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Document 62016CC0530

Conclusions de l'avocat général M. M. Bobek, présentées le 23 janvier 2018.
Commission européenne contre République de Pologne.
Manquement d’État – Sécurité des chemins de fer – Directive 2004/49/CE – Absence d’adoption des dispositions nécessaires afin d’assurer l’indépendance de l’organisme d’enquête.
Affaire C-530/16.

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2018:29

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 23 janvier 2018 ( 1 )

Affaire C‑530/16

Commission européenne

contre

République de Pologne

« Manquement d’État – Directive 2004/49/CE concernant la sécurité des chemins de fer communautaires – Article 21, paragraphe 1 – Indépendance de l’organisme d’enquête dans son organisation, sa structure juridique et ses décisions – Indépendance à l’égard de tout gestionnaire de l’infrastructure, entreprise ferroviaire, et de toute partie dont les intérêts pourraient être en conflit avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête – Indépendance à l’égard du ministre des Transports »

I. Introduction

1.

Selon l’article 21, paragraphe 1, de la directive 2004/49/CE ( 2 ) (ci‑après la « directive sur la sécurité ferroviaire »), les enquêtes concernant certains accidents et incidents doivent être menées par un organisme d’enquête permanent. Dans l’exercice de ses missions, cet organisme doit être indépendant d’un certain nombre d’acteurs, dont la liste figure dans ladite disposition, notamment de tout gestionnaire de l’infrastructure, entreprise ferroviaire et de toute partie dont les intérêts pourraient être en conflit avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête.

2.

La Commission européenne est d’avis que la République de Pologne n’a pas respecté ces exigences. Selon elle, l’organisme d’enquête polonais n’est pas indépendant de l’entreprise ferroviaire ni du gestionnaire de l’infrastructure. Cette allégation est fondée sur l’existence de liens étroits entre ledit organisme et le ministre des infrastructures et de la construction, qui est responsable des transports (ci-après également le « ministre »), qui exerce le contrôle effectif du gestionnaire de l’infrastructure et de l’entreprise ferroviaire.

II. Cadre juridique

A.   Droit de l’Union

3.

Le considérant 23 de la directive sur la sécurité ferroviaire précise que « [l]es accidents ferroviaires graves sont rares. Toutefois, ils peuvent avoir des conséquences désastreuses et susciter des inquiétudes dans le public quant à la sécurité du système ferroviaire. Par conséquent, tous ces accidents devraient faire l’objet d’une enquête du point de vue de la sécurité afin d’éviter de nouveaux accidents, et les résultats de ces enquêtes devraient être rendus publics ».

4.

Aux termes du considérant 24, « [l’]’enquête de sécurité devrait être séparée de l’enquête judiciaire menée sur le même incident et les enquêteurs devraient avoir accès aux preuves et aux témoins. Elle devrait être effectuée par un organisme permanent indépendant des acteurs du secteur ferroviaire. Cet organisme devrait fonctionner de manière à éviter tout conflit d’intérêts et tout lien éventuel avec les causes de l’événement faisant l’objet de l’enquête ; en particulier, son indépendance fonctionnelle ne devrait pas être compromise au cas où il serait étroitement lié à l’autorité de sécurité nationale ou à l’organisme de réglementation des chemins de fer pour des raisons de structures organisationnelle et juridique ».

5.

Le chapitre IV de la directive sur la sécurité ferroviaire est consacré à l’autorité de sécurité. Conformément à l’article 16, paragraphe 1, « [c]haque État membre établit une autorité de sécurité. Cette autorité peut être le ministère chargé des questions de transports ; dans son organisation, sa structure juridique et ses décisions, elle doit être indépendante des entreprises ferroviaires, des gestionnaires de l’infrastructure, des demandeurs de certification et des entités adjudicatrices ».

6.

Le chapitre V, qui comprend les articles 19 à 25, contient les dispositions relatives aux enquêtes sur les accidents et les incidents. L’article 19, paragraphe 1, impose aux États membres de veiller à ce qu’« une enquête soit effectuée par l’organisme d’enquête […] après les accidents graves survenus sur le système ferroviaire, l’objectif de ces enquêtes étant l’amélioration éventuelle de la sécurité ferroviaire et la prévention des accidents ». Selon le paragraphe 2 de cet article, l’organisme d’enquête est libre de décider d’enquêter ou non « sur les accidents et incidents qui, dans des circonstances légèrement différentes, auraient pu conduire à des accidents graves ».

7.

L’article 21 de la directive sur la sécurité ferroviaire énonce les règles applicables à l’organisme d’enquête :

« 1.   Chaque État membre veille à ce que les enquêtes sur les accidents et les incidents visés à l’article 19 soient menées par un organisme permanent, qui comprend au moins un enquêteur capable de remplir la fonction d’enquêteur principal en cas d’accident ou d’incident. Dans son organisation, sa structure juridique et ses décisions, cet organisme est indépendant de tout gestionnaire de l’infrastructure, entreprise ferroviaire, organisme de tarification, organisme de répartition et organisme notifié, et de toute partie dont les intérêts pourraient être en conflit avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête. Il est en outre indépendant fonctionnellement de l’autorité de sécurité et de tout organisme de réglementation des chemins de fer.

2.   L’organisme d’enquête accomplit ses tâches de manière indépendante vis‑à‑vis des organismes visés au paragraphe 1 et peut obtenir des ressources suffisantes à cet effet. Les enquêteurs obtiennent un statut leur donnant les garanties d’indépendance nécessaires.

[…]

4.   L’organisme d’enquête peut combiner les tâches qui lui incombent en vertu de la présente directive avec les tâches d’enquête sur des événements autres que les accidents et incidents ferroviaires, à condition que ces enquêtes ne compromettent pas son indépendance.

[…] »

8.

L’article 23 énonce l’obligation de présenter des rapports. En particulier, l’article 23, paragraphe 1, dispose que « [c]haque enquête sur un accident ou un incident au sens de l’article 19 fait l’objet d’un rapport établi sous une forme appropriée au type et à la gravité de l’accident ou de l’incident ainsi qu’à l’importance des résultats de l’enquête. Ce rapport indique l’objectif de l’enquête, comme mentionné à l’article 19, paragraphe 1, et contient, le cas échéant, des recommandations en matière de sécurité ».

B.   Droit polonais

9.

L’article 28a de l’Ustawa o transporcie kolejowym (loi sur le transport ferroviaire), du 28 mars 2003, dans la version applicable à l’époque pertinente, contenait les dispositions relatives à l’instauration et au fonctionnement de l’organisme d’enquête, la Państwowa Komisja Badania Wypadków Kolejowych (commission nationale d’enquête sur les accidents ferroviaires, ci-après la « PKBWK ») dans les termes suivants :

« 1.   Une commission nationale permanente et indépendante [la PKBWK] est établie sous la responsabilité du ministre des Transports en vue de réaliser des enquêtes sur les accidents graves, les accidents et les incidents […]

2.   La PKBWK exerce ses tâches au nom du ministre des Transports.

3.   La PKBWK est composée de quatre membres permanents et notamment d’un président, d’un suppléant, et d’un secrétaire.

4.   La PKBWK peut comprendre également des membres ad hoc choisis, sur une liste du ministre des Transports, par le président de la commission, pour participer aux enquêtes.

