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Document 62022CC0792
Opinion of Advocate General Rantos delivered on 11 April 2024.###
Conclusions de l'avocat général M. A. Rantos, présentées le 11 avril 2024.
Conclusions de l'avocat général M. A. Rantos, présentées le 11 avril 2024.
Court reports – general – 'Information on unpublished decisions' section
ECLI identifier: ECLI:EU:C:2024:302
CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. ATHANASIOS RANTOS
présentées le 11 avril 2024 ( 1 )
Affaire C‑792/22
Parchetul de pe lângă Judecătoria Rupea,
LV,
CRA,
LCM
Procédure pénale
contre
MG,
en présence de
SC Energotehnica SRL Sibiu
[demande de décision préjudicielle formée par la Curtea de Apel Braşov (cour d’appel de Braşov, Roumanie)]
« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Directive 89/391/CEE – Mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail – Principe d’effectivité du droit de l’Union – Décès d’un travailleur lors d’une intervention – Procédures pénale et administrative parallèles devant les juridictions nationales – Jugement définitif de la juridiction administrative selon lequel cette intervention ne constitue pas un “accident du travail” – Réglementation nationale prévoyant qu’un tel jugement définitif revêt l’autorité de la chose jugée devant la juridiction pénale – Possibilité pour cette juridiction pénale de qualifier ladite intervention d’“accident du travail” et de prononcer des sanctions pénales et civiles »
I. Introduction
1. |
À la suite du décès d’un électricien survenu lors d’une intervention sur une installation électrique, une procédure administrative a été ouverte contre la société qui employait la victime et, parallèlement, une procédure pénale a été engagée à l’encontre du contremaître électricien travaillant pour cette société pour non‑respect des mesures légales de santé et de sécurité au travail ainsi que pour homicide involontaire, procédure dans le cadre de laquelle la famille de l’électricien décédé s’est portée partie civile contre ladite société et le contremaître. |
2. |
Au terme de la procédure administrative, la juridiction administrative, par un jugement définitif, a jugé que cette intervention ne constituait pas un « accident du travail », avec la conséquence que les sanctions administratives infligées à la même société ont été annulées. Par ailleurs, la réglementation nationale, telle qu’interprétée par la Cour constitutionnelle de l’État membre concerné, prévoit que les jugements définitifs des juridictions autres que pénales sur une question préalable dans une procédure pénale revêtent l’autorité de la chose jugée devant la juridiction pénale. Or, la qualification de ladite intervention d’« accident du travail » constituerait une telle question préalable. |
3. |
La directive 89/391/CEE ( 2 ), qui vise à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, s’oppose-t-elle à une telle réglementation nationale, qui empêche la juridiction pénale saisie d’examiner la question de savoir si la même intervention peut être qualifiée d’« accident du travail » et, partant, de prononcer des sanctions pénales ou civiles à l’égard du contremaître et de l’employeur ? Telle est, en substance, la question posée par la Curtea de Apel Braşov (cour d’appel de Braşov, Roumanie), la juridiction pénale dans l’affaire au principal. |
4. |
La présente affaire, qui revêt un caractère inédit, donne l’occasion à la Cour de préciser les modalités d’articulation des voies de recours nationales afin que, dans le cadre de la mise en œuvre de la directive 89/391, soit garanti le respect du principe d’effectivité du droit de l’Union pour les parties intéressées et, en particulier, la protection des droits de la défense. |
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
5. |
La section I de la directive 89/391, intitulée « Dispositions générales », comprend les articles 1er à 4 de celle-ci. L’article 1er de cette directive, intitulé « Objet », énonce : « 1. La présente directive a pour objet la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail. 2. À cette fin, elle comporte des principes généraux concernant la prévention des risques professionnels et la protection de la sécurité et de la santé, l’élimination des facteurs de risque et d’accident, l’information, la consultation, la participation équilibrée conformément aux législations et/ou pratiques nationales, la formation des travailleurs et de leurs représentants, ainsi que des lignes générales pour la mise en œuvre desdits principes. 3. La présente directive ne porte pas atteinte aux dispositions nationales et communautaires, existantes ou futures, qui sont plus favorables à la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail. » |
6. |
L’article 4 de ladite directive prévoit : « 1. Les États membres prennent les dispositions nécessaires pour assurer que les employeurs, les travailleurs et les représentants des travailleurs sont soumis aux dispositions juridiques requises pour la mise en œuvre de la présente directive. 2. Les États membres assurent notamment un contrôle et une surveillance adéquats. » |
7. |
