapeta, présentées le 11 juillet 2024.
Conclusions de l'avocat général Mme T. Ćapeta, présentées le 11 juillet 2024.
ECLI identifier: ECLI:EU:C:2024:612
Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE
MME TAMARA ĆAPETA
présentées le 11 juillet 2024 (1)
Affaire C‑369/23
Vivacom Bulgaria EAD
contre
Varhoven administrativen sad,
Natsionalna agentsia za prihodite
[demande de décision préjudicielle formée par le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême, Bulgarie)]
« Renvoi préjudiciel – Responsabilité de l’État membre pour des dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l’Union imputables à une juridiction nationale statuant en dernier ressort – Réglementation nationale conférant la compétence à une juridiction de dernier ressort pour connaître des actions fondées sur des violations du droit de l’Union imputables à cette juridiction – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Protection juridictionnelle effective – Tribunal indépendant et impartial – Critère objectif d’impartialité »
I. Introduction
1. L’impartialité est une caractéristique essentielle d’une juridiction. Dès 399 avant J.‑C., Socrate disait : « Un juge a quatre responsabilités : écouter avec courtoisie, répondre avec sagesse, analyser avec sérieux et décider avec impartialité » (2).
2. Une juridiction appelée à statuer sur sa propre violation du droit de l’Union est-elle impartiale ?
3. C’est la question qui se pose en l’espèce dans le cadre d’une action en réparation introduite par une société sur le fondement de l’interprétation erronée du droit de l’Union faite par une juridiction nationale de dernier ressort.
II. Les faits du litige au principal, la question préjudicielle et la procédure devant la Cour
4. Vivacom Bulgaria EAD (ci-après « Vivacom ») est une société bulgare qui fournit des services de télécommunication.
5. Au cours des années 2007 et 2008, elle a adressé des factures à deux sociétés roumaines sur la base de contrats de vente de cartes et de bons prépayés pour des services de télécommunications, en appliquant un taux de 0 % de taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la « TVA »).
6. Lors d’un contrôle fiscal, la Natsionalna agentsia za prihodite (Agence nationale des recettes publiques, Bulgarie, ci-après la « NAP ») a considéré que la réception de ces cartes et bons par des personnes représentant ces sociétés roumaines ne pouvait pas être prouvée. Conformément aux dispositions nationales transposant la directive 2006/112/CE (3), la NAP a donc qualifié les opérations de prestations de services dont le lieu d’exécution était la Bulgarie, pays dans lequel Vivacom exerçait son activité.
7. Par conséquent, le 20 juin 2012, la NAP a adressé à Vivacom un avis d’imposition établissant des obligations supplémentaires en matière de TVA pour un montant total de 760 183,15 leva bulgares (BGN) (environ 388 485 euros).
8. Vivacom a payé le montant dû et elle a engagé une procédure administrative de réexamen de cet avis dans laquelle elle n’a pas obtenu gain de cause.
9. Vivacom a alors introduit un recours contre l’avis devant l’Administrativen sad Sofia-grad (tribunal administratif de la ville de Sofia, Bulgarie, ci-après l’« ASSG »). Ce recours a été partiellement rejeté. Selon l’ASSG, Vivacom était redevable de la TVA parce que les opérations concernées étaient des livraisons de biens et que, les cartes et les bons n’ayant pas quitté l’entrepôt de Vivacom, le lieu de livraison était situé sur le territoire bulgare.
10. Vivacom a formé un pourvoi contre cet arrêt devant le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême, Bulgarie, ci-après le « VAS »). Par arrêt du 16 décembre 2014, le VAS a confirmé l’arrêt rendu en première instance. En particulier, il a souscrit aux constatations de l’ASSG selon lesquelles les opérations constituaient une livraison de biens et il a conclu à l’application correcte de la réglementation nationale applicable. Étant donné que le VAS était la juridiction de dernier ressort, son arrêt était définitif.
11. Ensuite, le 12 décembre 2019, Vivacom a introduit devant l’ASSG une action en réparation fondée sur la responsabilité de l’État, développée en droit de l’Union, contre la NAP et le VAS. Vivacom soutenait que la NAP et le VAS avait fait une application erronée des dispositions pertinentes de la directive TVA, telle qu’elle est interprétée par la jurisprudence de la Cour.
12. Par arrêt du 18 avril 2022, l’ASSG a rejeté l’action de Vivacom. En particulier, il a conclu à l’absence de violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union de la part de la NAP ou du VAS.
13. À cet égard, l’ASSG a constaté que la NAP avait correctement appliqué le droit pertinent. Il a également considéré que, bien que le VAS avait qualifié à tort les opérations de livraisons de biens, et non de prestations de services, le traitement juridique correct de ces opérations n’aurait pas conduit à un résultat différent, puisque les conditions d’exonération de la TVA n’étaient pas remplies et que le VAS avait conclu à bon droit qu’il n’y avait pas lieu d’appliquer la jurisprudence de la Cour invoquée par Vivacom.
14. Vivacom a formé un pourvoi contre cet arrêt devant le VAS, qui est la juridiction de renvoi dans la présente affaire. Vivacom soutient, entre autres, que la qualité simultanée de juridiction de dernier ressort et de partie au litige du VAS ne satisfait pas à l’exigence du droit de l’Union selon laquelle toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial, quand bien même la chambre est différente de celle qui a statué définitivement sur le litige fiscal.
15. La juridiction de renvoi considère que la question de sa compétence devrait être soumise à la Cour avant de statuer sur le fond de l’affaire.
16. Elle indique que, conformément aux dispositions du droit bulgare (4), les actions en réparation des dommages causés par les violations du droit de l’Union imputables au VAS relèvent de la compétence des juridictions administratives. En règle générale, les procédures administratives sont instruites en deux instances par les juridictions. Le VAS est la juridiction de dernier ressort, de sorte qu’il est appelé à connaître de telles actions en réparation en dernière instance.
