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Document 62022CC0608
Opinion of Advocate General Richard de la Tour delivered on 9 November 2023.###
Conclusions de l'avocat général M. J. Richard de la Tour, présentées le 9 novembre 2023.
Conclusions de l'avocat général M. J. Richard de la Tour, présentées le 9 novembre 2023.
Court reports – general
ECLI identifier: ECLI:EU:C:2023:856
CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. JEAN RICHARD DE LA TOUR
présentées le 9 novembre 2023 ( 1 )
Affaires jointes C‑608/22 et C‑609/22
AH (C‑608/22),
FN (C‑609/22)
en présence de
Bundesamt für Fremdenwesen und Asyl
[demandes de décision préjudicielle formées par le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche)]
« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Directive 2011/95/UE – Normes relatives à l’octroi d’une protection internationale et au contenu d’une telle protection – Article 9, paragraphe 1, sous b) – Notion d’“actes de persécution” – Accumulation d’actes et de mesures discriminatoires adoptés à l’égard des filles et des femmes – Modalités d’appréciation du niveau de gravité requis – Article 4, paragraphe 3 – Évaluation individuelle de la demande – Prise en compte du genre, à l’exception d’autres éléments propres à la situation personnelle – Marge d’appréciation des États membres »
I. Introduction
1. |
Depuis le retour du régime des talibans en Afghanistan, la situation des filles et des femmes de ce pays s’est dégradée rapidement à un point tel que l’on peut parler de négation même de leur identité. Pour ne pas être soumises à cette situation intolérable, des filles et des femmes afghanes fuient leur pays ou refusent d’y retourner et viennent chercher asile notamment dans l’Union européenne. Face à cette situation, les autorités des États membres hésitent entre accorder le statut de réfugié à ces femmes en raison uniquement de leur sexe et rechercher individuellement l’existence d’un risque de persécutions. |
2. |
La présente affaire va permettre à la Cour de clarifier cette situation. |
3. |
Plus précisément, par les présents renvois préjudiciels, la Cour est invitée à préciser les modalités d’appréciation relatives à l’existence d’une crainte fondée de subir un « acte de persécution » au sens de l’article 9 de la directive 2011/95/UE ( 2 ) lorsque la demande de protection internationale est introduite par une femme au motif qu’elle risque d’être exposée, en cas de retour dans son pays d’origine, à une accumulation d’actes et de mesures discriminatoires restreignant l’exercice de ses droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. |
4. |
En particulier, le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche) demande à la Cour si des actes tels que ceux qui ont été adoptés par le régime des talibans depuis le 15 août 2021, qui restreignent l’accès des filles et des femmes à l’éducation, à l’exercice d’une activité professionnelle et aux soins de santé, qui limitent leur participation à la vie publique et politique ainsi que leur liberté de mouvement et leur pratique d’une activité sportive, qui leur imposent, en outre, de couvrir l’intégralité de leur corps et de leur visage et qui les privent de protection contre les violences fondées sur le genre et contre les violences domestiques, sont susceptibles d’être considérés, au regard de leur effet cumulé et de leur intensité, comme un « acte de persécution » au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive 2011/95. Dans ce contexte, la Cour est donc invitée à compléter les principes qu’elle a déjà dégagés dans les arrêts du 5 septembre 2012, Y et Z ( 3 ), et du 7 novembre 2013, X e.a. ( 4 ), quant à l’interprétation de la notion d’« actes de persécution » au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2004/83/CE ( 5 ), qui a été abrogée et remplacée par la directive 2011/95, l’article 9 étant rédigé, dans ces deux directives, de manière quasiment identique. |
5. |
En outre, la juridiction de renvoi demande à la Cour si, dans le cadre de l’examen du statut individuel et de la situation personnelle de la demandeuse, requis aux fins de l’évaluation individuelle de la demande de protection internationale, l’autorité compétente peut conclure à l’existence d’une crainte fondée de subir un tel acte de persécution en raison de son genre, sans avoir à rechercher d’autres éléments propres à sa situation personnelle. |
6. |
Cette seconde question, relative à la portée de l’évaluation individuelle requise par le législateur de l’Union à l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2011/95, s’inscrit dans un contexte particulier. En effet, certains États membres, comme les Royaumes de Suède ( 6 ) et de Danemark ( 7 ) ou encore la République de Finlande ( 8 ), ont déjà décidé d’accorder le statut de réfugié aux ressortissantes afghanes d’une manière quasi-automatique, en raison uniquement de leur genre, ces États s’inscrivant alors dans la lignée de ceux qui, dès le mois d’août 2021, envisageaient la mise en œuvre du régime de protection temporaire établi par la directive 2001/55/CE ( 9 ). L’Agence de l’Union européenne pour l’asile (AUEA) conclut, pour sa part, dans son dernier rapport d’information sur l’Afghanistan (2023), qu’une crainte fondée de persécution sera en général établie pour les filles et les femmes afghanes au regard des mesures adoptées par le régime des talibans ( 10 ), le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) soulignant également, dans sa déclaration émise dans le contexte des présents renvois préjudiciels, qu’il existe une présomption de reconnaissance du statut de réfugié à l’égard des filles et des femmes afghanes ( 11 ). |
7. |
Dans les présentes conclusions, j’exposerai les raisons pour lesquelles je considère les mesures visées par la juridiction de renvoi comme constitutives d’un « acte de persécution » au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive 2011/95. J’expliquerai que la discrimination grave, systématique et institutionnalisée exercée à l’égard des filles et des femmes afghanes a pour conséquence de priver ces dernières de leurs droits les plus essentiels dans une vie en société et porte atteinte au plein respect de la dignité humaine, tel que consacré par l’article 2 TUE ainsi que par l’article 1er de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ( 12 ). |
8. |
J’exposerai également les motifs pour lesquels je considère que rien ne s’oppose à ce que l’autorité compétente conclue à l’existence d’une crainte fondée de persécution en raison du seul genre de la demandeuse, sans avoir à rechercher d’autres éléments propres à sa situation personnelle. |
II. Le cadre juridique
A. La CEDH
9. |
L’article 15 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ( 13 ), intitulé « Dérogation en cas d’état d’urgence », prévoit, à ses paragraphes 1 et 2 : « 1. En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente [c]onvention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international. 2. La disposition précédente n’autorise aucune dérogation à l’article 2 [“Droit à la vie”], sauf pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre, et aux articles 3 [“Interdiction de la torture”], 4 (paragraphe 1) [“Interdiction de l’esclavage”] et 7 [“Pas de peine sans loi”]. » |
B. La directive 2011/95
10. |
Le considérant 14 de la directive 2011/95 énonce : « Les États membres devraient pouvoir prévoir ou maintenir des conditions plus favorables que les normes énoncées dans la présente directive pour les ressortissants de pays tiers ou les apatrides qui demandent à un État membre une protection internationale, lorsqu’une telle demande est comprise comme étant introduite au motif que la personne concernée a la qualité de réfugié au sens de l’article 1er, section A, de la convention [relative au statut des réfugiés ( 14 ), telle que complétée par le protocole relatif au statut des réfugiés ( 15 ) (ci‑après la « convention de Genève »)], ou est une personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire. » |
11. |
L’article 2, sous d), de cette directive prévoit : « Aux fins de la présente directive, on entend par : [...]
