Choose the experimental features you want to try

This document is an excerpt from the EUR-Lex website

Document 62022CC0077

    Conclusions de l'avocat général M. P. Pikamäe, présentées le 2 mars 2023.
    Grupa Azoty S.A. e.a. contre Commission européenne.
    Pourvoi – Aides d’État – Lignes directrices concernant certaines aides d’État dans le contexte du système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre – Secteurs économiques éligibles – Exclusion du secteur de la fabrication de produits azotés et d’engrais – Recours en annulation – Recevabilité – Droit de recours des personnes physiques ou morales – Article 263, quatrième alinéa, TFUE – Condition selon laquelle le requérant doit être directement concerné.
    Affaires jointes C-73/22 P et C-77/22 P.

    ECLI identifier: ECLI:EU:C:2023:157

     CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

    M. PRIIT PIKAMÄE

    présentées le 2 mars 2023 ( 1 )

    Affaires jointes C‑73/22 P et C‑77/22 P

    Grupa Azoty S.A.,

    Azomureș SA,

    Lipasmata Kavalas LTD Ypokatastima Allodapis

    contre

    Commission européenne (C‑73/22 P)

    et

    Advansa Manufacturing GmbH,

    Beaulieu International Group,

    Brilen, SA,

    Cordenka GmbH & Co. KG,

    Dolan GmbH,

    Enka International GmbH & Co. KG,

    Glanzstoff Longlaville,

    Infinited Fiber Company Oy,

    Kelheim Fibres GmbH,

    Nurel, SA,

    PHP Fibers GmbH,

    Teijin Aramid BV,

    Thrace Nonwovens & Geosynthetics monoprosopi AVEE mi yfanton yfasmaton kai geosynthetikon proïonton,

    Trevira GmbH

    contre

    Dralon GmbH,

    Commission européenne (C‑77/22 P)

    « Pourvoi – Aides d’État – Lignes directrices concernant certaines aides d’État dans le contexte du système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre après 2021 – Secteurs éligibles – Exclusion du secteur de fabrication de produits d’engrais – Recours en annulation – Notion d’“acte attaquable” »

    1.

    Les présentes affaires jointes ont pour objet les pourvois par lesquels les entreprises requérantes demandent l’annulation des ordonnances du Tribunal de l’Union européenne du 29 novembre 2021, Grupa Azoty e.a./Commission (T‑726/20, non publiée), et du 29 novembre 2021, Advansa Manufacturing e.a./Commission (T‑741/20, non publiée) (ci-après les « ordonnances attaquées »), par lesquelles le Tribunal a rejeté comme étant irrecevables leurs recours tendant à l’annulation partielle de la communication de la Commission du 25 septembre 2020 intitulée « Lignes directrices concernant certaines aides d’État dans le contexte du système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre après 2021 » (ci-après les « lignes directrices litigieuses ») ( 2 ).

    2.

    La Cour aura ainsi l’occasion de fournir des éclaircissements d’une grande importance concernant l’interprétation de certaines conditions de recevabilité du recours introduit par les particuliers devant le Tribunal, à savoir la notion d’« acte attaquable » et la condition de l’affectation directe, ainsi que la relation entre ces deux conditions.

    Les antécédents des litiges

    3.

    La directive 2003/87/CE, du Parlement européen et du Conseil, du 13 octobre 2003, établissant un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre dans l’Union et modifiant la directive 96/61/CE du Conseil (JO 2003, L 275, p. 32) a établi un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre dans l’Union européenne (ci-après le « SEQE de l’Union ») afin de favoriser la réduction de ces émissions dans des conditions économiquement efficaces et performantes. Cette directive a notamment été modifiée par la directive (UE) 2018/410, du Parlement européen et du Conseil, du 14 mars 2018, modifiant la directive 2003/87 (JO 2018, L 76, p. 3), visant, notamment, à améliorer et prolonger le SEQE de l’Union pour la période 2021‑2030.

    4.

    L’article 10 bis, paragraphe 6, de la directive 2003/87, telle que modifiée par la directive 2018/410, est libellé en ces termes :

    « Les États membres devraient adopter des mesures financières, conformément aux deuxième et quatrième alinéas, en faveur des secteurs ou sous-secteurs qui sont exposés à un risque réel de fuite de carbone en raison des coûts indirects significatifs qu’ils supportent effectivement du fait de la répercussion des coûts des émissions de gaz à effet de serre sur les prix de l’électricité, pour autant que ces mesures financières soient conformes aux règles relatives aux aides d’État et, en particulier, ne causent pas de distorsions de concurrence injustifiées sur le marché intérieur [...] »

    5.

    Les lignes directrices litigieuses remplacent, depuis le 1er janvier 2021, la communication du 5 juin 2012 intitulée « Lignes directrices concernant certaines aides d’État dans le contexte du système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre après 2012 » (JO 2012, C 158, p. 4).

    6.

    Au point 7 des lignes directrices litigieuses, la Commission indique qu’elle énonce dans le cadre de ces lignes directrices les conditions auxquelles les mesures d’aide relevant du SEQE de l’Union peuvent être considérées comme compatibles avec le marché intérieur sur le fondement de l’article 107, paragraphe 3, sous c), TFUE.

    7.

    Au point 9 des lignes directrices litigieuses, la Commission précise que les principes qui y sont énoncés « s’appliquent uniquement aux mesures d’aide spécifiques prévues à l’article 10 bis, paragraphe 6, et à l’article 10 ter de la directive 2003/87/CE ».

    8.

    Aux termes du point 21 des lignes directrices litigieuses :

    « Pour limiter le risque de distorsion de la concurrence au sein du marché intérieur, l’aide doit être limitée aux secteurs qui sont exposés à un risque réel de fuite de carbone en raison des coûts indirects significatifs qu’ils supportent effectivement du fait de la répercussion des coûts des émissions de gaz à effet de serre sur les prix de l’électricité. Aux fins des présentes lignes directrices, on considère qu’il existe un risque réel de fuite de carbone uniquement lorsque le bénéficiaire exerce ses activités dans un des secteurs énumérés à l’annexe I. »

    9.

    Les requérantes, Grupa Azoty S.A., Azomureș SA et Lipasmata Kavalas LTD Ypokatastima Allodapis sont des entreprises exerçant leurs activités dans le secteur de la fabrication de produits azotés et d’engrais, relevant actuellement du code NACE 20.15.

    10.

    Ce secteur n’apparaît pas sur la liste figurant à l’annexe I des lignes directrices litigieuses, alors qu’il était inclus dans la liste figurant à l’annexe II des lignes directrices de 2012, qui étaient applicables jusqu’au 31 décembre 2020.

    Les procédures devant le Tribunal et les ordonnances attaquées

    11.

    Par requêtes déposées au greffe du Tribunal les 15 et 16 décembre 2020, les requérantes ont, en vertu de l’article 263 TFUE, introduit des recours tendant à l’annulation de l’annexe I des lignes directrices litigieuses.

    12.

    Par les ordonnances attaquées, le Tribunal a déclaré ces recours comme étant irrecevables.

