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Document 62018CC0496

    Conclusions de l'avocat général M. M. Bobek, présentées le 21 novembre 2019.
    Hungeod Közlekedésfejlesztési, Földmérési, Út- és Vasúttervezési Kft. e.a. contre Közbeszerzési Hatóság Közbeszerzési Döntőbizottság.
    Demandes de décision préjudicielle, introduites par le Fővárosi Törvényszék.
    Renvoi préjudiciel – Marchés publics – Procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux – Directive 89/665/CEE – Procédures de passation des marchés des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des télécommunications – Directive 92/13/CEE – Passation des marchés publics – Directives 2014/24/UE et 2014/25/UE – Contrôle de l’application des règles relatives à la passation des marchés publics – Réglementation nationale permettant à certains organismes d’enclencher une procédure d’office en cas de modification illégale d’un contrat en cours d’exécution – Forclusion du droit d’enclencher la procédure d’office – Principes de sécurité juridique et de proportionnalité.
    Affaires jointes C-496/18 et C-497/18.

    Court reports – general – 'Information on unpublished decisions' section

    ECLI identifier: ECLI:EU:C:2019:1002

     CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

    M. MICHAL BOBEK

    présentées le 21 novembre 2019 ( 1 )

    Affaires jointes C‑496/18 et C‑497/18

    HUNGEOD Közlekedésfejlesztési, Földmérési, Út- és Vasúttervezési Kft. (C‑496/18),

    SIXENSE Soldata (C‑496/18),

    Budapesti Közlekedési Zrt. (C‑496/18 et C‑497/18)

    contre

    Közbeszerzési Hatóság Közbeszerzési Döntőbizottság

    [demande de décision préjudicielle de la Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale, Hongrie)]

    « Renvoi préjudiciel – Marchés publics – Modifications de marchés publics – Directives “Recours” – Recours d’office exercé par une autorité publique en cas de violation présumée des règles relatives aux marchés publics – Délais de recours – Forclusion du droit au recours sous l’empire de la législation nationale en vigueur à l’époque de l’infraction présumée – Recours d’office introduit sous l’empire de la nouvelle législation – Amendes infligées au pouvoir adjudicateur et aux soumissionnaires – Principe de sécurité juridique et de non‑rétroactivité – Article 83 de la directive 2014/24/UE et article 99 de la directive 2014/25/UE – Protection des intérêts financiers de l’Union »

    I. Introduction

    1.

    En 2006 et en 2009, Budapesti Közlekedési Zrt. (ci‑après le « pouvoir adjudicateur ») a conclu deux marchés publics relatifs à la construction de la ligne de métro no 4 à Budapest (Hongrie). En 2017, le Közbeszerzési Hatóság Elnöke (ci‑après le « président de l’autorité des marchés publics ») a introduit des recours d’office, en application de dispositions nationales adoptées en 2015, s’agissant de certaines modifications apportées à ces marchés respectivement en 2009 et en 2010. À la suite de ces recours, la Közbeszerzési Döntőbizottság (commission arbitrale des marchés publics de l’autorité des marchés publics ; ci‑après la « commission arbitrale ») a infligé des amendes au pouvoir adjudicateur et aux soumissionnaires.

    2.

    La principale question soulevée par ces affaires peut être résumée comme suit : le droit de l’Union s’oppose-t-il à ce qu’une autorité publique exerce un recours d’office s’agissant de modifications apportées à des marchés publics après l’expiration des délais de forclusion prévus à cet égard par la législation nationale en vigueur à l’époque desdites modifications, lorsqu’un tel recours conduit à ce que des sanctions soient infligées aux deux parties contractantes de nombreuses années après lesdites modifications ?

    3.

    À mon avis, le droit de l’Union n’exige ni n’interdit que des recours soient exercés d’office s’agissant de marchés publics ou de modifications apportées à ces marchés. Toutefois, le principe de sécurité juridique consacré par le droit de l’Union s’oppose à ce que des autorités publiques nationales exercent de tels recours après l’expiration des délais applicables.

    II. Le cadre juridique

    A.   Le droit de l’Union

    1. Les directives 89/665/CEE et 92/13/CEE, telles que modifiées par la directive 2007/66/CE

    4.

    L’article 1er de la directive 89/665/CEE ( 2 ) et l’article 1er de la directive 92/13/CEE ( 3 ), telles que modifiées toutes deux par la directive 2007/66/CE ( 4 ) disposent dans leurs champs d’application respectifs :

    « [...]

    Les États membres prennent [...] les mesures nécessaires pour garantir que les décisions prises par les [pouvoirs adjudicateurs/entités adjudicatrices] peuvent faire l’objet de recours efficaces et, en particulier, aussi rapides que possible, dans les conditions énoncées aux articles 2 à 2 septies de la présente directive, au motif que ces décisions ont violé le droit de l’Union en matière de marchés publics ou les règles nationales transposant ce droit.

    [...]

    3.   Les États membres s’assurent que les procédures de recours sont accessibles, selon des modalités que les États membres peuvent déterminer, au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésée par une violation alléguée.

    [...] »

    5.

    En outre, le considérant 25 de la directive 2007/66 se lit comme suit :

    « [...] la nécessité d’assurer dans le temps la sécurité juridique des décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices requiert que soit fixé un délai minimal raisonnable de prescription des recours visant à faire constater l’absence d’effet du marché. »

    6.

    De plus, le considérant 27 de la directive 2007/66 indique :

    « [...] Par souci de sécurité juridique, l’invocabilité de l’absence d’effets d’un marché est limitée dans le temps. L’effectivité de cette limitation dans le temps devrait être respectée. »

    2. Les directives 2014/24/UE et 2014/25/UE

    7.

    Le considérant 122 de la directive 2014/24/UE ( 5 ) et le considérant 128 de la directive 2014/25/UE ( 6 ) indiquent que les procédures de recours prévues respectivement par la directive 89/665 et la directive 92/13 « ne devraient pas être affectées par » ces directives. Toutefois, « les citoyens et les parties concernées, qu’ils soient organisés ou non, ainsi que d’autres personnes ou organismes qui n’ont pas accès aux procédures de recours en vertu de [l’une de ces directives] ont néanmoins un intérêt légitime en qualité de contribuables à ce qu’il existe de bonnes procédures de passation de marché. Ils devraient dès lors disposer de la possibilité, autrement qu’au moyen du système de recours prévu par [ces directives] et sans qu’ils se voient nécessairement conférer pour autant la qualité pour agir en justice, de signaler d’éventuelles violations de [ces directives] à une autorité ou une structure compétente. Afin de ne pas créer de doublons avec des autorités ou structures existantes, les États membres devraient avoir la possibilité de prévoir un recours auprès d’autorités ou de structures générales de contrôle, d’organismes sectoriels de surveillance, d’autorités locales de surveillance, d’autorités chargées de la concurrence, du médiateur ou d’autorités nationales de contrôle. »

    8.

    L’article 83 de la directive 2014/24 et l’article 99 de la directive 2014/25, intitulés « Suivi de l’application » et compris dans le titre IV « Gouvernance », disposent :

    « [...]

    2.   Les États membres veillent à ce que l’application des règles relatives à la passation des marchés publics soit contrôlée.

    Lorsque les autorités ou structures de contrôle constatent, de leur propre initiative ou après en avoir été informées, des violations précises ou des problèmes systémiques, elles doivent être habilitées à les signaler aux autorités nationales d’audit, aux juridictions ou aux autres autorités ou structures compétentes telles que le médiateur, le parlement national ou les commissions de celui‑ci.

    [...] »

    B.   Le droit hongrois

    1. La loi de 2003 sur les marchés publics

    9.

    L’article 303, paragraphe 1, du közbeszerzésekről szóló 2003. évi CXXIX. törvény (loi no CXXIX de 2003 relative aux marchés publics ; ci‑après la « loi de 2003 sur les marchés publics ») dispose :

    « Les parties ne peuvent modifier la partie du contrat établie sur la base des conditions énoncées dans l’appel d’offres ou dans la documentation y afférente, ainsi que sur la base du contenu de l’offre, que lorsque le contrat, en raison d’une circonstance survenue après la conclusion du contrat – pour une cause non prévisible au moment de la conclusion de celui‑ci – enfreint l’intérêt légitime substantiel d’un des cocontractants. »

    10.

    L’article 306/A de la loi de 2003 sur les marchés publics est libellé comme suit :

    « (1)   Est nul tout contrat relevant du champ d’application de la présente loi lorsque

    (a)

    celui‑ci a été conclu en écartant illégalement la procédure de marché public [...] »

    11.

    L’article 307, paragraphe 3, de la loi de 2003 sur les marchés publics prévoit :

    « Le Közbeszerzések Tanácsának elnöke [le président du conseil des marchés publics] prend l’initiative d’enclencher une procédure d’office devant la [commission arbitrale] s’il est plausible que la modification du contrat s’est faite en violation de l’article 303 [...] »

    12.

    L’article 327 de la loi de 2003 sur les marchés publics dispose :

    « (1)   Les entités ou personnes suivantes peuvent prendre l’initiative d’enclencher une procédure d’office devant la commission arbitrale des marchés publics si, lors de l’exercice de leurs compétences, elles prennent connaissance d’un comportement ou d’une omission contraires à la présente loi :

    (a)

    le président du conseil des marchés publics ;

    [...]

    (2)   Une procédure d’office devant la commission arbitrale

    (a)

    peut être enclenchée à l’initiative d’un des organismes visés au paragraphe 1, sous a), b) et d) à i), dans les trente jours à compter de la date à laquelle ledit organisme a pris connaissance de l’infraction, ou, dans le cas où la procédure de marché public a été écartée, à compter de la conclusion du contrat, ou – si celle‑ci ne peut pas être établie – à partir de la date à laquelle il a pris connaissance du début de l’exécution du contrat par l’une ou l’autre partie, mais au plus tard dans le délai d’un an à compter de la survenance de l’infraction, ou de trois ans dans le cas où la procédure de marché public a été écartée.

    [...] »

    13.

    Aux termes de l’article 328, paragraphe 1, de la loi de 2003 sur les marchés publics :

    « Le président du conseil des marchés publics prend l’initiative d’enclencher une procédure d’office devant la commission arbitrale

    [...]

    (c)

    dans le cas visé à l’article 307, paragraphe 3. »

    14.

    Conformément à l’article 379, paragraphe 2, de la loi de 2003 sur les marchés publics :

    « Le conseil des marchés publics [...]

    (l) suit attentivement la modification et l’exécution des contrats conclus à l’issue d’une procédure de marché public (article 307, paragraphe 4) ».

    2. La loi de 2015 sur les marchés publics

    15.

    L’article 152 du közbeszerzésekről szóló 2015. évi CXLIII. Törvény (loi no CXLIII de 2015 relative aux marchés publics ; ci‑après la « loi de 2015 sur les marchés publics ») dispose :

    « (1)   Les entités ou personnes suivantes peuvent prendre l’initiative d’enclencher une procédure d’office devant la commission arbitrale si, lors de l’exercice de leurs compétences, elles prennent connaissance d’un comportement ou d’une omission contraires à la présente loi :

    (a)

    le président de l’autorité des marchés publics ;

    [...]

