Choose the experimental features you want to try

This document is an excerpt from the EUR-Lex website

Document 62018CC0285

    Conclusions de l'avocat général M. G. Hogan, présentées le 7 mai 2019.
    Procédure engagée par Kauno miesto savivaldybė et Kauno miesto savivaldybės administracija.
    Demande de décision préjudicielle, introduite par le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas.
    Renvoi préjudiciel – Marchés publics – Directive 2014/24/UE – Article 12, paragraphe 1 – Application dans le temps – Liberté des États membres quant au choix du mode de prestation de services – Limites – Marchés publics faisant l’objet d’une attribution dite “in house” – Opération interne – Chevauchement d’un marché public et d’une opération interne.
    Affaire C-285/18.

    Court reports – general

    ECLI identifier: ECLI:EU:C:2019:369

    CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

    M. GERARD HOGAN

    présentées le 7 mai 2019 ( 1 )

    Affaire C‑285/18

    Kauno miesto savivaldybė,

    Kauno miesto savivaldybės administracija

    parties jointes :

    UAB Irgita,

    UAB Kauno švara

    [demande de décision préjudicielle présentée par le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie)]

    « Demande de décision préjudicielle – Marchés publics – Directive 2004/18/CE – Champ d’application ratione temporis – Directive 2014/24/UE – “Opérations internes” – Conditions supplémentaires pour une “opération interne” en vertu du droit national »

    I. Introduction

    1.

    La présente demande de décision préjudicielle porte en substance sur le point de savoir si un État membre peut imposer à un pouvoir adjudicateur des conditions supplémentaires pour la conclusion d’un « contrat interne» ( 2 ) dès lors que ce contrat satisfait aux critères d’une « opération interne » aux termes de la jurisprudence de la Cour et, le cas échéant, de l’article 12 de la directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE ( 3 ).

    2.

    La juridiction de renvoi a également demandé des précisions sur l’applicabilité ratione temporis de la directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services ( 4 ) et de la directive 2014/24.

    II. Le cadre juridique

    A.   Le droit de l’Union

    3.

    Aux termes des considérants 1, 2, 4, 5 et 31 de la directive 2014/24 :

    « (1)

    La passation de marchés publics par les autorités des États membres ou en leur nom doit être conforme aux principes du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, notamment la libre circulation des marchandises, la liberté d’établissement et la libre prestation de services, ainsi qu’aux principes qui en découlent comme l’égalité de traitement, la non-discrimination, la reconnaissance mutuelle, la proportionnalité et la transparence. Toutefois, en ce qui concerne les marchés publics dépassant un certain montant, des dispositions devraient être élaborées pour coordonner les procédures nationales de passation de marchés afin de garantir que ces principes soient respectés en pratique et que la passation des marchés publics soit ouverte à la concurrence.

    (2)

    Les marchés publics jouent un rôle essentiel dans la stratégie Europe 2020, exposée dans la communication de la Commission du 3 mars 2010 intitulée “Europe 2020, une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive” […] dans la mesure où ils constituent l’un des instruments fondés sur le marché à utiliser pour parvenir à une croissance intelligente, durable et inclusive, tout en garantissant l’utilisation optimale des fonds publics. […] Il est également nécessaire d’éclaircir certains concepts et notions fondamentaux afin de garantir la sécurité juridique et de prendre en compte certains aspects de la jurisprudence bien établie de la Cour de justice de l’Union européenne en la matière.

    […]

    (4)

    Les formes de plus en plus diverses que prend l’action publique ont rendu nécessaire de définir plus clairement la notion même de marché public. Cette clarification ne devrait toutefois pas élargir le champ d’application de la présente directive par rapport à celui de la directive 2004/18/CE. Les règles de l’Union relatives à la passation des marchés publics ne sont pas destinées à couvrir toutes les formes de dépenses de fonds publics, mais uniquement celles qui visent l’acquisition de travaux, de fournitures ou de services à titre onéreux au moyen d’un marché public. […]

    (5)

    Il convient de rappeler que rien dans la présente directive ne fait obligation aux États membres de confier à des tiers ou d’externaliser la fourniture de services qu’ils souhaitent fournir eux-mêmes ou organiser autrement que par la passation d’un marché public au sens de la présente directive. […]

    (31)

    Il existe une importante insécurité juridique quant à la question de savoir dans quelle mesure les règles sur la passation des marchés publics devraient s’appliquer aux marchés conclus entre entités appartenant au secteur public. La jurisprudence applicable de la Cour de justice de l’Union européenne fait l’objet d’interprétations divergentes entre États membres et même entre pouvoirs adjudicateurs. Il est dès lors nécessaire de préciser dans quels cas les marchés conclus au sein du secteur public ne sont pas soumis à l’application des règles relatives à la passation des marchés publics.

    Ces précisions devraient s’appuyer sur les principes énoncés dans la jurisprudence pertinente de la Cour de justice de l’Union européenne. La seule circonstance que les deux parties à un accord sont elles-mêmes des pouvoirs publics n’exclut pas en soi l’application des règles relatives à la passation des marchés publics. L’application de ces règles ne devrait toutefois pas interférer avec la liberté des pouvoirs publics d’exercer les missions de service public qui leur sont confiées en utilisant leurs propres ressources, ce qui inclut la possibilité de coopérer avec d’autres pouvoirs publics.

    Il convient de veiller à ce qu’aucune coopération public-public ainsi exclue n’entraîne de distorsion de concurrence à l’égard des opérateurs économiques privés dans la mesure où cela place un prestataire de services privé dans une situation privilégiée par rapport à ses concurrents. »

    4.

    L’article 1er de la directive 2014/24, intitulé « Objet et champ d’application », énonce en son paragraphe 4 :

    « La présente directive ne porte pas atteinte à la faculté des États membres de définir, conformément au droit de l’Union, ce qu’ils entendent par services d’intérêt économique général, la manière dont ces services devraient être organisés et financés conformément aux règles relatives aux aides d’État et les obligations spécifiques auxquelles ils devraient être soumis. De même, la présente directive n’a pas d’incidence sur le droit qu’ont les pouvoirs publics de décider si, comment et dans quelle mesure ils souhaitent assumer eux-mêmes certaines fonctions publiques conformément à l’article 14 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et au protocole no 26. »

    5.