[…]

6.   Le ministre des Transports nomme et révoque le président de la PKBWK.

7.   Le ministre des Transports nomme et révoque le suppléant et le secrétaire, sur demande du président de la PKBWK.

8.   Le ministre des Transports nomme et révoque les membres de la PKBWK, sur proposition du président de la PKBWK.

9.   Le ministre des Transports peut, à la demande de la majorité absolue des membres de la PKBWK, révoquer un membre de la PKBWK.

10.   Peut être membre de la PKBWK toute personne qui :

1)

a la nationalité polonaise et jouit de ses droits civiques ;

2)

dispose de la pleine capacité juridique ;

3)

n’a pas fait l’objet d’une condamnation pour une infraction intentionnelle ;

4)

remplit les exigences en matière de qualifications.

11.   La qualité de membre de la PKBWK prend fin en cas de décès, de non‑respect des exigences énoncées au paragraphe 10 ou d’acceptation de la démission présentée au ministre des Transports.

12.   Peuvent faire partie de la PKBWK des experts spécialisés dans les domaines suivants :

1)

exploitation du trafic ferroviaire ;

2)

conception, construction et entretien des voies de chemin de fer et des gares et nœuds ferroviaires ;

3)

équipements de sécurité et de contrôle du trafic ferroviaire et de communications ;

4)

véhicules ferroviaires ;

5)

énergie électrique pour le transport ferroviaire ;

6)

transport ferroviaire de marchandises dangereuses.

13.   Sont considérées comme étant des experts du domaine en question les personnes possédant un diplôme de l’enseignement supérieur, des compétences appropriées et une expérience pratique d’au moins cinq ans dans le domaine concerné.

14.   Lorsqu’ils adoptent les résolutions […] les membres de la PKBWK sont guidés par le principe de la libre appréciation des preuves et ne sont liés par aucune instruction portant sur le contenu desdites résolutions.

15.   Ne peuvent pas faire partie de la PKBWK chargée d’enquêter sur un accident grave, un accident ou un incident des membres ad hoc employés par toute entité organisationnelle dont l’infrastructure ferroviaire, les salariés ou les véhicules ferroviaires ont joué un rôle dans l’événement.

16.   Les membres ad hoc de la PKBWK perçoivent des honoraires fixés par contrat de droit civil.

17.   Les membres de la PKBWK ne peuvent intervenir comme témoin ou expert devant une juridiction ou toute autre instance en ce qui concerne les affaires traitées par la PKBWK.

18.   Des experts et du personnel de service participent, en tant que de besoin, aux travaux de la PKBWK.

19.   Les experts perçoivent, pour leur participation aux travaux de la PKBWK ainsi que pour l’élaboration d’un avis ou d’une expertise, des honoraires fixés par contrat de droit civil. »

10.

L’article 28d de la loi sur le transport ferroviaire prévoyait en outre ce qui suit :

« 1.   Le ministre des Transports assure, au moyen de la quote‑part disponible du budget de l’État, les moyens nécessaires aux activités de la PKBWK et à son fonctionnement, notamment en ce qui concerne la rémunération de ses membres, des experts et du personnel de service, les coûts de l’équipement technique, de la formation, ainsi que les coûts des expertises, et les coûts de publication.

2.   Le fonctionnement de la PKBWK est assuré par les services spécialisés de l’administration du ministre des Transports.

[…]

4.   Le ministre des Transports définit, par voie d’arrêté, le règlement intérieur de la PKBWK, ainsi que sa structure organisationnelle, en tenant compte de la nature des tâches dont elle est chargée. »

III. Procédure précontentieuse et procédure devant la Cour

11.

Le 21 février 2014, la Commission a adressé à la République de Pologne une lettre de mise en demeure concernant l’incompatibilité de plusieurs dispositions de la loi sur le transport ferroviaire avec la directive sur la sécurité ferroviaire. Entre autres griefs, elle soulevait le problème du manque d’indépendance de l’autorité de sécurité (en violation de l’article 16, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire) et de l’organisme d’enquête (en violation de son article 21, paragraphe 1).

12.

La République de Pologne a répondu par une lettre du 17 avril 2014. Elle contestait toute violation de l’article 16, paragraphe 1, et de l’article 21, paragraphe 1 de la directive sur la sécurité ferroviaire. S’agissant toutefois des autres allégations de la Commission dans cette lettre de mise en demeure ( 3 ), la République de Pologne a fait savoir qu’elle modifierait sa législation afin de se conformer à la directive sur la sécurité ferroviaire.

13.

La Commission n’a pas été convaincue. Elle a établi, le 27 février 2015, un avis motivé demandant à la République de Pologne de transposer correctement la directive sur la sécurité ferroviaire.

14.

La République de Pologne a répondu à l’avis motivé par lettre du 27 avril 2015. Elle a informé la Commission que deux règlements avaient été adoptés afin de respecter la directive sur la sécurité ferroviaire et que des discussions étaient en cours sur un projet de loi visant à modifier la loi sur le transport ferroviaire. Les 18 et 30 octobre 2015, la République de Pologne a notifié à la Commission un autre règlement ainsi qu’un amendement à la loi sur le transport ferroviaire, adopté le 25 septembre 2015. Elle a en outre réitéré sa position selon laquelle elle n’avait pas méconnu l’article 16, paragraphe 1, ni l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire.

15.

Selon la Commission, bien que les modifications apportées aient permis à la législation nationale de transposer correctement un certain nombre de dispositions de la directive sur la sécurité ferroviaire, la République de Pologne ne respectait toujours pas l’article 16, paragraphe 1, ni l’article 21, paragraphe 1, de cette directive. La Commission a donc introduit un recours devant la Cour concernant le manque d’indépendance de l’autorité de sécurité et de l’organisme d’enquête. Dans le cadre de ce recours, elle demandait à la Cour de :

constater que la République de Pologne avait manqué aux obligations qui lui incombaient au titre de l’article 16, paragraphe 1, et de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire :

en ne prenant pas les mesures nécessaires pour garantir l’indépendance de l’autorité de sécurité à l’égard de toute entreprise ferroviaire, de tout gestionnaire de l’infrastructure, de tout demandeur de certification et de toute entité adjudicatrice ;

en ne prenant pas les mesures nécessaires pour garantir l’indépendance de l’organisme d’enquête à l’égard de l’entreprise ferroviaire et du gestionnaire de l’infrastructure ferroviaire, et

condamner la République de Pologne aux dépens.

16.

Par la suite, la Commission a décidé de retirer son allégation de violation de l’article 16, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire en ce qui concerne l’indépendance de l’autorité de sécurité. La Commission a relevé, dans son mémoire en réplique, qu’une loi du 16 novembre 2016, notifiée à la Commission le 1er décembre 2016, avait modifié la loi sur le transport ferroviaire ainsi que d’autres lois nationales. Au vu de cette modification, la Commission est d’avis que le droit polonais transpose désormais de façon correcte l’article 16, paragraphe 1, de la directive. Cependant, dans la mesure où la conformité n’a été assurée qu’après l’introduction du recours en manquement, la Commission soutient que la République de Pologne devrait être condamnée aux dépens afférents à ce grief, conformément à l’article 141, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour.