17. Le VAS se demande donc si une réglementation nationale qui permet à la même juridiction d’être à la fois juge et partie défenderesse dans une même affaire satisfait à l’exigence de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE concernant la protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union, ainsi qu’à l’exigence de l’article 47, deuxième alinéa, de la charte des droits de fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») concernant le droit de toute personne à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial.
18. La juridiction de renvoi souligne que Vivacom ne produit aucune preuve concrète de circonstances soulevant des questions quant à l’impartialité subjective des juges siégeant dans la chambre du VAS, et qu’elle estime que cette juridiction est partiale en raison de sa qualité de partie défenderesse et que le seul fait que l’action dirigée contre le VAS soit instruite en dernière instance devant cette même juridiction, quoique devant une chambre totalement différente, suffit à faire naître des doutes sérieux quant à l’indépendance et l’impartialité de chacun de ses membres. La juridiction de renvoi fait également observer que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH ») relative à l’article 6, paragraphe 1, de la convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci‑après la « CEDH ») n’apporte pas de réponse définitive à la question de savoir si une juridiction peut connaître d’une action dans laquelle elle est partie défenderesse (5).
19. Dans ces circonstances, le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême, Bulgarie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et l’article 47 de la [Charte] s’opposent-ils à une disposition nationale telle que l’article 2c, paragraphe 1, point 1, de la [ZODOV], lu en combinaison avec l’article 203, paragraphe 3, et l’article 128, paragraphe 1, point 6, de l’[APK], en vertu de laquelle une action en réparation du dommage causé par une violation du droit de l’Union commise par le [VAS], dans laquelle ce dernier est partie défenderesse, doit être examinée par cette même juridiction en dernière instance ? »
20. Vivacom, le VAS, le gouvernement bulgare et la Commission européenne ont présenté des observations écrites. Aucune audience n’a été tenue.
III. Analyse
A. Sur la question préjudicielle soulevée dans la présente affaire
21. Dans l’arrêt de principe Köbler (6), la Cour a jugé que le principe de la responsabilité d’un État membre pour les dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l’Union est également applicable lorsque la violation en cause découle d’une décision d’une juridiction statuant en dernier ressort (ci-après la « responsabilité au titre de l’arrêt Köbler ») (7).
22. Dans cet arrêt, en réponse aux arguments avancés par certains États membres selon lesquels les difficultés liées à la désignation de la juridiction compétente empêchent l’application du principe de la responsabilité de l’État aux décisions des juridictions nationales statuant en dernier ressort (8), la Cour a indiqué que « [l]a mise en œuvre dudit principe ne saurait être compromise par l’absence d’un for compétent » (9).
23. Conformément au principe de l’autonomie procédurale, la Cour a laissé aux États membres le soin de régler les modalités procédurales permettant aux particuliers d’introduire des actions fondées sur la responsabilité au titre de l’arrêt Köbler devant les juridictions, tout en rappelant que ces modalités doivent satisfaire à l’exigence de protection juridictionnelle effective (10).
24. La présente affaire pose la question de la compatibilité de telles modalités mises en place par un État membre afin de tenir compte de la responsabilité au titre de l’arrêt Köbler avec l’exigence d’une protection juridictionnelle effective.
25. Cette exigence, qui est un principe général du droit de l’Union (11), est aujourd’hui consacrée à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et à l’article 47 de la Charte, et la juridiction de renvoi a demandé une interprétation de ces dispositions.
26. Le principe de protection juridictionnelle effective a le même contenu dans toutes ses applications en droit de l’Union (12). Ce principe exige, entre autres, que la juridiction qui connaît de l’action fondée sur une violation d’un droit que les justiciables tirent du droit de l’Union, comme en l’espèce, soit indépendante et impartiale (13).
27. Selon la jurisprudence, la Cour a reconnu que l’indépendance des juridictions comportait deux aspects : l’un externe et l’autre interne. L’aspect externe requiert que l’instance exerce ses fonctions en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit, étant ainsi protégée contre les interventions ou les pressions extérieures susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de jugement de ses membres et d’influencer leurs décisions. L’aspect interne, également désigné comme l’impartialité des juges, tend à assurer que les juges appelés à statuer maintiennent une égale distance par rapport aux parties au litige et à leurs intérêts respectifs au regard de l’objet de celui-ci. Il exige le respect de l’objectivité et l’absence de tout intérêt dans la solution du litige en dehors de la stricte application de la règle de droit (14).
28. La question soulevée par la présente affaire concerne l’exigence d’impartialité, la juridiction de renvoi se demandant, en substance, si la réglementation bulgare applicable garantit que le VAS, compte tenu de sa qualité de partie défenderesse, n’a pas d’intérêt dans la solution de l’action en réparation en dehors de l’application du droit. En résumé, une telle situation pourrait être contraire à l’adage nemo judex in causa sua, selon lequel nul ne peut être juge dans sa propre cause.
29. Ni l’arrêt Köbler ni la jurisprudence ultérieure (15) n’ont traité de cette question.
30. Des auteurs de doctrine ont reconnu le problème potentiel que cela pourrait poser sur le plan de l’impartialité (16). Néanmoins, à quelques exceptions près (17), ils ne l’ont pas commenté plus avant.
31. Avant d’exposer ma position sur la question de l’impartialité soulevée par la présente affaire, je vais revenir sur la jurisprudence de la Cour et sur celle de la Cour EDH pouvant revêtir une certaine pertinence.
B. Sur l’examen de la jurisprudence
1. La jurisprudence de la Cour
32. Dans sa jurisprudence, la Cour a admis, en se référant à la jurisprudence de la Cour EDH, que le respect de l’impartialité pouvait s’apprécier de deux manières. L’appréciation subjective tient compte de la conviction personnelle et du comportement du juge, tandis que l’appréciation objective consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier. Lors de cette appréciation objective, mêmes les apparences peuvent revêtir de l’importance (18).
33. La Cour s’est penchée sur l’exigence d’impartialité à l’égard des juridictions et d’autres organes (19). Trois courants jurisprudentiels sont susceptibles d’intéresser la présente affaire. Toutefois, aucune des affaires concernées ne traite de la situation particulière comme c’est le cas en l’espèce.