|
12. |
L’article 3 de ladite directive, intitulé « Normes plus favorables », dispose : « Les États membres peuvent adopter ou maintenir des normes plus favorables pour décider quelles sont les personnes qui remplissent les conditions d’octroi du statut de réfugié ou de personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et pour déterminer le contenu de la protection internationale, dans la mesure où ces normes sont compatibles avec la présente directive. » |
13. |
L’article 4 de la directive 2011/95, intitulé « Évaluation des faits et circonstances », est libellé comme suit : « 1. Les États membres peuvent considérer qu’il appartient au demandeur de présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale. Il appartient à l’État membre d’évaluer, en coopération avec le demandeur, les éléments pertinents de la demande. 2. Les éléments visés au paragraphe 1 correspondent aux déclarations du demandeur et à tous les documents dont le demandeur dispose concernant son âge, son passé, y compris ceux des parents à prendre en compte, son identité, sa ou ses nationalités, le ou les pays ainsi que le ou les lieux où il a résidé auparavant, ses demandes d’asile antérieures, son itinéraire, ses titres de voyage, ainsi que les raisons justifiant la demande de protection internationale. 3. Il convient de procéder à l’évaluation individuelle d’une demande de protection internationale en tenant compte des éléments suivants :
[...] » |
14. |
L’article 9 de cette directive, intitulé « Actes de persécution », prévoit, à ses paragraphes 1 et 2 : « 1. Pour être considéré comme un acte de persécution au sens de l’article 1er, section A, de la convention de Genève, un acte doit :
2. Les actes de persécution, au sens du paragraphe 1, peuvent notamment prendre les formes suivantes :
[...]
|
III. Les faits des litiges au principal et les questions préjudicielles
15. |
La requérante au principal dans l’affaire C‑608/22, AH, est une ressortissante afghane née en 1995. Après être entrée en Autriche le 31 août 2015, elle a introduit dans cet État membre une demande de protection internationale. Au soutien de sa demande, elle a indiqué, entre autres, qu’elle avait fui un mariage forcé planifié par son père. La requérante, alors âgée d’environ 14 ans, se serait enfuie avec sa mère vers l’Iran, où elle aurait vécu avec ses deux sœurs jusqu’en 2015. Elle aurait présenté sa demande en Autriche parce que son époux, avec lequel elle se serait mariée lors d’un séjour en Grèce, y vivait déjà. |
16. |
La requérante au principal dans l’affaire C‑609/22, FN, est également une ressortissante afghane née en 2007. Elle a déposé une demande de protection internationale en Autriche en 2020. Elle n’aurait jamais vécu en Afghanistan. Elle aurait en dernier lieu vécu avec sa mère et ses deux sœurs en Iran, pays qu’elle aurait fui au motif que les membres de sa famille n’y disposaient pas d’un titre de séjour et n’étaient pas autorisés à travailler et qu’elle-même ne pouvait pas être scolarisée. Elle a indiqué que, en cas de retour en Afghanistan, elle serait exposée, en tant que femme, à un risque d’enlèvement, qu’elle ne pourrait pas se rendre à l’école et qu’elle risquait de ne pas pouvoir subvenir à ses besoins en l’absence de famille sur place. FN aurait également fait valoir, à l’appui de sa demande, qu’elle voulait vivre de manière libre et disposer des mêmes droits que les hommes. |
17. |
Le Bundesamt für Fremdenwesen und Asyl (Office fédéral pour le droit des étrangers et le droit d’asile, Autriche) a estimé que les arguments avancés par AH concernant le motif de fuite n’étaient pas crédibles et que FN n’était pas exposée à un risque réel de persécution en Afghanistan, au vu des rapports disponibles au moment de la décision, à savoir au mois d’octobre 2020. Cette autorité a ainsi refusé d’octroyer le statut de réfugié au sens de l’article 2, sous e), de la directive 2011/95 dans les deux cas. Elle a cependant accordé à AH et à FN le bénéfice de la protection subsidiaire au motif que, en l’absence de réseau social en Afghanistan, elles seraient exposées à des difficultés de nature économique et sociale si elles y retournaient. |
18. |
AH et FN ont chacune introduit contre les décisions refusant de leur octroyer le statut de réfugié un recours devant le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral, Autriche), en faisant notamment valoir que, à la suite de la prise de pouvoir par le régime des talibans à l’été 2021, la situation en Afghanistan avait changé d’une manière telle que les femmes étaient désormais exposées à des persécutions de grande ampleur. FN considère que le seul fait d’être une femme afghane devrait conduire à l’octroi du statut de réfugié, comme l’aurait admis le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative) dans sa jurisprudence datant de l’époque de la précédente prise de pouvoir par les talibans. |
19. |
Le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral) a rejeté ces deux recours comme étant non fondés, relevant, notamment, que, eu égard aux conditions de vie des requérantes en Autriche, elles n’avaient pas adopté un « mode de vie occidental » qui serait devenu une composante de leur identité à ce point essentielle qu’il leur serait impossible d’y renoncer afin d’échapper à des menaces de persécution dans leur pays d’origine. |
20. |
AH et FN ont chacune introduit un recours en Revision devant le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative), en faisant de nouveau valoir que la situation des femmes sous le nouveau régime taliban justifiait, à elle seule, de leur octroyer le statut de réfugié. |
21. |
Dans ces conditions, le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes, identiques dans les deux affaires :
|
22. |
Par décision du président de la Cour du 13 octobre 2022, ces affaires ont été jointes aux fins des phases écrite et orale de la procédure ainsi que de la décision de la Cour. |
23. |
Des observations écrites ont été déposées par les requérantes, par les gouvernements autrichien, belge, espagnol et français ainsi que par la Commission européenne. |
IV. Analyse
24. |
Conformément à l’article 2, sous d), de la directive 2011/95, la reconnaissance du statut de réfugié implique que le ressortissant du pays tiers concerné soit confronté à une crainte fondée d’être persécuté dans son pays d’origine, en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social. |
25. |
Pour accorder le statut de réfugié, l’autorité compétente doit donc parvenir à la conclusion qu’il existe une persécution ou un risque de persécution à l’égard de l’intéressé. |
26. |
D’une part, il résulte de la combinaison des articles 9 et 10 de la directive 2011/95 que la notion de « persécution » se compose de deux éléments. |
27. |
Le premier est l’élément matériel. Il s’agit de l’« acte de persécution » défini à l’article 9 de cette directive. Cet élément est déterminant puisqu’il fonde la crainte de l’individu et explique l’impossibilité ou le refus de celui-ci de se réclamer de la protection de son pays d’origine. Par sa première question préjudicielle, la juridiction de renvoi cherche ainsi à déterminer si les mesures discriminatoires adoptées par le régime des talibans à l’égard des filles et des femmes atteignent le niveau de gravité requis par l’article 9 de ladite directive pour être qualifiées d’« actes de persécution ». Le second est l’élément intellectuel. Il s’agit du motif, visé à l’article 10 de la même directive, pour lequel l’acte ou l’ensemble d’actes ou de mesures est commis ou appliqué. Ce dernier élément n’est pas en question dans les présentes affaires. |
28. |
D’autre part, l’autorité compétente doit examiner, sur la base d’une évaluation des faits et des circonstances entourant la demande de protection internationale exigée par l’article 4 de la directive 2011/95, si la crainte du demandeur d’être persécuté, une fois de retour dans son pays d’origine, est fondée. Par sa seconde question préjudicielle, la juridiction de renvoi se demande si, au regard notamment de l’article 4, paragraphe 3, de cette directive, une femme afghane peut bénéficier de la protection internationale sans qu’il soit procédé à un examen individuel de sa situation, compte tenu de ce que certaines femmes pourraient ne pas rejeter, voire approuver, les mesures adoptées ou tolérées par les talibans, lesquelles pourraient ainsi ne pas avoir d’incidence sur la situation concrète de ces femmes. |