L’article 5 de la même directive, intitulé « Disposition générale », qui figure dans la section II de celle-ci, intitulée « Obligations des employeurs », dispose : « 1. L’employeur est obligé d’assurer la sécurité et la santé des travailleurs dans tous les aspects liés au travail. [...] 3. Les obligations des travailleurs dans le domaine de la sécurité et de la santé au travail n’affectent pas le principe de la responsabilité de l’employeur. 4. La présente directive ne fait pas obstacle à la faculté des États membres de prévoir l’exclusion ou la diminution de la responsabilité des employeurs pour des faits dus à des circonstances qui sont étrangères à ces derniers, anormales et imprévisibles, ou à des événements exceptionnels, dont les conséquences n’auraient pu être évitées malgré toute la diligence déployée. Les États membres ne sont pas tenus d’exercer la faculté visée au premier alinéa. » |
B. Le droit roumain
1. Le code pénal
8. |
L’article 192 de la Legea nr. 286/2009, privind Codul penal (loi no 286/2009 portant code pénal), du 17 juillet 2009 ( 3 ), dans sa version en vigueur à la date des faits au principal (ci-après le « code pénal »), intitulé « Homicide involontaire », énonce, à son paragraphe 2 : « L’homicide involontaire résultant du non‑respect des dispositions légales ou des mesures de précaution prévues pour l’exercice d’une profession ou d’un métier ou pour l’exercice d’une activité particulière est puni d’une peine d’emprisonnement de deux à sept ans. Lorsque la violation des dispositions légales ou des mesures de précaution constitue en soi une infraction, les règles relatives au concours d’infractions s’appliquent. » |
9. |
L’article 350 de ce code, intitulé « Non-respect des mesures légales de sécurité et de santé au travail », prévoit, à ses paragraphes 1 et 3 : « 1) Le non‑respect par toute personne des obligations et mesures prévues en matière de sécurité et de santé au travail, s’il crée un danger imminent d’accident du travail ou de maladie professionnelle, est puni d’un emprisonnement de six mois à trois ans ou d’une amende. [...] 3) Les faits visés aux paragraphes 1 et 2 sont punis d’une peine d’emprisonnement de trois mois à un an ou d’une amende lorsqu’ils sont commis par négligence. » |
2. Le code de procédure pénale
10. |
L’article 52 de la Legea nr. 135/2010, privind Codul de procedură penală (loi no 135/2010 portant code de procédure pénale), du 1er juillet 2010 ( 4 ), dans sa version en vigueur à la date des faits au principal (ci-après le « code de procédure pénale »), intitulé « Questions préalables », dispose : « 1) La juridiction pénale est compétente pour connaître de toute question préalable au règlement de l’affaire, même si, de par sa nature, cette question relève de la compétence d’une autre juridiction, à l’exception des situations dans lesquelles la compétence n’appartient pas aux autorités judiciaires. 2) La question préalable est jugée par la juridiction pénale conformément aux règles et moyens de preuve relatifs à la matière à laquelle cette question appartient. 3) Les jugements définitifs des juridictions autres que pénales sur une question préalable dans une procédure pénale revêtent l’autorité de la chose jugée devant la juridiction pénale, à l’exception des circonstances concernant l’existence de l’infraction. » |
3. La loi no 319/2006
11. |
La Legea nr. 319/2006 a securităţii şi sănătăţii în muncă (loi no 319/2006 concernant la sécurité et la santé au travail), du 14 juillet 2006 ( 5 ) (ci-après la « loi no 319/2006 »), transpose la directive 89/391 dans l’ordre juridique roumain. Aux termes de l’article 5, sous g), de cette loi : « Aux fins de la présente loi, on entend par : [...]
|
12. |
L’article 7, paragraphe 4, sous c), de ladite loi énonce : « Sans préjudice des autres dispositions de la présente loi, compte tenu de la nature des activités de l’entreprise et/ou de l’unité, l’employeur est tenu : [...]
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13. |
L’article 20, paragraphe 1, sous b), de la même loi prévoit : « L’employeur doit assurer des conditions permettant que tout travailleur reçoive une formation suffisante et appropriée en matière de sécurité et de santé au travail, notamment sous la forme d’informations et d’instructions spécifiques à son lieu de travail et à son poste : [...] b) lors d’un changement d’emploi ou d’une mutation. » |
14. |
L’article 22 de la loi no 319/2006 dispose : « Tout travailleur doit exécuter son travail conformément à sa formation et à sa préparation ainsi qu’aux instructions reçues de son employeur, de manière à ne pas s’exposer, ni exposer les autres personnes susceptibles d’être affectées par ses actions ou omissions dans le cadre de son travail, à des risques d’accident ou de maladie professionnelle. » |
4. La décision no 1146/2006
15. |
L’annexe I de la Hotărârea Guvernului nr. 1146/2006, privind cerințele minime de securitate și sănătate pentru utilizarea în muncă de către lucrători a echipamentelor de muncă (décision du gouvernement no 1146/2006 concernant les prescriptions minimales de sécurité et de santé pour l’utilisation par les travailleurs au travail d’équipements de travail), du 30 août 2006 ( 6 ) (ci-après la « décision no 1146/2006 »), est libellée comme suit : « [...] 3.3.2.1. Dans les installations et équipements de travail électriques, la protection contre l’électrocution par contact direct est assurée par des mesures techniques, complétées par des mesures organisationnelles. [...] 3.3.2.3. La protection contre l’électrocution par contact direct est assurée par les mesures organisationnelles suivantes :
[...]
[...] 3.3.2.4. Les interventions sur les installations, machines, équipements et appareils utilisant l’électricité ne sont autorisées que sur la base des formes de travail suivantes : [...]