    (2)   Un des organismes visés au paragraphe 1 peut prendre l’initiative d’enclencher une procédure d’office devant la commission arbitrale dans les soixante jours à compter de la date à laquelle ledit organisme a pris connaissance de l’infraction, mais

    (a)

    au plus tard dans le délai de trois ans à compter de la survenance de l’infraction,

    (b)

    par dérogation à la disposition sous a), dans le cas où les achats ont été réalisés sans passer par une procédure de marché public, au maximum dans les cinq ans à compter de la conclusion du contrat, ou – si celle‑ci ne peut pas être établie – à compter du début de l’exécution du contrat par l’une ou l’autre partie ou

    (c)

    par dérogation aux dispositions sous a) et b), dans le cas où les acquisitions sont réalisées grâce à une aide, pendant la durée de conservation des documents imposée dans une règle de droit spécifique relative au versement et à l’utilisation de l’aide considérée, mais au moins dans un délai de cinq ans à compter de la survenance de l’infraction – dans le cas où les acquisitions ont été réalisées sans passer par une procédure de marché public, à compter de la date de conclusion du contrat, ou, si celle‑ci ne peut pas être établie, à compter du début de l’exécution du contrat par l’une ou l’autre partie.

    [...] »

    16.

    L’article 153, paragraphe 1, de la loi de 2015 sur les marchés publics est libellé comme suit :

    « Le président de l’autorité des marchés publics prend l’initiative d’enclencher la procédure d’office devant la commission d’arbitrage

    [...]

    (c)

    s’il est plausible, au vu du résultat du contrôle effectué par l’autorité des marchés publics en vertu de l’article 187, paragraphe 2, sous j), ou même sans engager de contrôle administratif, que la modification ou l’exécution du contrat s’est faite en violation de la présente loi, notamment si une infraction telle que visée à l’article 142, paragraphe 2, a été commise.

    [...] »

    17.

    L’article 187 prévoit :

    « [...]

    (2)   L’autorité [des marchés publics] [...]

    (j)

    suit attentivement la modification des contrats conclus à l’issue d’une procédure de marché public et, dans le cadre du contrôle administratif en vertu de la közigazgatási hatósági eljárás és szolgáltatás általános szabályairól 2004. évi CXL. törvény (loi no CXL de 2004, portant dispositions générales relatives aux prestations et à la procédure administratives) en contrôle également l’exécution – en vertu de règles détaillées prévues dans une règle spécifique – et, notamment, prend les mesures visées à l’article 153, paragraphe 1, sous c), et à l’article 175.

    [...] »

    18.

    Aux termes de l’article 197, paragraphe 1, de la loi de 2015 sur les marchés publics :

    « Les dispositions de la présente loi s’appliquent aux contrats conclus à l’issue de procédures d’attribution [de concessions] ou de passation de marchés publics engagées après son entrée en vigueur, de même qu’aux procédures de concours engagées après cette date, ainsi qu’aux procédures de recours y afférentes qui ont été demandées, enclenchées ou engagées d’office, en ce compris les procédures de règlement amiable des litiges. Les dispositions de l’article 139, de l’article 141, de l’article 142, de l’article 153, paragraphe 1, sous c), et de l’article 175 s’appliquent à la possibilité de modifier, sans mener une nouvelle procédure de marché public, des contrats conclus à l’issue de marchés ou procédures de marchés publics engagés avant l’entrée en vigueur de la présente loi, ainsi qu’au contrôle de la modification et de l’exécution, les dispositions du chapitre XXI étant par ailleurs applicables aux procédures de recours y afférentes. »

    3. Le décret gouvernemental 4/2011

    19.

    L’article 80, paragraphe 3, du 2007–2013 programozási időszakban az Európai Regionális Fejlesztési Alapból, az Európai Szociális Alapból és a Kohéziós Alapból származó támogatások felhasználásának rendjéről szóló 4/2011. (I. 28.) Korm. rendelet [décret gouvernemental 4/2011. (I. 28.) relatif à l’utilisation des concours du Fonds européen de développement régional, du Fonds social européen et du Fonds de cohésion pour la période de programmation 2007‑2013 »] dispose :

    « Le bénéficiaire ainsi que les entités participant à la liquidation des aides tiennent une comptabilité distincte pour chaque projet, ils enregistrent séparément tous les documents liés au projet et les conservent au moins jusqu’au 31 décembre 2020. »

    III. Les faits, la procédure et les questions préjudicielles

    A.   L’affaire C‑496/18

    20.

    Le 30 septembre 2005, le pouvoir adjudicateur a publié un appel d’offres au Journal officiel de l’Union européenne pour un marché public dont l’objet était l’« acquisition d’un système de monitoring pour la surveillance des mouvements des structures et le contrôle du bruit et des vibrations pendant la première tranche de la construction de la ligne de métro no 4 à Budapest ». La valeur estimée du marché dépassait les seuils communautaires (de l’Union européenne). Le projet bénéficiait d’un financement de l’Union (au titre du programme opérationnel pour les transports).

    21.

    Le marché a été attribué à un groupement d’entreprises composé de Sol-Data SA (qui a ultérieurement changé sa dénomination en SIXENSE Soldata) et de HUNGEOD Kft. Le 1er mars 2006, le pouvoir adjudicateur a conclu un contrat avec les membres de Sol-Data – Hungeod Konzorcium.

    22.

    Le 5 octobre 2009, les parties ont modifié le contrat en invoquant des circonstances imprévisibles. Le 18 novembre 2009, cette modification a fait l’objet d’un communiqué publié au Közbeszerzési Értesítő (Bulletin des marchés publics).

    23.

    Selon la décision de renvoi, une procédure de recours concernant cette modification du contrat avec Sol-Data et HUNGEOD a été enclenchée d’office à l’initiative d’Az Európai Támogatásokat Auditáló Főigazgatóság (direction générale de l’audit des aides européennes). Toutefois, le 9 novembre 2010, la commission arbitrale a rejeté cette initiative en raison de son caractère tardif.

    24.

    Le 29 mai 2017, le président de l’autorité des marchés publics, la partie intervenante au soutien des conclusions de la commission arbitrale, a initié une procédure d’office à l’encontre de HUNGEOD, Sol-Data et le pouvoir adjudicateur (ci‑après les « parties requérantes »), conformément à l’article 153, paragraphe 1, sous c), de la loi de 2015 sur les marchés publics. Selon le président de l’autorité des marchés publics, en modifiant le contrat en cause, les requérantes ont violé l’article 303, paragraphe 1, de la loi de 2003 sur les marchés publics, dès lors que les conditions prévues par cette disposition pour apporter des modifications au contrat n’avaient pas été satisfaites. Le président de l’autorité des marchés publics a identifié la date de la modification du contrat, le 5 octobre 2009, comme date de l’infraction. Toutefois, celui‑ci a indiqué avoir pris connaissance de l’infraction le 30 mars 2017.

    25.

    Par la décision en cause au principal, le 3 août 2017, la commission arbitrale a constaté la violation de l’article 303 de la loi de 2003 sur les marchés publics par les requérantes.

    26.

    Dans sa décision, avant ses conclusions sur le fond, la commission arbitrale a rejeté une objection procédurale concernant la question de savoir si le président de l’autorité des marchés publics avait engagé la procédure dans les délais. Selon la commission arbitrale, bien que la loi de 2003 sur les marchés publics ait été applicable au fond de l’affaire, la loi de 2015 sur les marchés publics était applicable aux questions procédurales. La seconde phrase de l’article 197, paragraphe 1, de la loi de 2015 sur les marchés publics prévoit, à titre de règle transitoire, qu’il faut appliquer, entre autres, la loi de 2015 sur les marchés publics au contrôle de la modification des contrats conclus à l’issue de procédures de marchés publics lancées avant l’entrée en vigueur de cette loi, et appliquer le chapitre de cette loi relatif aux règles de la procédure de recours également aux procédures de recours liées au contrôle de cette modification. Par conséquent, la commission arbitrale n’a pas considéré que les requérantes pouvaient se prévaloir des principes de non‑rétroactivité et de sécurité juridique. Dès lors, le président de l’autorité des marchés publics a bien engagé le recours dans les délais prévus à l’article 152, paragraphe 2, de la loi de 2015 sur les marchés publics.

    27.

    La commission arbitrale a également conclu qu’une part importante du projet concerné et de la modification du contrat en cause avait été exécutée avec le concours financier de l’Union, de sorte qu’elle relève du champ d’application du décret no 4/2001. La commission arbitrale a conclu qu’il convenait d’appliquer l’article 80, paragraphe 3, de ce décret à la modification du contrat en cause. Par conséquent, le délai dans lequel une autorité pouvait engager une procédure d’office devait expirer le 31 décembre 2020. Selon la commission arbitrale, il s’ensuit que le président de l’autorité des marchés publics a respecté ce délai en engageant la procédure d’office le 29 mai 2017.

    28.

    En raison de la constatation d’une infraction, la commission arbitrale a condamné le pouvoir adjudicateur à une amende de 25 millions de forints hongrois (HUF). Elle a également condamné conjointement et solidairement HUNGEOD et SIXENSE Soldata à une amende de 5 millions de HUF.

    29.

    Les requérantes ont contesté la décision de la commission arbitrale devant la juridiction de renvoi, la Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale, Hongrie). Entretenant des doutes quant à la bonne interprétation du droit de l’Union, cette juridiction a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

    « 1)

    Faut-il interpréter l’article 41, paragraphe 1, et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, les considérants 2, 25, 27 et 36 de la [directive 2007/66], ainsi que l’article 1er, paragraphes 1 et 3, de la [directive 92/13] et, dans le contexte de ces dispositions, le principe général du droit de l’Union de la sécurité juridique, ainsi que l’exigence de pouvoir disposer, en matière de marchés publics, d’un recours rapide et efficace contre les décisions des entités adjudicatrices, en ce sens que ceux‑ci s’opposent à la réglementation d’un État membre qui, pour un marché public conclu avant son entrée en vigueur, autorise de manière générale l’autorité (de contrôle) qu’elle a créée, et qui a reçu compétence à cet effet, à enclencher dans le délai prévu par cette nouvelle réglementation, après expiration des délais prévus sous peine de forclusion par la réglementation nationale antérieure pour enquêter sur les infractions à la réglementation sur les marchés publics commises avant l’entrée en vigueur de cette nouvelle réglementation, une enquête sur une infraction à la réglementation sur les marchés publics, à l’examiner sur le fond et, en conséquence de cela, à établir l’infraction et sa sanction au titre de la réglementation sur les marchés publics, et, au-delà, à annuler le contrat et appliquer les conséquences de cette annulation ?

    2)

    Peut-on considérer que les dispositions et principes invoqués dans la première question ne concernent pas uniquement l’effectivité du droit de recours – subjectif, individuel – des personnes concernées par l’attribution d’un marché public, mais qu’ils sont valables également en ce qui concerne le droit d’enclencher et de mener une procédure de recours qui a été donné aux autorités (de contrôle) créées par le droit de l’État membre, lesquelles sont investies d’une mission de protection de l’intérêt public et autorisées à enquêter d’office sur les infractions à la réglementation en matière de marchés publics qu’elles ont le pouvoir de détecter ?