A. La portée de la notion d’« actes de persécution » au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive 2011/95 (première question)
29. |
Par sa première question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, à la Cour si l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive 2011/95 doit être interprété en ce sens que les actes et les mesures discriminatoires imposant aux filles et aux femmes de sévères restrictions à leur liberté de mouvement, à leur participation à la vie publique et politique, à leur accès à l’éducation et aux soins de santé, à leur exercice d’une activité professionnelle et d’une activité sportive, les privant, en outre, de protection contre les violences fondées sur le genre et contre les violences domestiques et imposant à ces dernières un code vestimentaire couvrant l’intégralité de leur corps et de leur visage, constituent un « acte de persécution ». |
1. Observations liminaires
30. |
Dans leurs observations, AH, le gouvernement belge ainsi que la Commission expriment des doutes concernant la portée de cette question. |
31. |
Premièrement, la Commission et le gouvernement belge soulignent qu’il n’appartient pas à la Cour de se prononcer, in abstracto, sur le point de savoir si l’accumulation des mesures expressément visées par la juridiction de renvoi constitue un « acte de persécution » au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive 2011/95. Il est vrai que, conformément à l’article 4 de cette directive et à l’article 10, paragraphe 3, de la directive 2013/32/UE ( 16 ), cette appréciation relève de la seule responsabilité de l’autorité compétente, laquelle doit apprécier les besoins de protection internationale du demandeur au terme d’un examen approprié, complet et actualisé. |
32. |
Toutefois, je ne pense pas que la première question préjudicielle soit posée dans ces termes. La juridiction de renvoi vise, en effet, uniquement à comprendre la manière dont il convient d’apprécier la gravité de ces mesures résultant de leur effet cumulé, en comparaison du niveau de gravité requis par l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2011/95. Ainsi qu’en témoigne l’emploi de l’adverbe « notamment » dans la formulation de cette question, cette juridiction n’a pas entendu répertorier l’ensemble des mesures auxquelles sont susceptibles d’être exposées les ressortissantes afghanes en cas de retour dans leur pays d’origine. L’ampleur de ces mesures s’intensifie régulièrement comme l’illustre le dernier rapport d’information sur l’Afghanistan (2023) de l’AUEA ( 17 ) ainsi que le récent décret adopté par le régime des talibans ordonnant la fermeture des instituts de beauté, seul endroit « public » où les femmes étaient encore autorisées à se rassembler. Ladite juridiction a conscience que, si lesdites mesures, prises isolément, appellent la réprobation, elles ne constituent pas une atteinte à un droit absolu tel que visé à l’article 15, paragraphe 2, de la CEDH et pour laquelle aucune dérogation n’est possible et que, prises dans leur ensemble, elles pourraient ne pas être considérées comme atteignant le degré de gravité requis aux termes de l’article 9, paragraphe 1, sous a), de cette directive. |
33. |
Deuxièmement, AH soutient, dans ses observations, qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les mesures discriminatoires visées par la juridiction de renvoi sous l’angle de l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive 2011/95, puisque les filles et les femmes afghanes sont également exposées à des actes affectant de manière grave leurs droits fondamentaux au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous a), de cette directive. Il est évident, en effet, que les actes de violence fondés sur le genre et les actes de violence domestique, que celles-ci risquent de subir en cas de retour dans leur pays d’origine, peuvent constituer, en raison soit de leur nature, soit de leur répétition, une « violation grave des droits fondamentaux de l’homme », et donc un acte de persécution au sens de cette disposition ( 18 ). |
34. |
Il ne fait non plus guère de doute que les poursuites et les sanctions auxquelles s’exposent les ressortissantes afghanes lorsqu’elles ne respectent pas les prescriptions qui leur sont imposées sont, à elles seules, susceptibles de constituer un acte de persécution au sens dudit article 9, paragraphe 1, sous a), en tant qu’elles peuvent se traduire par des atteintes graves et intolérables à la personne humaine. |
35. |
Je signale, toutefois, que les questions préjudicielles portent sur la qualification des mesures discriminatoires adoptées à l’égard des filles et des femmes afghanes au regard de l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive 2011/95 et que l’autorité compétente est tenue de procéder à une caractérisation complète des actes de persécution ou des atteintes graves que la demandeuse risque de subir si elle est renvoyée dans son pays d’origine. |
36. |
D’une part, il découle des exigences posées à l’article 4 de la directive 2011/95 que l’autorité nationale compétente est tenue de mener un examen approprié et efficace de la demande de protection internationale afin de garantir une évaluation exhaustive des besoins de protection de l’intéressé. La Cour a ainsi jugé, dans l’arrêt Y et Z, « que, lorsqu’une autorité compétente procède, conformément à l’article 4, paragraphe 3, de [cette] directive, à l’évaluation individuelle d’une demande de protection internationale, elle se doit de tenir compte de tous les actes auxquels le demandeur a été ou risque d’être exposé afin de déterminer si, compte tenu de sa situation personnelle, ces actes peuvent être considérés comme une persécution au sens de l’article 9, paragraphe 1, de [ladite] directive » ( 19 ). |
37. |
D’autre part, cela doit permettre d’éviter les situations délicates dans lesquelles l’intéressé serait considéré, en application de l’article 11, paragraphe 1, sous e), de la directive 2011/95, comme cessant d’être une personne pouvant bénéficier du statut de réfugié en raison d’un changement de circonstances dans son pays d’origine et se verrait donc retirer de manière prématurée son statut à la suite d’une caractérisation insuffisante des risques. |
38. |
Dans ces circonstances, s’il est évident que certaines mesures discriminatoires en cause constituent de manière flagrante un acte de persécution au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2011/95, il appartient à l’autorité nationale compétente d’établir, à l’issue de son appréciation des risques, la mesure dans laquelle les demandeuses sont également susceptibles de subir des actes de persécution relevant de l’article 9, paragraphe 1, sous b), de celle-ci ( 20 ). |
2. Sur le fond
39. |
L’article 9 de la directive 2011/95 définit les éléments qui permettent de considérer un acte comme une persécution au sens de l’article 1er, section A, de la convention de Genève ( 21 ). |
40. |
L’article 9, paragraphe 1, de cette directive concerne les exigences relatives à la nature et à la gravité de l’acte, alors que l’article 9, paragraphe 2, de ladite directive énumère, de manière non exhaustive, les formes qu’un acte de persécution peut revêtir. |
41. |
En l’occurrence, il ne fait aucun doute que les mesures auxquelles se réfère la juridiction de renvoi relèvent de cette énumération, l’interprétation de l’article 9, paragraphe 2, de la directive 2011/95 n’étant pas ici en question. En effet, le législateur de l’Union n’entend pas limiter les actes de persécution aux actes de violences physiques, mais entend, par un texte suffisamment ouvert et adaptable, refléter des formes de persécution extrêmement variées et en constante évolution ( 22 ). Ainsi, conformément à l’article 9, paragraphe 2, sous b), c) et f), de cette directive, les actes de persécution peuvent « notamment » prendre la forme de « mesures légales, administratives, de police et/ou judiciaires qui sont discriminatoires en soi ou mises en œuvre d’une manière discriminatoire », de « poursuites ou sanctions qui sont disproportionnées ou discriminatoires » et d’« actes dirigés contre des personnes en raison de leur genre ou contre des enfants ». |
42. |
En revanche, ces mesures sont-elles susceptibles d’atteindre le niveau de gravité requis par l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2011/95 ? |
43. |
Cet article introduit une distinction selon que l’acte en cause viole les droits fondamentaux de l’homme [sous a)] ou les autres droits de l’homme [sous b)]. |
44. |