34. Premièrement, il existe une jurisprudence relative à la notion de « juridiction nationale » au sens de l’article 267 TFUE, dans laquelle la Cour a examiné si l’organisme de renvoi intervenait comme un tiers par rapport aux intérêts en présence. Cette appréciation a toutefois été effectuée dans le but de différencier les fonctions juridictionnelles des fonctions administratives (20), ce qu’il n’y a pas lieu de faire en l’espèce. Il ne fait aucun doute que le VAS est une juridiction. La seule question qui se pose consiste à déterminer si, dans une situation comme celle de l’espèce, cette juridiction peut être considérée comme suffisamment impartiale.
35. Deuxièmement, il y a une jurisprudence relative à l’impartialité de la Cour de justice et du Tribunal de l’Union européenne dans le contexte de recours en indemnité résultant de violations, prétendument commises par le Tribunal, du délai raisonnable du jugement au sens de l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte (21). Toutefois, à mon avis, cette jurisprudence n’est pas transposable à la présente affaire pour deux raisons. La première est qu’elle concerne des actions en réparation de dommages imputables au Tribunal et que, par conséquent, elle ne vise pas une situation dans laquelle la Cour statuerait en qualité de juridiction de dernier ressort sur des violations alléguées du droit de l’Union qui lui sont imputables (22). La seconde est que cette jurisprudence traite de violations du délai raisonnable du jugement, de sorte qu’elle ne porte pas sur le contenu des décisions juridictionnelles, ni sur de prétendues erreurs d’interprétation et d’application du droit de l’Union, comme c’est le cas de l’arrêt Köbler.
36. Troisièmement, il existe une jurisprudence dans laquelle la Cour a statué sur l’impartialité du Tribunal au regard de la composition de la chambre appelée à se prononcer. Plusieurs affaires traitent de situations dans lesquelles certains juges ont siégé dans les formations successives qui ont précédé et suivi le renvoi effectué par la Cour statuant sur pourvoi (23). D’autres affaires visent des cas dans lesquels les mêmes juges ont siégé dans des affaires connexes (24). La question d’un prétendu conflit d’intérêt en raison de l’emploi précédent d’un juge s’est également posée (25). Dans ces affaires, la Cour n’a identifié aucun problème sur le plan de l’impartialité. Elles se distinguent toutefois de l’espèce, puisqu’elles ne concernent pas une situation dans laquelle des juges ont statué sur leurs propres violations du droit de l’Union.
2. La jurisprudence de la Cour EDH
37. Ainsi que la Cour EDH l’a reconnu dans sa jurisprudence concernant l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, elle s’est concentrée sur l’appréciation objective dans la grande majorité des affaires traitant de l’impartialité (26).
38. La Cour EDH ne s’est pas encore prononcée dans une affaire relative à une situation comparable visant une juridiction de dernier ressort (27). Toutefois, certaines affaires peuvent être pertinentes en l’espèce.
39. Des affaires ont, par exemple, traité de la question de l’impartialité des juges qui se prononcent sur la question de savoir s’ils ont commis des erreurs d’interprétation ou d’application du droit dans leur décision antérieure. La Cour EDH a considéré qu’une telle situation pouvait susciter des craintes justifiées quant à l’impartialité. Cependant, dans ces affaires, ce sont les mêmes juges qui avaient été appelés à statuer sur la question de savoir s’ils avaient eux-mêmes commis ces erreurs, et c’est pourquoi la Cour EDH a conclu à une violation de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH (28). À l’inverse, dans la présente affaire, c’est à des juges différents qu’il appartiendrait de statuer sur l’action en réparation, bien qu’il s’agisse de la même juridiction.
40. En outre, les affaires Mihalkov c. Bulgarie (29) et Boyan Gospodinov c. Bulgarie (30), invoquées par les parties devant la Cour, concernaient des actions en réparation de dommages résultant de la condamnation illégale des parties requérantes. Abstraction faite de la complexité des faits de ces affaires, la question de l’impartialité a été soulevée à l’égard d’une juridiction de degré inférieur dont les décisions étaient susceptibles d’appel. La Cour EDH a conclu à une violation de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH parce que, d’une part, certains éléments faisaient naître des doutes légitimes quant à l’impartialité des juridictions inférieures et que, d’autre part, les juridictions supérieures n’avaient pas dissipé ces doutes. Ce qui peut être pertinent en l’espèce, c’est que les raisons qui ont poussé la Cour EDH à considérer comme fondés les doutes légitimes quant à l’impartialité étaient que les juridictions inférieures en cause étaient parties défenderesses dans les actions en réparation sur lesquelles elles statuaient, et que l’indemnisation y afférente aurait été imputée sur le budget de ces juridictions.
41. En résumé, la jurisprudence de la Cour et de la Cour EDH ne répond pas clairement à la question de savoir si, en application du critère objectif d’impartialité, une juridiction de dernier ressort qui statue sur sa propre affaire doit toujours être considérée comme partiale.
42. Partant, pour appliquer le critère objectif d’impartialité dans la présente affaire, il importe d’abord de comprendre ce que ce critère comporte.
C. Que comporte le critère objectif d’impartialité ?
43. Ainsi qu’il ressort du renvoi préjudiciel et des observations des parties, l’impartialité subjective des juges composant la formation de jugement du VAS en l’espèce n’a pas été remise en cause.
44. La présente affaire traite plutôt du critère objectif d’impartialité. Elle soulève la question de savoir si, d’un point de vue extérieur, le fait que la même juridiction de dernier ressort soit à la fois juge et partie crée une perception de partialité.
45. En quoi est-ce important ?
46. Pour reprendre les termes employés par la Cour, « [i]l y va […] de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables » (31).
47. Le critère objectif d’impartialité se rapporte donc à la finalité publique du principe d’impartialité des juges, outre la sauvegarde du droit fondamental à un procès équitable dont bénéficient les parties à un litige (32). En ce sens, ce critère porte sur les apparences, c’est-à-dire sur la question de savoir si les doutes raisonnables quant à l’impartialité ont été suffisamment dissipés aux yeux des justiciables (33).