17.

S’agissant de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire, la Commission maintient son grief selon lequel l’organisme d’enquête n’est pas indépendant du gestionnaire de l’infrastructure ni de l’entreprise ferroviaire. L’un et l’autre appartiennent à l’État : si cette propriété est formellement dévolue au Trésor public, le contrôle effectif de ces entités est exercé par le ministre des Transports, au nom de l’État. Le ministre contrôle donc le gestionnaire de l’infrastructure et l’entreprise ferroviaire.

18.

Selon la Commission, le droit polonais ne garantit pas l’indépendance de l’organisme d’enquête à l’égard du ministre. L’organisme d’enquête n’a pas de statut juridique propre. Il fait partie intégrante du ministère. Il n’est pas non plus indépendant dans ses décisions puisqu’il n’agit pas en son nom propre, mais au nom du ministre qui doit signer ses décisions. La Commission fait également valoir que les conditions et modalités de nomination et de révocation des membres de l’organisme d’enquête ne garantissent pas leur indépendance. Enfin, l’obligation, pour l’organisme d’enquête, de demander systématiquement au ministre la mise à disposition des ressources financières ou humaines nécessaires limite considérablement son indépendance organisationnelle à l’égard de ce ministre.

19.

Dans le cadre de sa défense, la République de Pologne fait valoir que le recours de la Commission n’est pas recevable ni, en tout état de cause, fondé. Le droit polonais renferme selon elle des garanties d’indépendance précises et détaillées, qui préservent l’indépendance organisationnelle, juridique et décisionnelle de l’organisme d’enquête. Il n’existerait aucune relation de subordination entre l’organisme d’enquête et le ministre. En pratique, il n’y aurait jamais eu, de la part du ministre, d’ingérence dans le travail opérationnel quotidien de l’organisme d’enquête. La circonstance que ledit organisme constitue une structure intégrée au ministère et agissant au nom du ministre renforce en fait la légitimité et l’autorité de l’organisme.

20.

Par conséquent, selon la République de Pologne, il n’y a eu aucune violation de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire. La République de Pologne demande donc à la Cour de rejeter intégralement le recours de la Commission et de la condamner aux dépens.

21.

La République de Pologne et la Commission ont présenté des observations écrites. Elles ont également présenté des observations orales lors de l’audience du 26 octobre 2017.

IV. Appréciation

22.

Les présentes conclusions sont organisées selon le plan suivant : je commencerai par exposer la structure de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire (titre A). Je m’intéresserai ensuite plus précisément à la deuxième phrase de l’article 21, paragraphe 1, la disposition pertinente en l’espèce, et tout d’abord à la question de la nature exacte de l’indépendance requise au sens de cette disposition (titre B), puis spécialement à la question de savoir à l’égard de quels acteurs cette indépendance doit être préservée (titre C). Après avoir exposé ces différentes exigences, j’aborderai ensuite leur application à la présente affaire (titre D).

A.   La structure de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire

23.

L’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire comporte trois phrases. La première phrase impose l’obligation d’établir un organisme d’enquête permanent. S’y ajoutent ensuite deux autres précisions quant au niveau d’indépendance qui doit être garanti à cet organisme. La nature ainsi que la portée de chacune de ces phrases diffèrent.

24.

D’une part, la deuxième phrase de l’article 21, paragraphe 1, exige que l’organisme d’enquête soit indépendant « [d]ans son organisation, sa structure juridique et ses décisions » d’un certain nombre d’acteurs : « tout gestionnaire de l’infrastructure, entreprise ferroviaire, organisme de tarification, organisme de répartition et organisme notifié, et de toute partie dont les intérêts pourraient être en conflit avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête ».

25.

D’autre part, la troisième phrase de l’article 21, paragraphe 1, vise une forme d’indépendance différente (ou dont la définition serait peut-être plus restrictive) de l’organisme d’enquête : elle exige que l’organisme soit indépendant fonctionnellement de l’autorité de sécurité et de tout organisme de réglementation des chemins de fer.

26.

L’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire opère donc une distinction entre deux types – et sans doute deux niveaux – d’indépendance qui s’appliquent au même organisme d’enquête. Le premier consiste en une « simple » indépendance fonctionnelle à l’égard de l’autorité de sécurité et de l’organisme de régulation ferroviaire alors que le second est une indépendance « renforcée » dans l’organisation, la structure juridique et les décisions de l’organisme d’enquête à l’égard de tout gestionnaire de l’infrastructure, entreprise ferroviaire, organisme de tarification, organisme de répartition et organisme notifié, et de toute partie dont les intérêts pourraient être en conflit avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête.

27.

Cette différence de formulation pourrait probablement s’expliquer par le fait que les entités visées dans la troisième phrase sont, en raison de leurs missions respectives, moins susceptibles d’interférer dans les tâches de l’organisme d’enquête. Par opposition, les entités mentionnées dans la deuxième phrase sont censées défendre des intérêts qui seront davantage en conflit avec ceux de l’organisme d’enquête.

28.

La troisième phrase de l’article 21, paragraphe 1 n’est pas applicable en l’espèce, bien qu’elle puisse très certainement être utile, indirectement, dans une perspective d’interprétation. Elle met en lumière ce que pourrait être l’indépendance requise au sens de la deuxième phrase par opposition à ce que recouvre cette notion dans la troisième phrase. Cependant, il est tout à fait clair que le présent recours ne remet pas en question l’indépendance de l’organisme d’enquête à l’égard de l’autorité de sécurité ou de l’organisme de réglementation des chemins de fer.

29.

C’est donc à l’aune de la deuxième phrase de cette disposition que la présente affaire doit être examinée. Bien que cette phrase comporte déjà un certain nombre d’indications qui définissent l’indépendance ainsi visée, deux de ses composantes doivent être développées plus en détail : quelle est la nature de l’indépendance recherchée (titre B) et à l’égard de quels acteurs précisément (titre C). il s’agit des deux questions que j’aborderai maintenant.

B.   Une indépendance de quelle nature ?

30.

Aux termes de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire, l’organisme d’enquête doit être indépendant à l’égard de certaines entités sur trois plans : dans son organisation, sa structure juridique et ses décisions. La directive ne définit pas plus précisément ces termes.

31.

Sur un plan général, la Cour a déjà jugé qu’« [e]n matière d’organe public, le terme “indépendance” désigne normalement un statut qui assure à l’organe concerné la possibilité d’agir en toute liberté, à l’abri de toute instruction et de toute pression» ( 4 ). Ainsi, l’indépendance implique en substance que l’organisme en question soit protégé d’autres entités qui, dans leur action, peuvent obéir à des intérêts d’une autre nature que ceux poursuivis par l’organisme d’enquête. À cet effet, l’organisme d’enquête doit être doté d’un certain nombre de garanties concrètes d’indépendance qui le préservent des ingérences indues qui pourraient l’empêcher d’accomplir ses tâches et de mener à bien sa mission ( 5 ).

32.