    L’article 12 de la directive 2014/24, intitulé « Marchés publics passés entre entités appartenant au secteur public », dispose en son paragraphe 1 ce qui suit :

    « Un marché public attribué par un pouvoir adjudicateur à une personne morale régie par le droit privé ou le droit public ne relève pas du champ d’application de la présente directive lorsque toutes les conditions suivantes sont réunies :

    a)

    le pouvoir adjudicateur exerce sur la personne morale concernée un contrôle analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services ;

    b)

    plus de 80 % des activités de cette personne morale contrôlée sont exercées dans le cadre de l’exécution des tâches qui lui sont confiées par le pouvoir adjudicateur qui la contrôle ou par d’autres personnes morales qu’il contrôle ; et

    c)

    la personne morale contrôlée ne comporte pas de participation directe de capitaux privés, à l’exception des formes de participation de capitaux privés sans capacité de contrôle ou de blocage requises par les dispositions législatives nationales, conformément aux traités, qui ne permettent pas d’exercer une influence décisive sur la personne morale contrôlée.

    Un pouvoir adjudicateur est réputé exercer sur une personne morale un contrôle analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services, au sens du premier alinéa, point a), s’il exerce une influence décisive à la fois sur les objectifs stratégiques et sur les décisions importantes de la personne morale contrôlée. Ce contrôle peut également être exercé par une autre personne morale, qui est elle-même contrôlée de la même manière par le pouvoir adjudicateur.

    6.

    Aux termes de l’article 91, paragraphe 1, de la directive 2014/24 :

    « La directive 2004/18/CE est abrogée avec effet au 18 avril 2016. »

    B.   Le droit lituanien

    1. Le Lietuvos Respublikos viešųjų pirkimų įstatymas (loi lituanienne sur les marchés publics), du 13 août 1996, no I-1491

    7.

    L’article 3 de la loi lituanienne sur les marchés publics du 13 août 1996, no I-1491 (ci-après la « loi sur les marchés publics ») prévoit ce qui suit :

    « 1.   Lors des procédures de passation de marchés et de l’attribution des marchés, le pouvoir adjudicateur assure le respect des principes d’égalité de traitement, de non-discrimination, de reconnaissance mutuelle, de proportionnalité et de transparence.

    […] »

    8.

    L’article 10, paragraphe 5, de la loi sur les marchés publics (telle qu’applicable au 1er janvier 2016) dispose :

    « Les dispositions de la présente loi ne s’appliquent pas lorsque le pouvoir adjudicateur conclut un contrat avec une entité juridiquement distincte sur laquelle il exerce un contrôle analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services ou organes et qu’il détient exclusivement (ou à l’égard de laquelle il exerce les droits et obligations de l’État ou d’une collectivité territoriale en tant que détenteur exclusif) et que l’entité contrôlée a réalisé au moins 80 % de son chiffre d’affaires de l’exercice précédent (ou de la période écoulée depuis sa création si elle exerce son activité depuis moins d’un exercice) au moyen d’activités destinées à satisfaire les besoins du pouvoir adjudicateur ou à lui permettre d’exercer ses fonctions. Une passation de marché ne peut être lancée selon les modalités prévues au présent paragraphe qu’après autorisation de l’autorité des marchés publics. […] »

    9.

    L’article 10 de la loi sur les marchés publics (telle qu’applicable au 1er juillet 2017) prévoit notamment ce qui suit :

    « 1.   Les dispositions de la présente loi ne s’appliquent pas aux opérations internes que le pouvoir adjudicateur réalise avec un autre pouvoir adjudicateur, lorsqu’il est satisfait à toutes les conditions suivantes :

    (1) le pouvoir adjudicateur exerce sur l’autre pouvoir adjudicateur un contrôle analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services ou organes, et influence de façon déterminante ses objectifs stratégiques et ses décisions importantes […] ;

    (2) au cours des trois années précédentes, le pouvoir adjudicateur contrôlé a réalisé plus de 80 % de son chiffre d’affaires au moyen de contrats conclus avec le pouvoir adjudicateur qui le contrôle ou avec des personnes morales contrôlées par celui-ci et destinés à satisfaire ses (leurs) besoins ou à lui (leur) permettre d’exercer ses (leurs) fonctions. […] ;

    (3) le capital du pouvoir adjudicateur contrôlé ne comporte pas de participation directe de capitaux privés.

    2.   Une opération interne ne peut être conclue qu’à titre exceptionnel, lorsqu’il est satisfait aux conditions énoncées au paragraphe 1 du présent article et que la passation d’un marché public ne permettrait pas de garantir la continuité, la bonne qualité et l’accessibilité du service.

    […]

    5.   Les entreprises publiques, sociétés anonymes et sociétés à responsabilité limitée dans lesquelles l’État dispose de parts qui lui confèrent plus de la moitié des droits de vote à l’assemblée générale des actionnaires ne peuvent pas conclure d’opérations internes. »

    2. Le konkurencijos įstatymas (loi sur la concurrence) du 23 mars 1999, no VIII 1099

    10.

    L’article 4 du Lietuvos Respublikos konkurencijos įstatymas (loi lituanienne sur la concurrence) du 23 mars 1999, no VIII-1099 (ci-après la « loi sur la concurrence »), prévoit :

    « 1.   Dans l’exécution des tâches qui leur sont confiées en matière de réglementation de l’activité économique en République de Lituanie, les administrations publiques doivent garantir la concurrence loyale et libre.

    2.   Il est interdit aux administrations publiques d’adopter des actes ou autres décisions qui privilégient ou discriminent certains opérateurs économiques ou des groupes d’opérateurs économiques et qui entraînent ou peuvent entraîner des disparités des conditions de concurrence pour les opérateurs économiques concurrents sur le marché en cause, sauf lorsque des disparités des conditions de concurrence sont impossibles à éviter en respectant la législation. »

    III. Le contexte matériel et la procédure au principal

    11.

    La demande de décision préjudicielle a été présentée dans le cadre d’une procédure de recours devant le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie), engagée par la Kauno miesto savivaldybè (commune de la ville de Kaunas, Lituanie) et la Kauno miesto savivaldybès administracija (administration communale de la ville de Kaunas, Lituanie) (ci-après le « pouvoir adjudicateur ») contre un arrêt de la section civile du Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie). L’action initiale avait été engagée par Irgita UAB, société à responsabilité limitée, contre la commune de la ville de Kaunas et le pouvoir adjudicateur ainsi que Kauno švara UAB, société à responsabilité limitée.

    12.

    Le 7 février 2014, le pouvoir adjudicateur a lancé une procédure de passation de marché public pour la fourniture de services d’entretien et d’aménagement des plantations, des forêts et des parcs forestiers de la ville de Kaunas.

    13.

    Le 18 mars 2014, un contrat visant à la fourniture de ces services a été conclu entre le pouvoir adjudicateur et le soumissionnaire retenu, Irgita. La durée de validité du contrat était de trois ans. Les paiements devaient être effectués sur la base des services commandés et fournis. Le pouvoir adjudicateur n’avait aucune obligation de commander l’ensemble de ses services pertinents ou une quantité spécifique (minimum) de services à Irgita.