S’agissant, dans un premier temps, de l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2011/95, il dispose que l’acte en cause doit « être suffisamment grave du fait de sa nature ou de son caractère répété pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme, en particulier des droits auxquels aucune dérogation n’est possible en vertu de l’article 15, paragraphe 2, de la [CEDH] » ( 23 ). |
45. |
Un acte qui peut ne pas être suffisamment grave, du fait de sa nature, pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme peut, du fait de son caractère répété, atteindre ce degré de gravité et constituer une telle violation. |
46. |
Les droits visés à l’article 15, paragraphe 2, de la CEDH sont les droits dits « absolus » ou « inaliénables » de tout individu. Aucune limitation ne peut leur être apportée, même en cas de danger public exceptionnel « menaçant la vie de la nation ». Il s’agit du droit à la vie, du droit de ne pas être soumis à la torture ni à des peines ou à des traitements inhumains ou dégradants, du droit de ne pas être réduit à l’esclavage ni à la servitude ainsi que du droit de ne pas être arbitrairement arrêté ou détenu ( 24 ). Dans sa position commune 96/196/JAI ( 25 ), le Conseil avait déjà défini la notion de « persécution » comme visant les faits qui constituent une atteinte essentielle aux droits de l’homme, tels que le droit à la vie, le droit à la liberté ou à l’intégrité physique, ou qui ne permettent manifestement pas la poursuite de la vie de la personne qui les a subis dans son pays d’origine ( 26 ). Conformément à l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2011/95, l’acte de persécution doit donc constituer une atteinte grave et intolérable à la personne humaine, et notamment à ses droits les plus essentiels. |
47. |
Toutefois, ainsi que la Cour l’a relevé, cet article se réfère à l’article 15, paragraphe 2, de la CEDH « à titre indicatif » pour déterminer quels actes doivent notamment être considérés comme une persécution ( 27 ). Il en découle que, lorsque le demandeur fonde sa demande de protection internationale sur une atteinte à un droit absolu visé à cette disposition, l’existence de la persécution se trouve établie ipso facto dès lors que cette atteinte est inspirée par des motifs tenant à la race, à la religion, à la nationalité, aux opinions politiques ou à l’appartenance de ce dernier à un certain groupe social. |
48. |
En revanche, lorsque le demandeur fonde sa demande sur une atteinte à un droit fondamental qui n’est pas un droit absolu, la Cour considère qu’une telle atteinte n’oblige pas en soi l’autorité compétente à lui octroyer le statut de réfugié ( 28 ). La Cour considère que cette violation doit atteindre un « certain niveau de gravité » ( 29 ) qui « affect[e] la personne concernée d’une manière significative » ( 30 ). Selon la Cour, il convient donc d’examiner si cette atteinte ne constitue pas une limitation légitime à l’exercice du droit fondamental en cause, auquel cas la qualification d’« acte de persécution » est exclue ( 31 ). Il convient également de déterminer la mesure dans laquelle ladite atteinte peut constituer une violation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée ou qu’elle peut équivaloir à celle de la violation des droits absolus visés à l’article 15, paragraphe 2, de la CEDH ( 32 ). Dans ce contexte, la Cour estime qu’il est nécessaire de dépasser la « nomenclature » du droit ou de la liberté en cause afin de prendre en compte non seulement la gravité intrinsèque de l’acte ou de la mesure et les conséquences en découlant pour la personne affectée, mais également la nature et la gravité de la répression exercée sur l’intéressé ( 33 ). Dans les arrêts Y et Z ainsi que du 4 octobre 2018, Fathi ( 34 ), la Cour a ainsi jugé que le demandeur était exposé à un acte de persécution dans la mesure où, en raison de l’exercice de sa liberté de religion dans son pays d’origine, il courrait un risque réel, notamment, d’être poursuivi ou d’être soumis à des traitements ou à des peines inhumains ou dégradants émanant de l’un des acteurs visés à l’article 6 de la directive 2011/95 ( 35 ). |
49. |
S’agissant, dans un second temps, de l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive 2011/95, auquel la juridiction de renvoi se réfère, il précise qu’un acte de persécution peut également être une accumulation de diverses mesures, y compris des violations des droits de l’homme, qui soit suffisamment grave pour affecter un individu d’une manière comparable à ce qui est indiqué à l’article 9, paragraphe 1, sous a), de cette directive. |
50. |
Le législateur de l’Union vise ici des actes ou des mesures, y compris des violations des droits de l’homme, qui, pris isolément, ne constituent pas une violation des droits fondamentaux du demandeur. Ainsi qu’en témoignent les termes de cette disposition, ces actes ou ces mesures ne peuvent équivaloir à une persécution que dans la mesure où, en raison de leur « accumulation », ils affectent le demandeur d’une manière comparable à une violation grave d’un droit fondamental de l’homme au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous a), de ladite directive ( 36 ). |
51. |
Ce dernier élément est déterminant puisqu’il doit permettre de différencier la notion d’« actes de persécution » de toute autre mesure discriminatoire. En effet, l’objectif du régime d’asile européen commun est non pas d’accorder une protection toutes les fois qu’une personne ne peut pas pleinement et effectivement exercer, dans son pays d’origine, les garanties qui lui sont reconnues par la Charte ou la CEDH, mais de restreindre la reconnaissance du statut de réfugié aux individus qui risquent d’être exposés à un déni grave ou à une violation systémique de leurs droits les plus essentiels et dont la vie est devenue, de ce fait, intolérable dans ce pays. |
52. |
Pour déterminer l’existence d’un acte matériel de persécution, il est donc nécessaire d’examiner la mesure dans laquelle les restrictions ou les discriminations dont le demandeur souffre dans l’exercice de ses droits, y compris d’un droit fondamental, emportent, en raison de leur effet cumulé, des conséquences graves pour ce demandeur dans son pays d’origine, atteignant un niveau de gravité équivalant à une violation grave de l’un de ses droits fondamentaux ( 37 ). Dans le cadre de la convention de Genève, le HCR souligne qu’il n’est pas possible d’établir une règle générale quant aux raisons cumulatives qui peuvent donner lieu à une demande valable du statut de réfugié ( 38 ). Selon lui, une mesure discriminatoire ne constituera une persécution que si elle entraîne des conséquences gravement préjudiciables pour la personne affectée, telles que de graves restrictions au droit de gagner sa vie, au droit de pratiquer sa religion ou encore d’accéder aux établissements d’enseignement et dépendra de l’ensemble des circonstances, notamment le contexte géographique, historique et ethnologique particulier ( 39 ). |
53. |
À l’image des principes que la Cour a dégagés concernant l’interprétation de l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2011/95, l’autorité compétente doit examiner, au regard de la situation personnelle de l’intéressé, la situation concrète à laquelle celui-ci s’expose dans son pays d’origine, en tenant compte non seulement de la nature et de la gravité des mesures discriminatoires qu’il risque de subir et des conséquences en découlant pour lui, mais également de la nature et de la gravité des sanctions auxquelles celui-ci s’expose lorsqu’il ne respecte pas les limitations et les restrictions qui lui sont ainsi imposées. Je rappelle, en effet, que, conformément à la jurisprudence de la Cour, les actes qui peuvent être considérés comme une persécution au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2011/95 doivent être identifiés en fonction de la gravité des mesures et des sanctions prises ou susceptibles d’être prises à l’égard de l’intéressé ( 40 ). |
54. |
En l’occurrence, il ne fait aucun doute que, indépendamment de la nature de la répression à laquelle s’exposent les filles et les femmes afghanes en cas de non-respect des prescriptions adoptées par le régime des talibans – lesquelles sont à elles seules susceptibles de constituer un acte de persécution au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2011/95, en tant qu’elles peuvent se traduire par des atteintes graves et intolérables à la personne humaine –, les actes et les mesures discriminatoires en cause atteignent un degré de gravité équivalant à celui qu’implique la violation des droits absolus visés à l’article 15, paragraphe 2, de la CEDH tant par leur intensité et leur effet cumulé que par les conséquences qu’ils engendrent pour la personne affectée. |