    13.

    Le Tribunal a rappelé, au point 26 de ces ordonnances, que la recevabilité d’un recours introduit par une personne physique ou morale contre un acte dont elle n’est pas le destinataire, au titre de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, est subordonnée à la condition que lui soit reconnue la qualité pour agir, laquelle se présente dans deux hypothèses. D’une part, un tel recours peut être formé à condition que cet acte la concerne directement et individuellement. D’autre part, une telle personne peut introduire un recours contre un acte réglementaire ne comportant pas de mesures d’exécution si celui-ci la concerne directement.

    14.

    Il en a déduit, au point 27 desdites ordonnances, qu’il y avait lieu d’examiner si les requérantes, qui ne sont pas destinataires des lignes directrices litigieuses, se trouvent, au regard de celles-ci, dans l’une de ces deux hypothèses. Ces dernières exigeant chacune une affectation directe de la partie requérante par l’acte attaqué, le Tribunal a estimé qu’il convenait tout d’abord d’examiner cette condition.

    15.

    À cet égard, le Tribunal a rappelé, au point 29 des mêmes ordonnances, que la condition selon laquelle une personne physique ou morale doit être directement concernée par l’acte faisant l’objet du recours requiert que deux critères soient cumulativement réunis, à savoir que l’acte contesté, d’une part, produise directement des effets sur la situation juridique du particulier et, d’autre part, ne laisse aucun pouvoir d’appréciation aux destinataires chargés de sa mise en œuvre, celle-ci ayant un caractère purement automatique et découlant de la seule réglementation de l’Union, sans application d’autres règles intermédiaires.

    16.

    Selon le Tribunal, les lignes directrices litigieuses ne produisent pas directement des effets sur la situation juridique des requérantes.

    17.

    À l’appui de cette appréciation, le Tribunal a notamment exposé, aux points 40 à 42 des ordonnances attaquées, que la considération, dans les lignes directrices litigieuses, selon laquelle il existe un risque réel de fuite de carbone uniquement lorsque le bénéficiaire de l’aide exerce ses activités dans l’un des secteurs énumérés à l’annexe I de ces lignes directrices n’exclut pas d’un point de vue juridique, même si, pour des raisons d’opportunité, il est peu probable que cela se réalise, que les États membres puissent notifier à la Commission des mesures d’aide en faveur d’entreprises qui exercent leurs activités dans des secteurs autres que ceux énumérés à cette annexe et puissent tenter de démontrer que, en dépit de la non‑satisfaction de l’un des critères posés dans lesdites lignes directrices, une aide destinée à ces entreprises répond à l’article 107, paragraphe 3, sous c), TFUE. Tout en reconnaissant qu’il est, dans un tel cas, très probable que la Commission adopte, au titre du règlement (UE) 2015/1589 du Conseil, du 13 juillet 2015, portant modalités d’application de l’article 108 [TFUE] (JO 2015, L 248, p. 9), une décision constatant que l’aide envisagée est incompatible avec le marché intérieur, le Tribunal a indiqué que seule cette décision serait susceptible de provoquer des effets juridiques directs à l’égard des entreprises qui auraient dû bénéficier de l’aide et, dans la mesure où elle concernerait ainsi directement ces entreprises, pourrait faire l’objet d’un recours en annulation de leur part.

    18.

    Le Tribunal a par ailleurs exposé, au point 38 des ordonnances attaquées, que, dans l’hypothèse où un État membre décide de n’adopter aucune mesure d’aide relevant des lignes directrices litigieuses, la Commission ne prendrait aucune décision au titre du règlement 2015/1589. Dès lors, dans ce cas également, ces lignes directrices ne produiraient pas directement d’effets sur la situation juridique des requérantes.

    Les conclusions des parties

    19.

    Par leurs pourvois, les requérantes demandent à la Cour :

    d’annuler les ordonnances attaquées ;

    de déclarer les recours recevables ;

    à titre subsidiaire, d’annuler les ordonnances attaquées au seul motif que le Tribunal aurait dû réserver la décision sur la recevabilité jusqu’à l’examen des recours au fond ;

    de renvoyer les affaires au Tribunal pour examen au fond ;

    de condamner la Commission aux dépens de la présente procédure, et

    de réserver la question des dépens de la procédure devant le Tribunal, à charge pour celui-ci de statuer sur ces dépens lorsqu’il aura procédé à l’examen au fond.

    20.

    La Commission demande à la Cour :

    de rejeter les pourvois, et

    de condamner les requérantes aux dépens ;

    à titre subsidiaire, si la Cour devait annuler les ordonnances attaquées, de statuer elle-même sur les recours en rejetant ceux-ci comme étant irrecevables, et de condamner les requérantes aux dépens.

    21.

    Par décision du président de la Cour du 16 septembre 2022, les affaires C‑73/22 P et C‑77/22 P ont été jointes aux fins de l’éventuelle phase orale de la procédure et de l’arrêt.

    Sur le pourvoi

    22.

    Le présent pourvoi repose sur deux moyens. Le premier est tiré d’une insuffisance de motivation des ordonnances attaquées, tandis que, par le deuxième, les requérantes font valoir, à titre principal, que le Tribunal a commis une erreur de droit en considérant qu’elles ne sont pas directement concernées par les lignes directrices litigieuses et, à titre subsidiaire, que le Tribunal aurait dû examiner les recours au fond avant de se prononcer sur la recevabilité de ceux-ci.

    23.

    À la demande de la Cour, les présentes conclusions porteront uniquement sur le deuxième moyen.

    Argument des parties

    24.

    Selon les requérantes, l’appréciation de l’affectation directe contenue dans les ordonnances attaquées serait fondée sur trois prémisses non pertinentes, voire erronées.

    25.

    Premièrement, le Tribunal serait parti de la prémisse que, sous l’angle de l’article 263 TFUE, toutes les lignes directrices de la Commission doivent être qualifiées de la même manière, ce qui traduirait une approche erronée. À cet égard, le Tribunal se serait à tort fondé sur des précédents relatifs à des lignes directrices qui laissent une marge d’appréciation ou énoncent des exceptions dont les États membres peuvent se prévaloir. Par ailleurs, le Tribunal considérerait que les lignes directrices litigieuses ne lient que la Commission. Ce faisant, il occulterait le fait que celles-ci ont été publiées au Journal officiel de l’Union européenne, série C, qu’elles s’adressent directement aux États membres, ne laissent à ceux-ci aucune marge d’appréciation ou d’exception pour ce qui concerne les secteurs économiques éligibles aux aides pouvant être accordées au titre de l’article 10 bis, paragraphe 6, de la directive 2003/87, telle que modifiée par la directive 2018/410, et que, comportant un libellé obligatoire, elles visent à jouer le rôle d’une législation normative.

    26.