    14.

    Le 1er avril 2016, le pouvoir adjudicateur a demandé l’autorisation du Viešųjų pirkimų tarnyba (autorité des marchés publics, Lituanie) pour conclure une opération interne portant sur des services en substance analogues à ceux fournis en vertu du contrat existant entre le pouvoir adjudicateur et Irgita. La demande visait un éventuel contrat avec Kauno švara. La commune de la ville de Kaunas était le propriétaire unique de Kauno švara. En 2015, l’année qui a précédé l’opération, Kauno švara avait tiré 90,07 % de ses revenus des activités exercées au profit du pouvoir adjudicateur.

    15.

    Le 20 avril 2016, l’autorité des marchés publics a donné son accord pour l’opération interne décrite dans les présentes conclusions. Elle a néanmoins affirmé, entre autres, qu’avant de conclure l’opération interne, le pouvoir adjudicateur devait évaluer la possibilité de se procurer les services conformément à la loi sur les marchés publics, en vue d’une utilisation rationnelle des ressources financières et afin de garantir la concurrence entre les fournisseurs. Elle a noté qu’en tout état de cause, la décision du pouvoir adjudicateur devait respecter l’article 4, paragraphe 2, de la loi sur la concurrence.

    16.

    Le 3 mai 2016, le conseil communal de la ville de Kaunas a adopté une décision approuvant la conclusion de l’opération interne avec Kauno švara (ci-après la « décision litigieuse du conseil communal »).

    17.

    Le 19 mai 2016, le pouvoir adjudicateur et Kauno švara ont donc conclu un contrat de fourniture de services (ci-après le « contrat litigieux »).

    18.

    Le 20 mai 2016, Irgita a engagé une procédure devant la juridiction de première instance contestant la décision litigieuse du conseil communal et le contrat litigieux en soutenant que le pouvoir adjudicateur n’avait pas le droit de conclure une opération interne pour les services en cause dans la mesure où son contrat avec Irgita était encore en vigueur. Elle a par ailleurs soutenu que le contrat litigieux violait la loi sur les marchés publics et la loi sur la concurrence, portait atteinte à la concurrence libre et loyale et accordait à Kauno švara des privilèges discriminatoires vis-à-vis des autres prestataires.

    19.

    Par décision du 13 mars 2017, la juridiction de première instance a rejeté le recours d’Irgita. Toutefois, dans son arrêt du 4 octobre 2017, le Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie) a fait droit au recours d’Irgita. Les deux juridictions ont convenu dans leur motivation que l’exercice du droit de conclure une opération interne conformément à l’article 10, paragraphe 5, de la loi sur les marchés publics ne doit pas porter atteinte à la condition impérative posée à l’article 4, paragraphe 2, de la loi sur la concurrence stipulant que la concurrence entre opérateurs économiques ne doit pas être négativement affectée. Les appréciations des juridictions divergeaient sur le point de savoir si, dans le cas d’espèce, la concurrence entre les fournisseurs avait été négativement affectée.

    20.

    La commune de la ville de Kaunas et le pouvoir adjudicateur ont formé un recours auprès de la juridiction de renvoi, le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie), en demandant une révision de l’arrêt du Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie).

    21.

    Le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie) affirme que le contrat litigieux est clairement une opération qui remplit les critères d’une opération interne posés par le droit de l’Union ( 5 ) et la jurisprudence de la Cour. Cette appréciation est partagée par toutes les parties au litige.

    22.

    Le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie) explique que le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie) a jugé de manière constante depuis 2011, que les contrats satisfaisant aux critères Teckal devaient être considérés comme étant légaux. À partir du milieu de l’année 2015, sur le fondement de deux ordonnances du Lietuvos Respublikos Konstitucinis Teismas (Cour constitutionnelle de la République de Lituanie), des critères supplémentaires découlant de la loi sur la concurrence ont été pris en compte, par exemple la continuité, la bonne qualité et l’accessibilité du service, ainsi que les effets sur l’égalité de traitement des autres opérateurs économiques et sur la possibilité pour ceux-ci de concourir pour fournir les services en question. La juridiction de renvoi souligne que les termes de l’article 4, paragraphe 2, de la loi sur la concurrence, telle qu’appliquée par les tribunaux, n’avaient en fait pas changé depuis leur version initiale du 23 mars 1999 et que seule l’interprétation de la disposition avait évolué dans la jurisprudence postérieure à l’année 2015.

    23.

    C’est dans ce contexte que la juridiction de renvoi entretient des doutes sur le point de savoir si, en tenant compte de la jurisprudence de la Cour, les critères qui doivent être remplis pour qu’une opération interne soit permise sont énoncés de manière exhaustive par le droit de l’Union ou si les États membres jouissent d’une marge d’appréciation pour poser des règles – supplémentaires – au sujet des opérations internes et, dans cette dernière hypothèse, de la manière dont cette marge d’appréciation doit être exercée.

    IV. La demande de décision préjudicielle et la procédure devant la Cour

    24.

    Dans ces circonstances, le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

    « 1)

    Dans les circonstances de l’affaire au principal, où la procédure, notamment administrative, de conclusion de l’opération interne (in house) litigieuse a commencé sous l’empire de la directive 2004/18, mais où le contrat lui-même a été conclu le 19 mai 2016, après l’expiration de la susdite directive, cette opération relève-t-elle du champ d’application de la directive 2004/18 ou de celui de la directive 2014/24 ?

    2)

    Dans l’hypothèse où l’opération interne litigieuse relève du champ d’application de la directive 2004/18 :

    a)

    l’article 1er, paragraphe 2, sous a), de cette directive (mais sans se limiter à cette disposition), eu égard à la jurisprudence de la Cour, entre autres l’arrêt du 18 novembre 1999, Teckal (C‑107/98, EU:C:1999:562), l’arrêt du 18 janvier 2007, Auroux e.a. (C‑220/05, EU:C:2007:31) et l’arrêt du 6 avril 2006, ANAV (C‑410/04, EU:C:2006:237), doit-il être compris et interprété en ce sens que la notion d’“opération interne” relève du droit de l’Union et que le contenu et l’application de cette notion ne sont pas affectés par la législation nationale des États membres, notamment par des restrictions à la conclusion de telles opérations, par exemple par l’obligation de satisfaire à la condition que la passation d’un marché public ne permette pas de garantir la qualité des services prestés, leur accessibilité ou leur continuité ?

    b)

    si la réponse à la question ci-dessus est négative, c’est-à-dire que la notion d’« opération interne » relève en tout ou en partie de la législation nationale des États membres, cette disposition de la directive 2004/18 doit-elle être interprétée en ce sens que les États membres jouissent d’un pouvoir d’appréciation pour édicter des restrictions ou conditions supplémentaires à la conclusion d’opérations internes (par rapport au droit et à la jurisprudence de l’Union), mais que ce pouvoir d’appréciation ne peut être mis en œuvre qu’au moyen de règles précises et claires du droit positif des marchés publics ?