55. |
Les restrictions d’accès aux services de santé sont d’une sévérité telles qu’elles portent atteinte au droit fondamental relatif à la protection de la santé consacré à l’article 35 de la Charte et exposent les filles et les femmes afghanes à un risque de traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte, faute d’accès aux services de santé compétents. Les restrictions d’accès à l’éducation, à la formation professionnelle et au marché de l’emploi violent les droits des femmes d’accéder à l’éducation et de travailler, reconnus en particulier aux articles 14 et 15 de la Charte, les exposant au risque de ne pas pouvoir faire face à leurs besoins les plus élémentaires et à ceux de leurs enfants, tels que ceux de se nourrir, de se laver et de se loger ( 41 ). De telles restrictions, par la gravité des privations qu’elles impliquent, sont susceptibles de compromettre leur intégrité physique ou mentale, autant que les menaces plus directes à la vie. À cet égard, ces filles et ces femmes se trouvent également privées de protection juridique contre les violences fondées sur le genre et contre les violences domestiques, ce qui, au-delà de l’atteinte portée au principe de l’égalité devant la loi et au droit à un recours effectif, peut constituer une atteinte au droit à la vie et à l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants ( 42 ). |
56. |
À ces mesures s’ajoutent les autres mesures discriminatoires adoptées à l’égard des filles et des femmes afghanes qui tendent à limiter, voire interdire, leur liberté de mouvement dans l’espace public, leurs libertés d’expression et d’association ou bien encore leur liberté de participer aux fonctions politiques et au processus de décision politique. L’ensemble de ces mesures témoigne de la volonté manifeste des acteurs de la persécution d’exclure les filles et les femmes de la vie en société en répudiant leurs droits, qu’ils soient civils, politiques, économiques, sociaux ou culturels. En raison de leur effet cumulé et de leur application délibérée et systématique, lesdites mesures témoignent de l’établissement d’une organisation sociale fondée sur un régime de ségrégation et d’oppression à l’égard des filles et des femmes, dans lequel ces dernières sont exclues de la société civile et privées du droit de mener une vie digne et décente dans leur pays d’origine. |
57. |
Dans ses conclusions dans les affaires jointes Y et Z, l’avocat général Bot soulignait que « la persécution vise un acte d’une gravité ultime, parce qu’elle consiste à dénier de manière flagrante et avec acharnement les droits les plus essentiels de la personne humaine, en raison de sa couleur de peau, de sa nationalité, de son sexe et de ses orientations sexuelles, de ses convictions politiques ou de ses croyances religieuses. Quelle que soit la forme qu’elle emprunte et au-delà de la discrimination qu’elle opère, la persécution s’accompagne de la négation de la personne humaine et s’emploie à l’exclure de la société. Derrière la persécution se profile l’idée d’une interdiction, l’interdiction de vivre en société avec d’autres en raison de son sexe, l’interdiction d’être traité sur un pied d’égalité en raison de ses convictions ou celle d’avoir accès aux soins et à l’éducation en raison de sa race. Ces interdictions comportent en soi une sanction, la sanction de ce que l’individu est ou de ce qu’il représente » ( 43 ). |
58. |
En l’occurrence, il ne fait guère de doute que, quelle que soit la forme que les mesures discriminatoires empruntent, qu’il s’agisse des décrets adoptés par le régime en place ou des actes tolérés par ce dernier, celles-ci comportent en elles-mêmes une sanction, la sanction de ce que la femme est ou de ce qu’elle représente dans ce pays. En effet, ces mesures aboutissent à dénier de manière flagrante et avec acharnement les droits les plus essentiels des filles et des femmes, en raison de leur genre, en les privant de leur identité et en rendant leur vie quotidienne intolérable. |
59. |
Au regard de ces éléments, je considère que l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive 2011/95 doit être interprété en ce sens que relève de la notion d’« actes de persécution » une accumulation d’actes et de mesures discriminatoires adoptés dans un pays à l’égard des filles et des femmes qui restreignent, voire interdisent, notamment, leur accès à l’éducation et aux soins de santé, leur exercice d’une activité professionnelle, leur participation à la vie publique et politique, leur liberté d’aller et venir et de pratiquer une activité sportive, qui les privent de protection contre les violences fondées sur le genre et contre les violences domestiques et leur imposent de se couvrir entièrement le corps et le visage, en tant que ces actes et ces mesures, par leur effet cumulé, ont pour conséquence de priver ces filles et ces femmes de leurs droits les plus essentiels dans une vie en société et portent ainsi atteinte au plein respect de la dignité humaine, tel que consacré par l’article 2 TUE ainsi que par l’article 1er de la Charte. |
B. La portée de l’évaluation individuelle à laquelle l’autorité compétente est tenue de procéder en vertu de l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2011/95 (seconde question)
60. |
Par sa seconde question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, à la Cour si l’article 4, paragraphe 3, sous c), de la directive 2011/95 doit être interprété en ce sens qu’il impose à l’autorité compétente de prendre en considération des éléments propres à la situation personnelle de la demandeuse, autres que son genre, pour déterminer si les mesures discriminatoires auxquelles elle a été ou risque d’être exposée dans son pays d’origine constituent une persécution au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous b), de cette directive. |
61. |
En particulier, cette juridiction se demande s’il est suffisant d’établir que la demandeuse est une femme ou s’il est nécessaire de démontrer que cette femme est visée spécifiquement en raison d’autres éléments propres à sa situation personnelle. |
62. |
Cette question repose sur deux types de considérations. |
63. |
D’une part, elle trouve son origine dans la jurisprudence que la juridiction de renvoi a dégagée concernant l’appréciation des demandes de protection internationale introduites par des filles et des femmes afghanes fuyant le précédent régime des talibans en Afghanistan. Selon cette jurisprudence, antérieure à l’adoption de la directive 2011/95, la situation de ces filles et ces femmes devait, dans son ensemble, être qualifiée de suffisamment grave pour considérer que les mesures discriminatoires qui les visaient constituaient, en elles-mêmes, des actes de persécution au sens de la convention de Genève. Partant, une demandeuse se voyait octroyer le statut de réfugié du seul fait de sa qualité de fille ou de femme afghane. À la suite de la chute du régime des talibans, la juridiction de renvoi a modifié sa jurisprudence et a considéré que seules pouvaient bénéficier de la protection internationale les filles et les femmes qui risquaient d’être persécutées en raison de l’adoption d’un « mode de vie d’inspiration occidentale » devenu à ce point essentiel pour leur identité qu’il ne pouvait être exigé qu’elles y renoncent afin d’échapper à une menace de persécution, une telle appréciation reposant sur l’examen in concreto des circonstances du cas d’espèce. |
64. |
D’autre part, la juridiction de renvoi souligne que, si les mesures adoptées par le régime des talibans visent les filles et les femmes dans leur ensemble, il se pourrait que, dans un cas particulier, l’une d’elles ne soit pas concrètement exposée à l’une ou plusieurs de ces mesures, de sorte que les mesures discriminatoires auxquelles elle est exposée n’atteindraient pas, par leur effet cumulé, un niveau de gravité comparable à ce qui est prévu à l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2011/95. |
65. |
L’article 4 de la directive 2011/95 énonce les règles relatives à l’évaluation des faits et des circonstances sur lesquels repose l’examen du besoin de protection internationale. La Cour a jugé que cet article est applicable à toutes les demandes de protection internationale, quels que soient les motifs de persécution invoqués à l’appui de ces demandes ( 44 ). |
66. |