    3)

    L’article 99, paragraphes 1 et 2, de la [directive 2014/25] implique-t-il que, malgré l’expiration des délais de forclusion applicables en vertu de la réglementation antérieure, le droit national puisse – pour des raisons de protection des intérêts financiers de l’Union en matière de marchés publics – autoriser de manière générale, par une nouvelle réglementation législative, des autorités (de contrôle) qui sont investies d’une mission de protection de l’intérêt public et autorisées par le droit de l’État membre à enquêter d’office sur les infractions à la réglementation en matière de marchés publics qu’elles ont le pouvoir de détecter, à enquêter sur des infractions à la réglementation sur les marchés publics commises avant l’entrée en vigueur de cette nouvelle réglementation et à enclencher et mener une procédure de recours ?

    4)

    Lors de l’appréciation – compte tenu des dispositions et principes invoqués dans la première question – de la compatibilité avec le droit de l’Union de la compétence de contrôle octroyée aux autorités (de contrôle), telle que détaillée dans la première et dans la troisième question, est-il pertinent de savoir quelles étaient les lacunes juridiques, réglementaires, techniques ou organisationnelles ou autres obstacles en raison desquels l’infraction à la réglementation sur les marchés publics n’a pas fait l’objet d’une enquête au moment où elle a été commise ?

    5)

    Faut-il interpréter l’article 41, paragraphe 1, et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, les considérants 2, 25, 27 et 36 de la [directive 2007/66], ainsi que l’article 1er, paragraphes 1 et 3, de la [directive 92/13] et, dans le contexte de ces dispositions, le principe général du droit de l’Union de la sécurité juridique, ainsi que l’exigence de pouvoir disposer, en matière de marchés publics, d’un recours rapide et efficace contre les décisions des entités adjudicatrices, et, en outre, le principe de proportionnalité, en ce sens que – même si les compétences visées dans les quatre premières questions peuvent, compte tenu de ces principes, être confiées à des autorités (de contrôle) qui sont investies d’une mission de protection de l’intérêt public et autorisées par le droit de l’État membre à enquêter d’office sur les infractions à la réglementation en matière de marchés publics qu’elles ont le pouvoir de détecter – la juridiction nationale peut apprécier le caractère raisonnable et proportionné des périodes écoulées entre la commission de l’infraction, l’expiration des délais de forclusion antérieurs et la procédure engagée afin d’enquêter sur l’infraction, et peut en tirer des conséquences en ce qui concerne le défaut de validité de la décision administrative attaquée ou toute autre conséquence juridique prévue par le droit de l’État membre ? »

    B.   L’affaire C‑497/18

    30.

    Le 3 juillet 2009, le pouvoir adjudicateur a publié un appel d’offres au Journal official de l’Union européenne pour un marché public dont l’objet était un « contrat de prestation de services aux fins de la réalisation de tâches d’expertise liées à la gestion du projet DBR pendant la première tranche de la construction de la ligne de métro no 4 ». La valeur estimée du marché (90 millions de HUF sur une période de trois ans) dépassait les seuls communautaires (de l’Union). Le projet a bénéficié d’un financement de l’Union (au titre du programme opérationnel pour les transports).

    31.

    Le marché public a été attribué à Matrics Consult Ltd. Le pouvoir adjudicateur a signé le contrat relatif au marché le 14 mai 2009. Celui-ci a été résilié par le pouvoir adjudicateur le 16 novembre 2011, avec effet au 31 décembre 2011.

    32.

    Le 30 mai 2017, le président de l’autorité des marchés publics a initié une procédure d’office à l’encontre de Matrics Consult et du pouvoir adjudicateur, conformément à l’article 153, paragraphe 1, sous c), de la loi de 2015 sur les marchés publics, afin de demander le constat de la violation des règles sur les marchés publics et l’imposition d’une amende. Bien que les parties n’aient pas modifié le contrat en cause par écrit, elles s’étaient, par leur comportement lors du paiement des factures et de l’établissement des certificats d’exécution, sensiblement écartées des conditions de paiement définies à l’époque de la soumission de l’offre et insérées dans ce contrat. Ces changements ont été considérés comme une modification du contrat constitutive d’une violation de l’article 303, paragraphe 1, de la loi de 2003 sur les marchés publics, dès lors que les conditions prévues par cette disposition pour apporter des modifications au contrat n’avaient pas été satisfaites. Dans son recours, le président de l’autorité des marchés publics a identifié le 8 février 2010 comme date de l’infraction, c’est‑à‑dire la date de paiement de la facture qui a conduit les parties à dépasser le montant de la contrepartie convenue dans le contrat. Le président de l’autorité des marchés publics a indiqué avoir pris connaissance de l’infraction le 31 mars 2017.

    33.

    Le 18 août 2017, la commission arbitrale a constaté que le pouvoir adjudicateur et Matrics Consult avaient violé l’article 303 de la loi du 2003 sur les marchés publics en modifiant illicitement le contrat issu d’une procédure de marché public à laquelle ces parties avaient participé. La commission arbitrale a infligé une amende de 27 millions de HUF au pouvoir adjudicateur et une amende de 13 millions de HUF à Matrics Consult.

    34.

    Avant de formuler cette conclusion quant au fond, la commission arbitrale a rejeté une objection procédurale concernant la question de savoir si le président de l’autorité des marchés publics avait engagé la procédure de recours dans le délai imparti. La commission arbitrale a considéré que les dispositions relatives aux délais de forclusion prévues par la loi de 2015 sur les marchés publics étaient applicables à la modification de facto du contrat intervenue avant l’entrée en vigueur de cette loi, de sorte que les parties au contrat ne pouvaient se prévaloir des principes de non‑rétroactivité et de sécurité juridique.

    35.

    Le pouvoir adjudicateur a contesté la décision de la commission arbitrale devant la juridiction de renvoi, la Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale). Cette juridiction a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

    « 1)

    Faut-il interpréter l’article 41, paragraphe 1, et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, les considérants 2, 25, 27 et 36 de la [directive 2007/66], ainsi que l’article 1er, paragraphes 1 et 3, de la [directive 89/665] et, dans le contexte de ces dispositions, le principe général du droit de l’Union de la sécurité juridique, ainsi que l’exigence de pouvoir disposer, en matière de marchés publics, d’un recours rapide et efficace contre les décisions des entités adjudicatrices, en ce sens que ceux‑ci s’opposent à la réglementation d’un État membre qui, pour un marché public conclu avant son entrée en vigueur, autorise de manière générale l’autorité (de contrôle) qu’elle a créée, et qui a reçu compétence à cet effet, à enclencher dans le délai prévu par cette nouvelle réglementation, après expiration des délais prévus sous peine de forclusion par la réglementation nationale antérieure pour enquêter sur les infractions à la réglementation sur les marchés publics commises avant l’entrée en vigueur de cette nouvelle réglementation, une enquête sur une infraction à la réglementation sur les marchés publics, à l’examiner sur le fond et, en conséquence de cela, à établir l’infraction et sa sanction au titre de la réglementation sur les marchés publics, et, au-delà, à annuler le contrat et appliquer les conséquences de cette annulation ?

    2)

    Peut-on considérer que les dispositions et principes invoqués dans la première question ne concernent pas uniquement l’effectivité du droit de recours – subjectif, individuel – des personnes concernées par l’attribution d’un marché public, mais qu’ils sont valables également en ce qui concerne le droit d’enclencher et de mener une procédure de recours qui a été donné aux autorités (de contrôle) créées par le droit de l’État membre, lesquelles sont investies d’une mission de protection de l’intérêt public et autorisées à enquêter d’office sur les infractions à la réglementation en matière de marchés publics qu’elles ont le pouvoir de détecter ?

    3)

    L’article 83, paragraphes 1 et 2, de la [directive 2014/24] implique-t-il que, malgré l’expiration des délais de forclusion applicables en vertu de la réglementation antérieure, le droit national puisse – pour des raisons de protection des intérêts financiers de l’Union en matière de marchés publics – autoriser de manière générale, par une nouvelle réglementation législative, des autorités (de contrôle) qui sont investies d’une mission de protection de l’intérêt public et autorisées par le droit de l’État membre à enquêter d’office sur les infractions à la réglementation en matière de marchés publics qu’elles ont le pouvoir de détecter, à enquêter sur des infractions à la réglementation sur les marchés publics commises avant l’entrée en vigueur de cette nouvelle réglementation et à enclencher et à mener une procédure de recours ?

    4)

    Lors de l’appréciation – compte tenu des dispositions et principes invoqués dans la première question – de la compatibilité avec le droit de l’Union de la compétence de contrôle octroyée aux autorités (de contrôle), telle que détaillée dans la première et dans la troisième question, est-il pertinent de savoir quelles étaient les lacunes juridiques, réglementaires, techniques ou organisationnelles ou autres obstacles en raison desquels l’infraction à la réglementation sur les marchés publics n’a pas fait l’objet d’une enquête au moment où elle a été commise ?

    5)

    Faut-il interpréter l’article 41, paragraphe 1, et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, les considérants 2, 25, 27 et 36 de la [directive 2007/66], ainsi que l’article 1er, paragraphes 1 et 3, de la [directive 89/665] et, dans le contexte de ces dispositions, le principe général du droit de l’Union de la sécurité juridique, ainsi que l’exigence de pouvoir disposer, en matière de marchés publics, d’un recours rapide et efficace contre les décisions des entités adjudicatrices, et, en outre, le principe de proportionnalité, en ce sens que – même si les compétences visées dans les quatre premières questions peuvent, compte tenu de ces principes, être confiées à des autorités (de contrôle) qui sont investies d’une mission de protection de l’intérêt public et autorisées par le droit de l’État membre à enquêter d’office sur les infractions à la réglementation en matière de marchés publics qu’elles ont le pouvoir de détecter – la juridiction nationale peut apprécier le caractère raisonnable et proportionné des périodes écoulées entre la commission de l’infraction, l’expiration des délais de forclusion antérieurs et la procédure engagée afin d’enquêter sur l’infraction, et peut en tirer des conséquences en ce qui concerne le défaut de validité de la décision administrative attaquée ou toute autre conséquence juridique prévue par le droit de l’État membre ? »

    36.

    Le président de la Cour a joint les deux affaires par décision du 18 septembre 2018.

    37.

    Des observations écrites ont été déposées par le pouvoir adjudicateur, la commission arbitrale, le président de l’autorité des marchés publics, le gouvernement hongrois et la Commission européenne. Toutes ces parties ont présenté des observations orales lors de l’audience qui s’est tenue le 4 septembre 2019.

    IV. Analyse

    38.

    Les présentes conclusions sont structurées comme suit. Je commencerai par quelques remarques introductives concernant les spécificités du régime hongrois de recours pouvant être exercés d’office par les autorités publiques en matière de marchés publics. Il conviendra également de déterminer d’emblée les règles du droit de l’Union applicables à la présente affaire et de reformuler les questions posées par la juridiction de renvoi (A). Ensuite, j’examinerai la deuxième question concernant le champ d’application de la directive 89/665 et de la directive 92/13 (les « directives recours »), telles que modifiées par la directive 2007/66, ainsi que celui des directives 2014/24 et 2014/25 : les recours exercés d’office par des autorités publiques en matière de marchés publics relèvent-ils du champ d’application de ces directives (B) ? Je me pencherai ensuite sur les première, troisième et quatrième questions que j’examinerai conjointement, dès lors qu’elles ont en substance le même objet : le droit de l’Union, notamment le principe de sécurité juridique, exclut-il l’exercice de tels recours d’office après l’expiration des délais de forclusion prévus par le droit national en vigueur à l’époque de la prétendue modification illicite des contrats (C) ? Enfin, je conclurai par la cinquième question relative à la compétence des juridictions nationales concernant l’examen d’infractions potentielles invoquées d’office par des autorités publiques (D).