    3)

    Dans l’hypothèse où l’opération interne litigieuse relève du champ d’application de la directive [2014/24] :

    a)

    l’article 1er, paragraphe 4, et l’article 12 de cette directive et l’article 36 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, conjointement ou séparément (mais sans se limiter à ces dispositions), eu égard à la jurisprudence de la Cour, entre autres l’arrêt du 18 novembre 1999, Teckal (C‑107/98, EU:C:1999:562), l’arrêt du 18 janvier 2007, Auroux e.a. (C‑220/05, EU:C:2007:31) et l’arrêt du 6 avril 2006, ANAV (C‑410/04, EU:C:2006:237), doivent-ils être compris et interprétés en ce sens que la notion d’“opération interne” relève du droit de l’Union et que le contenu et l’application de cette notion ne sont pas affectés par la législation nationale des États membres, notamment par des restrictions à la conclusion de telles opérations, par exemple par l’obligation de satisfaire à la condition que la passation d’un marché public ne permette pas de garantir la qualité des services prestés, leur accessibilité ou leur continuité ?

    b)

    si la réponse à la question ci-dessus est négative, c’est-à-dire que la notion d’“opération interne” relève en tout ou en partie de la législation nationale des États membres, ces dispositions de la directive 2014/24 doivent-elles être interprétées en ce sens que les États membres jouissent d’un pouvoir d’appréciation pour édicter des restrictions ou conditions supplémentaires à la conclusion d’opérations internes (par rapport au droit et à la jurisprudence de l’Union), mais que ce pouvoir d’appréciation ne peut être mis en œuvre qu’au moyen de règles précises et claires du droit positif des marchés publics ?

    4)

    Quelle que soit la directive dont relève l’opération interne litigieuse, les principes d’égalité et de non-discrimination des opérateurs économiques et le principe de transparence (article 2 de la directive 2004/18, article 18 de la directive 2014/24), l’interdiction générale de la discrimination exercée en raison de la nationalité (article 18 TFUE), le droit d’établissement (article 49 TFUE) et la libre prestation des services (article 56 TFUE), la possibilité d’accorder des droits exclusifs (article 106 TFUE) et la jurisprudence de la Cour (arrêts Teckal, ANAV, Sea, Undis Servizi et autres) doivent-ils être compris et interprétés en ce sens qu’une opération interne qu’un pouvoir adjudicateur conclut avec une entité juridiquement distincte sur laquelle il exerce un contrôle analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services, cette entité réalisant l’essentiel de son activité pour le pouvoir adjudicateur, est légale en soi et, en particulier, ne porte pas atteinte au droit des autres opérateurs économiques à une concurrence loyale, ne crée pas de discrimination entre ces derniers et ne confère pas de privilèges à l’entité contrôlée avec laquelle l’opération interne est réalisée ? »

    25.

    Des observations écrites ont été déposées par Irgita, le pouvoir adjudicateur, Kauno švara, les gouvernements lituanien, estonien et polonais (en ce qui concerne le gouvernement polonais cependant, ces observations étaient limitées à la quatrième question qui ne sera pas examinée ici) ainsi que par la Commission européenne.

    V. Appréciation

    26.

    Sans préjuger de la réponse que la Cour pourrait apporter à la quatrième question, mais conformément à la demande exprimée par la Cour, je suggère de limiter mes observations à la première question et, en fonction de la réponse à celle-ci, à la deuxième ou à la troisième question posée par le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie).

    A.   Application ratione materiae des directives 2004/18 et 2014/24

    27.

    Il convient de noter que l’application des directives 2004/18 et 2014/24 au contrat litigieux est soumise à la condition que la valeur estimée de ce contrat atteigne les seuils fixés respectivement à l’article 7, sous b), de la directive 2004/18 ou à l’article 4, sous c), de la directive 2014/24.

    28.

    D’après les estimations de la juridiction de renvoi, la valeur de l’opération en cause est de près de 490 000 euros, mais pourrait être considérablement plus élevée. Ainsi, quelle que soit la directive qui couvre le contrat litigieux, la valeur dudit contrat dépasse les montants des seuils minimaux posés soit à l’article 7, sous b), de la directive 2004/18, soit à l’article 4, sous c), de la directive 2014/24 et nécessaires pour déclencher leur application.

    B.   Application ratione temporis des directives 2004/18 et 2014/24

    29.

    Puisque la directive 2014/24 a abrogé la directive 2004/18 avec effet au 18 avril 2016, il y a lieu d’identifier le point dans le temps pertinent qui détermine laquelle des directives doit s’appliquer.

    30.

    Selon la jurisprudence constante de la Cour, le moment dans le temps pertinent pour identifier la législation applicable à un marché public est celui où le pouvoir adjudicateur, non seulement choisit le type de procédure à suivre, mais décide également de manière définitive s’il est nécessaire de procéder au préalable à une mise en concurrence pour l’attribution d’un marché ( 6 ). Si une telle décision était adoptée avant la date à laquelle a expiré la période de transposition de la seconde directive, ici la directive 2014/24, il serait clairement contraire au principe de sécurité juridique de déterminer le droit applicable à l’affaire au principal en faisant référence à la date d’attribution du marché ( 7 ).

    31.

    Plusieurs événements qui ont eu lieu jusqu’au moment où le contrat entre le pouvoir adjudicateur et Kauno švara a été conclu pourraient être considérés comme le moment où la décision définitive sur le type de procédure – et partant la décision quant à la nécessité d’une mise en concurrence – a été prise. Ces événements incluent la date à laquelle la demande d’autorisation pour conclure le contrat litigieux a été soumise à l’autorité des marchés publics, la date de la décision de l’autorité des marchés publics, la date de la décision litigieuse du conseil communal et la date du contrat litigieux. Seule la présentation de la demande à l’autorité des marchés publics a eu lieu avant l’abrogation de la directive 2004/18 ; les trois autres événements se sont déroulés après.

    32.