    Deuxièmement, le Tribunal se serait fondé à tort sur la possibilité qu’un État membre notifie à la Commission des mesures d’aide en faveur d’entreprises qui exercent leurs activités dans des secteurs autres que ceux énumérés à l’annexe I des lignes directrices litigieuses et tente de démontrer que ces mesures sont néanmoins compatibles avec le marché intérieur en vertu de l’article 107, paragraphe 3, sous c), TFUE. À cet égard, les requérantes observent que, s’il est vrai que, juridiquement, cette possibilité existe, cette circonstance ne change rien au fait que les lignes directrices litigieuses excluent l’octroi, aux opérateurs économiques exerçant des activités dans les secteurs non mentionnés à son annexe I, des aides prévues à l’article 10 bis, paragraphe 6, de la directive 2003/87, telle que modifiée par la directive 2018/410. Cette exclusion ne serait nullement compensée par la possibilité générale d’octroi d’aides d’État en vertu de l’article 107, paragraphe 3, sous c), TFUE. En effet, toute prévision à propos de l’octroi de telles aides serait purement spéculative, alors que les aides visées audit article 10 bis, paragraphe 6, seraient formellement prévues et encouragées par cette disposition.

    27.

    Troisièmement, le Tribunal se serait fondé sur la prémisse erronée selon laquelle un opérateur économique ne peut être directement concerné que si la Commission adopte une décision en vertu du règlement 2015/1589. Les requérantes se retrouveraient ainsi privées de toute voie de recours. En effet, les États membres n’étant pas tenus d’instituer un régime d’aides en vertu de l’article 10 bis, paragraphe 6, de la directive 2003/87, telle que modifiée par la directive 2018/410, il serait plausible qu’aucune notification ne soit effectuée et qu’aucune décision de la Commission ne soit donc adoptée. Une telle situation, caractérisée par l’absence d’aide pour les requérantes, serait identique à celle dans laquelle un régime d’aides incluant le secteur de fabrication de produits azotés et d’engrais, instauré en vertu de cet article 10 bis, paragraphe 6, et notifié à la Commission, ferait l’objet d’une décision défavorable de celle-ci. Toutefois, la différence résiderait dans le fait que, dans la première situation, les requérantes ne disposent d’aucune voie de recours, alors que dans la seconde, elles en disposent, ce qui serait inadmissible, puisque, dans les deux cas, les requérantes seraient affectées de la même manière.

    28.

    À titre subsidiaire, les requérantes demandent à la Cour d’annuler les ordonnances attaquées au motif que le Tribunal aurait dû examiner les recours au fond avant de se prononcer sur sa recevabilité.

    29.

    La Commission s’oppose à l’ensemble de ces arguments.

    Appréciation

    30.

    Dans les présentes conclusions, mon raisonnement sera structuré comme suit : après avoir formulé quelques observations liminaires, j’exposerai, premièrement, les raisons pour lesquelles il me semble que les lignes directrices litigieuses ne peuvent pas être qualifiées d’« acte attaquable » et être susceptibles, comme telles, de faire l’objet d’un recours au titre de l’article 263 TFUE. Deuxièmement, je soutiendrai que l’examen visant à vérifier si la condition de l’affectation directe est remplie ne peut être utilement effectué lorsqu’il s’agit d’un instrument tel que les lignes directrices litigieuses, ce qui conforte l’interprétation selon laquelle celles-ci ne présentent pas de caractère attaquable. Troisièmement, j’expliquerai pourquoi le raisonnement suivi dans l’arrêt Deutsche Post et Allemagne/Commission ( 3 ) n’est pas applicable aux lignes directrices litigieuses. Quatrièmement, j’indiquerai que le Tribunal n’était aucunement tenu d’examiner les recours au fond avant de se prononcer sur la recevabilité de ceux-ci.

    Observations liminaires

    31.

    La problématique relative à la recevabilité des recours introduits par des personnes morales dans le domaine du droit des aides d’État, telle que soulevée devant la Cour, a jusqu’à présent concerné, à ma connaissance, uniquement des recours dirigés contre des décisions de la Commission, adoptées à l’issue d’un examen préliminaire (article 4 du règlement 2015/1589) ou clôturant la procédure formelle d’examen (article 9 du règlement 2015/1589), et déterminant si une mesure d’aide envisagée et notifiée, ou accordée en l’absence de notification, constitue une aide d’État au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE et, le cas échéant, si une telle mesure est compatible avec le marché intérieur en raison de l’une des justifications énoncées à l’article 107, paragraphes 2 et 3, TFUE.

    32.

    La question juridique posée par le présent moyen, qui porte plus précisément sur la possibilité d’attaquer des lignes directrices de la Commission, est donc inédite pour la Cour et, en outre, s’agissant de l’accès à la justice de l’Union, indubitablement délicate.

    33.

    Avec les ordonnances attaquées, c’est la troisième fois que le Tribunal se prononce sur cette question. Les deux fois précédentes ( 4 ), cette juridiction a suivi le même raisonnement juridique que celui développé en l’espèce, ce qui rend encore plus importante la prise de position de la Cour, dans son arrêt à venir, quant à l’exactitude d’un tel raisonnement.

    34.

    Il convient de rappeler le contexte pertinent. L’article 108, paragraphe 3, TFUE institue un contrôle préventif sur les projets d’aides nouvelles (ainsi que sur les modifications des aides existantes). Le mécanisme de prévention ainsi organisé vise à faire en sorte que seules des mesures compatibles avec le marché intérieur soient mises à exécution. L’appréciation de la compatibilité de ces mesures avec le marché intérieur, au titre de l’article 107, paragraphe 3, TFUE, relève de la compétence exclusive de la Commission, agissant sous le contrôle des juridictions de l’Union. À cet égard, la Commission dispose d’un large pouvoir d’appréciation, dont l’exercice implique des évaluations d’ordre économique et social, et est ainsi en droit d’établir les critères sur la base desquels elle entend apprécier la compatibilité avec le marché intérieur des mesures d’aide envisagées par les États membres.

    35.

    À cette fin, la Commission fait amplement usage, dans le cadre de sa pratique administrative, d’instruments de droit souple (soft law), tels que des lignes directrices, des encadrements et des communications, afin de structurer l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’appréciation. Ainsi que cela est reconnu par la Cour ( 5 ), ces instruments contribuent, en effet, à garantir la transparence, la prévisibilité et la sécurité juridique de l’action menée par la Commission.

    36.

    Les instruments en question comportent des règles horizontales régissant des catégories particulières d’aides (notamment, des aides à finalité régionale ; des aides à la recherche, au développement et à l’innovation ; des aides au sauvetage et à la restructuration d’entreprises en difficulté) ; des règles concernant des instruments d’aides spécifiques (en matière de garanties, de fiscalité, d’assurance-crédit à l’exportation à court terme) ; des règles sectorielles (notamment, dans les secteurs de l’agriculture, de l’énergie et l’environnement, de la finance, des médias) ; ainsi que des règles relatives aux aides visant à soutenir l’économie dans le contexte de la flambée de la pandémie de COVID-19 et à la suite de l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine. Les lignes directrices litigieuses contiennent des règles sectorielles ayant trait aux aides dans le contexte du système d’échange des quotas d’émission de gaz à effet de serre.

    Les lignes directrices litigieuses ne constituent pas un acte attaquable

    37.