    A.   Considérations liminaires

    1. Le régime hongrois de recours en matière de marchés publics et affaires en cause

    39.

    Le droit hongrois prévoit deux types de recours en matière de marchés publics, en fonction de l’identité des personnes exerçant le recours.

    40.

    D’une part, un recours peut être introduit par les personnes disposant d’un intérêt subjectif (au sens d’un intérêt réel et individuel) dans le marché public en cause, telles que le soumissionnaire retenu, les soumissionnaires évincés (réels ou potentiels), voire le pouvoir adjudicateur concerné. Ce type de recours facilite la mise en œuvre privée des règles sur les marchés publics.

    41.

    D’autre part, le droit hongrois prévoit également des recours pouvant être exercés d’office par certaines autorités publiques chargées de la protection de l’intérêt général, y compris notamment du respect du principe de légalité et/ou du contrôle de l’utilisation des fonds publics. Ce type de recours relève de la mise en œuvre publique des règles sur les marchés publics.

    42.

    Le président de l’autorité des marchés publics est l’une de ces autorités publiques. Il est habilité à engager une procédure d’office au titre de l’article 153, paragraphe 1, de la loi de 2015 sur les marchés publics. Une fois qu’un tel recours d’office a été introduit, il appartient ensuite à la commission arbitrale d’examiner la recevabilité et le bien‑fondé du recours. En cas de constatation d’une violation des règles sur les marchés publics, la commission arbitrale peut infliger une amende aux personnes responsables de cette violation. Il semble que l’imposition d’une amende soit obligatoire en cas de constatation d’une violation dans le cadre d’un recours introduit d’office par le président de l’autorité des marchés publics sur la base de l’article 153 de la loi de 2015 sur les marchés publics. En outre, il a été précisé lors de l’audience que le constat d’une violation peut également conduire à l’annulation du contrat, mais uniquement en application d’une décision juridictionnelle.

    43.

    Dans le cas d’espèce, le président de l’autorité des marchés publics a introduit un recours d’office s’agissant des modifications des deux marchés publics en cause. Les modifications sont intervenues respectivement en 2009 et en 2010. À cette époque, la législation nationale applicable était la loi de 2003 sur les marchés publics. Toutefois, les dispositions transitoires de la loi de 2015 sur les marchés publics (article 197) ont été interprétées en ce sens que les dispositions d’ordre procédural de cette loi s’appliquent aux modifications de marchés publics intervenues avant l’entrée en vigueur de cette loi.

    44.

    Conformément à ce raisonnement, le président de l’autorité des marchés publics a engagé des recours d’office devant la commission arbitrale en 2017, c’est‑à‑dire respectivement 7 et 8 années après la commission des infractions présumées. À l’époque, les délais de forclusion prévus par la loi de 2003 sur les marchés publics avaient déjà expiré. Le président de l’autorité des marchés publics a justifié ces recours, à première vue tardifs, en invoquant le fait qu’il avait seulement pris connaissance des infractions en cause en 2017. La commission arbitrale a ensuite examiné si les recours avaient été engagés dans les délais impartis au regard de la loi de 2015 sur les marchés publics et a conclu que tel était bien le cas. Dans les deux affaires, la commission arbitrale a en définitive infligé les amendes litigieuses aussi bien au pouvoir adjudicateur qu’aux soumissionnaires. Toutefois, ni les contrats ni les modifications prétendument illicites n’ont été déclarés nuls et non avenus.

    45.

    C’est dans ce contexte factuel et procédural que la juridiction de renvoi a posé une série de questions à la Cour. Il n’appartient pas à cette dernière d’interpréter le paysage législatif et le contexte procédural national relativement complexe. Toutefois, je souhaite souligner deux points qui semblent ne pas être contestés et qui servent de points de départ aux présentes conclusions.

    46.

    Premièrement, aussi bien la loi de 2003 sur les marchés publics que la loi de 2015 prévoient des délais dans lesquels les autorités habilitées à former un recours d’office doivent agir. À ma connaissance, ces règles sont contenues à l’article 327, paragraphe 2, de la loi de 2003 sur les marchés publics et à l’article 152, paragraphe 2, de la loi de 2015 sur les marchés publics ( 7 ). La structure de ces deux dispositions est similaire. Chacune contient une combinaison de délais de prescription subjectifs et objectifs. Toutefois, la durée de ces délais a changé entre la version de 2003 et la version de 2015 de ces dispositions ; elle a été plus que doublée dans la loi de 2015 sur les marchés publics.

    47.

    Deuxièmement, il importe selon moi de souligner que la juridiction de renvoi affirme, sans que cela soit contesté par l’une des parties à la procédure ( 8 ), que les délais de forclusion qui étaient en vigueur et applicables lorsque les modifications sont intervenues avaient déjà expiré avant l’entrée en vigueur de la loi de 2015 sur les marchés publics ( 9 ).

    2. Les dispositions pertinentes du droit de l’Union et la reformulation des questions

    48.

    Dans chacune des affaires jointes, la juridiction de renvoi pose cinq questions pratiquement identiques ( 10 ). Le libellé de ces questions n’est malheureusement pas très clair. Leur contenu présente également certains points de chevauchement. Par conséquent, il convient de reformuler, dans une certaine mesure, ces questions, afin de fournir à la juridiction de renvoi une réponse utile au regard du contexte factuel et juridique des présentes affaires.

    49.

    Avant de ce faire, il convient de formuler une remarque relative aux règles pertinentes du droit de l’Union. Dans ses questions, la juridiction de renvoi cite une série de dispositions de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci‑après la « Charte ») et de plusieurs directives en matière de marchés publics, ainsi que certains principes généraux du droit de l’Union. Toutefois, seuls certains de ces principes et dispositions semblent être pleinement pertinents pour les présentes affaires. Inversement, d’autres règles du droit de l’Union non mentionnées sont susceptibles d’être pertinentes.

    50.

    Premièrement, je ne pense pas que les articles 41 et 47 de la Charte soient pertinents en l’espèce. L’article 41 relatif au droit à une bonne administration est uniquement applicable aux institutions, organes et organismes de l’Union européenne ( 11 ). De même, l’article 47 de la Charte n’est pas applicable à la présente affaire. Lorsqu’elle mentionne cette disposition, la juridiction de renvoi se demande si le fait de former un recours 7 ou 8 ans après la commission des infractions présumées est compatible avec l’exigence d’une procédure menée dans des délais raisonnables. Toutefois, à la lumière des faits de l’espèce, le droit à un recours effectif devant un tribunal au sens de l’article 47 de la Charte ne semble pas être en cause. La vraie question semble être celle du respect de délais de forclusion par une autorité administrative.

    51.

    Deuxièmement, s’agissant des principes généraux du droit de l’Union invoqués par la juridiction de renvoi, le principe de sécurité juridique est fondamental pour trancher les première, troisième et quatrième questions, tandis que le principe de proportionnalité présente une certaine pertinence pour la cinquième question. L’exigence de disposer rapidement de recours effectifs contre les décisions des pouvoirs adjudicateurs est expressément consacrée à l’article 1er, paragraphe 1, des directives recours.

    52.

    Troisièmement, dès lors que la juridiction de renvoi a invoqué, de façon générale, la protection des intérêts financiers de l’Union, j’examinerai cet élément de l’affaire au regard des dispositions du droit de l’Union qui n’ont pas été mentionnées par la juridiction de renvoi, mais qui ont fait l’objet de discussions lors de l’audience, à savoir le règlement (CE, Euratom) no 2988/95 ( 12 ) et le règlement (CE) no 1083/2006 ( 13 ).

    53.

    S’agissant à présent des questions spécifiques posées par la juridiction de renvoi, celles‑ci peuvent, selon moi, être regroupées comme suit.

    54.

    Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande en substance si le droit de l’Union, en particulier les directives recours, telles que modifiées notamment par la directive 2007/66, ainsi que les directives 2014/24 et 2014/25, régissent ou limitent d’une quelconque manière la possibilité pour des autorités publiques de former des recours dans l’intérêt public. Plus précisément, je comprends cette question en ce sens qu’elle interroge la Cour sur le point de savoir si des recours tels que ceux en cause au principal relèvent du champ d’application de l’une de ces directives.

    55.

    La première question invite la Cour à décider si le droit de l’Union, notamment le principe général de sécurité juridique, permet à des autorités publiques de former des recours à l’égard de modifications de marchés publics et, le cas échéant, d’imposer des sanctions, bien que les délais de forclusion prévus pour de tels recours par le droit national en vigueur à l’époque des modifications aient déjà expiré. Les troisième et quatrième questions concernent l’éventuelle incidence de l’exigence de protection des intérêts financiers de l’Union sur la réponse à la première question. Les première, troisième et quatrième questions seront donc examinées conjointement.

    56.

    La cinquième question, quant à elle, est uniquement pertinente s’il est admis que le droit de l’Union ne s’oppose pas à l’exercice de recours d’office dans des circonstances telles que celles de l’espèce. Dans ce cas, le droit de l’Union, notamment le principe de proportionnalité, habilite-il les juridictions nationales à contrôler les sanctions qui ont été imposées ?

    B.   Sur la deuxième question

    57.

    Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande si le droit de l’Union régit ou limite la possibilité pour des autorités publiques agissant dans l’intérêt général de former des recours d’office portant sur des modifications de marchés publics. En particulier, de tels recours relèvent-ils du champ d’application des directives recours, telles que modifiées par la directive 2007/66, ou des directives 2014/24 et 2014/25 ?

    58.

    Selon le président de l’autorité des marchés publics, les directives recours ne régissent pas les recours formés par des autorités publiques dans l’intérêt public. Il appartient aux seuls États membres d’adopter des règles à cet effet. Par conséquent, le président de l’autorité des marchés publics estime que les présentes affaires ne relèvent pas du champ d’application du droit de l’Union.

    59.

    Le gouvernement hongrois considère également que les dispositions nationales fixant des délais de forclusion pour l’introduction de recours d’office dans l’intérêt public ne transposent pas les directives recours et ne relèvent pas de leur champ d’application. Le gouvernement hongrois se fonde sur l’article 83 de la directive 2014/24 et l’article 99 de la directive 2014/25 pour affirmer que, par nature, les prérogatives des autorités de contrôle diffèrent fondamentalement des recours pouvant être exercés par des opérateurs économiques cherchant à obtenir un marché.

    60.

    Selon la Commission, en l’absence de dispositions en ce sens, les directives recours n’imposent ni n’interdisent aux État membres de prévoir des recours d’office pouvant être exercés contre les décisions adoptées par les pouvoirs adjudicateurs. De même, la Commission estime que l’article 83 de la directive 2014/24 et l’article 99 de la directive 2014/25 n’exigent pas des États membres qu’ils prévoient des recours d’office dans l’intérêt public. Toutefois, selon la Commission, les États membres doivent respecter les principes généraux du droit de l’Union, y compris le principe de sécurité juridique.

    61.