    Il est donc pertinent d’examiner si la demande d’autorisation présentée à l’autorité des marchés publics constituait déjà une décision définitive sur le point de savoir si une procédure de passation d’un marché public devait être engagée. L’article 10, paragraphe 5, de la loi sur les marchés publics, applicable jusqu’au 1er juillet 2017, prévoyait en effet qu’« [u]ne passation de marché ne peut être lancée selon les modalités prévues au présent paragraphe qu’après autorisation de l’autorité des marchés publics ». Bien qu’il appartienne à la juridiction de renvoi d’interpréter la législation nationale, celle-ci a décrit la procédure pour obtenir l’autorisation de l’autorité des marchés publics comme un « filtre administratif ». Il ne semble donc pas que l’autorisation de l’autorité des marchés publics du 20 avril 2016 ait contraint le pouvoir adjudicateur à conclure le contrat litigieux.

    33.

    Ce point de vue est corroboré par le gouvernement lituanien dans ses observations ( 8 ). L’appréciation que la décision de l’autorité des marchés publics du 20 avril 2016 n’était pas décisive est en outre renforcée par une déclaration de l’autorité des marchés publics dans cette appréciation. L’autorité des marchés publics a invité le pouvoir adjudicateur à évaluer la possibilité d’obtenir les services conformément à la loi sur les marchés publics avant de conclure le contrat litigieux. Elle a par ailleurs précisé que la décision du pouvoir adjudicateur devrait, en tout état de cause, respecter l’article 4, paragraphe 2, de la loi sur la concurrence. De telles orientations présupposent que i) la décision relative à la procédure n’avait pas encore été prise à ce moment, ii) le pouvoir adjudicateur pouvait s’abstenir de conclure le contrat litigieux et iii) selon l’autorité des marchés publics, si les conditions posées à l’article 4, paragraphe 2, de la loi sur la concurrence n’étaient pas remplies, le pouvoir adjudicateur était tenu de ne pas conclure le contrat bien qu’il ait obtenu l’autorisation de l’autorité des marchés publics pour le faire.

    34.

    Puisque l’autorité des marchés publics est parvenue à sa décision le 20 avril 2016, et donc à une date postérieure à l’abrogation de la directive 2004/18, la directive applicable est nécessairement la directive 2014/24.

    C.   Sur le point de savoir si les critères à remplir pour une « opération interne » en vertu du droit de l’Union sont exhaustifs

    35.

    Puisque la directive 2014/24 est applicable, je suggère de ne répondre qu’à la troisième question.

    36.

    Je propose en outre de traiter conjointement la troisième question, sous a) et la première partie de la troisième question, sous b). Le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie) souhaite savoir si les États membres peuvent limiter la possibilité pour les autorités publiques de conclure des opérations internes en posant des critères supplémentaires, comme le critère en cause dans la présente affaire qui prévoit que les opérations internes ne peuvent être conclues, entre autres, que si « la passation d’un marché public ne permet pas de garantir la qualité des services prestés, leur accessibilité ou leur continuité ». Cela appelle à examiner si les critères à remplir pour une opération interne en vertu du droit de l’Union sont exhaustifs ou si les États membres peuvent compléter la liste de ces critères.

    37.

    Il est opportun pour commencer de définir les « opérations internes » et de rappeler les raisons pour lesquelles elles sont traitées différemment des autres contrats dans le domaine des marchés publics.

    1. Le sens de la notion d’« opération interne »

    38.

    La directive 2014/24 n’utilise pas le terme d’« opération interne » ou d’« attribution interne » bien que, comme je l’évoquerai plus loin, l’article 12, paragraphe 1, de cette directive traite en fait de ce type de contrats. Les termes « opération interne» ( 9 ), « contrat interne », « service interne» ( 10 ) et « attribution interne» ( 11 ) ont, cependant, été progressivement utilisés ( 12 ). Bien que dans certains cas les termes aient été utilisés de manière plus souple ( 13 ), ils sont désormais généralement utilisés pour décrire des contrats entre un pouvoir adjudicateur et un autre organisme public (ou une entité distincte qui est liée d’une certaine manière au pouvoir adjudicateur) répondant à certains critères. Ces critères avaient initialement été établis par la jurisprudence de la Cour et ont été entre-temps consacrés à l’article 12, paragraphe 1, de la directive 2014/24 ( 14 ).

    39.

    Tout d’abord, lorsque l’on parle d’« opérations internes » conformément à l’utilisation généralement faite de ce terme, il n’en va pas de cas dans lesquels une autorité publique exécute simplement une mission en recourant à ses propres ressources. Bien que l’activité soit manifestement exercée « en interne » dans ces cas, il n’y a ni attribution, opération ou contrat. Ces cas ne relèvent généralement pas du champ d’application du droit des marchés publics dans la mesure où il n’y a de fait aucune passation de marché ( 15 ). Pour que la notion de « marché public » soit pertinente, il faut au contraire que la relation entre les parties soit contractuelle.

    40.

    Pour qu’une opération soit considérée comme étant « interne », elle doit également remplir certains critères. Depuis l’arrêt de principe de la Cour dans l’affaire Teckal, les critères de base ont été que i) le pouvoir adjudicateur exerce à l’égard d’une personne morale distincte avec laquelle elle conclut un contrat un contrôle analogue à celui qu’elle exerce sur ses propres services, et que dans le même temps ii) cette personne morale distincte exerce la part essentielle de ses activités avec la ou les autorités publiques qui la contrôlent ( 16 ). Les contrats entre entités qui répondent à ces critères sont considérés comme des « opérations internes ».

    41.

    Ainsi qu’il a déjà été indiqué, les exigences à remplir pour que des opérations soient considérées comme « internes » et donc soustraites au régime des marchés publics sont désormais établies à l’article 12, paragraphe 1, de la directive 2014/24. Ces exigences sont i) que le pouvoir adjudicateur exerce à l’égard de la personne morale concernée un contrôle analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services, ii) que la personne morale contrôlée exerce plus de 80 % de ses activités dans l’accomplissement de missions pour l’autorité qui la contrôle, et iii) qu’il n’y ait pas de participation directe de capitaux privés dans l’entité contrôlée (sous réserve de certaines exceptions pour ces participations de capitaux privés qui ne confèrent pas de contrôle). Les deux premières exigences découlent de la jurisprudence de la Cour depuis l’arrêt rendu dans l’affaire Teckal ( 17 ). Seul le chiffre exact de 80 % a été ajouté. Le troisième critère a été appliqué depuis l’arrêt rendu dans l’affaire Stadt Halle et RPL Lochau ( 18 ).

    2. Le motif de l’exemption des opérations internes du régime des marchés publics

    42.