Cependant, l’indépendance ne peut guère être conçue comme une notion unitaire, une sorte de modèle unique standard, constitué d’un ensemble de garanties universellement applicables à tous les organismes indépendants selon les mêmes modalités. L’indépendance correspond plutôt à une échelle, dont on gravirait ou descendrait les échelons pour se positionner à un certain niveau, en fonction de la distance que le ou les acteurs concernés doivent avoir pour mener à bien de manière indépendante les tâches qui leur sont confiées. Par conséquent, la nature exacte des garanties nécessaires sera définie à l’aune des fonctions que l’organisme concerné est censé exercer de façon indépendante.

33.

Le noyau dur de l’indépendance, qui serait également le premier niveau de l’échelle, correspond à l’« indépendance décisionnelle »: l’organisme doit pouvoir prendre une décision, dans le cas concret dont il est saisi, de façon impartiale, sans avoir à recevoir d’instructions au préalable ni craindre d’éventuelles répercussions après l’adoption de la décision. Au-delà de ce noyau dur, l’autorité administrative peut être située à plusieurs niveaux supérieurs de cette échelle lorsqu’une plus grande impartialité est nécessaire : elle peut ainsi être dotée de sa propre personnalité juridique, mais également disposer de garanties contre la révocation de ses membres, d’un budget propre et/ou d’une totale autonomie administrative et d’autres éléments. Au niveau le plus élevé de cette échelle, une autorité administrative hautement indépendante et donc impartiale bénéficiera donc de garanties qui ne seraient pas très éloignées de celles requises spécialement pour l’exercice de fonctions juridictionnelles.

34.

En résumé, sur cette échelle, la « bonne » distance ou le « bon » niveau d’indépendance d’une autorité est celui qui permettra de neutraliser tout conflit d’intérêts potentiel et de garantir que l’autorité administrative indépendante puisse accomplir les tâches qui sont les siennes de manière impartiale et effective.

35.

Il n’en demeure pas moins que le niveau minimal de garantie applicable à toute autorité administrative indépendante digne de ce nom est celui de l’indépendance décisionnelle, à savoir la capacité d’une telle autorité à adopter, dans les cas individuels dont elle est saisie, des décisions impartiales, à l’abri de toute ingérence de la part d’autres entités dont les objectifs ou les intérêts pourraient être en conflit avec les siens. Les membres de cette autorité ne peuvent être liés par aucune instruction dans l’exercice de leur fonction ( 6 ). Il reste que ces exigences minimales d’indépendance, visant à garantir l’impartialité du processus décisionnel de l’autorité dans l’examen des cas individuels dont elle est saisie, ne peuvent en elles-mêmes faire obstacle à l’existence d’éventuels liens d’ordre général entre les entités concernées, de nature structurelle ou organisationnelle, à la condition que des garanties précises et solides permettent d’exclure toute ingérence dans l’adoption des décisions individuelles.

36.

S’agissant plus particulièrement des organismes chargés d’enquêter sur les accidents ferroviaires, l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire exige que l’organisme d’enquête soit indépendant dans son organisation, sa structure juridique et ses décisions, à l’égard d’un certain nombre d’acteurs du secteur ferroviaire. Le libellé, le contexte et la finalité de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire permettent d’expliciter ce que recouvrent ces exigences.

37.

Premièrement, selon l’acception naturelle de ces termes, l’indépendance dans l’organisation suppose que l’organisme d’enquête ait la possibilité de décider de sa structure interne et d’avoir ses propres organes et règles de procédure. En outre, les modalités de nomination et de révocation des membres de l’organisme d’enquête destinées à empêcher toute influence sur le processus décisionnel relèveront également de cette catégorie. Si un tel organisme indépendant devait disposer de ses propres organes et de ressources suffisantes ( 7 ), il n’est pas nécessaire qu’il dispose d’un budget distinct en tant que tel ( 8 ).

38.

S’agissant de sa structure juridique, l’organisme d’enquête devrait être doté d’une personnalité juridique distincte ( 9 ). Il ne peut s’agir d’un simple service (dépendant) intégré dans une structure plus large, à laquelle serait également rattachée une partie dont les intérêts seraient susceptibles d’être en conflit avec ceux de l’organisme d’enquête.

39.

S’agissant enfin des décisions, cet aspect de l’indépendance implique que l’organisme puisse adopter des décisions librement, sans influence extérieure. Il suppose des garanties d’impartialité dans le processus décisionnel.

40.

Deuxièmement, pour ce qui est du contexte et de la finalité générale qui sous-tendent ces trois dimensions de l’indépendance, il s’agit pour ces organismes d’enquête d’être en mesure d’enquêter et d’élaborer des recommandations en matière de sécurité à l’abri de l’ingérence de toute entité qui pourrait avoir pour intérêt que les causes réelles de tels accidents ne soient pas révélées.

41.

Par conséquent, il semble assez clair que l’enquête, telle que la conçoit la directive et eu égard aux fonctions de l’organisme qui en est chargé, est de nature technique et administrative. Elle n’a pas pour objet de décider des responsabilités respectives. Comme le précise le considérant 24 de la directive, cette question relève de l’enquête judiciaire. Pour autant, l’importance concrète d’une telle enquête en apparence « technique » ne saurait être minimisée. En raison précisément de cette expertise technique, l’avis qui aura été formé et exprimé sur les causes d’accidents ou d’incidents ferroviaires pèsera un poids considérable. Si l’on ajoute à cela sa mission de présenter également des recommandations de sécurité afin d’éviter que de tels accidents ne se reproduisent, il apparaît que l’organisme d’enquête devrait bénéficier d’un niveau d’indépendance assez élevé à l’égard de toutes les entités dont les intérêts sont susceptibles d’être en conflit avec ces tâches liées au travail d’enquête.

42.

Troisièmement, il convient de tenir compte du contexte plus large (argument d’ordre systématique). La deuxième phrase de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire peut également être interprétée à la lumière d’autres instruments du droit dérivé de l’Union concernant des organismes similaires ayant des fonctions similaires.

43.

Les parties à la présente procédure ont évoqué, de même du reste que les présentes conclusions dans les points précédents, plusieurs régimes juridiques analogues. Cependant, il convient de relever qu’au‑delà de l’interprétation de notions générales, il n’est guère utile de rechercher des analogies plus précises avec ces régimes, dans le cadre de la présente affaire, et ce pour une raison simple : les régimes juridiques en question et les fonctions concrètes de l’autorité concernée diffèrent, parfois de façon considérable.

44.

Si l’on reste dans le même domaine, les garanties d’indépendance seront nécessairement différentes. Par exemple, mis à part les organismes d’enquête, si l’on examine une autre entité administrative compétente dans le secteur ferroviaire, à savoir l’organisme de contrôle national, celui-ci doit être fonctionnellement indépendant de toute autorité compétente intervenant dans l’attribution d’un contrat de service public. Il s’agit d’une autorité autonome juridiquement distincte et indépendante sur les plans organisationnel, fonctionnel, hiérarchique et décisionnel, de toute autre entité publique ou privée. Il est en outre indépendant, en des termes moins stricts, de tout gestionnaire de l’infrastructure, organisme de tarification, organisme de répartition ou candidat, dans son organisation, ses décisions de financement, sa structure juridique et ses prises de décisions ( 10 ).

45.