48. À première vue, la situation qui se présente en l’espèce, dans laquelle une juridiction de dernier ressort statue sur une action fondée sur une violation du droit de l’Union qui lui est imputable, paraît susceptible de faire naître des doutes légitimes quant à l’impartialité de cette juridiction. Le VAS semble être judex in causa sua.
49. Il ressort néanmoins des positions des parties à la présente affaire que certains éléments de la réglementation applicable au VAS en l’espèce atténuent ou renforcent, selon le cas, cette apparence de partialité.
50. Par conséquent, il me semble qu’il y a des degrés de probabilité divers que des juges statuant sur une affaire fassent preuve de partialité à l’égard de la position de l’une des parties.
51. Par exemple, une situation dans laquelle les mêmes juges statuent sur une action en réparation d’un dommage découlant de leur propre décision présente un risque de partialité plus élevé qu’une situation dans laquelle cette action serait jugée par une chambre composée de juges différents de la même juridiction. Le risque de partialité est encore plus faible lorsqu’une juridiction totalement différente se prononce sur l’action en réparation. Pour aller plus loin, le risque de partialité diminue encore si c’est une autre branche du gouvernement qui statue. D’une certaine manière, chacune de ces étapes fait que l’action devient un peu moins, aux yeux du public, la propre cause (causa sua) des juges appelés à statuer.
52. Si l’on admet que l’impartialité n’est pas absolue et qu’elle présente des degrés divers, il s’ensuit que la mesure dans laquelle les doutes légitimes quant à l’impartialité ont été dissipés est également variable. Il convient alors de se demander à quel degré de probabilité et à quelles conditions l’apparence d’impartialité est suffisamment établie aux yeux du public.
53. Comme l’indique la Commission, cette question dépend de plusieurs éléments du système juridique concerné. Par conséquent, à mon avis, elle ne saurait recevoir une réponse globale applicable à tous les États membres. Par exemple, certains États membres peuvent n’avoir qu’une seule juridiction de dernier ressort dans leur hiérarchie judiciaire alors que d’autres peuvent en avoir deux ou plusieurs (34). Différentes raisons peuvent amener les États membres à organiser leur pouvoir judiciaire d’une certaine façon.
54. Eu égard aux particularités que présente chaque système juridique, la solution acceptable dépend d’un exercice de mise en balance qui, afin de déterminer si l’on peut atteindre un niveau de risque de partialité inférieur, doit prendre en considération d’autres intérêts poursuivis par ce système (35). Compte tenu de l’importance du principe d’impartialité des juges, les systèmes juridiques nationaux devraient attribuer à ce principe un poids considérable dans la mise en balance.
55. Par conséquent, dans chaque affaire, il convient de se demander si la réglementation telle qu’elle est appliquée assure le niveau de risque de partialité le plus faible possible dans le contexte d’un système juridique donné. Il incombe à la juridiction appelée à répondre à cette question de vérifier si d’autres intérêts de ce système justifient l’absence d’éléments supplémentaires permettant d’atteindre un niveau de risque de partialité inférieur.
56. Cette exigence de mise en balance n’est pas nouvelle en droit de l’Union. Désignée par des auteurs de doctrine comme la règle procédurale de raison (36), elle a été développée dans des affaires concernant l’effectivité de la réglementation nationale dans le cadre de l’autonomie procédurale des États membres (37).
D. Le critère objectif d’impartialité dans la présente affaire
57. En définitive, c’est donc à la juridiction de renvoi qu’il appartient de répondre à la question préjudicielle. C’est cette juridiction, plutôt que la Cour, qui est en mesure de prendre considération d’autres intérêts du système juridique bulgare pour évaluer si une réglementation autorisant le VAS à statuer sur sa propre responsabilité présente effectivement le niveau de risque de partialité le plus faible possible.
58. Que faut-il évaluer ?
59. Eu égard aux informations produites devant la Cour, il semble que plusieurs éléments soient susceptibles de dissiper les doutes quant à l’impartialité du VAS en l’espèce. Ces éléments sont le recours à une chambre différente ou même à une autre juridiction, l’identité de la partie défenderesse et la réglementation budgétaire pertinente.
1. L’affaire est tranchée par une chambre différente
60. Premièrement, ainsi que le gouvernement bulgare et le VAS l’ont indiqué, les actions en réparation des dommages découlant de violations du droit de l’Union imputables au VAS sont jugées par une autre chambre de cette juridiction, qui est composée de juges différents de ceux qui ont rendu la décision judiciaire en question (38).
61. Cet élément semble susceptible d’atténuer dans une certaine mesure les doutes légitimes quant à l’impartialité du VAS.
62. À cet égard, il ressort d’une analyse comparative superficielle que ce mode de fonctionnement est conforme à la pratique juridictionnelle de certains autres États membres. Dans plusieurs cas où les juridictions de dernier ressort ont statué sur une action en responsabilité au titre de l’arrêt Köbler découlant de violations du droit de l’Union qui leur étaient imputables, ni les parties ni les juges eux‑mêmes n’ont soulevé de questions en matière d’impartialité (39). Certaines juridictions nationales ont considéré qu’il n’y avait aucun problème sur le plan de l’impartialité lorsque le tribunal statue dans une formation différente (40).
63. Un élément connexe, qui a été commenté dans les observations des parties, peut revêtir de l’importance. Il s’agit de la méthode d’attribution des affaires. Si la chambre qui est appelée à statuer sur la responsabilité dans une affaire donnée est désignée de façon aléatoire, ce procédé est susceptible d’atténuer les doutes légitimes quant au défaut d’impartialité de la chambre du VAS qui se prononcera sur cette affaire.
2. L’affaire est tranchée par une autre juridiction
64. Le recours à une chambre différente accroît déjà la distance qui sépare la juridiction agissant en tant que juge et la juridiction agissant en tant que partie. Toutefois, le recours à une autre juridiction pour statuer sur l’action, comme le préconise Vivacom, serait susceptible de dissiper encore davantage les doutes quant à une éventuelle partialité.