    Les opérations internes, telles que décrites dans les présentes conclusions, ne relèvent pas du champ d’application du droit des marchés publics parce que, comme l’avocat général Campos Sánchez-Bordona l’a indiqué, « en régime dit “in house”, le pouvoir adjudicateur conclut un marché non pas avec une autre entité, mais en réalité avec lui-même, compte tenu de son lien avec l’entité formellement distincte. Il s’agit à proprement parler non pas d’une attribution d’un marché, mais simplement d’une commande ou d’une mission, que l’autre “partie” n’est pas en droit de refuser, quelle que soit la forme que l’une ou l’autre prend. […] Les procédures de passation n’ont de sens qu’entre deux entités différentes et autonomes, étant donné que, par ces procédures, il est précisément visé d’établir entre elles la relation juridique (synallagmatique) indispensable à la conclusion d’un contrat à titre onéreux, en des termes d’égalité et non de dépendance ou de subordination hiérarchique» ( 19 ). Le terme d’« opération interne » décrit donc un contrat qui, du fait de ses particularités, est assimilé à un cas où un pouvoir adjudicateur recourt à ses propres ressources, les « ressources internes ».

    3. Le degré d’harmonisation

    43.

    Savoir si les dispositions de l’article 12 de la directive 2014/24 sont exhaustives ou non dépend du degré d’harmonisation dans le domaine visé par cette norme. En cas d’harmonisation complète, un État membre ne saurait introduire de nouvelles mesures dans ce domaine dans la mesure où cela reviendrait en substance à saper l’harmonisation réalisée par la directive eu égard aux questions qui ont été harmonisées ( 20 ). La question est de savoir si l’article 12, paragraphe 1, de la directive 2014/24 constitue une harmonisation complète du domaine des opérations internes.

    44.

    Selon le considérant 4 de la directive 2014/24, l’objectif de la directive n’est pas d’harmoniser tout le domaine des dépenses de fonds publics, mais uniquement celles qui visent l’acquisition de travaux, de fournitures ou de services à titre onéreux au moyen d’un marché public. Bien que le contrat litigieux soit un marché public, la situation d’une opération interne est, d’après la jurisprudence, assimilée aux cas dans lesquels le pouvoir adjudicateur agit en utilisant ses propres ressources ( 21 ). Le considérant 4 ne peut donc pas être considéré comme étant concluant en ce qui concerne la question de savoir si le domaine des opérations internes était destiné à être complètement harmonisé.

    45.

    Bien qu’il soit clair, compte tenu de l’objet des règles relatives aux marchés publics dans la directive 2014/24 et l’inclusion de l’article 12 dans sa section 3, intitulée « Exclusions », que les exceptions contenues dans cette directive ne peuvent pas être étendues ( 22 ) de sorte que les États membres ne peuvent pas les appliquer de manière sélective ou moins stricte ( 23 ), l’objectif de cette directive n’est pas compromis si les États membres sont autorisés à appliquer des règles plus strictes qui restreignent davantage encore le droit de conclure des opérations internes. Ces considérations, combinées au fait que cette directive ne contient pas l’indication claire que son objectif est une harmonisation complète, constituent des arguments de poids en faveur du droit des États membres de prévoir des critères supplémentaires pour les opérations internes.

    46.

    Si l’article 12, paragraphe 1, de la directive 2014/24 constituait une harmonisation complète, cela signifierait en fait qu’un pouvoir adjudicateur doit conclure une opération interne (ou fournir les services en cause par ses propres moyens) dans les cas dans lesquels les exigences de l’article 12, paragraphe 1, de cette directive peuvent être satisfaites. Tel n’est, selon moi, pas le cas. Je parviens à cette conclusion pour les raisons supplémentaires suivantes.

    47.

    Tout d’abord, les termes de l’article 12 de la directive 2014/24 ne semblent pas soutenir cette suggestion. Ces termes sont clairs en ce qu’ils affirment qu’un marché public qui répond à certains critères ne relèvera pas du champ d’application de cette directive. Par voie de conséquence, l’application de cette disposition présuppose l’existence d’un contrat. Elle ne vise pas à traiter en général de situations dans lesquelles une opération interne peut être réalisée. Ainsi, si un État membre décide, pour quelque raison que ce soit, de ne pas autoriser les marchés publics sous forme d’opérations internes, cette situation ne sera pas du tout traitée dans le cadre de l’exception spécifique contenue à l’article 12, paragraphe 1, de la directive 2014/24.

    48.

    En outre, l’article 1er, paragraphe 4, de la directive 2014/24 fait référence à la faculté des États membres de définir, dans le respect du droit de l’Union, non seulement ce qu’ils considèrent comme étant des services d’intérêt général, mais également la manière dont ces services devraient être organisés ( 24 ). Il affirme également que cette directive n’affecte pas la décision des autorités publiques si, comment et dans quelle mesure, elles souhaitent assumer elles-mêmes certaines fonctions publiques conformément à l’article 14 TFUE et au protocole no 26 ( 25 ). Le terme de « faculté » indique clairement que les États membres sont libres de prévoir l’application des procédures de passation de marchés publics dans les cas où le droit de l’Union n’interdit pas l’utilisation par une autorité publique de ses propres ressources ou même la conclusion d’une opération interne. Cette conclusion est conforme à la jurisprudence de la Cour.

    49.

    Par ailleurs, il y a lieu d’observer que, comme la Commission le souligne dans ses observations, le fait qu’un État membre décide de limiter les possibilités de conclure des opérations internes et d’étendre ainsi le domaine d’application des règles relatives aux marchés publics est conforme aux objectifs des directives sur les marchés publics ( 26 ). Le principe, énoncé au considérant 2 de la directive 2014/24 et selon lequel les marchés publics sont un moyen d’assurer l’utilisation optimale des fonds publics, semble également avoir été au cœur de la décision législative lituanienne. Le gouvernement lituanien affirme dans ses observations écrites qu’une étude de marché du Lietuvos Respublikos konkurencijos taryba (conseil de la concurrence lituanien) dans le secteur de la gestion des déchets est parvenue à la conclusion que les prix étaient les plus élevés dans les municipalités où les services étaient assurés par des sociétés contrôlées par lesdites municipalités et que cela avait encouragé la République de Lituanie à donner la priorité aux opérations de passation de marchés publics par rapport aux opérations internes ( 27 ). Il s’agit là d’une décision politique de la République de Lituanie que celle-ci était, naturellement, libre d’adopter.

    50.

    Ainsi, compte tenu de l’état actuel de l’harmonisation prévue par la directive 2014/24, rien n’empêche un État membre de poser des exigences supplémentaires limitant les possibilités pour les autorités publiques de conclure des opérations internes, bien que la conclusion d’une telle opération soit admissible en droit de l’Union.

    51.

    Il convient de signaler néanmoins que la liberté dont jouit un État membre dans la mise en œuvre de telles exigences supplémentaires n’est naturellement pas sans limite. La jurisprudence constante prévoit clairement que les règles fondamentales du traité FUE s’appliquent généralement aux activités économiques des organismes publics, même dans les cas qui ne relèvent pas du champ d’application des directives sur les marchés publics ( 28 ) à la condition que ces organismes publics ne les exercent pas eux-mêmes, notamment par le biais d’opérations internes ( 29 ).