[...] 3.3.23.1. Dans le cas des installations ou des équipements de travail électriques sur lesquels des travaux sont effectués avec ou sans mise hors tension, des moyens de protection électro-isolants doivent être utilisés. [...] 3.3.23.4. Les travaux sans mise hors tension des installations et équipements électriques doivent être effectués par du personnel autorisé à travailler sous tension. [...] » |
III. Le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
16. |
Il ressort de la décision de renvoi que, le 5 septembre 2017, un électricien travaillant pour Energotehnica (ci-après la « victime ») est décédé par électrocution lors d’une intervention consistant à changer un luminaire extérieur d’un poteau à basse tension dans une ferme d’animaux située dans la commune de Ticușu, département de Brașov (Roumanie) (ci-après l’« intervention en cause »). |
17. |
Dans le cadre d’une procédure administrative, l’Inspectoratul Teritorial de Muncă Brașov (inspection territoriale du travail de Brașov, Roumanie, ci-après l’« ITM ») a mené une enquête, comprenant l’audition de témoins ainsi que l’obtention des documents pertinents relatifs à la sécurité et à la santé au travail. À l’issue de cette enquête, l’ITM a dressé un procès-verbal d’enquête le 9 septembre 2019 (ci-après le « procès-verbal d’enquête »), au terme duquel celle-ci a qualifié l’intervention en cause d’« accident du travail mortel ». |
18. |
Dans le cadre de ce procès-verbal, l’ITM a infligé des amendes administratives à Energotehnica pour avoir approuvé l’intervention sur une installation en fonctionnement, sans mise hors tension, par du personnel non autorisé et non formé, et pour avoir manqué de porter à la connaissance du travailleur le matériel relevant des thèmes de formation spécifiques. Ces sanctions n’ont pas été effectivement appliquées, en raison de leur suspension jusqu’à la fin de la procédure pénale. Aucune sanction administrative n’a été prononcée contre une personne employée par cette société, dans la mesure où, conformément à l’article 39, paragraphe 1, de la loi no 319/2006, seuls les actes commis par les employeurs se trouvant dans l’une des situations prévues par cette loi constituent des infractions administratives, et non ceux commis par les travailleurs. |
19. |
Energotehnica a introduit un recours contentieux administratif contre l’ITM devant le Tribunalul Sibiu (tribunal de grande instance de Sibiu, Roumanie), en demandant l’annulation du procès-verbal d’enquête. Seuls deux témoins, collègues de la victime, ont été entendus. Par jugement du 10 février 2021, cette juridiction a fait droit à ce recours et a annulé en partie ce procès-verbal en ce qui concerne les constatations relatives à Energotehnica. À cet égard, ladite juridiction a considéré, d’une part, que l’intervention en cause avait eu lieu en dehors des heures de travail et, d’autre part, qu’aucune preuve ne confirmait qu’un ordre verbal avait été donné à la victime de procéder à cette intervention. L’ITM a formé un pourvoi contre ce jugement devant la Curtea de Apel Alba Iulia (cour d’appel d’Alba Iulia, Roumanie), laquelle, par arrêt du 14 juin 2021, a fait droit à l’exception de nullité soulevée par Energotehnica en indiquant qu’elle annulait ce pourvoi au motif que celui-ci n’était pas motivé. |
20. |
Parallèlement à la procédure administrative, une procédure pénale a été engagée par le procureur du Parchetul de pe lângă Judecătoria Rupea (parquet près le tribunal de première instance de Rupea, Roumanie). Par réquisitoire du procureur du 31 juillet 2020, MG, en tant que contremaître électricien employé par Energotehnica, a été renvoyé devant la Judecătoria Rupea (tribunal de première instance de Rupea) pour les infractions suivantes : d’une part, non‑respect des mesures légales de santé et de sécurité au travail, visée à l’article 350, paragraphes 1 et 3, du code pénal, et, d’autre part, homicide involontaire, prévue à l’article 192, paragraphe 2, du code pénal, avec application de l’article 38, paragraphe 1, de ce code, relatif au concours réel d’infractions. Dans ce réquisitoire, il a été relevé que, le 5 septembre 2017, vers 18 heures, à la fin des horaires de travail, MG, le responsable du lieu de travail, ayant comme tâches spécifiques l’organisation du travail, la formation du personnel exécutant et la prise de mesures pour assurer les dispositifs de sécurité au travail et les équipements de protection prévus par les instructions spécifiques à chaque lieu de travail, a donné à la victime, se trouvant sous sa coordination, un ordre de travail verbal consistant à effectuer l’intervention en cause sans prise des mesures de santé et de sécurité au travail requises (à savoir confier cette tâche uniquement au personnel qualifié dans le métier d’électricien, autorisé et formé pour le travail en question, sous la surveillance d’un contremaître), et dans les conditions où cette intervention a été effectuée sans mettre hors tension l’installation électrique en fonctionnement et sans utiliser des gants de protection électro-isolants. |
21. |
Dans le cadre de cette procédure pénale dirigée contre MG, les témoins oculaires ont été entendus et les documents pertinents relatifs à la santé et à la sécurité au travail ont été versés au dossier de l’affaire. A été également produit le dossier d’enquête relatif à l’intervention en cause, y compris le procès-verbal d’enquête. Toujours dans le cadre de ladite procédure pénale, LV, CRA et LCM, respectivement l’épouse, la fille et le fils de la victime, se sont constitués parties civiles (ci-après les « parties civiles ») et ont demandé que MG et Energotehnica soient condamnés au paiement de dommages et intérêts pour le décès de la victime. Aucune enquête pénale n’a été menée à l’encontre d’Energotehnica, qui a uniquement la qualité de partie civilement responsable, en ce sens que, conformément au droit civil roumain, cette société a l’obligation légale ou contractuelle de réparer en tout ou en partie, seule ou solidairement, le préjudice causé par l’infraction et est tenue responsable dans le cadre de la procédure. |
22. |
Par jugement pénal du 24 décembre 2021, la Judecătoria Rupea (tribunal de première instance de Rupea) a considéré que MG devait être acquitté des infractions de non‑respect des mesures légales de sécurité et de santé au travail ainsi que d’homicide involontaire. En outre, cette juridiction a rejeté comme infondée l’action civile intentée par les parties civiles contre MG et Energotehnica. À cet égard, ladite juridiction du fond a estimé, en premier lieu, qu’il n’était pas prouvé, au-delà de tout doute raisonnable, qu’un ordre de travail verbal avait été donné par MG, étant donné que la seule déclaration attestant directement de cet ordre de travail est celle d’un témoin oculaire qui, toutefois, n’est corroborée par aucune autre preuve directe, et alors que d’autres travailleurs également présents ont nié avoir entendu ledit ordre de travail. La même juridiction, en second lieu, a retenu que l’intervention en cause s’était produite vers 18 h 30-18 h 40, à savoir après la fin des heures de travail (considérées comme étant entre 17 heures et 18 heures), raison pour laquelle cette intervention ne pouvait être qualifiée d’« accident du travail ». |