    Ainsi que cela a déjà été mentionné ci-dessus, le Tribunal a examiné, dans les ordonnances attaquées, uniquement la question de savoir si les requérantes étaient directement concernées par les lignes directrices litigieuses afin de déterminer si ces requérantes possédaient la qualité pour agir nécessaire pour former un recours contre l’acte en cause. L’échange des mémoires entre les requérantes et la Commission dans le cadre de la présente procédure a porté sur cette question juridique.

    38.

    Je suis néanmoins persuadé que, dans son arrêt à venir, la Cour devrait tout d’abord vérifier si les lignes directrices litigieuses constituent un acte susceptible de faire l’objet d’un recours au titre de l’article 263 TFUE au sens de la jurisprudence pertinente, c’est-à-dire un « acte attaquable ». Il convient de rappeler, en effet, que la question de savoir si ces lignes directrices présentent un caractère attaquable, ayant trait à la recevabilité du recours en annulation formé devant le Tribunal, constitue un moyen d’ordre public que la Cour, saisie dans le cadre d’un pourvoi, est tenue de soulever d’office ( 6 ).

    39.

    Selon une jurisprudence constante, sont attaquables tous les actes adoptés par les institutions de l’Union, quelle qu’en soit la forme, qui visent à produire des effets de droit obligatoires, ces effets devant être appréciés au regard des critères objectifs, tels que le contenu de l’acte en cause, en tenant compte, le cas échéant, du contexte de l’adoption de ce dernier, ainsi que des pouvoirs de l’institution qui en est l’auteur ( 7 ). Il est tout aussi constant, d’après la jurisprudence de la Cour, que, lorsque le requérant est une personne physique ou morale, le recours n’est ouvert que si lesdits effets de droit obligatoires sont de nature à affecter les intérêts du requérant, en modifiant de façon caractérisée la situation juridique de celui-ci ( 8 ). En d’autres termes, le caractère attaquable s’attache, dans cette hypothèse, uniquement à un acte qui produit des effets de droit obligatoires dans le patrimoine juridique du requérant.

    40.

    Compte tenu de ces éléments, les lignes directrices litigieuses ne me semblent pas pouvoir faire l’objet d’un recours en annulation, de la part des requérantes, au titre de l’article 263 TFUE.

    41.

    À titre liminaire, il est précisé que l’intensité normative découlant du caractère exhaustif de la liste figurant à l’annexe I des lignes directrices litigieuses ne conduit pas à la conclusion que celles-ci constituent un acte attaquable. En effet, si les lignes directrices litigieuses ne sont pas susceptibles de produire des effets de droit obligatoires dans le patrimoine juridique des requérantes, comme je m’efforcerai de le démontrer dans les présentes conclusions, il n’est pas nécessaire, ainsi que cela a déjà été expliqué ci-dessus, de se pencher sur le contenu de cet acte (ou le contexte entourant l’adoption de celui-ci).

    42.

    À cet égard, il y a lieu, tout d’abord, de rappeler que, dans sa jurisprudence en matière d’aides d’État, la Cour a déjà défini l’effet des lignes directrices en considérant que, lorsque la Commission adopte des règles de conduite et annonce, par leur publication, qu’elle les appliquera aux cas concernés par celles-ci, elle s’autolimite dans l’exercice dudit pouvoir d’appréciation et ne saurait se départir de ces règles sous peine de se voir sanctionner, le cas échéant, au titre d’une violation de principes généraux du droit, tels que l’égalité de traitement ou la protection de la confiance légitime ( 9 ). En d’autres termes, ledit effet s’analyse en une limitation à l’exercice du pouvoir d’appréciation de la Commission elle-même. Cette institution est ainsi tenue d’approuver les mesures d’aide conformes aux dispositions des lignes directrices et ne peut pas s’en écarter à moins de fournir une raison valide de le faire, selon le mécanisme connu sous le nom de « comply or explain ». À défaut, un manquement aux règles que la Commission s’est elle-même imposées pourrait conduire à une violation des principes généraux susmentionnés.

    43.

    Ensuite, la Cour a précisé, dans l’arrêt Kotnik e.a. ( 10 ), que l’effet des lignes directrices est circonscrit à ladite autolimitation du pouvoir d’appréciation de la Commission, en rejetant l’argument selon lequel celles-ci produirait de facto des effets contraignants à l’égard des États membres, étant donné qu’il serait à tout le moins improbable qu’un État membre notifie une mesure d’aide ne satisfaisant pas aux exigences posées par les lignes directrices et s’expose ainsi au risque d’une éventuelle décision négative de la Commission quant à la mise en œuvre de la mesure d’aide en cause. La Cour a en effet constaté, à cet égard, que les États membres conservent la faculté de notifier à la Commission des projets d’aide d’État qui ne satisfont pas aux conditions prévues par les lignes directrices et que la Commission peut autoriser de tels projets, dans des circonstances exceptionnelles, en vertu d’une application directe de l’article 107, paragraphe 3, TFUE ( 11 ).

    44.

    La force juridique reconnue aux lignes directrices ne constitue donc pas, en vertu de la jurisprudence examinée aux deux points précédents, un attribut intrinsèque de celles-ci, mais s’attache à leur mise en œuvre dans le cadre de la pratique décisionnelle de la Commission. En d’autres termes, seule une décision de cette dernière portant sur la compatibilité avec le marché intérieur d’une mesure d’aide est susceptible de générer des effets de droit obligatoires à l’égard de tiers.

    45.

    Cette lecture est confortée, me semble-t-il, par la jurisprudence relative aux lignes directrices en matière antitrust. S’il est en effet vrai que la Cour a considéré, dans les arrêts Dansk Rørindustri e.a./Commission et Ziegler/Commission, qu’« il ne saurait dès lors être exclu que, sous certaines conditions et en fonction de leur contenu, de telles règles de conduite ayant une portée générale puissent déployer des effets juridiques » ( 12 ), il n’en reste pas moins que, à ces occasions, les requérantes contestaient la légalité d’une décision de la Commission au regard des dispositions des lignes directrices alors en cause. La Cour s’était donc prononcée sur la question de savoir si ces dispositions appartenaient au cadre juridique régissant l’adoption de la décision de la Commission et, de ce fait, généraient des effets juridiques à l’égard de cette institution en ce sens qu’elle ne pouvait pas se départir desdites dispositions sans être sanctionnée au titre d’une violation des principes généraux du droit de l’Union ( 13 ).

    46.

    En revanche, une interprétation reconnaissant le caractère attaquable des lignes directrices litigieuses serait peu convaincante dans la mesure où elle impliquerait que des effets de droit obligatoires à l’égard de tiers pourraient précéder la notification de la mesure d’aide de la part de l’État membre concerné et l’examen de celle-ci par la Commission dans le cadre de la procédure administrative. Ainsi, il me semble que sa conformité aux principes fondamentaux régissant le contrôle des aides d’État serait à tout le moins contestable, et cela pour deux raisons principales.

    47.