    52.

    Ce principe se retrouve également dans le considérant 1 de la directive 2014/24 qui affirme, à titre de considération générale, que l’attribution de marchés publics par ou au nom des autorités des États membres doit respecter les principes du traité FUE et en particulier la libre circulation des marchandises, la liberté d’établissement et la libre prestation de services, ainsi que les principes qui en découlent comme l’égalité de traitement, la non-discrimination, la reconnaissance mutuelle, la proportionnalité et la transparence. Ces règles sont bien entendu applicables à toutes les opérations, indépendamment de leur valeur individuelle. Ce n’est que lorsque la valeur des opérations va au-delà d’un certain seuil que les procédures spécifiques de passation de marchés publics prévues dans la directive 2014/24 doivent être suivies.

    53.

    Cela signifie que les règles fondamentales du traité FUE s’appliquent aussi à l’exercice par un État membre de ses compétences législatives dans le domaine des activités économiques des organismes publics dans le contexte des marchés publics.

    54.

    Les exigences supplémentaires posées par la législation lituanienne pour autoriser les opérations internes – à savoir que la passation de marchés publics ne permet pas de garantir la qualité des services prestés, leur accessibilité ou leur continuité – ne font pas naître de doutes quant à leur possible contrariété avec les principes susmentionnés.

    D.   Sur la question de savoir si les exigences supplémentaires doivent être consacrées par le droit positif

    55.

    Au-delà de la question de savoir si de telles exigences supplémentaires peuvent être posées en tant que telles, dans la seconde partie de la troisième question, sous b), le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie) souhaite spécifiquement savoir si ces exigences peuvent uniquement être mises en œuvre au moyen de règles précises et claires du droit positif des marchés publics, plutôt que par la jurisprudence sur le fondement de dispositions du droit de la concurrence. La question spécifique posée par la juridiction de renvoi vise à savoir si la manière dont un État membre introduit de telles règles peut constituer en soi une violation du droit de l’Union.

    56.

    Ainsi que je l’ai déjà noté, il appartient en général aux États membres de déterminer s’ils souhaitent prévoir des critères supplémentaires limitant le choix des autorités publiques quant à la possibilité de conclure des opérations internes. S’il appartient aux États membres de choisir s’ils prévoient de tels critères supplémentaires qui ne sont pas une exigence du droit de l’Union, il relève en général également de leur pouvoir d’appréciation de décider comment les prévoir. Toutefois, comme il a été indiqué dans les présentes conclusions, les règles générales du traité FUE s’appliquent également si un État membre agit en dehors du cadre de ses obligations au titre d’une directive.

    57.

    Dans les cas traitant de la mise en œuvre des obligations des États membres en vertu du droit de l’Union ou de la transposition de directives, la Cour a constamment jugé qu’une intervention législative n’était pas nécessairement requise ( 30 ). Il convient de garder à l’esprit que ces décisions ont été prises en application du principe du droit de l’Union de la sécurité juridique, puisqu’elles doivent procurer aux personnes concernées par de telles mesures une certitude quant à l’étendue de leurs droits dans les domaines régis par le droit de l’Union. Dans la mesure où la présente affaire traite de la mise en œuvre de mesures nationales qui ne sont pas requises par le droit de l’Union, les exigences ne peuvent pas être plus strictes.

    58.

    Il s’ensuit qu’il n’existe aucune exigence en vertu du droit de l’Union contraignant les États membres qui posent des limites ou des conditions supplémentaires pour la conclusion d’opérations internes de ne le faire qu’au moyen de règles précises et claires du droit positif des marchés publics.

    VI. Conclusion

    59.

    Je propose donc à la Cour de répondre comme suit aux première et troisième questions du Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie) :

    1)

    D’une manière générale, la directive applicable à une opération interne est celle en vigueur lorsque le pouvoir adjudicateur choisit le type de procédure à suivre et décide de manière définitive de ne pas procéder à une mise en concurrence préalable pour l’attribution d’un marché public. Il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier quand cette décision a été prise définitivement par le pouvoir adjudicateur.

    3)

    a)

    Les dispositions de l’article 1er, paragraphe 4, et de l’article 12 de la directive 2014/24/CE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE, doivent être comprises et interprétées en ce sens qu’elles énumèrent les exigences minimales pour qu’une opération interne soit admissible en vertu du droit de l’Union. Cela n’empêche toutefois pas un État membre de poser des conditions supplémentaires limitant la possibilité pour les autorités publiques de conclure des opérations internes, tant que ces conditions supplémentaires ne sont pas contraires au droit de l’Union comme, par exemple, la condition que la passation de marchés publics ne permet pas de garantir la qualité des services prestés, leur accessibilité ou leur continuité.

    b)

    Aucune exigence au titre du droit de l’Union n’oblige les États membres posant des limites ou des conditions supplémentaires pour la conclusion d’opérations internes à ne le faire qu’au moyen de règles précises et claires du droit positif des marchés publics.


    ( 1 ) Langue originale : l’anglais.

    ( 2 ) Pour une définition du terme, voir points 38 à 41 des présentes conclusions.

    ( 3 ) JO 2014, L 94, p. 65.

    ( 4 ) JO 2004, L 134, p. 114, rectificatif JO 2004, L 351, p. 44.

    ( 5 ) Le terme n’est utilisé ni par la directive 2004/18 ni par la directive 2014/24. Voir points 38 à 41 des présentes conclusions.

    ( 6 ) Arrêts du 5 octobre 2000, Commission/France (C‑337/98, EU:C:2000:543, points 36 et 37) ; du 11 juillet 2013, Commission/Pays-Bas (C‑576/10, EU:C:2013:510, point 52) ; du 10 juillet 2014, Impresa Pizzarotti (C‑213/13, EU:C:2014:2067, point 31), et du 8 février 2018, Lloyd’s of London (C‑144/17, EU:C:2018:78, point 25).

    ( 7 ) Arrêts du 5 octobre 2000, Commission/France (C‑337/98, EU:C:2000:543, point 40) ; du 15 octobre 2009, Hochtief et Linde-Kca-Dresden (C‑138/08, EU:C:2009:627, point 29), et du 11 juillet 2013, Commission/Pays-Bas (C‑576/10, EU:C:2013:510, point 53).

    ( 8 ) Point 27 des observations du gouvernement lituanien.

    ( 9 ) Arrêt du 19 juin 2014, Centro Hospitalar de Setúbal et SUCH (C‑574/12, EU:C:2014:2004, point 32).