23. |
Le procureur et les parties civiles ont interjeté appel de ce jugement devant la Curtea de Apel Brașov (cour d’appel de Brașov), la juridiction de renvoi. Devant cette juridiction, le procureur a fait valoir qu’il existait des preuves au-delà de tout doute raisonnable de l’ordre verbal donné par MG à la victime d’effectuer l’intervention en cause, en se référant à la déclaration d’un témoin oculaire, laquelle serait corroborée par les affirmations d’autres travailleurs présents sur les lieux. Les parties civiles ont affirmé qu’il existait des preuves au soutien de l’accusation, en invoquant la déclaration du même témoin oculaire ainsi que le procès-verbal d’enquête. |
24. |
La juridiction de renvoi indique que, étant saisie de l’appel dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre MG, elle est tenue d’examiner l’affaire sous tous ses aspects de droit ou de fait dans la mesure où l’appel est une voie de recours pleinement dévolutive. Dans ces conditions, cette juridiction pourrait examiner une nouvelle fois les preuves administrées en première instance et en examiner de nouvelles, ainsi que procéder à une nouvelle appréciation de l’ensemble des preuves. Cependant, ladite juridiction relève que le Tribunalul Sibiu (tribunal de grande instance de Sibiu) a déjà statué sur les faits au principal, en considérant que l’intervention en cause ne constituait pas un accident du travail. La juridiction de renvoi souligne que cette considération pourrait s’imposer à elle avec l’autorité de la chose jugée, étant donné que cette situation procédurale constituerait une « question préalable » dans la procédure pénale, au sens de l’article 52 du code de procédure pénale. |
25. |
À cet égard, cette juridiction relève que la Curtea Constituțională (Cour constitutionnelle, Roumanie), par son arrêt no 102/2021 du 17 février 2021, a fait droit à une exception d’inconstitutionnalité visant l’article 52, paragraphe 3, du code de procédure pénale, lequel énonçait que les jugements définitifs des juridictions autres que pénales sur une question préalable dans une procédure pénale revêtent l’autorité de la chose jugée devant la juridiction pénale, à l’exception des circonstances concernant l’existence de l’infraction. La Curtea Constituțională (Cour constitutionnelle) aurait ainsi constaté que l’expression « à l’exception des circonstances concernant l’existence de l’infraction » figurant à cette disposition était inconstitutionnelle. Dans ce cadre, la Curtea Constituțională (Cour constitutionnelle) aurait notamment jugé que les questions préalables constituent des aspects de l’affaire de nature extrapénale, qui doivent être résolues avant le règlement des questions relatives au fond de l’affaire pénale et qui concernent l’existence d’une composante essentielle de la structure de l’infraction, telle que la situation-prémisse d’une infraction ou un élément essentiel du contenu de l’infraction. |
26. |
En l’occurrence, selon la juridiction de renvoi, la qualification de l’intervention en cause d’« accident du travail » constituerait une composante essentielle de la structure de l’infraction, ayant le caractère d’un élément de fait ou de droit dont l’existence devrait être vérifiée avant la juste résolution de l’affaire pénale, et qui peut donc être considérée comme une « question préalable », au sens de l’article 52, paragraphe 3, du code de procédure pénale. |
27. |
La juridiction de renvoi souligne également que, dans l’affaire au principal, le Tribunalul Sibiu (tribunal de grande instance de Sibiu) ou la Curtea de Apel Alba Iulia (cour d’appel d’Alba Iulia) étaient en mesure d’ordonner le sursis à statuer sur la base de différents moyens procéduraux, notamment en application de la règle selon laquelle le pénal tient le civil en l’état, telle que prévue par le code de procédure civile roumain. Cependant, en l’occurrence, la suspension de l’affaire en raison de l’existence d’une procédure pénale pendante n’aurait pas été soulevée devant les juridictions administratives, sans qu’aucune sanction procédurale ne soit prévue dès lors que la suspension de l’affaire est facultative pour une juridiction civile, conformément aux dispositions de ce code de procédure civile. |
28. |
La juridiction de renvoi ajoute que, dans des circonstances où les parties civiles dans la procédure pénale n’ont pas participé à la procédure administrative et où l’employeur a obtenu gain de cause dans cette dernière procédure uniquement contre l’autorité administrative compétente (à savoir l’ITM), elle devrait ordonner l’acquittement de MG des infractions qui lui sont reprochées, avec pour conséquence le rejet comme infondée de l’action civile engagée par les parties civiles si, comme l’exige l’arrêt no 102/2021 de la Curtea Constituțională (Cour constitutionnelle), elle conférait une pleine autorité de la chose jugée à la décision de la juridiction administrative qualifiant l’intervention en cause d’« extérieure au travail ». Or, une telle situation porterait atteinte au principe de protection des travailleurs et au principe de responsabilité de l’employeur consacrés à l’article 1er, paragraphes 1 et 2, ainsi qu’à l’article 5, paragraphe 1, de la directive 89/391, lus à la lumière de l’article 31, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »). |
29. |
Dans ces conditions, la Curtea de Apel Braşov (cour d’appel de Braşov) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
|
30. |
Des observations écrites ont été présentées à la Cour par le Parchetul de pe lângă Judecătoria Rupea (parquet près le tribunal de première instance de Rupea), le gouvernement roumain et la Commission européenne. |
31. |
Conformément à la demande de la Cour, les présentes conclusions seront ciblées sur l’analyse de la première question préjudicielle. |
IV. Analyse
32. |
Par sa première question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la directive 89/391 doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation nationale en vertu de laquelle une juridiction administrative peut décider, par un jugement définitif revêtant l’autorité de la chose jugée devant la juridiction pénale, qu’un événement ne constitue pas un « accident du travail », avec la conséquence que la juridiction pénale saisie est empêchée de prononcer des sanctions pénales ou civiles à l’égard du travailleur responsable des lieux et de l’employeur. |