    Je partage largement la position de la Commission. Selon moi, les directives recours, la directive 2014/24 et la directive 2014/25 n’imposent ni n’interdisent aux États membres de prévoir des recours d’office pouvant être engagés par les autorités publiques dans l’intérêt public. Toutefois, même si ces directives n’exigent pas que de tels recours soient prévus, si un État membre décide d’instituer ces mécanismes, ces derniers relèvent du champ d’application (matériel) desdites directives. Par conséquent, les questions posées par la juridiction de renvoi, notamment la deuxième question, sont recevables.

    62.

    Les directives recours imposent seulement aux États membres de prévoir des recours pouvant être engagés par les entreprises concernées. En effet, l’article 1er, paragraphe 3, de la directive 89/665 exige des États membres qu’ils s’assurent que les procédures de recours sont accessibles « au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésée par une violation alléguée » ( 14 ).

    63.

    Le libellé de cette disposition suggère que les directives recours n’exigent pas un régime complet de recours en matière de marchés publics. Comme l’a indiqué la Cour, la « directive 89/665, ainsi qu’il ressort, notamment, de son article 1er, paragraphe 3, ne vise pas une harmonisation complète des règles nationales pertinentes » ( 15 ). Cette directive contient une exigence minimale (« au moins ») imposant aux États membres de prévoir des voies de recours pour les entreprises, sans qu’ils doivent nécessairement en prévoir également pour les autorités publiques agissant dans l’intérêt public.

    64.

    Cette thèse est également confortée par le contexte et la finalité de l’article 1er, paragraphe 3, des directives recours, telles que modifiées par la directive 2007/66. Premièrement, s’agissant du contexte général de l’article 1er, paragraphe 3, le législateur de l’Union a introduit des mécanismes destinés à renforcer le cadre des recours engagés par des entreprises ( 16 ). Deuxièmement, s’agissant du système et de la finalité des directives recours, il est de jurisprudence constante que ces directives visent à protéger les soumissionnaires contre l’arbitraire du pouvoir adjudicateur et à assurer l’application effective des règles de l’Union en matière de passation de marchés publics, en particulier à un stade où les violations peuvent encore être corrigées ( 17 ). Il s’ensuit que, bien que le fait d’assurer le respect de la légalité soit certainement aussi l’un des objectifs fondamentaux des directives recours, le type de recours qui est prévu par ces directives en vue d’atteindre cet objectif est clairement un recours initié par les opérateurs économiques, tel qu’il résulte également du considérant 27 de la directive 2007/66 ( 18 ).

    65.

    Le fait que la directive 2007/66 prévoit également un « mécanisme correcteur » ( 19 ) ne modifie pas cette conclusion. En vertu de ce mécanisme, la Commission peut demander que des violations graves du droit de l’Union commises au cours d’une procédure de passation de marché soient corrigées. Même si ce mécanisme pourrait être considéré comme relevant de la mise en œuvre publique des règles sur les marchés publics, on ne saurait en déduire que les directives recours, telles que modifiées par la directive 2007/66, exigent des États membres qu’ils prévoient des recours dans l’intérêt public. A contrario, ce mécanisme montre que les directives recours ne prévoient aucune autre forme de recours dans l’intérêt public.

    66.

    De la même façon, l’article 83 de la directive 2014/24 et l’article 99 de la directive 2014/25, au libellé identique, ne peuvent être interprétés comme exigeant des États membres qu’ils prévoient un mécanisme de recours dans l’intérêt public, tel que celui en cause au principal.

    67.

    L’article 83 de la directive 2014/24 et l’article 99 de la directive 2014/25 exigent seulement que des violations précises ou des problèmes systémiques relatifs à l’application des règles sur les marchés publics soient « signal[és] » aux juridictions ou aux autres autorités ou structures compétentes. Par conséquent, il n’y a aucune obligation d’engager effectivement une procédure, mais bien une simple faculté, dans les cas où des violations précises sont identifiées. Conformément à l’article 83 de la directive 2014/24 et à l’article 99 de la directive 2014/25, la tâche principale des autorités publiques semble plutôt consister à signaler des problèmes structurels et à proposer des solutions appropriées ( 20 ).

    68.

    Par conséquent, bien que l’article 83 de la directive 2014/24 et l’article 99 de la directive 2014/25 visent clairement à promouvoir la mise en œuvre publique des règles sur les marchés publics ( 21 ), ces dispositions n’exigent pas des États membres qu’ils établissent des mécanismes de recours tels que ceux en cause au principal.

    69.

    Il s’ensuit que les directives recours, la directive 2014/24 et la directive 2014/25 n’imposent ni n’interdisent aux États membres de prévoir d’autres types de recours, tels qu’un recours pouvant être exercé d’office par les autorités publiques dans l’intérêt de la légalité et de la protection des fonds publics.

    70.

    Toutefois, si de tels mécanismes de recours sont effectivement établis par un État membre, les recours en cause relèvent tout de même du champ d’application du droit de l’Union, notamment ce qui concerne leur incidence et leurs effets.

    71.

    Premièrement, dans la mesure où les marchés publics relèvent du champ d’application matériel des directives sur les marchés publics, les modifications apportées auxdits marchés sont également régies par le droit de l’Union ( 22 ). Logiquement, les recours portant sur ces modifications relèvent du droit de l’Union, dans la mesure où ils visent à assurer le respect des règles matérielles du droit de l’Union relatives à la modification de marchés publics.

    72.

    Deuxièmement, et à titre subsidiaire, le type spécifique de recours en cause en l’espèce relève des directives 2014/24 et 2014/25. Bien que, respectivement, l’article 83 et l’article 99 de ces directives n’imposent pas aux États membres de prévoir un recours tel que celui au principal, de tels recours ne constituent pas moins l’une des expressions possibles (à la discrétion des États membres) du nouveau rôle assigné aux autorités de contrôle par l’article 83 de la directive 2014/24 et l’article 99 de la directive 2014/25.

    73.

    Toute autre conclusion entraînerait la conséquence singulière que la réglementation de l’objet de la procédure de recours d’office (à savoir le marché public lui‑même ainsi que ses modifications) serait harmonisé par le droit de l’Union, tandis que les effets potentiellement importants du recours (les sanctions imposées au pouvoir adjudicateur ou aux soumissionnaires, ou encore l’annulation du marché), lesquels seraient susceptibles d’avoir une incidence sur l’ensemble de la procédure de passation de marché, échapperaient totalement à un domaine pourtant harmonisé, au seul motif que ces recours auraient été exercés par une autorité publique. Il ne peut en aller ainsi.

    74.

    D’un autre côté, le fait qu’il n’existe aucune mesure d’harmonisation spécifique au niveau de l’Union régissant ce type de recours signifie que seuls les principes généraux du droit de l’Union s’appliquent à de telles procédures de recours.

    75.

    Par conséquent, il convient de répondre comme suit à la deuxième question : les directives recours, la directive 2014/24 et la directive 2014/25 n’imposent ni n’interdisent aux États membres de prévoir des recours pouvant être exercés d’office par des autorités publiques en cas de violations présumées des règles sur les marchés publics. Toutefois, lorsqu’ils sont prévus et exercés, de tels recours relèvent du champ d’application du droit de l’Union.

    C.   Sur les première, troisième et quatrième questions

    76.

    Par ses première, troisième et quatrième questions, la juridiction de renvoi demande en substance si le droit de l’Union, notamment les principes généraux de sécurité juridique et de protection des intérêts financiers de l’Union, permet à des autorités publiques, sur la base de nouvelles dispositions de droit national ou de droit de l’Union, de former des recours concernant des modifications apportées à des marchés publics et, le cas échéant, à imposer des amendes, même lorsque les délais de forclusion prévus par le droit national en vigueur à l’époque desdites modifications ont déjà expiré.

    77.

    J’estime qu’il convient clairement de répondre par la négative.

    1. Le principe de sécurité juridique consacré par le droit de l’Union

    78.

    La juridiction de renvoi admet que l’article 83 de la directive 2014/24 et l’article 99 de la directive 2014/25 renforcent le rôle des autorités de contrôle. Toutefois, elle s’interroge sur le point de savoir si le droit de l’Union, et notamment le principe de sécurité juridique, limite les pouvoirs qui sont conférés à ces autorités ou si l’article 194 de la loi de 2015 sur les marchés publics, qui transpose ces dispositions, peut être invoqué pour « rouvrir » des délais qui ont déjà expiré, afin de permettre l’exercice de ces nouvelles compétences.

    79.

    Le pouvoir adjudicateur considère que les recours d’office en cause au principal violent le principe de sécurité juridique. Selon le pouvoir adjudicateur, à supposer même que la loi de 2015 sur les marchés publics ait conféré de nouvelles compétences aux autorités publiques, cela ne saurait justifier la réouverture de délais ayant déjà expiré.

    80.

    Selon la commission arbitrale, le droit hongrois prévoit que le président de l’autorité des marchés publics dispose d’un délai de 60 jours à compter de la date à laquelle il a pris connaissance d’une violation pour former un recours d’office. La commission arbitrale considère qu’un tel recours peut être formé jusqu’au 31 décembre 2020, cette date correspondant à l’expiration du délai de l’obligation de conservation des documents pertinents.

    81.

    Le gouvernement hongrois reconnaît la pertinence du principe de sécurité juridique. Ce principe exige que les règles de droit soient claires, précises et prévisibles dans leurs effets. Toutefois, le gouvernement hongrois considère que les dispositions nationales en cause sont prévisibles.

    82.

    Selon la Commission, le principe de sécurité juridique s’oppose à l’exercice d’un recours d’office contre une décision d’un pouvoir adjudicateur, entraînant l’imposition d’une amende, lorsque les délais prévus à cet égard ont déjà expiré. Ces délais ne peuvent être rouverts que dans des circonstances exceptionnelles qui n’existent pas en l’espèce.

    83.

    À mon avis, sous réserve de circonstances tout à fait exceptionnelles, le principe de sécurité juridique consacré par le droit de l’Union s’oppose à la « réouverture » de délais qui ont déjà expiré.

    84.

    Selon une jurisprudence constante de la Cour, il est de principe qu’une règle nouvelle s’applique immédiatement aux effets futurs d’une situation née sous l’empire de la règle ancienne. Il n’en va autrement, et sous réserve du principe de non‑rétroactivité des actes juridiques, que si la règle nouvelle est accompagnée des dispositions particulières qui déterminent spécialement ses conditions d’application dans le temps ( 23 ).

    85.

    Il est également de jurisprudence constante que les règles de procédure sont généralement censées s’appliquer à tous les litiges pendants au moment où elles entrent en vigueur, à la différence des règles de fond qui sont habituellement interprétées comme ne visant pas des situations acquises antérieurement à leur entrée en vigueur ( 24 ). Selon la Cour, « cette interprétation garantit le respect des principes de sécurité juridique et de confiance légitime en vertu desquels la législation [de l’Union] doit être claire et prévisible pour les justiciables » ( 25 ).

    86.

    Plus généralement, le principe de sécurité juridique, qui fait partie des principes généraux du droit de l’Union, exige, notamment, que les règles de droit soient claires, précises et prévisibles dans leurs effets, en particulier lorsqu’elles peuvent avoir sur les individus et les entreprises des conséquences défavorables, afin que les intéressés puissent s’orienter dans des situations et des relations juridiques relevant de l’ordre juridique de l’Union ( 26 ). Le même principe doit être respecté par le législateur national, lorsqu’il adopte une législation qui relève du droit de l’Union ( 27 ).

    87.