L’article 4, paragraphe 3, de la directive 2011/95 impose à l’autorité compétente de procéder à une évaluation individuelle de la demande. Celle-ci doit permettre à cette autorité d’identifier la personne qui a réellement besoin de protection internationale et d’apprécier sa crédibilité ( 45 ). Dans le cadre de cette évaluation, ladite autorité est tenue, conformément à l’article 4, paragraphe 3, sous c), de cette directive, de tenir compte « [du] statut individuel et [de] la situation personnelle du demandeur, y compris des facteurs comme son passé, son sexe et son âge, pour déterminer si, compte tenu de la situation personnelle [de celui-ci], les actes auxquels [il] a été ou risque d’être exposé pourraient être considérés comme une persécution » ( 46 ). Le législateur de l’Union n’énonce pas de règles particulières quant au poids ou à l’importance qu’il convient d’accorder aux éléments propres au statut individuel ou à la situation individuelle du demandeur. |
67. |
En exigeant à l’article 4, paragraphe 1, et à l’article 10, paragraphe 3, sous a), de la directive 2013/32 que l’autorité compétente réalise un examen de la demande qui soit approprié et exhaustif ( 47 ), le législateur de l’Union accorde à cette autorité la marge d’appréciation suffisante pour déterminer, au cas par cas et au regard de l’ensemble des informations dont elle dispose, les éléments pertinents de la demande aux fins de l’examen du besoin de protection internationale du demandeur. Ladite autorité est, en effet, la mieux placée pour déterminer les éléments à prendre en considération, au regard des faits et des circonstances sur lesquels repose la demande ( 48 ). |
68. |
La Cour a reconnu l’existence de cette marge d’appréciation dans sa jurisprudence. |
69. |
Ainsi, dans les arrêts du 2 décembre 2014, A e.a. ( 49 ), et du 25 janvier 2018, F ( 50 ), relatifs à une crainte de persécution en raison de l’orientation sexuelle, la Cour a jugé que, même si les dispositions de l’article 4 de la directive 2011/95 sont applicables à toutes les demandes de protection internationale, quels que soient les motifs de persécution invoqués à l’appui de ces demandes, il appartient aux autorités compétentes d’adapter leurs modalités d’appréciation des déclarations et des éléments de preuve documentaires ou autres en fonction des caractéristiques propres à chaque catégorie de demande de protection internationale, dans le respect des droits garantis par la Charte ( 51 ). La Cour n’a donc pas exclu que certaines formes d’expertise se révèlent utiles à l’évaluation des faits et des circonstances, à condition qu’elles soient réalisées dans le respect des droits fondamentaux du demandeur de protection internationale ( 52 ). |
70. |
En outre, dans l’arrêt du 17 février 2009, Elgafaji ( 53 ), relatif à une crainte de subir des menaces graves et individuelles en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé, la Cour a admis que l’existence de telles menaces peut exceptionnellement être considérée comme établie lorsque le degré de violence aveugle caractérisant le conflit armé en cours, apprécié par les autorités nationales compétentes, atteint un niveau si élevé qu’un civil renvoyé dans le pays concerné ou, le cas échéant, dans la région concernée courrait, du seul fait de sa présence sur le territoire, un risque réel de subir ces menaces, et ce sans qu’il soit tenu de rapporter la preuve qu’il est visé spécifiquement en raison d’éléments propres à sa situation personnelle ( 54 ). |
71. |
Il en résulte que l’exigence même de procéder à une évaluation individuelle de la demande de protection internationale suppose que l’autorité compétente adapte les modalités d’appréciation des éléments de fait et de preuve en fonction des caractéristiques propres à chacune des demandes. |
72. |
Or, les demandes de protection internationale introduites par les filles et les femmes originaires d’Afghanistan présentent, à mon avis, des caractéristiques propres autorisant, de la part des autorités compétentes, une adaptation des modalités d’appréciation de ces demandes. |
73. |
En effet, les mesures discriminatoires auxquelles les filles et les femmes afghanes risquent d’être exposées relèvent d’un régime de ségrégation et d’oppression qui est mis en œuvre à leur égard du seul fait de leur présence sur le territoire, sans considération de leur identité ou de leur situation personnelle ( 55 ). Certes, s’il est possible qu’une demandeuse ne soit pas affectée par une ou plusieurs des mesures en cause en raison de caractéristiques particulières, celle-ci reste exposée à des restrictions et des privations qui, prises individuellement ou considérées dans leur ensemble, atteignent un niveau de gravité équivalant au niveau de gravité requis par l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2011/95. Ce régime, largement documenté, est d’ailleurs décrit comme ne ressemblant à aucun autre ( 56 ). Tant les rapports établis par l’AUEA, par les organes du Conseil de l’Europe ou relevant du système des Nations unies que les rapports émis par les ONG internationales établissent que le traitement réservé aux filles et aux femmes en Afghanistan est de nature à créer un besoin général de protection internationale pour les demandeuses. |
74. |
Dans de telles circonstances, rien ne s’oppose, à mon sens, à ce qu’une autorité compétente estime, au regard de l’ensemble des informations dont elle dispose, qu’il n’est pas nécessaire d’établir que la demandeuse est visée en raison de caractéristiques distinctives autres que son genre. |
75. |
C’est également en ce sens que statue la Cour européenne des droits de l’homme. Ainsi, celle-ci allège l’exigence selon laquelle le demandeur doit pouvoir établir l’existence d’un risque réel de mauvais traitements en raison de circonstances qui lui sont propres ou de caractéristiques particulières dans les affaires dans lesquelles il est établi que le demandeur fait partie d’un groupe systématiquement ciblé dans son pays d’origine et que la situation générale de violence dans ce pays l’exposera, du seul fait de son retour, à un risque de traitement inhumain ou dégradant contraire à l’article 3 de la CEDH ( 57 ). |
76. |
De telles modalités d’appréciation me semblent également relever de la marge de manœuvre que le législateur de l’Union accorde aux États membres à l’article 3 de la directive 2011/95. En vertu de cet article, les États membres peuvent adopter ou maintenir des normes plus favorables en particulier pour décider quelles sont les personnes qui remplissent les conditions d’octroi du statut de réfugié, à condition néanmoins que ces normes soient compatibles avec cette directive. Ainsi que l’a rappelé la Cour dans l’arrêt du 9 novembre 2021, Bundesrepublik Deutschland (Maintien de l’unité familiale) ( 58 ), lesdites normes peuvent notamment consister en un assouplissement des conditions auxquelles est soumis l’octroi du statut de réfugié et ne doivent pas porter atteinte à l’économie générale ou aux objectifs de ladite directive ( 59 ). |
77. |
Or, de telles modalités d’appréciation ne sauraient, à mon sens, porter une atteinte à l’économie générale et à la finalité de la directive 2011/95, à partir du moment où le statut de réfugié est accordé à l’issue d’un examen approprié et exhaustif du besoin de protection internationale de la demandeuse, conformément aux conditions d’octroi de ce statut énoncées aux chapitres II et III de cette directive. |
78. |
Au vu de ces éléments, je pense que l’article 4, paragraphe 3, sous c), de la directive 2011/95 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce que, dans le cadre de l’examen du statut individuel et de la situation personnelle de la demandeuse, requis aux fins de l’évaluation individuelle de la demande de protection internationale, les autorités nationales compétentes concluent à l’existence d’une crainte fondée de subir des actes de persécution en raison de son genre, sans avoir à rechercher d’autres éléments propres à sa situation personnelle. |
V. Conclusion
79. |
Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche) de la manière suivante :
|
( 1 ) Langue originale : le français.
( 2 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (JO 2011, L 337, p. 9).
( 3 ) C‑71/11 et C‑99/11, ci-après l’« arrêt Y et Z », EU:C:2012:518. Cet arrêt est relatif à l’évaluation d’une demande de protection internationale fondée sur un risque de persécution en raison de la religion du demandeur. Voir, également, arrêt du 4 octobre 2018, Fathi (C‑56/17, EU:C:2018:803).