A. Sur la recevabilité de la première question préjudicielle
33. |
Dans ses observations écrites, le gouvernement roumain a soulevé l’irrecevabilité de la première question préjudicielle et, par voie de conséquence, celle de la seconde question préjudicielle au motif, premièrement, que la disposition de droit national dont la conformité avec la directive 89/391 est en cause, à savoir l’article 52 du code de procédure pénale, concerne la question de l’autorité de la chose jugée. Deuxièmement, l’article 5, paragraphe 1, de cette directive consacrerait l’obligation générale de sécurité incombant à l’employeur, sans se prononcer sur une forme spécifique de responsabilité. Or, le litige au principal aurait pour objet l’engagement de la responsabilité pénale d’un travailleur pour le décès d’un autre travailleur, alors que ladite directive, dont l’interprétation est sollicitée, concerne les obligations de l’employeur à l’égard des travailleurs. Partant, la juridiction de renvoi ne serait pas appelée à se prononcer sur un rapport juridique relevant du champ d’application de la même directive. |
34. |
En l’occurrence, il y a lieu de relever que la famille de la victime s’est portée partie civile devant la juridiction de renvoi contre MG et Energotehnica. Par conséquent, cette juridiction est bien saisie d’une action dirigée contre l’employeur, dont la responsabilité civile peut être engagée si l’intervention en cause est qualifiée d’« accident du travail ». En outre, la question de l’infliction de sanctions civiles à l’employeur est liée à la portée du principe de l’autorité de la chose jugée du jugement prononcé par la juridiction administrative. Dès lors, les modalités procédurales des recours en justice prévues par la réglementation nationale en cause présentent un lien avec l’engagement de la responsabilité de l’employeur dans le cas où celui-ci, dans le cadre de la mise en œuvre de la directive 89/391 par l’État membre concerné, n’a pas assuré la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail. |
35. |
Partant, je suis d’avis que la première question préjudicielle est recevable. |
B. Sur la réponse à la première question préjudicielle
36. |
Il importe de rappeler que la directive 89/391 a été adoptée sur la base de l’article 118 A du traité CEE (devenu, après modification, article 153 TFUE), aux termes duquel les États membres s’attachent à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail et se fixent pour objectif l’harmonisation, dans le progrès, des conditions existant dans ce domaine. L’article 1er, paragraphes 1 et 2, de cette directive énonce ainsi que celle-ci a pour objet la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail et que, à cette fin, elle comporte des principes généraux concernant la prévention des risques professionnels et la protection de la sécurité et de la santé, l’élimination des facteurs de risque et d’accident, l’information, la consultation, la participation équilibrée conformément aux législations et/ou pratiques nationales, la formation des travailleurs et de leurs représentants, ainsi que des lignes générales pour la mise en œuvre desdits principes. |
37. |
En outre, l’article 4 de ladite directive prévoit, à son paragraphe 1, que les États membres prennent les dispositions nécessaires pour assurer que les employeurs, les travailleurs et les représentants des travailleurs sont soumis aux dispositions juridiques requises pour la mise en œuvre de la même directive et, à son paragraphe 2, que les États membres assurent notamment un contrôle et une surveillance adéquats ( 7 ). L’article 5, paragraphe 1, de la directive 89/391 dispose également que l’employeur est obligé d’assurer la sécurité et la santé des travailleurs dans tous les aspects liés au travail. Selon la jurisprudence de la Cour, il ne saurait être affirmé que doit peser sur l’employeur une responsabilité sans faute en vertu du seul article 5, paragraphe 1, de cette directive dès lors que cette disposition se borne à consacrer l’obligation générale de sécurité pesant sur l’employeur, sans se prononcer sur une quelconque forme de responsabilité ( 8 ). |
38. |
Les paragraphes 3 et 4 de cet article 5 précisent que les obligations des travailleurs dans le domaine de la sécurité et de la santé au travail n’affectent pas le principe de la responsabilité de l’employeur et que cette directive ne fait pas obstacle à la faculté des États membres de prévoir l’exclusion ou la diminution de la responsabilité des employeurs pour des faits dus à des circonstances qui sont étrangères à ces derniers, anormales et imprévisibles, ou à des événements exceptionnels, dont les conséquences n’auraient pu être évitées malgré toute la diligence déployée. |
39. |
Il ressort du texte de la directive 89/391 que, si celle-ci se réfère au principe de responsabilité de l’employeur et établit des obligations d’ordre général relatives à la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs dans tous les aspects liés au travail, elle ne comprend aucune disposition spécifique relative aux sanctions applicables par les États membres aux employeurs qui n’ont pas respecté ces obligations. Par ailleurs, plusieurs directives particulières, au sens de l’article 16, paragraphe 1, de la directive 89/391 ( 9 ), ont été adoptées par le législateur de l’Union, notamment les directives 89/654/CEE ( 10 ), 89/656/CEE ( 11 ) et 2009/104/CE ( 12 ). Cependant, ces directives ne contiennent pas davantage de dispositions spécifiques concernant l’imposition de sanctions aux employeurs qui n’ont pas assuré la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs ( 13 ). |
40. |
Par ailleurs, l’article 31 de la Charte, intitulé « Conditions de travail justes et équitables », prévoit, à son paragraphe 1, que « [t]out travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité ». Par conséquent, cette disposition, visée par la juridiction de renvoi dans sa première question préjudicielle, ne porte pas sur les sanctions qui peuvent être infligées lorsque la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs n’a pas été assurée. |
41. |
S’agissant, plus particulièrement, de l’intervention en cause, dont la qualification d’« accident du travail » fait l’objet de l’affaire au principal, j’observe que, aux termes de l’article 34, paragraphe 1, de la Charte, l’Union reconnaît et respecte le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux assurant une protection dans des cas tels que, notamment, les accidents du travail. En revanche, le droit de l’Union ne régit pas, à l’heure actuelle, les critères permettant de qualifier un événement d’« accident du travail », ni les sanctions applicables à l’employeur à la suite d’un tel accident, ni les modalités de détermination de l’indemnisation à accorder à la victime. |