    ( 10 ) Voir conclusions de l’avocat général Alber dans l’affaire RI.SAN. (C‑108/98, EU:C:1999:161, points 21, 49 et 52).

    ( 11 ) J’utiliserai au cours des présentes conclusions le terme d’« opération interne » tel qu’il a été utilisé dans les questions du Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie) ; toutefois, toutes les notions suscitées ont été utilisées dans le contexte décrit.

    ( 12 ) L’avocat général Stix-Hackl a évoqué les « passations de marché quasi internes » par opposition aux « passations de marchés internes (services fournis à soi‑même) » dans l’affaire Stadt Halle et RPL Lochau (C‑26/03, EU:C:2004:553, point 49).

    ( 13 ) Voir, par exemple, arrêt du 8 mai 2014, Datenlotsen Informationssysteme (C‑15/13, EU:C:2014:303, point 8) dans lequel la Cour utilise l’intitulé « L’attribution d’un marché public sans application des procédures établies par la directive 2004/18 – Attribution dite “in house” » ou l’arrêt du 8 décembre 2016, Undis Servizi (C‑553/15, EU:C:2016:935, point 5) dans lequel la Cour parle en termes très généraux de la « possibilité de l’attribution directe d’un marché public sans engagement d’une procédure d’appel d’offres ».

    ( 14 ) Voir, par exemple, arrêts du 19 juin 2014, Centro Hospitalar de Setúbal et SUCH (C‑574/12, EU:C:2014:2004, point 32), et du 8 décembre 2016, Undis Servizi (C‑553/15, EU:C:2016:935, point 24).

    ( 15 ) Voir, également, article 1er, paragraphe 2, de la directive 2014/24.

    ( 16 ) Arrêt du 18 novembre 1999, Teckal (C‑107/98, EU:C:1999:562, point 50).

    ( 17 ) Arrêt du 18 novembre 1999, Teckal (C‑107/98, EU:C:1999:562, point 50).

    ( 18 ) Arrêt du 11 janvier 2005, Stadt Halle et RPL Lochau (C‑26/03, EU:C:2005:5, points 49 à 52).

    ( 19 ) Conclusions de l’avocat général Campos Sánchez-Bordona dans l’affaire LitSpecMet (C‑567/15, EU:C:2017:319, points 70 et 71).

    ( 20 ) Arrêt du 4 mai 2016, Philip Morris Brands e.a. (C‑547/14, EU:C:2016:325, point 71).

    ( 21 ) Selon le considérant 31 de la directive 2014/24, celle-ci entend fournir des précisions au sujet des cas dans lesquels les contrats conclus dans le secteur public ne sont pas soumis à l’application des règles relatives aux marchés publics, mais ces précisions devraient être guidées par les principes posés dans la jurisprudence pertinente de la Cour. Il peut en être déduit que le législateur de l’Union a uniquement cherché à réaffirmer – mais avec des précisions – les principes gouvernant l’identification des « opérations internes » auxquelles les règles relatives aux marchés publics ne s’appliquent pas. Voir, également, dans le même ordre d’idées, conclusions de l’avocat général Campos Sánchez-Bordona dans les affaires jointes Verkehrsbetrieb Hüttebräucker et Rhenus Veniro (C‑266/17 et C‑267/17, EU:C:2018:723, point 28).

    ( 22 ) Voir, par analogie, arrêts du 18 novembre 1999, Teckal (C‑107/98, EU:C:1999:562, point 59), et du 18 janvier 2007, Auroux e.a. (C‑220/05, EU:C:2007:31, point 59).

    ( 23 ) Voir arrêts du 11 janvier 2005, Stadt Halle et RPL Lochau (C‑26/03, EU:C:2005:5, point 46) ; du 8 mai 2014, Datenlotsen Informationssysteme (C‑15/13, EU:C:2014:303, points 22 et 23), et du 8 décembre 2016, Undis Servizi (C‑553/15, EU:C:2016:935, point 29).

    ( 24 ) Voir également, considérant 5 de la directive 2014/24, ainsi que arrêt du 11 janvier 2005, Stadt Halle et RPL Lochau (C‑26/03, EU:C:2005:5, point 49) dans lequel la Cour affirme : « Conformément à la jurisprudence de la Cour, il n’est pas exclu qu’il puisse y avoir d’autres circonstances dans lesquelles l’appel à la concurrence n’est pas obligatoire […] » (Mise en italique par mes soins).

    ( 25 ) Mise en italique par mes soins.

    ( 26 ) Point 47 des observations de la Commission ; voir également, considérant 2 de la directive 2014/24.

    ( 27 ) Points 61 et 62 des observations du gouvernement lituanien.

    ( 28 ) Voir arrêts du 18 novembre 2010, Commission/Irlande (C‑226/09, EU:C:2010:697, point 29) ; du 19 décembre 2012, Ordine degli Ingegneri della Provincia di Lecce e.a. (C‑159/11, EU:C:2012:817, point 23), et du 10 octobre 2013, Manova (C‑336/12, EU:C:2013:647, point 26), en ce qui concerne les contrats relatifs aux services relevant du champ d’application de l’annexe II B de la directive 2004/18 ; arrêt du 25 octobre 2018, Anodiki Services EPE (C‑260/17, EU:C:2018:864, point 36), en ce qui concerne les contrats de travail ; et arrêts du 13 octobre 2005, Parking Brixen (C‑458/03, EU:C:2005:605, point 46), et du 6 avril 2006, ANAV (C‑410/04, EU:C:2006:237, point 17), en ce qui concerne les concessions de service public.

    ( 29 ) Arrêts du 13 octobre 2005, Parking Brixen (C‑458/03, EU:C:2005:605, point 62) ; du 6 avril 2006, ANAV (C‑410/04, EU:C:2006:237, point 24), et du 25 octobre 2018, Anodiki Services EPE (C‑260/17, EU:C:2018:864, point 36).

    ( 30 ) Voir arrêts du 20 juin 2002, Mulligan e.a. (C‑313/99, EU:C:2002:386, point 50) en ce qui concerne un instrument législatif déléguant le pouvoir d’adopter des mesures en vertu d’un règlement de l’UE à un ministre et la publication de telles mesures dans un journal national et arrêts du 15 mars 1990, Commission/Pays-Bas (C‑339/87, EU:C:1990:119, point 6), et du 30 mai 1991, Commission/Allemagne (C‑361/88, EU:C:1991:224, point 15) ainsi que conclusions de l’avocat général Trstenjak dans l’affaire Mediaprint Zeitungs- und Zeitschriftenverlag (C‑540/08, EU:C:2010:161, point 80) en ce qui concerne l’importance de la prise en compte non seulement des termes d’une disposition, mais également de la manière dont elle est interprétée par les juridictions nationales.

    Top