( 4 ) C‑199/12 à C‑201/12, EU:C:2013:720. Cet arrêt est relatif à l’évaluation d’une demande de protection internationale fondée sur un risque de persécution en raison de l’homosexualité du demandeur.
( 5 ) Directive du Conseil du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts (JO 2004, L 304, p. 12).
( 6 ) Voir communiqués du Migrationsverket (Office des migrations, Suède), du 7 décembre 2022, intitulés « Women from Afghanistan to be granted asylum in Sweden » et « Being a woman from Afghanistan is enough to get protection ».
( 7 ) Voir communiqué du Flygtningenævnet (commission des réfugiés, Danemark), du 30 janvier 2023, disponible à l’adresse Internet suivante : Flygtningenævnet giver asyl til kvinder og piger fra Afghanistan - Fln.
( 8 ) Voir communiqué du Maahanmuuttovirasto (Office national de l’immigration, Finlande), du 15 février 2023, intitulé « Refugee Status to Afghan Women and Girls ».
( 9 ) Directive du Conseil du 20 juillet 2001 relative à des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées et à des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les États membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet accueil (JO 2001, L 212, p. 12). Voir, à la suite de la remarque formulée le 19 août 2021 par Josep Borrell, Haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, Vice-président de la Commission, résolution du Parlement européen, du 16 septembre 2021, sur la situation en Afghanistan [2021/2877(RSP), point 41].
( 10 ) Voir AUEA, Country guidance : Afghanistan, janvier 2023, notamment, point 3.15 (p. 23) ainsi que p. 86 et suiv.
( 11 ) Voir HCR, Statement on the concept of persecution on cumulative grounds in light of the current situation for women and girls in Afghanistan, issued in the context of the preliminary ruling reference to the Court of Justice of the European Union in the cases of AH and FN v. Bundesamt für Fremdenwesen und Asyl (C-608/22 and C-609/22), point 5.1.11.
( 12 ) Ci-après la « Charte ».
( 13 ) Signée à Rome le 4 novembre 1950, ci-après la « CEDH ».
( 14 ) Signée à Genève le 28 juillet 1951 [Recueil des traités des Nations unies, vol. 189, p. 150, no 2545 (1954)] et entrée en vigueur le 22 avril 1954.
( 15 ) Conclu à New York le 31 janvier 1967 et entré en vigueur le 4 octobre 1967.
( 16 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (JO 2013, L 180, p. 60).
( 17 ) Voir note en bas de page 10 des présentes conclusions.
( 18 ) Je me réfère à mes conclusions dans l’affaire Intervyuirasht organ na DAB pri MS (Femmes victimes de violences domestiques) (C‑621/21, EU:C:2023:314, note en bas de page 17).
( 19 ) Voir point 68 de cet arrêt. Italique ajouté par mes soins.
( 20 ) Je ne pense pas que l’emploi de la conjonction « ou » à l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2011/95 s’oppose à une telle interprétation.
( 21 ) Cette convention ne définit pas la notion d’« actes de persécution ». Seul son article 1er, section A, paragraphe 2, premier alinéa, dispose que le terme « réfugié » couvre toute personne qui, « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays » (italique ajouté par mes soins).
( 22 ) Voir, concernant la directive 2004/83, commentaires de la Commission sur l’article 11, intitulé « La nature de la persécution » (devenu l’article 9 de la directive 2004/83), dans la proposition de directive du Conseil, présentée le 12 septembre 2001, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers et les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou de personne qui, pour d’autres raisons, a besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts [COM(2001) 510 final].
( 23 ) Voir arrêt Y et Z (point 57).
( 24 ) Ces droits sont visés respectivement aux articles 2 et 3, à l’article 4, paragraphe 1, et à l’article 7 de la CEDH, ainsi qu’aux article 2 et 4, à l’article 5, paragraphe 1, et à l’article 49 de la Charte.
( 25 ) Position commune du 4 mars 1996 définie par le Conseil sur la base de l’article K.3 du traité sur l’Union européenne, concernant l’application harmonisée de la définition du terme « réfugié » au sens de l’article 1er de la convention de Genève, du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés (JO 1996, L 63, p. 2).
( 26 ) Voir point 4 de cette position commune. Je signale que, en 2001, dans le cadre des travaux du Conseil relatifs à la proposition de directive citée à la note en bas de page 22 des présentes conclusions, le législateur de l’Union s’est référé aux droits fondamentaux de l’homme en insistant tout d’abord sur « la vie, la liberté ou [...] l’intégrité physique », avant de viser, à la suite des réserves exprimées par certains États membres, les droits qui ne peuvent faire l’objet d’aucune dérogation au titre de l’article 15, paragraphe 2, de la CEDH (voir documents disponibles sur le site Internet du Conseil sous les références 13620/01, 11356/02, 12620/02 et 13648/02).
( 27 ) Voir arrêt Y et Z (point 57).
( 28 ) Voir arrêt Y et Z (point 58).
( 29 ) Voir arrêts du 7 novembre 2013, X e.a. (C‑199/12 à C‑201/12, EU:C:2013:720, point 53), ainsi que du 19 novembre 2020, Bundesamt für Migration und Flüchtlinge (Service militaire et asile) (C‑238/19, EU:C:2020:945, point 22 et jurisprudence citée).
( 30 ) Voir arrêt du 4 octobre 2018, Fathi (C‑56/17, EU:C:2018:803, point 94 et jurisprudence citée).
( 31 ) Voir arrêt Y et Z, dans lequel la Cour a, par exemple, indiqué que « sont exclus d’emblée les actes qui constituent des limitations de l’exercice du droit fondamental à la liberté de religion au sens de l’article 10, paragraphe 1, de la [C]harte, prévues par la loi, sans pour autant violer ce droit, car ils sont couverts par l’article 52, paragraphe 1, de la [C]harte » (point 60).
( 32 ) Voir arrêt Y et Z, dans lequel la Cour a précisé que « [l]es actes qui, certes, violent le droit reconnu à l’article 10, paragraphe 1, de la Charte, mais dont la gravité n’équivaut pas à celle de la violation des droits fondamentaux de l’homme auxquels aucune dérogation n’est possible en vertu de l’article 15, paragraphe 2, de la CEDH, ne peuvent pas non plus être considérés comme une persécution au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la directive [2004/83] et de l’article 1 A de la convention de Genève » (point 61, italique ajouté par mes soins).
( 33 ) Voir, à cet égard, arrêt Y et Z, dans lequel la Cour a précisé que les actes qui, par leur gravité intrinsèque jointe à celle de leur conséquence pour la personne affectée, peuvent être considérés comme une persécution doivent être identifiés non pas en fonction de l’élément de la liberté de religion auquel il est porté atteinte, mais en fonction de la nature de la répression exercée sur l’intéressé et des conséquences de cette dernière (points 65 et 66).
( 34 ) C‑56/17, EU:C:2018:803.
( 35 ) Voir arrêts Y et Z (point 67), ainsi que du 4 octobre 2018, Fathi (C‑56/17, EU:C:2018:803, point 95 et jurisprudence citée).
( 36 ) Voir, à cet égard, AUEA, Qualification for International Protection, Judicial analysis, second edition, janvier 2023 [notamment point 1.4.3, relatif à l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive 2011/95].