    Premièrement, cette interprétation ne tiendrait pas suffisamment compte du rôle central de la notification dans le contrôle des aides d’État. À cet égard, il importe de rappeler que l’obligation de notification instituée par l’article 108, paragraphe 3, TFUE constitue l’un des éléments fondamentaux du système de contrôle mis en place par les traités dans ce domaine. Comme la Cour l’a déjà précisé ( 14 ), cette obligation de notification est essentielle pour permettre à la Commission d’exercer pleinement la mission de surveillance qui lui a été confiée par les articles 107 et 108 TFUE en matière d’aides d’État et, en particulier, pour apprécier, dans l’exercice de la compétence exclusive dont elle jouit à cet égard, la compatibilité de mesures d’aide avec le marché intérieur au titre de l’article 107, paragraphe 3, TFUE.

    48.

    Or, je ne suis pas convaincu par le raisonnement selon lequel les États membres seraient induits à notifier un régime d’aides en faveur des seules entreprises opérant dans les secteurs effectivement énumérés à l’annexe I, à l’exclusion des requérantes, dans la mesure où, d’une part, ces États sont encouragés, aux termes de l’article 10 bis, paragraphe 6, de la directive 2003/87, telle que modifiée par la directive 2018/410, à introduire des mesures financières en faveur des secteurs exposés à un risque réel de fuite de carbone en raison de coûts indirects (« devraient »), et, d’autre part, l’annexe I comporte une liste exhaustive de ces secteurs n’incluant pas celui dans lequel les requérantes exercent leurs activités. Je constate, en effet, que la Cour a récemment implicitement rejeté l’argument, avancé dans les conclusions de l’avocat général, selon lequel le caractère attaquable d’un instrument de droit souple dépendrait de la seule aptitude de cet instrument à entraîner une modification du comportement des destinataires, sans qu’il soit nécessaire que celui-ci produise des effets formellement obligatoires à l’égard de ces derniers ( 15 ).

    49.

    Deuxièmement et surtout, ladite interprétation reviendrait, à mon sens, à vider de son contenu le principe selon lequel les lignes directrices ne peuvent pas affecter la portée du droit primaire. Il est en effet constant que la Commission est tenue par les encadrements et les communications (ainsi que les lignes directrices) qu’elle adopte en matière d’aides d’État uniquement dans la mesure où ces textes ne s’écartent pas d’une bonne application des normes du traité, lesdits textes ne pouvant être interprétés dans un sens qui réduise la portée des articles 107 et 108 TFUE ou qui contrevienne aux objectifs visés par ceux-ci ( 16 ).

    50.

    Or, la détermination correcte de la portée de l’article 107 TFUE dans un cas individuel ne peut être garantie en l’absence de l’adoption d’une décision de la Commission, clôturant la procédure administrative (ou une phase de celle-ci), par laquelle cette institution tranche la question de savoir si la situation factuelle et économique prévalant au moment de l’adoption de sa décision lui impose de s’écarter des dispositions des lignes directrices afin de respecter les articles 107 et 108 TFUE ( 17 ).

    51.

    Au vu des considérations susvisées, je suggère à la Cour de considérer que les lignes directrices litigieuses ne constituent pas un acte attaquable, susceptibles, comme telles, de faire l’objet d’un recours au titre de l’article 263 TFUE.

    L’examen visant à vérifier la satisfaction par les lignes directrices litigieuses de la condition de l’affectation directe révèle que celles-ci ne sont pas un acte attaquable

    52.

    Une fois que l’exigence d’être « directement concerné », au sens de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, est rigoureusement décomposée, il résulte, selon moi, de l’examen visant à vérifier la satisfaction de cette condition dans le cas des lignes directrices litigieuses que la prémisse relative au caractère attaquable de l’acte en cause est erronée, ce qui conforte l’interprétation proposée dans la section précédente des présentes conclusions.

    53.

    Il est constant que la condition de l’affectation directe requiert la réunion de deux critères cumulatifs ( 18 ), à savoir que la mesure contestée, en premier lieu, produise directement des effets sur la situation juridique du particulier et, en second lieu, ne laisse aucun pouvoir d’appréciation à ses destinataires qui sont chargés de sa mise en œuvre, celle-ci ayant un caractère purement automatique et découlant de la seule réglementation de l’Union, sans application d’autres règles intermédiaires ( 19 ).

    54.

    Le premier critère requiert de déterminer si l’engagement pris par la Commission dans les lignes directrices litigieuses, consistant à considérer comme étant compatibles avec le marché intérieur les aides visées à l’article 10 bis, paragraphe 6, de la directive 2003/87, telle que modifiée par la directive 2018/410, lorsqu’elles sont octroyées aux secteurs limitativement énumérés à l’annexe I de ces lignes directrices, affecte directement la situation juridique des requérantes.

    55.

    Aux points 38 à 42 des ordonnances attaquées, le Tribunal a tout d’abord considéré, en substance, que le fait que les États membres disposent de la faculté de notifier à la Commission une mesure d’aide ne satisfaisant pas aux conditions prévues par les lignes directrices litigieuses fait obstacle à la reconnaissance dudit caractère direct. En l’espèce, l’existence de la liste exhaustive des secteurs susceptibles de bénéficier de l’aide, figurant à l’annexe I de ces lignes directrices, ne peut exclure « d’un point de vue juridique », selon le Tribunal, la possibilité que les États membres notifient à la Commission une mesure d’aide en faveur d’entreprises qui exercent leurs activités dans des secteurs autres que ceux énumérés à ladite annexe.

    56.

    Le Tribunal a ensuite souligné, en substance, que le fait qu’un État membre pourrait ne pas toujours être prêt à prendre le risque de notifier à la Commission des mesures d’aide qui ne sont pas conformes aux lignes directrices litigieuses, n’est pas pertinent en l’espèce, l’élément déterminant tenant au fait que, « d’un point de vue juridique », un État membre pourrait être à même de prouver que, bien que ne remplissant pas les conditions contenues dans ces lignes directrices, une aide octroyée à une entreprise opérant dans un secteur autre que ceux énumérés à l’annexe I est compatible avec l’article 107, paragraphe 3, sous c), TFUE. S’il est certes très probable que la Commission adopterait, en application des lignes directrices litigieuses, une décision constatant que l’aide est incompatible avec le marché intérieur, « seule cette décision serait susceptible de provoquer des effets juridiques directs à l’égard des entreprises qui auraient dû bénéficier de l’aide » ( 20 ).

    57.

    À mon sens, le raisonnement du Tribunal serait exact s’il était développé dans le cadre de l’examen de la question de savoir si ces lignes directrices peuvent être qualifiées d’acte attaquable. En effet, ce raisonnement se fonde en réalité sur l’absence d’effets de droit obligatoires pour les États membres, ce qui conduit, ainsi que cela a été expliqué antérieurement, à la conclusion que les lignes directrices litigieuses ne produisent pas de tels effets à l’égard des requérantes.

    58.