65. En réponse à l’argument de Vivacom, le gouvernement bulgare et le VAS précisent que le droit bulgare ne prévoit pas de mécanisme autorisant d’autres juridictions à connaître des actions en réparation de dommages découlant de violations du droit de l’Union imputables au VAS.
66. Lorsqu’elle procède à l’appréciation objective de l’impartialité, la juridiction de renvoi doit donc examiner si l’impossibilité, en vertu du droit national, de renvoyer l’affaire à une autre juridiction peut être justifiée.
67. À cet égard, le gouvernement bulgare et le VAS font valoir que ce droit national reflète le choix du législateur national d’aligner les règles de compétence des juridictions administratives sur les pouvoirs reconnus à la sphère administrative afin de mettre en place un régime cohérent de justice administrative. Confier à d’autres juridictions le soin de statuer sur des actions en matière administrative méconnaîtrait le système juridictionnel tel qu’il a été établi par la constitution bulgare et la législation nationale pertinente, qui confèrent aux juridictions administratives une compétence exclusive en matière administrative.
68. On peut bien sûr imaginer un système juridictionnel différent de celui de la Bulgarie. Toutefois, à mon avis, l’obligation incombant aux juridictions nationales d’atteindre le niveau de risque de partialité le plus faible possible n’impose pas de remanier les systèmes juridictionnels actuellement en vigueur dans les États membres. Il en est particulièrement ainsi lorsque ce système juridictionnel offre d’autres garanties structurelles d’impartialité. En l’espèce, aucun problème systémique lié à l’indépendance ou à l’impartialité des juges de la Bulgarie n’a été soulevé.
69. Par conséquent, je considère que les arguments avancés par le gouvernement bulgare et le VAS sont acceptables pour justifier la décision de maintenir dans le système juridictionnel administratif la compétence pour connaître des actions en responsabilité, même si cela implique qu’une même juridiction statue sur sa propre responsabilité en cas d’appel.
3. L’identité de la partie défenderesse
70. Dans l’arrêt Köbler, la Cour a établi la responsabilité de l’État pour des violations commises par des juridictions statuant en dernier ressort. Le droit de l’Union part donc du principe que la partie défenderesse est l’État, et pas nécessairement la juridiction dont la violation alléguée du droit de l’Union est en cause.
71. Le fait que ce soit l’État, et non la juridiction elle-même, qui ait formellement la qualité de partie défenderesse semble améliorer l’apparence d’impartialité. En effet, le public serait alors susceptible de percevoir une différence entre le rôle de l’État en tant que partie et le rôle de la juridiction en tant que juge dans l’affaire concernée.
72. Cet élément n’est pas totalement clair en l’espèce. Selon les arguments de Vivacom, le VAS est partie défenderesse dans la procédure au principal, dans laquelle il a déjà fait valoir sa position (41). En revanche, conformément aux arguments du VAS, la responsabilité dans le cadre des actions en réparation des dommages découlant de violations du droit de l’Union incombe, en droit bulgare, à l’État, et non à la juridiction qui a causé le dommage à un particulier du fait de sa décision. Par conséquent, le VAS ajoute qu’il est, en sa qualité de personne morale désignée comme partie défenderesse par le droit applicable, le substitut procédural de l’État dans la présente affaire (42).
73. À mon avis, même s’il s’agit d’une question de pure forme, la désignation de l’État bulgare comme partie défenderesse à la place du VAS serait davantage susceptible de dissiper les doutes quant à la partialité de cette juridiction en l’espèce. L’importance qu’il convient d’accorder à cette règle particulière dans la mise en balance est une question qui relève de la compétence de la juridiction nationale.
4. La réglementation budgétaire
74. La question des finances est étroitement liée à celle de l’identité de la partie défenderesse. Il convient ici de se demander qui indemnise le dommage si la responsabilité au titre de l’arrêt Köbler est établie. La réglementation budgétaire applicable est donc susceptible d’atténuer ou de renforcer les doutes quant à l’impartialité.
75. Indemniser les dommages en puisant dans le budget de l’État plutôt que dans le budget de la juridiction concernée serait davantage susceptible de dissiper les doutes quant à l’impartialité de cette juridiction.
76. En l’espèce, il semble toutefois que, si l’action en réparation devait aboutir, les montants alloués seraient prélevés sur le budget du VAS.
77. Cet élément ne doit pas, en lui-même, amener à conclure à l’existence d’un problème sur le plan de l’impartialité. Conformément aux déclarations du VAS et du gouvernement bulgare, qui n’ont pas été contredites par Vivacom, l’octroi d’une indemnisation n’a pas d’incidence sur la rémunération ou les conditions de travail des juges. La présence d’une ligne distincte dans le budget de la juridiction est un facteur qui a été pris en considération par la Cour EDH pour distinguer son arrêt Mihalkov c. Bulgarie et conclure, dans d’autres affaires, à l’absence de problème sur le plan de l’impartialité (43).
78. L’argument selon lequel l’État est la véritable partie défenderesse est difficilement conciliable avec le fait que l’indemnisation soit imputée sur le budget du VAS. Toutefois, si cette règle budgétaire trouve une justification, par exemple, dans l’organisation des finances publiques de la Bulgarie, elle pourrait toujours répondre au critère objectif d’impartialité. Il s’agit d’une question qui relève de la compétence de la juridiction nationale.
79. En résumé, la décision relative à l’impartialité dans un cas concret dépend de plusieurs éléments du système juridique national envisagés ensemble et de la manière dont ils s’articulent les uns avec les autres.
80. Il me semble que les éléments produits en l’espèce devant la Cour, qui se rapportent à l’existence d’une chambre différente, à l’identité de la partie défenderesse et à la réglementation budgétaire applicable, dissipent à suffisance les doutes légitimes quant au défaut d’impartialité du VAS pour statuer sur une action en réparation de dommages découlant d’une violation du droit de l’Union qui lui est imputable.