Au-delà du secteur ferroviaire, l’analogie qui semble la plus pertinente concerne les autres autorités administratives chargées d’enquêter sur les accidents de transport. Bien qu’elles concernent des moyens de transport différents, ces autorités partagent d’une certaine façon les mêmes finalités et fonctions. Ainsi, la réglementation qui leur est applicable, de même que les exigences requises quant à leur indépendance, devraient peut-être être formulées en des termes similaires et avoir la même portée.

46.

Cela ne semble toutefois pas être le cas. S’agissant des autorités responsables des enquêtes de sécurité dans l’aviation civile, le règlement (UE) no 996/2010 ( 11 ) apparaît adopter une structure différente. D’une part, il est essentiel que ces autorités « puissent conduire leurs enquêtes en toute indépendance» ( 12 ) et soient « dotée[s] d’un budget qui [leur] permet de s’acquitter de [leurs] missions» ( 13 ). D’autre part, l’article 4, paragraphe 2, de ce même règlement exige uniquement que l’autorité soit fonctionnellement indépendante d’un certain nombre d’entités. S’agissant ensuite des organismes chargés d’enquêter sur les accidents dans le secteur du transport maritime, il découle de l’article 8, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2009/18/CE ( 14 ) que ceux‑ci doivent être « indépendant[s], sur le plan de [leur] organisation, de [leur] structure juridique et de [leur] mode de décision, de toute partie dont les intérêts pourraient être incompatibles avec la tâche qui [leur] est confiée ».

47.

Même si, à un certain niveau d’abstraction, on peut très certainement identifier des thèmes communs, les différences entre ces régimes ne permettent pas réellement de définir des standards communs.

48.

Enfin, à l’extrémité de ce spectre d’analyse systématique, on trouve la jurisprudence de la Cour qui a été le plus souvent invoquée dans le contexte de la présente affaire et qui concerne l’indépendance des autorités en charge de la protection des données. Cela s’explique pour des raisons pratiques, puisque la Cour a déjà eu l’opportunité d’aborder ces questions dans le contexte de la directive 95/46/CE ( 15 ). S’agissant des garanties réelles d’indépendance et de leur niveau exact, ce texte, ainsi que la jurisprudence qui l’interprète, pourraient tout au plus servir à mettre en évidence un contraste (en faisant notamment ressortir les aspects que le législateur de l’Union n’a apparemment pas souhaité retenir dans la directive sur la sécurité ferroviaire) plutôt qu’une analogie avec cette même directive.

49.

Contrairement à la directive sur la sécurité ferroviaire, le règlement général sur la protection des données ( 16 ), qui doit bientôt remplacer la directive 95/46, prévoit que les autorités de contrôle agissent « en toute indépendance» ( 17 ). Cela implique, selon ce règlement, que lesdites autorités disposent « de [leurs] propres agents… placés sous les ordres exclusifs du ou des membres de l’autorité de contrôle concernée» ( 18 ) et « d’un budget annuel public propre» ( 19 ). En outre, l’article 53 énonce expressément les conditions de la nomination et de la révocation des membres des autorités de contrôle de façon à garantir leur indépendance. Il apparaît donc clairement que ce règlement prescrit, s’agissant de cette indépendance, des exigences relativement détaillées et des standards élevés, qui vont manifestement au-delà de ceux envisagés par la directive sur la sécurité ferroviaire.

50.

À la lumière de ces considérations, il s’ensuit que la deuxième phrase de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire exige que l’organisme d’enquête soit indépendant sur trois plans : en termes d’organisation, de structure juridique et de processus décisionnel. De plus, ces trois dimensions de l’indépendance doivent être examinées de façon contextuelle, eu égard à la finalité que l’indépendance de l’organisme d’enquête ainsi exigée est censée garantir, à savoir la capacité des organismes d’enquête à enquêter et élaborer leurs recommandations en matière de sécurité en étant à l’abri de l’ingérence de toute entité qui pourrait ne pas avoir intérêt à ce que les clauses réelles des accidents soient révélées.

51.

Après avoir exposé la nature ou le degré de l’indépendance requise au sens de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire, j’aborderai maintenant la seconde composante de la deuxième phrase de l’article 21, paragraphe 1 : la question de savoir à l’égard de quels acteurs précisément cette indépendance doit être garantie.

C.   Une indépendance à l’égard de quels acteurs ?

52.

L’article 21, paragraphe 1, deuxième phrase, de la directive sur la sécurité ferroviaire énumère un certain nombre d’entités à l’égard desquelles l’organisme d’enquête doit être indépendant dans son organisation, sa structure juridique et ses décisions. Il s’agit de tout gestionnaire de l’infrastructure, entreprise ferroviaire, organisme de tarification, organisme de répartition et organisme notifié, et de toute partie dont les intérêts pourraient être en conflit avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête.

53.

Les entités énumérées sont clairement différentes quant à leur nature. Premièrement, on trouve les entités spécifiques : gestionnaire de l’infrastructure, entreprise ferroviaire, organisme de tarification, organisme de répartition et organisme notifié. Deuxièmement, une catégorie résiduelle est prévue, qui comprend toute partie dont les intérêts pourraient être en conflit avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête.

54.

La logique voudrait que, s’agissant des entités qui sont ainsi concrètement mentionnées, le législateur soit effectivement parti du principe qu’un conflit d’intérêts serait inévitable, au motif que ces entités, de par leurs fonctions, sont intrinsèquement de nature différente et opposée. Ainsi, dès lors que l’organisme d’enquête n’est pas indépendant (ou dépend directement) de l’une de ces entités, en ce qui concerne les trois aspects de l’indépendance mentionnés, l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire ne sera pas respecté.

55.

Par opposition, la catégorie résiduelle est conçue différemment. D’une part, il s’agit d’une catégorie ouverte – elle vise en effet toute partie dont les intérêts pourraient être en conflit avec ceux de l’organisme. D’autre part, de tels conflits d’intérêts doivent être clairement établis in concreto, au regard, là encore, des trois aspects de l’indépendance indiqués dans la deuxième phrase de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire.

56.

La catégorie résiduelle, constituée de toute partie dont les intérêts sont en conflit avec ceux de l’organisme d’enquête, couvre également, selon moi, les situations de dépendance indirecte ou d’influence médiate. Elle inclut les situations dans lesquelles l’organisme d’enquête n’est pas formellement dépendant de façon directe de l’une des entités énumérées, mais que l’une ou plusieurs de ces entités (ou d’autres), de même que l’organisme d’enquête, dépendent elles-mêmes de manière effective d’une autre partie. Cette autre entité devient alors une partie dont les intérêts ne seraient pas seulement en conflit mais plus exactement intrinsèquement et structurellement inconciliables avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête.

57.

Dans la mesure où les enquêtes sur des accidents ou incidents ferroviaires concerneront très probablement les gestionnaires d’infrastructures ou les entreprises ferroviaires, il est primordial que l’organisme d’enquête soit indépendant de ces acteurs en particulier, afin d’éviter toute ingérence de ces entités dans les tâches confiées à l’organisme d’enquête. Ainsi que l’énonce le considérant 24, « [l]’enquête de sécurité […] devrait être effectuée par un organisme permanent indépendant des acteurs du secteur ferroviaire. Cet organisme devrait fonctionner de manière à éviter tout conflit d’intérêts et tout lien éventuel avec les causes de l’événement faisant l’objet de l’enquête ». Par conséquent, et compte tenu également de l’importance de ses tâches et de ce que les résultats de l’enquête doivent être rendus publics ( 20 ), l’organisme d’enquête devrait être en mesure d’œuvrer de façon indépendante, sans risque de pression émanant directement ou indirectement de tout autre acteur du secteur ferroviaire.