    À cet égard, il importe de relever que le cœur de l’argumentation du Tribunal, à savoir le point 41 des ordonnances attaquées, ne fait que transposer le chemin juridique emprunté par l’avocat général Wahl aux points 43 et 44 de ses conclusions dans l’affaire Kotnik e.a. ( 21 ). Comme on l’a vu ci-dessus, cette affaire concernait notamment la question de savoir si des lignes directrices adoptées dans le domaine des aides d’État étaient susceptibles de produire des effets de droit obligatoires à l’égard des États membres.

    59.

    Ainsi, le constat du Tribunal selon lequel l’existence d’une affectation directe des requérantes par les lignes directrices litigieuses n’est pas influencée par le fait qu’un État membre pourrait ne pas toujours vouloir supporter le risque inhérent à la notification d’une mesure d’aide qui n’est pas pleinement respectueuse des lignes directrices, est soutenu par la motivation suivante : « il s’agit là de considérations d’opportunité qui peuvent être pertinentes pour l’adoption d’un État membre des décisions politiques, mais qui ne sauraient affecter la nature et les effets d’un acte de l’Union découlant des règles des traités. » ( 22 ) Cette motivation, qui reproduit quasiment mot pour mot les conclusions de l’avocat général Wahl, montre de manière particulièrement limpide, à mon sens, que le raisonnement du Tribunal, tel qu’exposé aux points 38 à 42 des ordonnances attaquées, ne correspond pas à un examen de la satisfaction de la condition de l’affectation directe.

    60.

    En ce qui concerne le second critère de l’affectation directe, toute tentative de l’appliquer au cas d’espèce me paraît destinée à l’échec. Ce critère a en effet été dégagé par la Cour afin d’exclure l’existence de l’affectation directe lorsqu’une telle affectation résulte de l’utilisation du pouvoir d’appréciation par le destinataire chargé de la mise en œuvre de l’acte en cause, ce dernier correspondant invariablement à une autre institution européenne ou aux autorités nationales.

    61.

    Dans le domaine des aides d’État, les « destinataires » sont généralement les États membres, la procédure administrative appliquée consistant principalement en un dialogue entre la Commission et l’État membre concerné. Il me semble toutefois que les États membres ne pourraient être qualifiés de « destinataires chargés de la mise en œuvre » des lignes directrices. Bien au contraire, il résulte de l’arrêt Kotnik que seule la Commission est chargée de la mise en œuvre de ses lignes directrices.

    62.

    Ce constat me semble révélateur quant au fait que le critère examiné, qui vise à identifier l’éventuelle interposition d’une volonté autonome entre un acte juridique de l’Union et ses répercussions sur la partie requérante ( 23 ), ne peut être utilement appliqué à un instrument de droit souple, tel que les lignes directrices litigieuses, qui produit un simple effet d’autolimitation à l’égard de l’institution qui l’a adopté. Dans une telle hypothèse, il n’est pas utile, en effet, de s’interroger sur la présence de ladite volonté autonome dès lors que les effets des lignes directrices litigieuses demeurent dans la sphère juridique de la Commission, seule une décision de cette dernière portant sur la compatibilité avec le marché intérieur d’une mesure d’aide prise au sens de l’article 10 bis, paragraphe 6, de la directive 2003/87, telle que modifiée par la directive 2018/410, étant susceptible de générer des effets de droit obligatoires à l’égard des requérantes.

    63.

    J’ajoute, dans un souci d’exhaustivité, que l’inapplicabilité de l’examen relatif à l’affectation directe aux lignes directrices litigieuses implique logiquement que la solution dégagée par la Cour dans l’arrêt Scuola Elementare Maria Montessori/Commission ( 24 ) n’est pas pertinente en l’espèce. Du reste, cette solution est pleinement en accord avec l’interprétation proposée dans les présentes conclusions pour ce qui concerne l’absence d’effets de droit obligatoires à l’égard de tiers des lignes directrices litigieuses.

    64.

    Dans l’arrêt Montessori, la Cour a, en substance, retenu une lecture de la condition de l’affectation directe qui permet à l’entreprise ayant adressé à la Commission une plainte d’avoir accès au Tribunal pour que celui-ci contrôle la légalité de la décision prise par la Commission sur la mesure visée par cette plainte, pourvu que cette entreprise expose de manière pertinente devant le Tribunal qu’elle risque de subir un désavantage concurrentiel en raison de cette décision ( 25 ). Selon moi, le droit de tout opérateur économique à ne pas subir une concurrence faussée par une mesure nationale, sur lequel cette lecture est bâtie, ne peut justifier de transposer ce critère à un cas de figure, comme celui de l’espèce, qui concerne non pas une décision de la Commission, mais des lignes directrices de celle-ci ne produisant pas d’effets de droit obligatoires à l’égard des entreprises requérantes.

    Le raisonnement de l’arrêt Deutsche Post n’est pas applicable lorsqu’il s’agit d’un instrument de droit souple visant uniquement à limiter le pouvoir de l’institution qui l’adopte

    65.

    À ce stade, il est nécessaire de préciser que le raisonnement de la Cour dans l’arrêt Deutsche Post n’est pas applicable en l’espèce. Dans cet arrêt, la Cour a d’abord observé que la jurisprudence selon laquelle un acte n’est attaquable que si les effets de droit obligatoires qu’il produit sont de nature à affecter les intérêts de la partie requérante, en modifiant de façon caractérisée la situation juridique de celle-ci, avait été développée dans le cadre de recours portés par des personnes physiques ou morales contre des actes dont elles étaient les destinataires. Ensuite et surtout, elle a considéré que, lorsqu’un recours en annulation est introduit par une personne physique ou morale contre un acte dont elle n’est pas la destinataire, l’exigence susmentionnée se chevauche avec les conditions posées à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE (l’affectation directe et individuelle ou la seule affectation directe lorsqu’il s’agit d’un acte réglementaire) ( 26 ).

    66.

    Ce raisonnement ne se justifie pas, à mon sens, lorsqu’il s’agit d’un instrument de droit souple, comme les lignes directrices litigieuses, dont le seul effet est de limiter le pouvoir discrétionnaire détenu par son auteur.

    67.

    L’instrument dont la nature attaquable était en discussion dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Deutsche Post était une décision de la Commission enjoignant à un État membre de fournir des renseignements concernant une aide prétendument illégale, telle que prévue à l’article 10, paragraphe 3, de l’ancien règlement régissant la procédure dans le domaine des aides d’État (actuellement article 12, paragraphe 3, du règlement 2015/1589) ( 27 ). Il ne s’agissait donc pas d’un instrument de droit souple visant à limiter le pouvoir discrétionnaire de l’institution l’adoptant, mais bien d’un acte servant les finalités de la procédure administrative et ayant un destinataire (tout État membre) bien distinct de son auteur (la Commission), et la Cour était appelée à trancher notamment la question de savoir si un recours introduit contre celui-ci par Deutsche Post, bénéficiaire de la mesure sur laquelle portaient les renseignements visés par la décision d’injonction, était recevable.

    68.