42. |
En l’occurrence, la juridiction de renvoi s’interroge sur la conformité avec le droit de l’Union de la modalité procédurale prévue par la réglementation nationale selon laquelle le jugement définitif de la juridiction administrative considérant que l’intervention en cause ne constitue pas un « accident du travail » revêt l’autorité de la chose jugée devant elle, à savoir une juridiction pénale, ce qui l’empêcherait de prononcer une sanction pénale contre MG ainsi que des sanctions civiles contre ce dernier et/ou contre Energotehnica ( 14 ). |
43. |
À cet égard, il ressort de la jurisprudence de la Cour que, en l’absence de réglementation de l’Union en la matière, il appartient à chaque État membre, en vertu du principe d’autonomie procédurale des États membres, de régler les modalités des procédures administrative et juridictionnelle destinées à assurer un niveau élevé de sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union ( 15 ). Ces modalités ne doivent pas être moins favorables que celles concernant des recours similaires prévus pour la protection des droits tirés de l’ordre juridique interne (principe d’équivalence) ni rendre en pratique impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union (principe d’effectivité) ( 16 ). En outre, s’agissant en particulier de l’autorité de la chose jugée, en l’absence de réglementation de l’Union en la matière, les modalités de mise en œuvre du principe de l’autorité de la chose jugée relèvent également de l’ordre juridique interne des États membres, en vertu du principe de l’autonomie procédurale de ces derniers, dans le respect, toutefois, des principes d’équivalence et d’effectivité ( 17 ). |
44. |
Selon la jurisprudence de la Cour, en ce qui concerne le principe d’effectivité, chaque cas où se pose la question de savoir si une disposition procédurale nationale rend impossible ou excessivement difficile l’application du droit de l’Union doit être analysé en tenant compte de la place de cette disposition dans l’ensemble de la procédure, de son déroulement et de ses particularités, devant les diverses instances nationales. Dans cette perspective, il convient de prendre en considération, le cas échéant, les principes qui sont à la base du système juridictionnel national, tels que la protection des droits de la défense, le principe de sécurité juridique et le bon déroulement de la procédure ( 18 ). |
45. |
En d’autres termes, lorsque les États membres définissent les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits conférés par la directive 89/391, ils doivent garantir le respect du droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, consacré à l’article 47 de la Charte, qui constitue une réaffirmation du principe de protection juridictionnelle effective ( 19 ). |
46. |
Partant, lors du choix des sanctions, les États membres sont tenus de respecter le principe d’effectivité qui exige la mise en place de sanctions effectives et dissuasives, sans toutefois imposer, en principe, que ces sanctions soient d’une nature particulière ( 20 ). Ces sanctions peuvent ainsi revêtir un caractère pénal et/ou civil. À défaut de l’application de sanctions à un employeur qui ne respecte pas les dispositions nationales transposant la directive 89/391, à savoir, en l’occurrence, la loi no 319/2006, l’effet utile et la protection effective des droits garantis par cette directive seraient remis en cause, alors même que l’article 153, paragraphe 1, sous a), TFUE vise l’amélioration du milieu de travail pour protéger la santé et la sécurité des travailleurs. |
47. |
L’affaire au principal porte sur la possibilité d’infliger des sanctions pénales et civiles en lien non pas avec le principe ne bis in idem ( 21 ), mais avec le principe de l’autorité de la chose jugée, dans la mesure où la juridiction administrative a déjà considéré que l’intervention en cause ne pouvait être qualifiée d’« accident du travail ». À cet égard, je relève que l’application du principe « le pénal tient le civil en l’état » impose au juge civil, lorsque des poursuites civile et pénale ont été engagées pour les mêmes faits, de surseoir à statuer en attendant le prononcé d’une décision définitive au pénal ( 22 ). En l’espèce, le droit roumain applique le principe inverse, à savoir que le civil ( 23 ) tient le pénal en l’état. En effet, il ressort de la décision de renvoi que, dans l’affaire au principal, la juridiction administrative aurait pu surseoir à statuer en attendant la décision définitive de la juridiction pénale, mais qu’un tel sursis à statuer est facultatif pour une juridiction administrative, avec pour conséquence l’application de l’article 52, paragraphe 3, du code de procédure pénale, selon lequel les jugements définitifs des juridictions autres que pénales sur une question préalable dans une procédure pénale revêtent l’autorité de la chose jugée devant la juridiction pénale ( 24 ). |
48. |
Eu égard à la jurisprudence de la Cour, il y a lieu de constater qu’une telle disposition n’est pas contraire au droit de l’Union en ce qu’elle permet d’éviter que soient adoptées des décisions contradictoires susceptibles de porter atteinte à la sécurité juridique ( 25 ), sous réserve que, comme il a été indiqué au point 43 des présentes conclusions, le principe d’effectivité du droit de l’Union soit respecté. |
49. |
J’ajoute que, dès lors qu’une juridiction administrative procède à un examen au fond, en appréciant de façon détaillée l’ensemble des éléments de preuve quant à la qualification d’un événement d’« accident du travail », le seul fait que la juridiction administrative soit prépondérante par rapport à la juridiction pénale ne saurait impliquer, en tant que tel, une moins bonne administration de la justice. En effet, une procédure pénale ne peut être considérée, par définition, comme plus favorable à la victime et/ou aux parties civiles qu’une procédure administrative dès lors que, comme l’énonce l’article 48, paragraphe 1, de la Charte, dont le contenu correspond à celui de l’article 6, paragraphe 2, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, tout accusé est présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ( 26 ). Une personne poursuivie devant une juridiction pénale doit ainsi bénéficier du droit à la présomption d’innocence. |
50. |