    S’agissant de délais de prescription, ces derniers doivent être fixés à l’avance afin d’assurer la sécurité juridique ( 28 ) et être suffisamment prévisibles ( 29 ).

    88.

    La question déterminante dans les présentes affaires n’est pas l’application de règles de procédure nouvelles à des situations en cours. Sans rouvrir le débat concernant le point de savoir si les délais de prescription sont des règles de procédure ou de fond ( 30 ), l’élément déterminant est, selon moi, le fait que la situation juridique était close (et prescrite) au regard desdits délais.

    89.

    Il convient de rappeler une nouvelle fois ( 31 ) que, suivant la législation applicable antérieurement, à savoir l’article 327, paragraphe 2, de la loi de 2003 sur les marchés publics, les délais de forclusion (objectifs) ont expiré trois ans après la commission de l’infraction. Ainsi, s’agissant de l’affaire C‑496/18, ces délais ont expiré en 2012. Dans l’affaire C‑497/18, le délai de forclusion a expiré en 2013. En 2015, le nouvel article 153, paragraphe 1, sous c), de la loi de 2015 sur les marchés publics est entré en vigueur. En 2017, il a été avancé que ces nouveaux délais avaient prétendument commencé à courir en 2015 et permettaient de rouvrir l’examen des modifications apportées aux marchés en cause ( 32 ).

    90.

    Si mon interprétation de ces faits et du droit national est exacte, ces deux points relevant en dernier ressort de l’appréciation de la juridiction nationale, il n’y a, à mon avis, aucune situation juridique en cours à laquelle de nouvelles règles de procédure sont susceptibles d’être appliquées. Il s’agit d’un cas de rétroactivité véritable. Il est question de rouvrir des délais ayant déjà expiré en adoptant une nouvelle législation fixant de nouveaux délais.

    91.

    S’il était admis que, dans des circonstances ordinaires, des délais de forclusion ayant déjà expiré puissent être rouverts (ou, en réalité, plutôt que de nouveaux délais soient fixés) chaque fois que des nouvelles dispositions nationales contenant des délais généraux sont adoptées, cela pourrait conduire à une situation où des modifications contractuelles pourraient faire l’objet d’un recours sans aucune limitation dans le temps ( 33 ). Ainsi, la législation nationale pourrait indéfiniment « repousser le temps », simplement en adoptant de nouveaux délais. Une telle solution n’est manifestement pas acceptable au regard du principe de sécurité juridique.

    92.

    Aucun motif sérieux n’a été invoqué (à tout le moins devant la Cour) permettant de justifier une telle réouverture des délais et, de facto, la rétroactivité (véritable) des nouvelles règles. Une telle rétroactivité n’est admissible que dans des circonstances exceptionnelles, lorsque le but à atteindre l’exige et que la confiance légitime des intéressés est dûment respectée ( 34 ).

    93.

    Avant d’examiner les arguments concernant le but poursuivi par l’interprétation des règles en matière de temporalité défendue par la commission arbitrale et le gouvernement hongrois (sections 2, 3 et 4 des présentes conclusions), je relève que le fait de fixer de nouveaux délais, dans une législation nouvelle applicable à des événements passés, plusieurs années après les faits, peut difficilement être considéré comme un acte prévisible respectant les attentes légitimes des personnes concernées. En outre, je partage la position de la Commission selon laquelle l’article 197 de la loi de 2015 sur les marchés publics, qui régit l’application ratione temporis de cette loi, manque de clarté et, partant, de prévisibilité pour les parties contractantes. Ainsi, cette disposition ne contient pas le moindre élément permettant de justifier une telle rétroactivité (véritable).

    94.

    Compte tenu de ce qui précède, la première question appelle la réponse suivante : le principe de sécurité juridique s’oppose à l’application de dispositions de droit national permettant d’introduire des recours d’office concernant des violations de règles sur les marchés publics commises avant leur entrée en vigueur, lorsque les délais fixés par la législation nationale antérieurement applicable ont déjà expiré.

    2. Le nouveau rôle des autorités de contrôle au titre de l’article 83 de la directive 2014/24 et de l’article 99 de la directive 2014/25

    95.

    La commission arbitrale soutient que les présentes affaires ne concernent pas la (ré)ouverture de délais ayant déjà expiré sous l’empire d’anciennes dispositions procédurales en vigueur à l’époque des modifications, mais bien le fait d’autoriser l’exercice, dans le contexte d’un recours administratif, de nouvelles compétences de contrôle prévues par l’article 83 de la directive 2014/24 et l’article 99 de la directive 2014/25. Le prédécesseur de l’autorité des marchés publics ne disposait pas d’une telle compétence en matière de recours. Selon la commission arbitrale, il s’ensuit que la loi de 2015 sur les marchés publics ne permet pas la réouverture d’un délai ayant expiré, mais permet l’exercice d’une compétence entièrement nouvelle. Le président de l’autorité des marchés publics et le gouvernement hongrois partagent largement cette position, à quelques différences mineures près.

    96.

    Je dois admettre mon extrême perplexité face à cet argument.

    97.

    Sous réserve de vérification par la juridiction nationale, il me semble que la loi de 2003 sur les marchés publics prévoyait déjà la possibilité pour certaines autorités publiques d’engager des recours d’office dans l’intérêt public ( 35 ). En effet, la refonte de 2015 de cette loi a apporté quelques modifications à cette compétence et, surtout, a fixé de nouveaux délais plus longs pour l’exercice de celle‑ci ( 36 ). Toutefois, la compétence d’engager ce type de recours ne saurait être considérée comme nouvelle.

    98.

    En outre, il convient de relever que l’article 83 de la directive 2014/24 et l’article 99 de la directive 2014/25 ne sont pas applicables aux présentes affaires ratione temporis. De plus, comme il a été confirmé lors de l’audience, ces dispositions ont été transposées par l’article 194 de la loi de 2015 sur les marchés publics. Toutefois, les recours en cause au principal ont été engagés sur la base de l’article 153 et non de l’article 194.

    3. La protection des intérêts financiers de l’Union

    99.

    Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande expressément si le fait que les marchés en cause aient bénéficié d’un financement de l’Union est susceptible d’affecter la réponse à la première question. En d’autres termes, comme le formule la juridiction de renvoi, outre la sécurité juridique, existe-il d’autres intérêts publics, tels que la protection des intérêts financiers de l’Union, permettant de justifier l’exercice de recours en matière de marchés publics après l’expiration des délais de forclusion prévus à cet égard, potentiellement jusqu’en 2020 ( 37 ) ?

    100.

    Dans le contexte de la troisième question, la juridiction de renvoi invoque l’article 83 de la directive 2014/24 et l’article 99 de la directive 2014/25. En outre, elle précise que, conformément à la loi de 2015 sur les marchés publics, le délai prévu pour exercer, dans l’intérêt public, un recours concernant des marchés publics exécutés au moyen de subsides européens était lié à la durée de l’obligation de conservation des documents (en lien avec les subsides européens), de sorte que le législateur national pouvait prolonger ces délais.

    101.

    Selon le pouvoir adjudicateur, la protection des intérêts financiers de l’Union peut être assurée par d’autres moyens que l’exercice de recours d’office dans l’intérêt public, notamment au moyen de corrections financières pouvant être réalisées à tout moment. Des corrections financières ont déjà été appliquées dans les présentes affaires, de sorte que l’imposition d’amendes constitue, en pratique, une seconde sanction pour les mêmes infractions alléguées.

    102.

    Selon la commission arbitrale, les recours d’office en cause visent principalement à protéger les finances publiques, surtout les intérêts financiers de l’Union.

    103.

    Selon le gouvernement hongrois, l’un des objectifs de l’article 152, paragraphe 2, sous c), de la loi de 2015 sur les marchés publics est de permettre à la procédure d’office d’être engagée à tout moment au cours de la période pendant laquelle l’article 90 du règlement no 1083/2006 imposait une obligation de conserver l’ensemble des pièces justificatives disponibles concernant les dépenses et les audits au titre du programme opérationnel concerné. En outre, l’article 83 de la directive 2014/24 et l’article 99 de la directive 2014/25 démontrent l’importance, du point de vue du droit de l’Union, d’assurer un contrôle des dépenses publiques.

    104.

    Selon la Commission, le fait qu’une infraction aux règles sur les marchés publics concerne un projet partiellement financé par des fonds de l’Union ne signifie pas que les États membres soient contraints de rouvrir les délais permettant d’enquêter sur l’infraction. Même s’ils agissent de la sorte en vue de protéger les intérêts financiers de l’Union, les États membres doivent néanmoins respecter le principe de sécurité juridique consacré par le droit de l’Union.

    105.

    Je partage la position de la Commission.

    106.

    Il convient de relever que l’article 83 de la directive 2014/24 et l’article 99 de la directive 2014/25 ne sont pas directement pertinents pour la protection des intérêts financiers de l’Union. Certes, les propositions de directives initialement présentées par la Commission insistaient sur la pertinence de ces propositions pour le budget de l’Union ( 38 ). Toutefois, dans leur version en vigueur actuellement, l’article 83 de la directive 2014/24 et l’article 99 de la directive 2014/25 ne mentionnent pas la protection des intérêts financiers de l’Union.

    107.

    Par conséquent, les actes de droit dérivé pertinents sont plutôt le règlement no 1083/2006 et le règlement no 2988/95 ( 39 ).

    108.

    Premièrement, s’agissant de l’obligation prévue à l’article 90 du règlement no 1083/2006 de conserver pour une certaine durée l’ensemble des pièces justificatives concernant les dépenses, celle‑ci n’implique pas nécessairement de prévoir des procédures de recours, et d’imposer des amendes, pendant cette même durée.

    109.

    Comme l’a indiqué à juste titre le pouvoir adjudicateur lors de l’audience, un délai de forclusion est tout simplement différent d’un délai de conservation des documents. Bien entendu, du point de vue de l’architecture législative, un législateur national (ou de l’Union) pourrait décider de prévoir la même durée pour ces deux délais. Un tel choix devrait toutefois être prévu clairement et sans équivoque dans la législation applicable, dès lors que l’un ne découle pas automatiquement de l’autre. De même, l’article 98 du règlement no 1083/2006 impose simplement aux États membres d’enquêter sur des irrégularités et d’effectuer les corrections financières requises au cours de cette période. Cette disposition ne prévoit pas de recours pouvant être exercés – ni a fortiori de sanctions pouvant être appliquées – pour remédier à des irrégularités identifiées dans l’utilisation de fonds de l’Union.

    110.

    Deuxièmement, la protection des intérêts financiers de l’Union ne saurait être interprétée comme primant tout simplement et systématiquement sur le principe de sécurité juridique consacré par le droit de l’Union. Au contraire, la protection des intérêts financiers de l’Union doit être mise en balance avec le principe de sécurité juridique. Cette mise en balance est généralement réalisée en adoptant des délais de prescription clairs et prévisibles. Par conséquent, s’il convient certes de reconnaître l’importance de la protection des intérêts financiers, une fois un certain délai écoulé, même des décisions illégales doivent devenir définitives.

    111.

    Sans prendre position eu égard à son applicabilité aux affaires précises en cause en l’espèce, le règlement no 2988/95 illustre cet exercice de mise en balance ( 40 ). Conformément à l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 2988/95, le délai de prescription général des poursuites est de quatre ans à partir de la réalisation de l’irrégularité. La prescription est acquise au plus tard le jour où un délai égal au double du délai de prescription arrive à expiration sans que l’autorité compétente ait prononcé une sanction ( 41 ). Un tel délai est considéré comme approprié pour poursuivre l’objectif de protection des intérêts financiers de l’Union ( 42 ).