IV. Conclusion
81. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême, Bulgarie) de la manière suivante :
L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne s’opposent pas à une réglementation nationale en vertu de laquelle une action en réparation du préjudice causé par une violation du droit de l’Union imputable à une juridiction de dernier ressort doit être examinée par cette juridiction, celle-ci étant partie défenderesse dans cette action, lorsque cette réglementation atteint le niveau de risque de partialité le plus faible possible dans le contexte d’un système juridique donné.
Il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier ce dernier élément, en prenant en considération les différents intérêts poursuivis par le système d’organisation juridictionnelle de l’État membre en question.
1 Langue originale : l’anglais.
2 Voir Geyh, C. G., « The Dimensions of Judicial Impartiality », Florida Law Review, vol. 65, no 2, 2014, p. 493, spécialement p. 498.
3 Directive du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1, ci-après la « directive TVA »).
4 À cet égard, la juridiction de renvoi mentionne l’article 2c, paragraphe 1, point 1, de la Zakon za otgovornostta na darzhavata i obshtinite za vredi (loi relative à la responsabilité de l’État et des communes pour les dommages causés, ci-après la « ZODOV »), qui régit la procédure applicable aux actions en réparation des dommages causés par une violation du droit de l’Union dirigées contre l’État, et qui indique que, en cas de dommage résultant de l’activité juridictionnelle des tribunaux administratifs et du VAS, cette procédure est soumise à l’Administrativnoprotsesualen kodeks (code de procédure administrative, ci-après l’« APK »). En vertu de l’article 128, paragraphe 1, point 6, de l’APK, les actions en réparation des dommages résultant de l’activité juridictionnelle des tribunaux administratifs et du VAS relèvent de la compétence des tribunaux administratifs et, conformément à l’article 203, paragraphe 3, de l’APK, cela inclut les actions en réparation des dommages causés par une violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union.
5 À cet égard, la juridiction de renvoi indique que la Cour EDH a constaté des violations de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH dans ses arrêts du 10 juillet 2008, Mihalkov c. Bulgarie (CE:ECHR:2008:0410JUD006771901), et du 10 septembre 2018, Boyan Gospodinov c. Bulgarie (CE:ECHR:2018:0405JUD002841707), mais pas dans ses décisions du 18 juin 2013, Valcheva et Abrashev c. Bulgarie (CE:ECHR:2013:0618DEC000619411), et du 18 juin 2013, Balakchiev et autres c. Bulgarie (CE:ECHR:2013:0618DEC006518710).
6 Arrêt du 30 septembre 2003, Köbler (C‑224/01, ci-après l’« arrêt Köbler », EU:C:2003:513, spécialement points 30 à 50). Cet arrêt s’est appuyé sur la jurisprudence antérieure, y compris les arrêts de principe du 19 novembre 1991, Francovich e.a. (C‑6/90 et C‑9/90, EU:C:1991:428, spécialement point 35), ainsi que du 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame (C‑46/93 et C‑48/93, EU:C:1996:79, spécialement point 31), qui ont établi que le principe de la responsabilité de l’État pour les dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l’Union qui lui sont imputables est inhérent au système des traités. Voir, plus récemment, arrêts du 4 octobre 2018, Kantarev (C‑571/16, EU:C:2018:807, point 92), et du 24 novembre 2022, Varhoven administrativen sad (Abrogation de la disposition contestée) (C‑289/21, EU:C:2022:920, point 35).
7 Pour un commentaire général, voir, par exemple, Granger, M.-P. F., « Francovich liability before national courts : 25 years on, has anything changed ? », dans Giliker, P. (éd.), Research Handbook on EU Tort Law, Edward Elgar, Cheltenham and Northampton, 2017, p. 93 ; Varga, Z., The Effectiveness of the Köbler Liability in National Courts, Hart, Oxford, 2020.
8 Voir arrêt Köbler, spécialement points 21, 28 et 44. Voir, également, conclusions de l’avocat général Léger dans l’affaire Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:207, spécialement points 18 et 21).
9 Arrêt Köbler, point 45. Voir, également, conclusions de l’avocat général Léger dans l’affaire Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:207, spécialement points 107 à 124).
10 Voir arrêt Köbler, point 47.
11 Voir, par exemple, arrêts du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses (C‑64/16, EU:C:2018:117, point 35), et du 5 juin 2023, Commission/Pologne (Indépendance et vie privée des juges) (C‑204/21, EU:C:2023:442, point 69).
12 Dans ses conclusions dans l’affaire Asociația « Forumul Judecătorilor din România » (C‑216/21, EU:C:2023:116, point 26), l’avocat général Emiliou a souligné qu’il est clair que, dans l’ordre juridique de l’Union, il existe un seul principe d’indépendance des juges et que l’article 19, paragraphe 1, TUE et l’article 47 de la Charte, en matière d’indépendance des juges, ont, en substance, le même contenu.
13 Voir, par exemple, arrêts du 15 juillet 2021, Commission/Pologne (Régime disciplinaire des juges) (C‑791/19, EU:C:2021:596, points 57 et 58), et du 29 mars 2022, Getin Noble Bank (C‑132/20, EU:C:2022:235, points 93 et 94).
14 Voir, par exemple, arrêts du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême) (C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, points 121 et 122), ainsi que du 18 avril 2024, OT e.a. (Suppression d’un Tribunal) (C‑634/22, EU:C:2024:340, point 35).