En l’occurrence, la juridiction de renvoi souligne que la procédure administrative a uniquement opposé Energotehnica à l’ITM, sans que le procureur et les parties civiles soient intervenus dans cette procédure, tandis que ceux-ci sont représentés dans le cadre de la procédure pénale. |
51. |
À cet égard, il ne ressort pas clairement de la décision de renvoi si les parties civiles disposaient de la possibilité effective d’intervenir devant la juridiction administrative afin, notamment, de produire des éléments de preuve au soutien de la qualification de l’intervention en cause d’« accident du travail ». Si tel était le cas, et y compris dans l’hypothèse où, en pratique, elles ne sont pas intervenues, la directive 89/391 ne s’oppose pas à une réglementation en vertu de laquelle une juridiction administrative peut décider définitivement qu’un événement ne constitue pas un accident du travail par une décision ayant l’autorité de la chose jugée devant la juridiction pénale. |
52. |
En revanche, dans le cas de figure où les parties civiles étaient privées de toute possibilité d’intervenir devant la juridiction administrative, je suis d’avis que le principe d’effectivité du droit de l’Union n’est pas respecté. En effet, comme il a été indiqué au point 44 des présentes conclusions, ce principe implique le respect des droits de la défense et, notamment, que les parties intéressées aient été mises en mesure de faire connaître leur point de vue utilement. À cet égard, en l’occurrence, il paraît inenvisageable que la famille de la victime ne bénéficie pas du droit à une protection juridictionnelle effective garanti à l’article 47 de la Charte, c’est-à-dire qu’elle soit privée d’accès aux tribunaux ( 27 ). |
53. |
Dès lors, dans ce cas de figure, comme l’a relevé la Commission dans ses observations écrites, les parties civiles doivent avoir la garantie de pouvoir produire, devant la juridiction pénale, de nouveaux éléments de preuve qui n’ont pas pu être discutés devant la juridiction administrative, notamment quant à la question de la qualification de l’intervention en cause d’« accident du travail ». Le jugement définitif d’une juridiction administrative ne peut, dans ces conditions, revêtir l’autorité de la chose jugée devant la juridiction pénale et cette dernière doit donner aux parties civiles la possibilité d’intervenir devant elle même si, en définitive, cette situation est difficilement conciliable avec le respect du principe de sécurité juridique en ce qu’une telle intervention peut conduire à des jugements contradictoires entre les juridictions administrative et pénale. Si tel est le cas, il appartient à l’État membre concerné de choisir les mécanismes procéduraux qui lui paraissent les mieux adaptés afin de permettre la conciliation de tels jugements contradictoires ( 28 ). |
54. |
Eu égard à tout ce qui précède, je propose de répondre à la première question préjudicielle que la directive 89/391 doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à une réglementation nationale en vertu de laquelle une juridiction administrative peut décider, par un jugement définitif revêtant l’autorité de la chose jugée devant la juridiction pénale, qu’un événement ne constitue pas un « accident du travail », avec la conséquence que la juridiction pénale est empêchée de prononcer des sanctions pénales ou civiles à l’égard du travailleur responsable des lieux et de l’employeur, pour autant que soit garanti le respect du principe d’effectivité du droit de l’Union, ce qui implique que les parties civiles doivent disposer de la possibilité effective de présenter des éléments de preuve quant à la qualification de cet événément d’« accident du travail » devant la juridiction pénale si elles ont été privées de toute possibilité de produire ces éléments devant la juridiction administrative. |
V. Conclusion
55. |
Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la première question préjudicielle posée par la Curtea de Apel Braşov (cour d’appel de Braşov, Roumanie) de la manière suivante : La directive 89/391/CEE du Conseil, du 12 juin 1989, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, doit être interprétée en ce sens que : elle ne s’oppose pas à une réglementation nationale en vertu de laquelle une juridiction administrative peut décider, par un jugement définitif revêtant l’autorité de la chose jugée devant la juridiction pénale, qu’un événement ne constitue pas un « accident du travail », avec la conséquence que la juridiction pénale est empêchée de prononcer des sanctions pénales ou civiles à l’égard du travailleur responsable des lieux et de l’employeur, pour autant que soit garanti le respect du principe d’effectivité du droit de l’Union, ce qui implique que les parties civiles doivent disposer de la possibilité effective de présenter des éléments de preuve quant à la qualification de cet événement d’« accident du travail » devant la juridiction pénale si elles ont été privées de toute possibilité de produire ces éléments devant la juridiction administrative. |
( 1 ) Langue originale : le français.
( 2 ) Directive du Conseil du 12 juin 1989 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail (JO 1989, L 183, p. 1). Sur le processus d’adoption de cette directive, voir Walters, D., « The Framework Directive », Regulating Health and Safety Management in the European Union : A Study of the Dynamics of Change, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang S.A., 2002, p. 39 à 57.
( 3 ) Monitorul Oficial al României, partie I, no 510 du 24 juillet 2009.
( 4 ) Monitorul Oficial al României, partie I, no 486 du 15 juillet 2010.
( 5 ) Monitorul Oficial al României, partie I, no 646 du 26 juillet 2006.
( 6 ) Monitorul Oficial al României, partie I, no 815 du 3 octobre 2006.
( 7 ) Si la juridiction de renvoi n’a pas mentionné l’article 4 de la directive 89/391 dans sa première question préjudicielle, il convient de rappeler que, dans le cadre de la procédure de coopération prévue à l’article 267 TFUE, la Cour peut être amenée à fournir à la juridiction de renvoi tous les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui peuvent être utiles au jugement de l’affaire dont elle est saisie, que cette juridiction y ait fait référence ou non dans l’énoncé de ses questions. Il appartient à la Cour d’extraire de l’ensemble des éléments fournis par la juridiction nationale et, notamment, de la motivation de la décision de renvoi, les éléments de ce droit qui appellent une interprétation compte tenu de l’objet du litige au principal (voir, notamment, arrêt du 16 novembre 2023, Ministerstvo vnútra Slovenskej republiky, C‑283/22, EU:C:2023:886, point 34 et jurisprudence citée).
( 8 ) Arrêt du 14 juin 2007, Commission/Royaume-Uni (C‑127/05, EU:C:2007:338, point 42).