    112.

    Ces dispositions illustrent que, en vertu du droit de l’Union, la protection des intérêts financiers ne justifie ni des délais extensibles ni des recours sans limitation dans le temps. Comme l’a déclaré la Cour, même si les États membres gardent la possibilité de prévoir des délais supérieurs à quatre ans, un délai national de prescription plus long ne doit notamment pas aller manifestement au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de protection des intérêts financiers de l’Union. En évaluant si ces délais de prescription sont raisonnables, il convient de tenir compte des « traditions juridiques de ces États ainsi que de la perception dans leurs ordres juridiques respectifs du laps de temps nécessaire et suffisant à une administration diligente pour poursuivre des irrégularités commises au détriment des autorités publiques et des budgets nationaux » ( 43 ).

    113.

    Par conséquent, s’agissant de délais nationaux de prescription, il existe en effet une réserve concernant le caractère raisonnable de la durée des délais de prescription initiaux. La limite maximale résulte du caractère raisonnable. C’est seulement lorsque les délais de prescription initiaux étaient à ce point courts qu’ils ne permettaient pas d’assurer l’effectivité du recours ( 44 ) qu’il est permis d’examiner la question du caractère approprié desdits délais. En tout état de cause, ce principe ne permet en aucun cas de justifier automatiquement une rétroactivité véritable ni (a fortiori) un non‑respect sélectif des délais applicables au motif que les autorités administratives n’étaient pas, pour quelque motif que ce soit, en mesure d’agir à temps.

    114.

    Je ne pense pas qu’il soit nécessaire, dans le cadre de la procédure au principal, de mener un débat relatif à l’arrêt Taricco e.a. ( 45 ) et à ses conséquences potentielles pour l’affaire en cause. Les faits dans cette affaire étaient très différents de ceux de l’espèce. L’affaire Taricco e.a. concernait des sanctions pénales infligées en raison d’une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) (cette taxe est une ressource propre de l’Union), dans le cadre de laquelle les délais de prescription étaient encore en cours lorsque la nouvelle législation a été adoptée. De plus, la question principale concernait le fait que ces délais de prescription étaient trop courts, de sorte qu’ils faisaient obstacle à l’application de sanctions effectives et dissuasives pour lutter contre les fraudes portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union.

    115.

    En tout état de cause, compte tenu des clarifications opérées ultérieurement dans l’arrêt M.A.S. et M.B. et dans l’arrêt Scialdone ( 46 ), il ne convient plus, à mon avis, de considérer l’arrêt Taricco e.a. comme une jurisprudence à suivre en ce qui concerne la question spécifique de savoir si des délais qui s’appliquent normalement peuvent être rejetés au nom et au titre de la protection des intérêts financiers de l’Union.

    4. Les lacunes de la procédure de recours

    116.

    Par sa quatrième question, la juridiction de renvoi cherche à savoir si la réponse à la première question pourrait être affectée par le fait qu’il n’y a pas eu d’enquête relative à l’infraction à la réglementation sur les marchés publics au moment où cette infraction a été commise, ainsi que les éventuels motifs de l’absence d’enquête.

    117.

    Selon la commission arbitrale et le président de l’autorité des marchés publics, c’est en raison de lacunes réglementaires dans la loi de 2003 sur les marchés publics qu’il n’a pas été possible de déceler les modifications illicites des contrats. Le pouvoir adjudicateur n’avait pas publié d’avis d’information concernant la modification desdits contrats et les avis publiés concernant leur exécution ne permettaient pas de conclure à l’existence d’une infraction. Par conséquent, le prédécesseur du président de l’autorité des marchés publics ne disposait d’aucune information qui aurait pu lui permettre de contrôler l’exécution et la modification du contrat. En bref, la loi de 2003 sur les marchés publics n’assurait pas le niveau de transparence et de contrôle administratif atteint ultérieurement par la loi de 2015 sur les marchés publics. Il s’ensuit qu’il était nécessaire d’appliquer les dispositions de cette dernière législation nationale.

    118.

    Cet argument peut être rejeté relativement facilement.

    119.

    À supposer qu’il y ait effectivement eu de telles lacunes structurelles de nature à empêcher un contrôle et une mise en œuvre d’office efficaces de la réglementation sur les marchés publics ( 47 ), ce fait ne permettrait toujours pas de justifier l’adoption de mesures véritablement rétroactives afin de corriger ces lacunes a posteriori. L’adage de droit romain nemo auditur propriam turpitudinem allegans s’applique traditionnellement dans le domaine du droit civil. Il me semble qu’il peut également s’appliquer à un État ou une autorité publique ayant élaboré et appliqué certaines règles. On ne saurait admettre qu’un tel État ou autorité, peut‑être après avoir réalisé que ces règles, dont l’élaboration et l’application relevaient de sa seule responsabilité, ne fonctionnaient pas de façon optimale, remette le compteur à zéro et se voie accorder une « nouvelle chance », au détriment des parties concernées.

    120.

    Il appartient donc aux États membres d’assurer qu’ils contrôlent efficacement les infractions à leurs propres lois. Des lacunes affectant ces lois ou leur mise en œuvre ne peuvent être invoquées à l’encontre de tiers en remettant à zéro des délais qui ont déjà expiré ( 48 ).

    D.   Sur la cinquième question

    121.

    Le libellé de la cinquième question n’est pas très clair. Je le comprends comme suit. La juridiction de renvoi part de l’hypothèse que la Cour répondrait à la deuxième question dans un sens opposé à celui suggéré par les présentes conclusions. Ainsi, si des recours d’office peuvent être engagés dans des circonstances telles que celles de l’espèce, le droit de l’Union (notamment le principe de proportionnalité) habilite-il les juridictions nationales qui contrôlent la sanction infligée dans le cadre de ces recours à examiner des aspects précis de l’affaire afin de déterminer le caractère approprié de la sanction ?

    122.

    Selon la commission arbitrale, les juridictions nationales ne devraient pas pouvoir invalider la décision administrative attaquée, ni imposer de quelconques autres conséquences juridiques, dès lors que la commission arbitrale a déjà évalué, dans l’exercice de ses compétences, les éléments mis en avant par la juridiction de renvoi. Dans le cadre de la détermination du montant des amendes, la commission arbitrale a notamment tenu compte du fait que plusieurs années s’étaient écoulées entre la commission de l’infraction et l’exercice du recours. Selon la commission arbitrale, les juridictions nationales ne devraient pas pouvoir réaliser une nouvelle appréciation à cet égard.

    123.

    Selon le gouvernement hongrois, il appartient au législateur national de décider des pouvoirs dont disposent les juridictions nationales s’agissant de la portée de leur appréciation de la décision de la commission arbitrale et du type de conséquences juridiques qui en découlent.

    124.

    Selon la Commission, il n’est pas nécessaire d’examiner séparément la cinquième question dès lors que cette dernière a le même objet que la première question.

    125.

    Étant donné que la réponse que je propose d’apporter à la première question est négative (le principe de sécurité juridique consacré par le droit de l’Union s’oppose à ce qu’un recours d’office soit exercé s’agissant d’infractions potentielles à la réglementation sur les marchés publics lorsque les délais de prescription applicables ont déjà expiré), il n’y a pas besoin d’examiner la cinquième question. Dans le cadre des présentes affaires, il n’est donc pas nécessaire d’examiner si les juridictions nationales compétentes, lorsqu’elles se prononcent sur de telles affaires, peuvent examiner la ou les sanction(s) in concreto, à la lumière de facteurs tels que l’écoulement du temps, le fait que les délais de prescription prévus par la législation antérieure ont déjà expiré ou encore la gravité de l’infraction.

    126.

    Au demeurant, à titre de conclusion, on pourrait se contenter de mentionner que le choix de la nature précise des recours pouvant être exercés à l’encontre de décisions administratives relevant du champ d’application du droit de l’Union appartient au législateur national ( 49 ), pour autant qu’il soit assuré que, soit au stade du recours administratif, soit au stade du recours juridictionnel, la proportionnalité de la sanction, qui constitue un principe général du droit de l’Union, soit dûment examinée ( 50 ).

    V. Conclusion

    127.

    Je propose à la Cour de répondre comme suit aux questions posées par la Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale, Hongrie) :

    La directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux, la directive 92/13/CEE du Conseil, du 25 février 1992, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des règles communautaires sur les procédures de passation des marchés des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des télécommunications, la directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE, et la directive 2014/25/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux et abrogeant la directive 2004/17/CE, n’imposent ni n’interdisent aux États membres de prévoir des recours pouvant être exercés d’office par des autorités publiques à l’égard d’infractions alléguées à la réglementation sur les marchés publics. Toutefois, s’ils sont prévus et exercés, de tels recours ainsi que leurs effets relèvent du champ d’application du droit de l’Union.

    Le principe de sécurité juridique s’oppose à l’application de dispositions nationales permettant l’exercice de recours d’office à l’égard d’infractions à la réglementation sur les marchés publics commises avant l’entrée en vigueur de ces nouvelles dispositions, lorsque les délais de prescription prévus à cet effet par la législation nationale antérieurement applicable ont déjà expiré.


    ( 1 ) Langue originale : l’anglais.

    ( 2 ) Directive du Conseil du 21 décembre 1989 portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO 1989, L 395, p. 33).

    ( 3 ) Directive du Conseil du 25 février 1992 portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des règles communautaires sur les procédures de passation des marchés des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des télécommunications (JO 1992, L 76, p. 14).

    ( 4 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2007 modifiant les directives 89/665/CEE et 92/13/CEE du Conseil en ce qui concerne l’amélioration de l’efficacité des procédures de recours en matière de passation des marchés publics (JO 2007, L 335, p. 31).

    ( 5 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE (JO 2014, L 94, p. 65).

    ( 6 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux et abrogeant la directive 2004/17/CE (JO 2014, L 94, p. 243).

    ( 7 ) Reproduits aux points 12 et 15 des présentes conclusions.

    ( 8 ) L’argument avancé par le président de l’autorité des marchés publics et la commission arbitrale, détaillé ci‑dessus aux points 26, 34 et 44, semble revêtir une autre nature ; selon cet argument, s’agissant des recours formés après 2015, les délais de forclusion prévus par la loi de 2015 sur les marchés publics sont devenus applicables, y compris à l’égard des modifications des marchés publics intervenues avant 2015.

    ( 9 ) Comme je l’ai relevé au point 23 des présentes conclusions, dans l’affaire C‑496/18, une procédure de recours concernant la modification du contrat avec Sol-Data et HUNGEOD a été engagée d’office par une autre autorité publique hongroise, la direction générale de l’audit des aides européennes. Toutefois, le 9 novembre 2010, la commission arbitrale a rejeté ce recours comme tardif. Je suppose que ce rejet était fondé sur les délais de forclusion de la loi de 2003 sur les marchés publics applicables à l’époque (en 2010).

    ( 10 ) La seule différence entre ces questions s’explique par le fait que des directives sur les marchés publics différentes sont applicables. Dans l’affaire C‑496/18, ce sont la directive 92/13 et l’article 99 de la directive 2014/25 qui s’appliquent, tandis que, dans l’affaire C‑497/18, il s’agit de la directive 89/665 et de la directive 2014/24.