58.

La dernière question générale à traiter est de savoir si une autorité publique, telle qu’un ministre, peut être qualifiée de « partie dont les intérêts pourraient être en conflit avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête » ?

59.

À l’évidence, il ressort clairement du libellé, de la genèse et de l’économie de l’article 2, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire qu’il n’est pas exigé, de façon générale et abstraite, que l’organisme d’enquête soit indépendant des autorités publiques en tant que telles.

60.

Il est clair que la liste figurant à l’article 21, paragraphe 1, ne fait pas référence à de telles autorités publiques ( 21 ). On notera là encore que, par opposition, d’autres instruments du droit dérivé ont relevé et intégré la nécessité de prescrire une telle séparation structurelle claire, de façon expresse, dans leurs contextes respectifs ( 22 ) : par exemple, la directive 95/46 exige que les autorités de contrôle puissent agir« en toute indépendance» ( 23 ). Selon la Cour, cette notion exige que ces autorités soient « à l’abri de toute influence extérieure, y compris celle, directe ou indirecte, de l’État ou des Länder, et pas seulement de l’influence des organismes contrôlés» ( 24 ). Cependant, la directive sur la sécurité ferroviaire semble une fois encore s’inscrire dans un contexte différent ( 25 ).

61.

Il s’ensuit que l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire ne peut être interprété en ce sens qu’il exigerait directement que l’organisme d’enquête soit indépendant de l’exécutif ou de toute autre autorité publique, en tant que telle.

62.

Il n’en reste pas moins qu’une telle autorité peut tout à fait relever de la notion de « partie dont les intérêts pourraient être en conflit avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête », selon les circonstances factuelles concrètes en cause. Un tel conflit d’intérêts sera nécessairement présent lorsque l’autorité publique en question contrôle de manière effective une voire plusieurs entités expressément mentionnées dans la deuxième phrase de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire, telles que les gestionnaires de l’infrastructure et les entreprises ferroviaires.

63.

J’ajouterais que l’arrêt de la Cour, Commission/Italie ( 26 ), invoqué par la République de Pologne dans la présente affaire, n’affecte pas cette conclusion.

64.

Dans cet arrêt, la Cour a jugé que la Commission n’avait pas établi que l’article 30, paragraphe 1, de la directive 2001/14, qui exige que l’organisme de contrôle soit indépendant à l’égard de plusieurs acteurs du secteur ferroviaire ( 27 ), impliquait également l’indépendance indirecte à l’égard de l’entreprise ferroviaire, par l’intermédiaire du ministre, puisque la société de chemin de fer italienne appartenait à l’État ( 28 ).

65.

La pertinence de cette constatation, pour la présente affaire et pour l’interprétation des exigences posées par l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire, me semble plutôt limitée. Sans aller jusqu’à analyser les différences d’ordre systémique et fonctionnel entre un organisme de contrôle et un organisme d’enquête, que souligne en outre le fait que chacun relève d’un instrument législatif différent (et œuvre dans un contexte législatif différent), il suffit de mentionner deux différences textuelles significatives. Premièrement, contrairement à l’article 30 de la directive 2001/14, l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire n’envisage pas expressément que l’organisme en question puisse être le ministre lui-même. Deuxièmement, cette directive contient également la catégorie résiduelle ouverte des « partie[s] dont les intérêts pourraient être en conflit avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête », ce qui n’est pas le cas de la directive 2001/14.

66.

En résumé, bien qu’elle ne soit pas explicitement mentionnée à l’article 21, paragraphe 1, première phrase, de la directive sur la sécurité ferroviaire, une autorité publique, notamment un ministre, peut être qualifiée, en fonction des éléments de fait en cause, de partie dont les intérêts pourraient être en conflit avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête. Si tel est effectivement le cas, il conviendra de veiller à ce que l’organisme d’enquête soit indépendant dans son organisation, sa structure juridique et ses décisions, d’une telle autorité publique.

D.   Application à la présente affaire

67.

Si l’on applique la grille d’analyse qui vient d’être exposée aux faits de la présente affaire, il semblerait que la République de Pologne n’ait pas respecté les exigences qui ressortent de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire. L’organisme d’enquête polonais, la PKBWK, n’est pas indépendant du ministre des Transports, dans son organisation, sa structure juridique ni ses décisions.

1. Dépendance directe ou indirecte ?

68.

Ainsi que cela ressort des observations écrites et comme cela a été confirmé lors de l’audience, l’État polonais est propriétaire du gestionnaire de l’infrastructure et de l’entreprise ferroviaire. La Commission a fait valoir que le Trésor public, représenté par le ministère des Transports, détient 100 % de la holding PKP SA, qui regroupe un certain nombre de sociétés dont l’entreprise ferroviaire. L’État détient également 85,90 % des parts du gestionnaire de l’infrastructure (PKP PLK SA). Aucune de ces affirmations n’a été contredite par la République de Pologne. Le ministre contrôle donc à la fois le gestionnaire de l’infrastructure et l’entreprise ferroviaire.

69.

La Commission a également observé, à juste titre, que cette situation crée les conditions d’un conflit d’intérêts au sein du ministère. Le ministre aura nécessairement et intrinsèquement un intérêt dans le fonctionnement et les résultats d’activité du gestionnaire de l’infrastructure et, dans le contexte des enquêtes sur les accidents, de l’entreprise ferroviaire.

70.

Le ministre devient ainsi une « partie dont les intérêts pourraient être en conflit avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête » au sens de l’article 21, paragraphe 1, deuxième phrase, de la directive sur la sécurité ferroviaire. Par voie de conséquence, aux fins du respect des exigences de ladite disposition, l’organisme d’enquête doit être indépendant du ministre dans son organisation, sa structure juridique et ses décisions.

71.

Par souci d’exhaustivité et de clarté, j’ajouterai que la formulation exacte de l’argument avancé par la Commission est légèrement différente. La Commission soutient que l’organisme d’enquête n’est pas indépendant du gestionnaire de l’infrastructure – de façon indirecte, par l’intermédiaire du ministre. La Commission identifie ainsi concrètement une relation de dépendance indirecte entre l’organisme d’enquête et l’une des entités mentionnées dans la disposition, le gestionnaire de l’infrastructure, sans toutefois qualifier le ministre de partie dont les intérêts pourraient être en conflit avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête.

72.

Une telle approche est concevable. Elle me semble néanmoins quelque peu compliquée au regard de la construction logique de la deuxième phrase de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire ( 29 ). Je peine à comprendre en quoi un tel détour argumentatif, consistant à invoquer les liens indirects entre l’organisme d’enquête et le gestionnaire de l’infrastructure, serait nécessaire, alors qu’il est possible d’aborder directement le nœud du problème en se concentrant sur les liens directs envisagés – et qui sont également expressément proscrits – par cette disposition entre l’organisme d’enquête et toute partie dont les intérêts sont en conflit avec les siens.