    Il importe également d’observer que cet arrêt n’a jamais été repris par la Cour jusqu’à présent dans le domaine des aides d’État, et l’a été à une seule occasion dans une affaire relative à une autre branche du droit de l’Union ( 28 ), pour laquelle valent les mêmes considérations que celles développées au point précédent. Il était en effet question de la recevabilité d’un recours dirigé contre une lettre du Conseil de résolution unique indiquant les raisons pour lesquelles cet organe n’entendait pas procéder à une valorisation définitive ex post de Banco Popular Español SA à la suite de l’adoption à l’égard de cette banque d’un dispositif de résolution, les requérantes étant des gestionnaires de fonds d’investissement qui détenaient différents types d’instruments de fonds propres de celle-ci.

    69.

    Partant, je suis d’avis que l’interprétation proposée, selon laquelle les lignes directrices litigieuses ne peuvent pas produire d’effets de droit obligatoires à l’égard des requérantes et ne constituent ainsi pas un acte susceptible de faire l’objet d’un recours au titre de l’article 263 TFUE, ne peut pas être remise en cause en invoquant l’application en l’espèce du raisonnement suivi par la Cour dans l’arrêt Deutsche Post.

    Brèves observations finales : le droit à une protection juridictionnelle effective et l’accès à la justice de l’Union

    70.

    Je tiens, enfin, à formuler deux remarques.

    71.

    Tout d’abord, il ne m’échappe pas que, si l’absence de caractère attaquable des lignes directrices litigieuses était retenue, les requérantes dans l’affaire qui nous occupe ne pourraient pas non plus, en l’absence de mesures d’exécution au niveau interne, se tourner vers la juridiction nationale pour contester la légalité de l’annexe I des lignes directrices litigieuses. À cet égard, il suffit de rappeler que, bien que la condition relative aux effets de droit obligatoires doive être interprétée à la lumière du droit à une protection juridictionnelle effective tel que garanti à l’article 47, premier alinéa, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), la Cour a déjà indiqué que ce droit n’a pas pour objet de modifier le système de contrôle juridictionnel prévu par les traités, et notamment les règles relatives à la recevabilité des recours formés directement devant les juridictions de l’Union. En effet, l’interprétation de la notion d’« acte attaquable » à la lumière de l’article 47 de la Charte ne saurait aboutir à écarter cette condition sans excéder les compétences attribuées par le traité FUE aux juridictions de l’Union ( 29 ).

    72.

    En outre, tout en connaissant la doxa ambiante quant à la nécessité d’élargir les voies d’accès à la justice européenne pour les particuliers, je me demande s’il serait souhaitable, en règle générale, que la Cour conclue qu’un instrument de droit souple comme les lignes directrices litigieuses est un acte attaquable et que tout concurrent pouvant démontrer qu’il satisfait à la condition de l’affectation directe, tel que dégagé dans l’arrêt Montessori, soit ainsi en droit de le contester en justice dès lors que cet acte constitue un « acte réglementaire », au sens de l’article 263, paragraphe 4, dernier alinéa, TFUE. J’observe, à cet égard, que, en raison de la rapidité de leur adoption et de leur adaptabilité aux situations économiques contingentes, ces instruments de droit souple ont été utilisés, par exemple, pour encadrer la réponse des États membres aux récentes situations de crises engendrées par l’effondrement du système bancaire, la flambée de la pandémie de COVID-19 et l’éclatement de la guerre en Ukraine. Dans de telles situations, pourrions-nous exiger que la Commission adopte des actes visant à rendre plus prévisible et transparent l’exercice de son pouvoir discrétionnaire tout en sachant que la légalité de certaines dispositions peut être directement contestée devant le Tribunal ? Une multiplication de ces recours juridictionnels, qui me semblerait alors facilement prévisible, ne pourrait-elle pas paralyser l’action clarificatrice de cette institution ? La révision des dispositions problématiques desdits actes par la Commission elle-même n’est-elle pas suffisamment satisfaisante pour les opérateurs économiques concernés ?

    À titre subsidiaire : le Tribunal n’était pas tenu d’examiner les recours au fond avant de se prononcer sur leur recevabilité

    73.

    À titre subsidiaire, les requérantes demandent à la Cour, ainsi qu’on l’a vu ci-dessus, d’annuler les ordonnances attaquées au motif que le Tribunal aurait dû examiner les recours au fond avant de se prononcer sur la recevabilité.

    74.

    À cet égard, elles rappellent que, aux termes de l’article 130(3), paragraphe 7, du règlement de procédure du Tribunal, celui-ci joint l’examen des exceptions ou autres incidents de procédure au fond « si des circonstances particulières le justifient ». Aux fins d’une bonne administration de la justice, le Tribunal aurait dû considérer que de telles circonstances existent en l’espèce, et ce en raison du chevauchement entre les appréciations que le Tribunal devait effectuer afin de déterminer si les requérantes étaient directement concernées par les lignes directrices litigieuses, ayant trait à la nature, au contenu et au contexte de ces lignes directrices, et celles que le Tribunal devait porter pour statuer sur le premier moyen au fond. Ce dernier concernait le point de savoir si la Commission est compétente pour imposer aux États membres des obligations juridiques indépendantes, opérant ainsi un transfert de compétence dont, selon les requérantes, ces États sont juridiquement dotés.

    75.

    À mon sens, l’article 130 du règlement de procédure du Tribunal laisse à l’appréciation souveraine de ce dernier la décision de statuer sur la recevabilité du recours dans les meilleurs délais ou de réserver cette question jusqu’à ce qu’il statue au fond, eu égard à l’existence de circonstances particulières. Il s’ensuit que, en décidant de statuer sur la seule exception d’irrecevabilité, le Tribunal n’encourt pas le grief reproché ( 30 ). En tout état de cause, lesdites circonstances particulières n’existent pas en l’espèce, étant donné que, à supposer que les appréciations devant être portées pour déterminer si les requérantes étaient directement concernées par les lignes directrices litigieuses et celles nécessaires pour statuer sur le premier moyen au fond se chevauchent, la bonne administration de la justice n’obligeait pas le Tribunal à réserver sa décision sur la recevabilité du recours des requérantes à un moment ultérieur. Bien au contraire, ce principe l’obligeait à statuer, conformément à l’article 130(3), paragraphe 7, de son règlement de procédure, dans les meilleurs délais. Le moyen en cause est donc dénué de fondement.

    76.

    Au vu de ce qui précède, j’estime que, en se fondant sur le constat selon lequel les requérantes n’étaient pas directement concernées par les lignes directrices litigieuses pour juger comme étant irrecevables les recours tendant à l’annulation partielle de celles-ci, le Tribunal a implicitement mais nécessairement qualifié ces lignes directrices d’acte susceptible de recours et commis, ce faisant, une erreur de droit.

    77.

    À mon sens, l’erreur de droit commise par le Tribunal ne saurait, pour autant, emporter l’annulation des ordonnances attaquées, puisque les dispositifs de ces ordonnances, rejetant les recours contre les lignes directrices litigieuses comme étant irrecevables, demeurent fondés pour le motif de droit tiré du caractère inattaquable de ces dernières. Ainsi, la Cour devrait substituer ce motif à celui erroné retenu par le Tribunal ( 31 ).