15 Dans des affaires ultérieures, la Cour a confirmé le principe de la responsabilité de l’État du fait des violations du droit de l’Union commises par le juge, tel qu’il a été établi dans l’arrêt Köbler, mais la question de l’impartialité des juges n’a été soulevée dans aucune de ces affaires. En effet, jusqu’à présent, les affaires introduites devant la Cour concernant la responsabilité au titre de l’arrêt Köbler trouvent généralement leur origine dans des renvois préjudiciels effectués par des juridictions inférieures ou différentes qui statuent sur des violations du droit de l’Union imputables aux juridictions de dernier ressort. Voir arrêt Köbler (juridiction de première instance), arrêts du 13 juin 2006, Traghetti del Mediterraneo (C‑173/03, ci-après l’« arrêt Traghetti », EU:C:2006:391) (juridiction de première instance) ; du 9 septembre 2015, Ferreira da Silva e Brito e.a. (C‑160/14, EU:C:2015:565) (juridiction de première instance), et du 28 juillet 2016, Tomášová (C‑168/15, EU:C:2016:602) (qualification incertaine de la juridiction en tant que juridiction de dernier ressort), ainsi que du 29 juillet 2019, Hochtief Solutions Magyarországi Fióktelepe (C‑620/17, EU:C:2019:630) (juridiction différente). La Cour a également statué sur des actions dirigées contre des États membres du fait de violations du droit de l’Union commises par des juridictions de dernier ressort, mais ces affaires ne soulevaient pas non plus la question de l’impartialité des juges. Voir arrêts du 9 décembre 2003, Commission/Italie (C‑129/00, EU:C:2003:656) ; du 12 novembre 2009, Commission/Espagne (C‑154/08, non publié, EU:C:2009:695) ; du 4 octobre 2018, Commission/France (Précompte mobilier) (C‑416/17, EU:C:2018:811), et du 14 mars 2024, Commission/Royaume-Uni (Arrêt de la Cour suprême) (C‑516/22, EU:C:2024:231). Voir, également, arrêt du 24 novembre 2011, Commission/Italie (C‑379/10, non publié, EU:C:2011:775) (non‑exécution de l’arrêt Traghetti précité).
16 Pour une sélection, voir, par exemple, Toner, H., « Thinking the Unthinkable ? State Liability for Judicial Acts after Factortame (III) », Yearbook of European Law, vol. 17, no 1, 1997, p. 165, spécialement p. 187 et 188 ; Anagnostaras, G., « The Principle of State Liability for Judicial Breaches : The Impact of European Community Law », European Public Law, vol. 7, no 2, 2001, p. 281, spécialement p. 295 et 296 ; Garde, A., « Member States’ liability for judicial acts or omissions : much ado about nothing ? », Cambridge Law Journal, vol. 63, no 3, 2004, p. 564, spécialement p. 566 et 567 ; van Dam, C., European Tort Law, Second edition, Oxford University Press, Oxford, 2013, p. 47 ; Demark, A., « Contemporary Issues regarding Member State Liability for Infringements of EU Law by National Courts », EU and Comparative Law Issues and Challenges Series, vol. 4, 2020, p. 352, spécialement p. 372.
17 Certains auteurs ont commenté la mise en place de procédures spéciales ou de juridictions spéciales pour les actions fondées sur la responsabilité au titre de l’arrêt Köbler. Voir, par exemple, Wattel, P.J., « Köbler, CILFIT and Welthgrove : We Can’t Go On Meeting Like This », Common Market Law Review, vol. 41, no 1, 2004, p. 177, spécialement p. 180. D’autres auteurs ont envisagé de conférer la compétence à la Cour de justice pour connaître de telles actions. Voir, par exemple, Hofstötter, B., Non-Compliance of National Courts – Remedies in European Community Law and Beyond, TMC Asser Press, La Haye, 2005, spécialement p. 165 à 175.
18 Voir arrêt du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême) (C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, point 128) [renvoyant aux arrêts de la Cour EDH du 6 mai 2003, Kleyn et autres c. Pays‑Bas (CE:ECHR:2003:0506JUD003934398), et du 6 novembre 2018, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal (CE:ECHR:2018:1106JUD005539113)].
19 Pour un résumé de la jurisprudence, voir conclusions de l’avocat général Pikamäe dans l’affaire Parlement/UZ (C‑894/19 P, EU:C:2021:497, points 54 à 118).
20 Voir, par exemple, arrêts du 22 décembre 2010, RTL Belgium (C‑517/09, EU:C:2010:821, spécialement points 41 à 47) ; du 31 janvier 2013, Belov (C‑394/11, EU:C:2013:48, spécialement points 45 à 51) ; du 9 octobre 2014, TDC (C‑222/13, EU:C:2014:2265, spécialement point 37) ; du 21 janvier 2020, Banco de Santander (C‑274/14, EU:C:2020:17, spécialement points 72 à 74), et du 3 mai 2022, CityRail (C‑453/20, EU:C:2022:341, spécialement points 63 à 71).
21 Voir arrêt du 13 décembre 2018, Union européenne/Kendrion (C‑150/17 P, EU:C:2018:1014, points 27 à 40).
22 À cet égard, je relève que, dans l’arrêt du 5 septembre 2019, Union européenne/Guardian Europe et Guardian Europe/Union européenne (C‑447/17 P et C‑479/17 P, EU:C:2019:672, points 74 à 85), la Cour a considéré que la responsabilité au titre de l’arrêt Köbler était transposable au régime de la responsabilité non contractuelle de l’Union, et que le Tribunal pouvait être assimilé à une juridiction d’un État membre qui ne statue pas en dernier ressort, de sorte que les violations du droit de l’Union découlant d’une décision rendue par le Tribunal ne sont pas susceptibles d’engager la responsabilité non contractuelle de l’Union ; en revanche, l’exercice du pourvoi constitue le mode approprié de réparation des erreurs de droit commises dans les décisions du Tribunal.
23 Voir, par exemple, arrêts du 1er juillet 2008, Chronopost et La Poste/UFEX e.a. (C‑341/06 P et C‑342/06 P, EU:C:2008:375, points 44 à 61), ainsi que du 4 décembre 2019, H/Conseil (C‑413/18 P, non publié, EU:C:2019:1044, points 45 à 63).
24 Voir, par exemple, arrêt du 19 février 2009, Gorostiaga Atxalandabaso/Parlement (C‑308/07 P, EU:C:2009:103, points 41 à 50).