73.

Quoi qu’il en soit, il est constant que la Commission reproche à la République de Pologne de ne pas avoir respecté l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire, compte tenu de la configuration juridique et factuelle du droit polonais et du rôle assigné au ministre des Transports. La question de la qualification exacte de cette situation au regard des catégories prévues dans la disposition du droit de l’Union (invoquée à juste titre) est une question de droit qu’il appartient à la Cour de trancher.

2. Quels sont les éléments de cette (in)dépendance ?

a) Structure juridique

74.

Il n’est pas contesté que la PKBWK fait partie intégrante du ministère. Elle n’a pas de personnalité juridique propre. Comme l’a indiqué la République de Pologne lors de l’audience, elle tient formellement ses compétences du ministre. Par conséquent, il est manifeste que la PKBWK, en tant que simple service du ministère, n’est pas indépendante du ministre dans sa structure juridique.

b) Organisation

75.

La Commission soutient que la PKBWK n’est pas non plus indépendante en termes d’organisation, et ce pour trois raisons principales : premièrement, les règles applicables à la nomination et à la révocation de ses membres laissent une trop grande marge de manœuvre au ministre, deuxièmement, la PKBWK ne peut décider de ses propres règles internes, et, troisièmement, elle dépend du ministre en ce qui concerne ses ressources humaines et financières.

76.

Premièrement, la Commission allègue que les conditions de nomination et de révocation des membres de la PKBWK ne présentent pas de garanties suffisantes quant à leur indépendance à l’égard du ministre. Elle fait valoir que le droit polonais ne précise pas selon quels critères sont nommés le président, les membres permanents et les membres ad hoc. Selon la Commission, les membres permanents peuvent même être des représentants du gestionnaire de l’infrastructure ou de l’entreprise ferroviaire. De plus, le ministre peut révoquer de façon discrétionnaire le président de la PKBWK.

77.

La République de Pologne n’a pas été en mesure de réfuter ces allégations au cours de la procédure.

78.

L’article 28a, paragraphe 6, de la loi sur le transport ferroviaire prévoit que le président de la PKBWK est nommé et révoqué par le ministre. En vertu de l’article 28a, paragraphes 7 et 8, le suppléant, le secrétaire et les membres de la PKBWK sont nommés et révoqués par le ministre, sur demande ou proposition du président. En outre, comme le prévoit l’article 28a, paragraphe 4, les membres ad hoc de la PKBWK sont choisis par le président, sur une liste établie par le ministre.

79.

Par conséquent, aux termes de ces dispositions nationales, le ministre joue un rôle-clé dans la nomination des membres de la PKBWK. Il désigne tous les membres permanents et les membres ad hoc sont choisis sur une liste qu’il établit. Peu importe que, comme l’a soutenu la République de Pologne, la liste des membres ad hoc soit, en pratique, effectivement établie par le président de la PKBWK. Même si telle est la pratique suivie, l’article 28a, paragraphe 4, de la loi sur le transport ferroviaire n’en dispose pas moins clairement que la liste est fournie par le ministre. Le fait que le suppléant, le secrétaire et les membres « ordinaires » de la PKBWK soient nommés par le ministre à la demande ou sur proposition du président n’atténue pas de façon significative le pouvoir discrétionnaire du ministre, compte tenu des modalités de nomination du président lui-même et de ce qu’il est révocable par le ministre.

80.

Ce pouvoir discrétionnaire semble même plus large au regard de l’absence de conditions précises, en matière de nomination, quant aux qualifications. Si l’on fait abstraction des conditions à caractère général énoncées à l’article 28a, paragraphe 10, de la loi sur le transport ferroviaire ( 30 ), la législation nationale ne prévoit pas d’autres critères en ce qui concerne l’aptitude des membres. De plus, la disposition nationale pertinente ( 31 ), interdisant la nomination de personnes employées par des agences dont l’infrastructure ferroviaire, les salariés ou les véhicules ferroviaires ont joué un rôle dans l’accident ou l’incident, ne s’applique formellement qu’aux membres ad hoc, par opposition aux membres permanents.

81.

S’agissant de la fin du mandat des membres de la PKBWK, l’article 28a, paragraphe 11, prévoit trois cas de figure dans lesquels cesse la qualité de membre de la PKBWK : le décès, la démission ou le non-respect des exigences énoncées à l’article 28a, paragraphe 10. Toutefois, il n’est pas certain que l’article 28a, paragraphe 11, soit exhaustif, puisque l’article 28a, paragraphes 6 à 9, prévoit la révocation des membres de la PKBWK par le ministre. Il est vrai que seul le président peut être directement révoqué par le ministre. Les autres membres peuvent être révoqués par le ministre sur demande ou proposition du président ou de la PKBWK.

82.

Le libellé de ces dispositions ne permet pas de savoir si le ministre peut, en pratique, révoquer librement les membres de la PKBWK ou bien s’il est lié par les demandes ou propositions en ce sens du président. Cependant, en termes de garanties d’indépendance de la PKBWK et de ses membres, il s’agit sans doute d’un faux débat : si le ministre a le pouvoir de révoquer le président, à tout moment, et de façon discrétionnaire, comment pourrait-il offrir les garanties systémiques (soit en ne présentant pas de proposition, soit en refusant de donner son accord) contre la révocation (ou l’absence de révocation) d’autres membres de la PKBWK ?

83.

Deuxièmement, s’agissant des règles internes, la Commission a fait valoir que le ministre a une influence décisive sur l’organisation de la PKBWK puisqu’il adopte ces règles. Bien que la République de Pologne ait soutenu, lors de l’audience, que lesdites règles sont élaborées par l’organisme d’enquête lui-même, il n’en reste pas moins qu’en application de l’article 28d, paragraphe 4, de la loi sur le transport ferroviaire, il appartient au ministre de déterminer, par voie d’arrêté, le règlement intérieur régissant les activités de la PKBWK et sa structure organisationnelle.

84.

Troisièmement, on peut également s’interroger sur l’indépendance organisationnelle de la PKBWK au vu des modalités applicables en matière de ressources financières et humaines. La Commission souligne que l’absence de ressources propres ne permet pas à la PKBWK d’accomplir ses tâches. L’obligation pour celle-ci de demander systématiquement la mise à disposition de ressources financières ou humaines limiterait considérablement son indépendance organisationnelle à l’égard du ministre.

85.

Il n’est pas nécessaire, à mon sens, d’aborder en l’espèce la question de l’indépendance budgétaire ( 32 ). La Commission n’a pas allégué, dans le cadre du recours dont elle a saisi la Cour, que la Pologne n’aurait pas respecté l’article 21, paragraphe 2, de la directive sur la sécurité ferroviaire, qui dispose que l’organisme d’enquête doit pouvoir obtenir des ressources financières suffisantes pour pouvoir accomplir ses tâches de manière indépendante. Bien que l’on puisse certes suggérer qu’une telle exigence participe de l’indépendance organisationnelle au sens de l’article 21, paragraphe 1, il me semble que les deux aspects évoqués dans la présente section suffisent d’ores et déjà à établir que la PKBWK n’est pas, dans son organisation, indépendante à l’égard du ministre.

c) Décisions

86.