( 9 ) Cette disposition énonce que « [l]e Conseil adopte, sur proposition de la Commission fondée sur l’article 118 A du traité CEE, des directives particulières, entre autres dans les domaines tels que visés à l’annexe ».
( 10 ) Directive du Conseil du 30 novembre 1989 concernant les prescriptions minimales de sécurité et de santé pour les lieux de travail (première directive au sens de l’article 16 paragraphe 1 de la directive 89/391/CEE) (JO 1989, L 393, p. 1).
( 11 ) Directive du Conseil du 30 novembre 1989 concernant les prescriptions minimales de sécurité et de santé pour l’utilisation par les travailleurs au travail d’équipements de protection individuelle (troisième directive particulière au sens de l’article 16 paragraphe 1 de la directive 89/391/CEE) (JO 1989, L 393, p. 18).
( 12 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2009 concernant les prescriptions minimales de sécurité et de santé pour l’utilisation par les travailleurs au travail d’équipements de travail (deuxième directive particulière au sens de l’article 16, paragraphe 1, de la directive 89/391/CEE) (JO 2009, L 260, p. 5).
( 13 ) Dans le même temps, d’autres directives mettant en œuvre la politique sociale de l’Union contiennent, quant à elles, des dispositions spécifiques relatives aux sanctions applicables, comme la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (JO 2000, L 303, p. 16), dont l’article 17 énonce que « [l]es États membres déterminent le régime des sanctions applicables aux violations des dispositions nationales adoptées en application de la présente directive et prennent toute mesure nécessaire pour assurer la mise en œuvre de celles-ci. Les sanctions ainsi prévues qui peuvent comprendre le versement d’indemnité à la victime, doivent être effectives, proportionnées et dissuasives ».
( 14 ) Je rappelle qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si, selon le droit interne, l’autorité de la chose jugée qui s’attache au jugement d’une juridiction administrative englobe les éléments de la présente affaire et, le cas échéant, d’examiner les conséquences prévues par ledit droit (voir, par analogie, arrêt du 7 avril 2022, Avio Lucos, C‑116/20, EU:C:2022:273, point 99 et jurisprudence citée).
( 15 ) Arrêt du 12 janvier 2023, Nemzeti Adatvédelmi és Információszabadság Hatóság (C‑132/21, EU:C:2023:2, point 45).
( 16 ) Arrêt du 12 janvier 2023, Nemzeti Adatvédelmi és Információszabadság Hatóság (C‑132/21, EU:C:2023:2, point 48 et jurisprudence citée). Le principe d’équivalence impose que les dispositions procédurales nationales régissant des situations soumises au droit de l’Union ne soient pas moins favorables que celles régissant des situations similaires soumises au droit interne (voir arrêt du 3 juin 2021, Bankia, C‑910/19, EU:C:2021:433, point 46). Le respect de ce principe n’ayant pas été mis en question par la juridiction de renvoi et la Cour ne disposant d’aucun élément de nature à susciter un doute quant à la conformité de la réglementation nationale en cause au principal audit principe, ce dernier ne sera dès lors pas mentionné plus avant.
( 17 ) Ordonnance du 7 mars 2023, Willy Hermann Service (C‑561/22, EU:C:2023:167, point 25 et jurisprudence citée).
( 18 ) Voir arrêt du 25 janvier 2024, Caixabank (Prescription de remboursement des frais hypothécaires) (C‑810/21 à C‑813/21, EU:C:2024:81, point 45 et jurisprudence citée).
( 19 ) Voir, par analogie, arrêt du 12 janvier 2023, Nemzeti Adatvédelmi és Információszabadság Hatóság (C‑132/21, EU:C:2023:2, point 50 et jurisprudence citée).
( 20 ) Voir, en ce sens, arrêts du 2 mai 2018, Scialdone (C‑574/15, EU:C:2018:295, point 33), et du 17 mai 2023, Cezam (C‑418/22, EU:C:2023:418, point 28 et jurisprudence citée).
( 21 ) Selon la jurisprudence de la Cour, le principe ne bis in idem interdit un cumul tant de poursuites que de sanctions présentant une nature pénale, au sens de l’article 50 de la Charte, pour les mêmes faits et contre une même personne (arrêt du 25 janvier 2024, Parchetul de pe lângă Curtea de Apel Craiova e.a., C‑58/22, EU:C:2024:70, point 46 ainsi que jurisprudence citée). Or, en tout état de cause, en l’occurrence, les procédures administrative et pénale sont dirigées contre des personnes différentes.
( 22 ) Voir conclusions de l’avocat général Saugmandsgaard Øe dans les affaires jointes CRPNPAC et Vueling Airlines (C‑370/17 et C‑37/18, EU:C:2019:592, note en bas de page 106).
( 23 ) Ainsi que le relève la juridiction de renvoi, la juridiction administrative est une juridiction civile, lato sensu.
( 24 ) Voir point 27 des présentes conclusions.
( 25 ) Voir, en ce sens, en matière de TVA, arrêt du 24 février 2022, SC Cridar Cons (C‑582/20, EU:C:2022:114, point 38).
( 26 ) Je mentionne que, selon la jurisprudence de la Cour, ce principe trouve à s’appliquer lorsqu’il s’agit de déterminer les éléments objectifs constitutifs d’une infraction susceptible de conduire à l’infliction de sanctions administratives revêtant un caractère pénal (voir arrêt du 10 novembre 2022, DELTA STROY 2003, C‑203/21, EU:C:2022:865, point 51 et jurisprudence citée).
( 27 ) Voir, en ce sens, arrêt du 30 janvier 2024, Agentsia « Patna infrastruktura » (Financement européen d’infrastructures routières) (C‑471/22, EU:C:2024:99, point 46 et jurisprudence citée).
( 28 ) Voir, par analogie, conclusions de l’avocat général Richard de la Tour dans l’affaire Nemzeti Adatvédelmi és Információszabadság Hatóság (C‑132/21, EU:C:2022:661, point 67).