25 Voir, par exemple, arrêt du 24 mars 2022, Wagenknecht/Commission (C‑130/21 P, EU:C:2022:226, points 15 à 25).
26 La Cour EDH a ajouté que la frontière entre l’impartialité subjective et l’impartialité objective n’est pas hermétique car non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective), mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective). Voir, par exemple, arrêts de la Cour EDH du 23 avril 2015, Morice c. France (CE:ECHR:2015:0423JUD002936910, § 75), et du 6 novembre 2018, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal (CE:ECHR:2018:1106JUD005539113, § 146).
27 Une affaire traitant d’une question similaire à celle de l’espèce est pendante devant la Cour EDH. Voir Cour EDH, Doynov c. Bulgarie (n° de requête 27455/22), résumé juridique, mai 2023, concernant un recours introduit au titre de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH sur le fondement du défaut d’impartialité du VAS pour statuer sur sa propre responsabilité du fait d’une violation alléguée du droit de l’Union.
28 Voir arrêts de la Cour EDH du 29 juillet 2004, San Leonard Band Club c. Malte (CE:ECHR:2004:0729JUD007756201, §§ 61 à 66), et du 7 juillet 2020, Scerri c. Malte (CE:ECHR:2020:0707JUD003631818, §§ 75 à 81).
29 Voir arrêt de la Cour EDH du 10 juillet 2008, Mihalkov c. Bulgarie (CE:ECHR:2008:0410JUD006771901, §§ 46 à 51).
30 Voir arrêt de la Cour EDH du 10 septembre 2018, Boyan Gospodinov c. Bulgarie (CE:ECHR:2018:0405JUD002841707, §§ 54 à 60).
31 Voir arrêt du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême) (C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, point 128) [renvoyant aux arrêts de la Cour EDH du 6 mai 2003, Kleyn et autres c. Pays‑Bas (CE:ECHR:2003:0506JUD003934398), et du 6 novembre 2018, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal (CE:ECHR:2018:1106JUD005539113)].
32 Voir, à titre de comparaison, Geyh, C. G., op. cit., note en bas de page 2 des présentes conclusions, qui fait la distinction entre les dimensions procédurale, politique et éthique de l’impartialité.
33 Ainsi que la Cour l’a reconnu, le « point de vue d’une partie entre en ligne de compte, mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions en cause peuvent être considérées comme objectivement justifiées ». Voir arrêt du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême) (C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, point 129).
34 Voir, à cet égard, conclusions de l’avocat général Bot dans l’affaire Der Grüne Punkt – Duales System Deutschland/Commission (C‑385/07 P, EU:C:2009:210, point 337), dans lesquelles il a considéré que, pour la compétence en matière de responsabilité des dommages dans le système juridictionnel de l’Union, le fait que ce système ne soit constitué que de deux juridictions était un critère à prendre en considération.
35 Sur la mise en balance d’autres intérêts avec le principe nemo judex in causa sua, voir Vermeule, A., « Contra Nemo Iudex in Sua Causa : The Limits of Impartiality », Yale Law Journal, vol. 122, no 2, 2012, p. 384.
36 Voir Prechal, S., « Community Law in National Courts : The Lessons from Van Schijndel », Common Market Law Review, vol. 35, no 3, 1998, p. 681, spécialement p. 690.
37 Voir arrêts du 14 décembre 1995, Peterbroeck (C‑312/93, EU:C:1995:437, point 14), et du 14 décembre 1995, van Schijndel et van Veen (C‑430/93 et C‑431/93, EU:C:1995:441, point 19). Voir également, plus récemment, arrêts du 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi (C‑561/19, EU:C:2021:799, point 63), et du 23 novembre 2023, Provident Polska (C‑321/22, EU:C:2023:911, point 63).
38 Ainsi que le précise le VAS, son activité juridictionnelle est exercée sous la forme de collèges de trois ou cinq membres, chaque formation collégiale étant autonome, sans aucune forme d’interaction, tant avec les autres formations collégiales qu’avec les autres juges du VAS.
39 Par exemple, dans deux affaires, des juridictions inférieures avaient conclu à la responsabilité et leurs jugements ont été infirmés en appel par les juridictions de dernier ressort dont l’application erronée du droit de l’Union a été mise en cause, alors qu’aucune question relative à l’impartialité n’a été soulevée. Voir Cour de cassation (France), arrêt du 18 novembre 2016 (15‑21.438 ; FR:CCASS:2016:AP00630), et Supremo Tribunal de Justiça (Cour suprême, Portugal), arrêt du 12 mars 2009 (9180/07.3TBBRG.G1.S1). Ces deux affaires sont commentées par Varga, Z., op. cit., note en bas de page 7 des présentes conclusions, p. 57 et 58. Voir, également, Riigikohus (Cour suprême, Estonie), arrêt du 20 mai 2022 (3‑20‑1684).
40 Voir, par exemple, Grondwettelijk Hof (Cour constitutionnelle, Belgique), arrêt du 23 février 2017, n° 29/2017 ; Conseil d’État (France), arrêt du 1er avril 2022 (443882 ; FR:CECHR:2022:443882.20220401), et Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas), arrêt du 21 décembre 2018 (17/00424 ; NL:HR:2018:2396).
41 On pourrait également partir du principe que le VAS est formellement partie défenderesse en l’espèce eu égard à la première page des présentes conclusions, qui désigne la présente affaire comme Vivacom Bulgaria EAD contre Varhoven administrativen sad et Natsionalna agentsia za prihodite, et au fait que le VAS a présenté des observations écrites à la Cour.
42 Dans ses observations écrites, le VAS a indiqué que, dans tous les cas de responsabilité couverts par la ZODOV et, surtout, dans les actions en réparation de dommages résultant de violations du droit de l’Union, la responsabilité incombe à l’État et non à la juridiction qui a causé le dommage à un particulier du fait de sa décision, ainsi qu’il ressort des affaires interprétatives 5/2013 et 7/2014 du Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation, Bulgarie).
43 Voir décisions de la Cour EDH du 18 juin 2013, Valcheva et Abrashev c. Bulgarie (CE:ECHR:2013:0618DEC000619411, § 100), et du 18 juin 2013, Balakchiev et autres c. Bulgarie (CE:ECHR:2013:0618DEC006518710, § 61).