    ( 11 ) Voir arrêts du 21 décembre 2011, Cicala (C‑482/10, EU:C:2011:868, point 28) ; du 17 juillet 2014, YS e.a. (C‑141/12 et C‑372/12, EU:C:2014:2081, point 67) ; du 5 novembre 2014, Mukarubega (C‑166/13, EU:C:2014:2336, point 44) ; du 17 décembre 2015, WebMindLicenses (C‑419/14, EU:C:2015:832, point 83), et du 9 mars 2017, Doux (C‑141/15, EU:C:2017:188, point 60).

    ( 12 ) Règlement du Conseil du 18 décembre 1995 relatif à la protection des intérêts financiers des Communautés européennes (JO 1995, L 312, p. 1).

    ( 13 ) Règlement du Conseil du 11 juillet 2006 portant dispositions générales sur le Fonds européen de développement régional, le Fonds social européen et le Fonds de cohésion, et abrogeant le règlement (CE) no 1260/1999 (JO 2006, L 210, p. 25). Ce règlement a été abrogé le 31 décembre 2013.

    ( 14 ) Mise en italique par mes soins.

    ( 15 ) Arrêt du 21 octobre 2010, Symvoulio Apochetefseon Lefkosias (C‑570/08, EU:C:2010:621, point 37).

    ( 16 ) La directive 2007/66 a notamment introduit des délais et des périodes d’attente minimaux dans le cadre de procédures de marchés publics, au bénéfice des soumissionnaires, particulièrement des soumissionnaires évincés, afin de garantir l’effectivité de leur droit de recours. Voir article 2 bis, paragraphe 1, et article 2 quater des directives recours, telles que modifiées par la directive 2007/66.

    ( 17 ) Voir, par exemple, arrêts du 11 septembre 2014, Fastweb (C‑19/13, EU:C:2014:2194, point 34) ; du 12 mars 2015, eVigilo (C‑538/13, EU:C:2015:166, point 50), et du 15 septembre 2016, Star Storage e.a. (C‑439/14 et C‑488/14, EU:C:2016:688, point 41).

    ( 18 ) « Sachant que la présente directive renforce les procédures de recours nationales, particulièrement en cas de marchés de gré à gré illégaux, il conviendrait d’encourager les opérateurs économiques à recourir à ces nouveaux mécanismes ».

    ( 19 ) Voir article 3 des directives recours.

    ( 20 ) Voir, en ce sens, proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur la passation des marchés publics [COM(2011) 896 final, p. 12].

    ( 21 ) Reflétant ainsi la tendance d’une partie de la doctrine en matière de marchés publics, qui plaide pour une plus grande mise en œuvre publique des règles sur les marchés publics. Voir, par exemple, Sanchez-Graells, A., « “If it ain’t broke, don’t fix it” ? EU requirements of administrative oversight and judicial protection for public contracts », dans Folliot Lalliot, L., et Torricelli, S. (éd.), Contrôles et contentieux des contrats publics – Oversight and Challenges of public contracts, Bruxelles, Bruylant, 2018, p. 495.

    ( 22 ) Voir, en ce sens, arrêts du 19 juin 2008, pressetext Nachrichtenagentur (C‑454/06, EU:C:2008:351) et du 7 septembre 2016, Finn Frogne (C‑549/14, EU:C:2016:634). Voir également article 72 de la directive 2014/24 et article 89 de la directive 2014/25, les premières dispositions complètes du droit de l’Union relatives à la modification de marchés en cours.

    ( 23 ) Voir, par exemple, arrêts du 26 mars 2015, Commission/Moravia Gas Storage (C‑596/13 P, EU:C:2015:203, point 32) ; du 6 octobre 2015, Commission/Andersen (C‑303/13 P, EU:C:2015:647, point 50), et du 15 janvier 2019, E.B. (C‑258/17, EU:C:2019:17, point 50).

    ( 24 ) Voir, par exemple, arrêts du 12 novembre 1981, Meridionale Industria Salumi e.a. (212/80 à 217/80, EU:C:1981:270, point 9) ; du 14 novembre 2002, Ilumitrónica (C‑251/00, EU:C:2002:655, point 29 et jurisprudence citée), et du 9 mars 2006, Beemsterboer Coldstore Services (C‑293/04, EU:C:2006:162, point 19).

    ( 25 ) Voir, par exemple, arrêts du 12 novembre 1981, Meridionale Industria Salumi e.a. (212/80 à 217/80, EU:C:1981:270, point 10), et du 12 mai 2005, Commission/Huhtamaki Dourdan (C‑315/03, non publié, EU:C:2005:284, point 51).

    ( 26 ) Voir, par exemple, arrêts du 8 décembre 2011, France Télécom/Commission (C‑81/10 P, EU:C:2011:811, point 100 et jurisprudence citée) ; du 11 juin 2015, Berlington Hungary e.a. (C‑98/14, EU:C:2015:386, point 77 et jurisprudence citée), et du 17 octobre 2018, Klohn (C‑167/17, EU:C:2018:833, point 50 et jurisprudence citée).

    ( 27 ) Arrêt du 26 avril 2005,  Goed Wonen  (C‑376/02, EU:C:2005:251, point 34).

    ( 28 ) Voir, par exemple, arrêt du 15 juillet 1970, ACF Chemiefarma/Commission (41/69, EU:C:1970:71, point 19), s’agissant de la compétence de la Commission pour imposer des amendes en cas de violation des règles de concurrence. Voir également arrêts du 11 juillet 2002, Marks & Spencer (C‑62/00, EU:C:2002:435, point 39), et du 5 mai 2011, Ze Fu Fleischhandel et Vion Trading (C‑201/10 et C‑202/10, EU:C:2011:282, point 52).

    ( 29 ) Voir, dans le contexte de délais de prescription pour le recouvrement de restitutions à l’exportation perçues indûment, arrêts du 5 mai 2011, Ze Fu Fleischhandel et Vion Trading (C‑201/10 et C‑202/10, EU:C:2011:282, points 32 à 34), et du 17 septembre 2014, Cruz & Companhia (C‑341/13, EU:C:2014:2230, point 58).

    ( 30 ) Voir mes conclusions dans l’affaire Scialdone (C‑574/15, EU:C:2017:553, points 145 à 166).

    ( 31 ) Voir points 46 à 47 des présentes conclusions.

    ( 32 ) Étant donné que les projets faisant l’objet des marchés publics en cause avaient bénéficié d’un financement de l’Union, la commission arbitrale considère que les délais de forclusion des recours d’office pourraient potentiellement courir jusqu’au 31 décembre 2020, à savoir respectivement 10 et 11 ans après que les modifications prétendument illicites sont intervenues.

    ( 33 ) Tel est le cas a fortiori lorsque les faits pertinents remontent à plusieurs années, voire à plusieurs décennies. Dans les présentes affaires, tous les faits pertinents se sont apparemment produits alors que la loi de 2003 sur les marchés publics était en vigueur. Le seul événement survenu après l’entrée en vigueur de la loi de 2015 sur les marchés publics est la déclaration de l’autorité compétente selon laquelle cette dernière avait pris connaissance (subjectivement) de l’infraction.

    ( 34 ) Voir notamment arrêt du 15 juillet 2004, Gerekens et Procola (C‑459/02, EU:C:2004:454, point 24).

    ( 35 ) Voir articles 307 et 327 de la loi de 2003 sur les marchés publics.

    ( 36 ) Voir point 46 des présentes conclusions.

    ( 37 ) Voir article 80, paragraphe 3, du décret no 4/2001, tel qu’interprété par la commission arbitrale.

    ( 38 ) Voir COM(2011) 896 final, notamment article 83, paragraphe 3, et article 84, paragraphe 2, de la proposition de directive.

    ( 39 ) Voir point 52 des présentes conclusions.

    ( 40 ) Ce règlement constitue la législation générale (par opposition à la législation sectorielle) relative à la protection des intérêts financiers de l’Union par le biais de contrôles et de mesures et sanctions administratives. Pour le volet pénal, voir directive (UE) 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil, du 5 juillet 2017, relative à la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union au moyen du droit pénal (JO 2017, L 198, p. 29).

    ( 41 ) Il convient de relever que, conformément à l’article 12 de la directive 2017/1371, le délai de prescription standard des infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union est de cinq ans.

    ( 42 ) Voir notamment arrêt du 5 mai 2011, Ze Fu Fleischhandel et Vion Trading (C‑201/10 et C‑202/10, EU:C:2011:282, point 43).

    ( 43 ) Arrêt du 5 mai 2011, Ze Fu Fleischhandel et Vion Trading (C‑201/10 et C‑202/10, EU:C:2011:282, points 38 et 39).

    ( 44 ) Voir, en ce sens, arrêt du 26 novembre 2015, MedEval (C‑166/14, EU:C:2015:779, points 39 à 44). En outre, il est de jurisprudence constante que, en vertu des directives recours, la « fixation de délais de recours raisonnables à peine de forclusion satisfait, en principe, à l’exigence d’effectivité découlant [des directives recours], dans la mesure où elle constitue une application du principe fondamental de sécurité juridique ». Voir, par exemple, arrêts du 12 décembre 2002, Universale‑Bau e.a. (C‑470/99, EU:C:2002:746, point 76) ; du 21 janvier 2010, Commission/Allemagne (C‑17/09, non publié, EU:C:2010:33, point 22), et du 12 mars 2015, eVigilo (C‑538/13, EU:C:2015:166, point 51).

    ( 45 ) Arrêt du 8 septembre 2015 (C‑105/14, EU:C:2015:555).

    ( 46 ) Arrêts du 5 décembre 2017, M.A.S. et M.B. (C‑42/17, EU:C:2017:936), et du 2 mai 2018, Scialdone (C‑574/15, EU:C:2018:295).

    ( 47 ) Comme je l’ai indiqué au point 23 des présentes conclusions, il suffit de rappeler que, à tout le moins dans l’affaire C‑496/18, un recours d’office a effectivement été engagé au titre de la loi de 2003 sur les marchés publics, quoique sans succès.

    ( 48 ) Il convient de rappeler que, dans les deux affaires en cause, des sanctions ont été imposées non seulement au pouvoir adjudicateur mais également aux soumissionnaires retenus ; voir points 28 et 33 des présentes conclusions. On pourrait potentiellement reconnaître une plus large marge d’appréciation à un État membre qui souhaite contrôler et imposer des sanctions budgétaires à ses propres départements ou à ses propres émanations, en laissant intactes les marchés déjà conclus ; en revanche, il en va tout autrement lorsqu’il s’agit de rouvrir des procédures de marchés publics, de sanctionner l’ensemble des participants à celles‑ci, voire éventuellement d’annuler les marchés en cause après plusieurs années.

    ( 49 ) Voir, toutefois, par analogie, l’arrêt du 29 juillet 2019, Torubarov (C‑556/17, EU:C:2019:626, points 64 à 66 et point 77), s’agissant des exigences concernant l’effectivité d’un tel choix de l’institution nationale.

    ( 50 ) Voir, en ce sens, arrêt du 9 février 2012, Urbán (C‑210/10, EU:C:2012:64, point 23), ainsi que mes conclusions dans l’affaire Link Logistik N&N (C‑384/17, EU:C:2018:494, points 104 à 112).

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