    Conclusion

    78.

    Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de rejeter le deuxième moyen des pourvois et, dans le cas où le premier moyen du pourvoi serait également écarté, de rejeter les pourvois dans leur ensemble.


    ( 1 ) Langue originale : le français.

    ( 2 ) JO 2020, C 317, p. 5.

    ( 3 ) Arrêt du 13 octobre 2011, (C‑463/10 P et C‑475/10 P, ci-après l’« arrêt Deutsche Post , EU:C:2011:656).

    ( 4 ) Ordonnances du 23 novembre 2015, Milchindustrie-Verband et Deutscher Raiffeisenverband/Commission (T‑670/14, EU:T:2015:906), et du 23 novembre 2015, EREF/Commission (T‑694/14, non publiée, EU:T:2015:915), qui n’ont pas fait l’objet d’un pourvoi.

    ( 5 ) Arrêt du 12 mars 2020, Commission/Italie (Aides illégales au secteur hôtelier en Sardaigne) (C‑576/18, non publié, EU:C:2020:202, point 136 et jurisprudence citée).

    ( 6 ) Ordonnance du 16 mai 2013, Internationaler Hilfsfonds/Commission (C‑208/11 P‑DEP, non publiée, EU:C:2013:304, point 34 et jurisprudence citée).

    ( 7 ) Arrêt du 25 février 2021, VodafoneZiggo Group/Commission (C‑689/19 P, EU:C:2021:142, points 46 et 47).

    ( 8 ) Arrêt du 22 septembre 2022, IMG/Commission (C‑619/20 P et C‑620/20 P, EU:C:2022:722, point 98 et jurisprudence citée).

    ( 9 ) Voir, notamment, arrêt du 11 septembre 2008, Allemagne e.a./Kronofrance (C‑75/05 P et C‑80/05 P, EU:C:2008:482, point 60).

    ( 10 ) Arrêt du 19 juillet 2016 (C‑526/14, EU:C:2016:570) (ci-après l’« arrêt Kotnik »).

    ( 11 ) Arrêt Kotnik, point 43.

    ( 12 ) Arrêts du 28 juin 2005, Dansk Rørindustri e.a./Commission (C‑189/02 P, C‑202/02 P, C‑205/02 P à C‑208/02 P et C‑213/02 P, EU:C:2005:408, point 209), et du 11 juillet 2013, Ziegler/Commission (C‑439/11 P, EU:C:2013:513, point 60) (mise en italique par mes soins).

    ( 13 ) Voir Tridimas T., « Indeterminacy and Legal Uncertainty in EU Law », dans Mendes J. (éd.), EU executive discretion and the limits of law, Oxford University Press, Oxford, 2019, p. 59, selon lequel « the self-binding effect of guidelines does not mean that such instruments acquire the status of rule of law : instead, they are rules of practice from which the Commission may not depart without giving good reasons » (« l’effet “contraignant” des lignes directrices n’implique pas que ces instruments acquiert le statut de règles juridiques. En revanche, il s’agit de règles pratiques dont la Commission ne peut s’écarter sans fournir des bonnes raisons ») (traduction libre).

    ( 14 ) Arrêt du 4 mars 2021, Commission/Fútbol Club Barcelona (C‑362/19 P, EU:C:2021:169, points 90 et 91).

    ( 15 ) Voir arrêt du 20 février 2018, Belgique/Commission (C‑16/16 P, EU:C:2018:79, point 31) et conclusions de l’avocat général Bobek dans cette affaire (C‑16/16 P, EU:C:2017:959, points 109 à 113).

    ( 16 ) Arrêt du 11 septembre 2008, Allemagne e.a./Kronofrance (C‑75/05 P et C‑80/05 P, EU:C:2008:482, point 65).

    ( 17 ) Voir Bacon K., European Union Law of State Aid, Oxford University Press, Oxford, 2017, p. 104, qui fait référence, à ce propos, à la « nature subordonnée » de lignes directrices, encadrements et communications. Voir, également, arrêt du 19 décembre 2012, Mitteldeutsche Flughafen et Flughafen Leipzig-Halle/Commission (C‑288/11 P, EU:C:2012:821, points 38 et 39).

    ( 18 ) Arrêt du 12 juillet 2022, Nord Stream 2/Parlement et Conseil (C‑348/20 P, EU:C:2022:548, point 74).

    ( 19 ) Arrêt du 30 juin 2022, Danske Slagtermestre/Commission (C‑99/21 P, EU:C:2022:510, point 45 et jurisprudence citée).

    ( 20 ) Points 38 à 42 des ordonnances attaquées (mise en italique par mes soins).

    ( 21 ) Conclusions de l’avocat général Wahl dans l’affaire Kotnik e.a. (C‑526/14, EU:C:2016:102).

    ( 22 ) Mise en italique par mes soins.

    ( 23 ) Pour reprendre les mots employés par l’avocate générale Kokott pour décrire ce second critère dans ses conclusions relatives aux affaires jointes Commission/Ente per le Ville Vesuviane et Ente per le Ville Vesuviane/Commission (C‑445/07 P et C‑455/07 P, EU:C:2009:84, point 54).

    ( 24 ) Arrêt du 6 novembre 2018 (C‑622/16 P à C‑624/16 P, ci-après l’« arrêt Montessori , EU:C:2018:873).

    ( 25 ) Arrêt Montessori, points 43 à 47. Voir, également, arrêt du 30 juin 2022, Danske Slagtermestre/Commission (C‑99/21 P, EU:C:2022:510, points 47 à 49).

    ( 26 ) Arrêt Deutsche Post, point 38.

    ( 27 ) Règlement (CE) no 659/1999 du Conseil, du 22 mars 1999, portant modalités d’application de l’article 93 du traité CE (JO 1999, L 83, p. 1).

    ( 28 ) Arrêt du 21 décembre 2021, Algebris (UK) et Anchorage Capital Group/CRU (C‑934/19 P, EU:C:2021:1042, point 87).

    ( 29 ) Voir, en ce sens, arrêt du 9 juillet 2020, République tchèque/Commission (C‑575/18 P, EU:C:2020:530, point 52 et jurisprudence citée).

    ( 30 ) Voir, notamment, ordonnance du 8 décembre 2006, Polyelectrolyte Producers Group/Commission et Conseil (C‑368/05 P, non publiée, EU:C:2006:771, point 46).

    ( 31 ) Il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, si les motifs d’une décision du Tribunal révèlent une violation du droit de l’Union, mais que le dispositif de celle-ci apparaît fondé pour d’autres motifs de droit, une telle violation n’est pas de nature à entraîner l’annulation de cette décision et il y a lieu de procéder à une substitution de motifs. Voir, en ce sens, arrêt du 11 novembre 2021, Autostrada Wielkopolska/Commission et Pologne (C‑933/19 P, EU:C:2021:905, point 58 et jurisprudence citée). Voir, également, ordonnance du 15 février 2012, Internationaler Hilfsfonds/Commission (C‑208/11 P, non publiée, EU:C:2012:76, points 33 à 35).

    Top