( 37 ) Voir, à cet égard, analyse juridique cité à la note en bas de page 36 des présentes conclusions, dans laquelle l’AUEA relève qu’« un traitement moins favorable découlant de différences dans le traitement de différents groupes ne constitue pas en soi une persécution. Une législation discriminatoire ou une application discriminatoire de la loi ne peut être considérée comme un acte de persécution que s’il existe des circonstances aggravantes très graves, telles que des conséquences gravement préjudiciables pour le demandeur ». L’AUEA considère que « de sérieuses restrictions du droit d’exercer un métier, de pratiquer sa religion ou d’avoir accès aux établissements d’enseignement peuvent – selon les circonstances –, soit en soi, soit par leur effet cumulé à d’autres restrictions, équivaloir à une persécution si elles affectent un individu d’une manière comparable à une violation grave d’un droit fondamental de l’homme au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous a) de la directive 2011/95. Dans ce contexte, toutes les circonstances individuelles doivent être prises en compte et, en particulier, l’effet de l’accumulation d’actes et/ou de mesures discriminatoires sur les conditions de vie d’une personne » (traductions libres) (point 1.4.4.3).
( 38 ) Voir HCR, Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié et principes directeurs sur la protection internationale au regard de la convention [de Genève], février 2019 (points 53 à 55).
( 39 ) Voir HCR, Guide et principes directeurs sur les procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés au regard de la convention [de Genève], décembre 2011 (points 53 à 55), ainsi que HCR, Principes directeurs sur la protection internationale no 1 : La persécution liée au genre dans le cadre de l’article 1A (2) de la [convention de Genève], 8 juillet 2008 (point 14).
( 40 ) Dans l’arrêt Y et Z, la Cour a jugé qu’une violation du droit à la liberté de religion est susceptible de constituer une persécution au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2004/83 lorsque le demandeur d’asile, en raison de l’exercice de cette liberté dans son pays d’origine, court un risque réel, notamment, d’être poursuivi ou d’être soumis à des traitements ou à des peines inhumains ou dégradants émanant de l’un des acteurs visés à l’article 6 de cette directive (point 67). Voir, également, arrêt du 4 octobre 2018, Fathi (C‑56/17, EU:C:2018:803, point 95).
( 41 ) Selon la Cour, le seuil particulièrement élevé de gravité visé à l’article 4 de la Charte est atteint dans des situations qui se caractérisent par un dénuement matériel extrême de l’intéressé, qui ne permettrait pas à ce dernier de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou le mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine. La Cour s’est référé, dans l’arrêt du 19 mars 2019, Jawo (C‑163/17, EU:C:2019:218, point 92), à l’arrêt de la Cour EDH du 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce (CE:ECHR:2011:0121JUD003069609, § 252 à 263).
( 42 ) Voir, à cet égard, arrêt de la Cour EDH du 9 juin 2009, Opuz c. Turquie (CE:ECHR:2009:0609JUD003340102, § 176).
( 43 ) Voir conclusions de l’avocat général Bot dans les affaires jointes Y et Z (C‑71/11 et C‑99/11, EU:C:2012:224, point 56).
( 44 ) Voir arrêt du 25 janvier 2018, F (C‑473/16, EU:C:2018:36, point 36).
( 45 ) Voir considérant 12 de la directive 2011/95. Voir, également, arrêts du 30 janvier 2014, Diakité (C‑285/12, EU:C:2014:39, point 33) ; du 18 décembre 2014, M’Bodj (C‑542/13, EU:C:2014:2452, point 37) ; du 25 janvier 2018, F (C‑473/16, EU:C:2018:36, point 34), et du 10 juin 2021, Bundesrepublik Deutschland (Notion de menaces graves et individuelles) (C‑901/19, EU:C:2021:472, point 44). Je rappelle que la prise en compte de la situation personnelle du demandeur doit en outre permettre à l’autorité compétente d’évaluer si un demandeur nécessite des garanties procédurales spéciales conformément à l’article 24 de la directive 2013/32 et d’identifier les avantages qui devront être conférés aux bénéficiaires de la protection internationale en vertu de l’article 20, paragraphes 3 et 4, de la directive 2011/95.
( 46 ) Italique ajouté par mes soins. Voir, à cet égard, AUEA, Analyse juridique, Évaluation des éléments de preuve et de la crédibilité dans le contexte du régime d’asile européen commun, 2018, dans laquelle l’AUEA relève que l’effet combiné des mesures discriminatoires doit être apprécié à la lumière de la situation personnelle du demandeur en tenant compte de tous les actes auxquels le demandeur a été ou risque d’être exposé (point 4.3.1, p. 67).
( 47 ) Voir considérants 18 et 20 de la directive 2013/32.
( 48 ) Ainsi, il découle de l’article 18, paragraphe 1, de la directive 2013/32 que l’autorité compétente peut, si elle le juge pertinent pour procéder à l’évaluation d’une demande conformément à l’article 4 de la directive 2011/95, prendre, sous réserve du consentement du demandeur, les mesures nécessaires pour que le demandeur soit soumis à un examen médical portant sur des signes de persécutions ou d’atteintes graves qu’il aurait subies dans le passé.
( 49 ) C‑148/13 à C‑150/13, EU:C:2014:2406.
( 50 ) C‑473/16, EU:C:2018:36.
( 51 ) Voir arrêts du 2 décembre 2014, A e.a. (C‑148/13 à C‑150/13, EU:C:2014:2406, point 54), et du 25 janvier 2018, F (C‑473/16, EU:C:2018:36, point 36).
( 52 ) Voir arrêt du 25 janvier 2018, F (C‑473/16, EU:C:2018:36, point 37). Les méthodes utilisées doivent être conformes aux dispositions des directives 2011/95 et 2013/32, ainsi que, comme il ressort, respectivement, des considérants 16 et 60 de ces directives, aux droits fondamentaux garantis par la Charte, tels que le droit au respect de la dignité humaine, consacré à l’article 1er de la Charte, ainsi que le droit au respect de la vie privée et familiale, garanti par l’article 7 de celle-ci. Voir, en ce sens, arrêt du 2 décembre 2014, A e.a. (C‑148/13 à C‑150/13, EU:C:2014:2406, point 53).
( 53 ) C‑465/07, EU:C:2009:94.
( 54 ) Voir arrêts du 17 février 2009, Elgafaji (C‑465/07, EU:C:2009:94, point 43), et du 10 juin 2021, Bundesrepublik Deutschland (Notion de menaces graves et individuelles) (C‑901/19, EU:C:2021:472, point 28).
( 55 ) C’est également l’opinion exprimée par le HCR dans sa déclaration émise dans le contexte des présents renvois : « Alors que, dans le cadre de certaines demandes liées à l’appartenance sexuelle, les demandeurs courront un risque de persécution en raison de circonstances particulières – par exemple la sanction pour transgression des mœurs sociales ; violences domestiques – d’autres courront un tel risque en raison de la situation générale de discrimination et de violence fondée sur le genre dans un pays » (traduction libre) (point 5.2.4).
( 56 ) Voir Conseil des droits de l’homme, Situation des droits de l’homme en Afghanistan, rapport du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme en Afghanistan, 9 septembre 2022 : « Dans aucun autre pays les femmes et les filles n’ont disparu aussi rapidement de tous les pans de la vie publique et sont à ce point défavorisées dans tous les aspects de leur vie » (point 21).
( 57 ) Voir, par exemple, arrêt de la Cour EDH, du 25 février 2020, A.S.N. et autres c. Pays-Bas (CE:ECHR:2020:0225JUD006837717, § 107 et jurisprudence citée).
( 58 ) C‑91/20, EU:C:2021:898.
( 59 ) Voir points 39 et 40 de cet arrêt, ainsi que jurisprudence citée. La Cour a rappelé que sont, en particulier, interdites des normes qui tendent à reconnaître le statut de réfugié à des ressortissants de pays tiers placés dans des situations dénuées de tout lien avec la logique de protection internationale (point 40 et jurisprudence citée).