Enfin, la Commission soutient que la PKBWK n’est pas indépendante à l’égard du ministre dans ses décisions, au motif qu’elle n’agit pas en son nom propre mais au nom du ministre. En conséquence, elle ne pourrait prendre aucune décision autonome. Selon la Commission, toutes les mesures prises par la PKBWK nécessitent l’approbation et la signature du ministre. L’indépendance de l’organisme d’enquête à l’égard du ministre s’en trouverait ainsi compromise.

87.

Même si je ne partage pas nécessairement l’intégralité des critiques émises par la Commission, il est évident que le cadre législatif national actuel comporte des éléments problématiques qui se traduisent par un manque d’indépendance.

88.

Ainsi que cela ressort de l’article 28a paragraphe 2, de la loi sur le transport ferroviaire, la PKBWK exerce ses activités au nom du ministre. Une telle disposition peut tout à fait être interprétée comme signifiant implicitement que le ministre adopte lui-même les décisions. Il se peut, comme l’a fait valoir la République de Pologne, que le ministre n’ait effectivement aucune influence ou part dans le processus décisionnel et que seuls les membres de la PKBWK adoptent des décisions. Cependant, le libellé de l’article 28a, paragraphe 2, porte à croire qu’il en est autrement.

89.

Un point peut-être plus important, qui a été établi lors de l’audience, est que la publication des décisions de la PKBWK au journal officiel du ministère doit être précédée de la signature du document par le ministre. Celui-ci est donc clairement impliqué, peut‑être pas dans le processus décisionnel au sens strict, mais certainement dans le processus de diffusion de la décision. La discussion qui en résulte, également abordée lors de l’audience, quant à la question de savoir dans quelle mesure cette signature relève de la « simple formalité » et si, en théorie, le ministre pourrait refuser de signer et donc empêcher la publication, ne saurait occulter l’importance de ce fait : comme je l’ai déjà mentionné à plusieurs reprises, la transparence de l’information et la publicité, y compris la possibilité que les éventuelles constatations de l’organisme puissent être librement diffusées au public, constitue une composante-clé de l’indépendance du processus d’enquête ( 33 ). En d’autres termes, celui qui contrôle la diffusion de l’information est également celui qui détient l’information.

90.

Enfin, comme l’a relevé la République de Pologne, les dispositions qui prévoient, à l’article 28a, paragraphe 1, de la loi sur le transport ferroviaire, que la PKBWK exerce ses tâches de façon indépendante, et à l’article 28a, paragraphe 14, que les « membres de la PKBWK […] ne sont liés par aucune instruction portant sur le contenu des […] résolutions » adoptées, sont très certainement louables et adéquates. Cependant, replacées dans leur contexte et compte tenu de tous les autres éléments problématiques du cadre juridique national évoqués précédemment, lesquels restent clairement en deçà des exigences de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire, elles ne sont certainement pas en mesure de remédier aux autres insuffisances qui ont ainsi été relevées s’agissant de l’indépendance de l’organisme d’enquête en termes d’organisation, de structure juridique et de processus décisionnel.

3. Conclusion

91.

Au vu des considérations qui précèdent, la combinaison des différents facteurs qui ont été évoqués m’amène à conclure que la PKBWK fonctionne effectivement comme un simple service du ministère des Transports, par opposition à un organisme indépendant au sens de l’article 21, paragraphe 1, deuxième phrase, de la directive sur la sécurité ferroviaire. Par voie de conséquence, la PKBWK ne dispose pas des éléments d’indépendance requis par cette disposition.

92.

Je propose donc à la Cour de constater qu’en ne prenant pas les mesures nécessaires pour garantir l’indépendance de l’organisme d’enquête à l’égard du ministre des Transports, qui contrôle le gestionnaire de l’infrastructure et l’entreprise ferroviaire et constitue dès lors une partie dont les intérêts pourraient être en conflit avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête, la République de Pologne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire.

93.

Deux remarques s’imposent pour conclure.

94.

Premièrement, comme cela a été clairement souligné dans les points précédents des présentes conclusions, les circonstances de la présente affaire ont ceci de particulier que l’organisme d’enquête se trouve faire partie d’un ministère qui, dans le même temps, contrôle également le gestionnaire de l’infrastructure et l’entreprise ferroviaire. Partant, les enseignements qui pourront éventuellement être tirés de l’examen de cette « trinité fonctionnelle » pour le moins singulière, intégrée à une seule et même entité publique, pour les situations dans lesquelles le ministre n’aurait pas de liens aussi étroits avec le gestionnaire de l’infrastructure (et l’entreprise ferroviaire), sont pour le moins limités. Tout d’abord, en l’absence de liens similaires ou de tout lien, le ministre en tant que tel pourrait difficilement être qualifié de « partie dont les intérêts pourraient être en conflit avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête » au sens de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire.

95.

Deuxièmement, le thème commun qui semble, tel un fil rouge, revenir régulièrement dans cette affaire, et en particulier dans les arguments exposés dans sa défense par la République de Pologne, en réponse au grief du manque d’indépendance de la PKBWK, pourrait en substance, en le simplifiant quelque peu, être formulé comme suit : « tels sont bien, effectivement, les termes de la loi nationale applicable, mais, dans la pratique, il en va en fait différemment, elle est donc en définitive conforme aux exigences de la directive» ( 34 ).

96.

Il y a deux manières de répondre à cet argument : de façon spécifique et de façon générale. Pour ce qui est de la procédure en manquement de l’article 258 TFUE – et plus spécialement des recours dont la Cour est saisie lorsqu’un État membre a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des traités s’agissant des garanties institutionnelles de l’indépendance des autorités administratives –, il est de jurisprudence constante que la transposition de telles garanties par une simple pratique administrative ne saurait être suffisante ( 35 ). Si l’importance d’une telle pratique est indéniable, il est également nécessaire qu’il existe, en amont, des dispositions législatives ou réglementaires claires et visibles, qui définissent explicitement des modalités à même de garantir que la nature et le niveau de l’indépendance requise par le droit de l’Union seront respectés.

97.

Cette réponse spécifique est, sur un plan plus systématique, parfaitement conforme à la conception générale qui prévaut s’agissant des garanties institutionnelles de l’indépendance. De telles garanties ne sauraient, par définition, dépendre de la bonne volonté et de la bonne conduite des différents acteurs impliqués ni de la pratique administrative ayant cours. Elles sont censées être incorporées de façon claire et explicite dans la structure législative et s’appliquer indépendamment de l’identité et des intentions des acteurs concernés.

98.

Sans aucunement sous-estimer l’application concrète du droit dans la pratique institutionnelle et l’importance primordiale que l’indépendance soit intégrée dans les conceptions des acteurs respectifs, la transposition correcte de ces garanties d’indépendance ne saurait assurément se réduire à la possibilité que certaines situations (positives) pourraient exister en pratique. Une transposition correcte doit garantir, grâce aux différents dispositifs et garde-fous institutionnels mis en place, que certaines situations (moins positives) ne pourront tout simplement pas survenir.

V. Dépens

99.

S’agissant du grief tiré de la violation de l’article 21, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire, il y a lieu de rappeler que, aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation de la République de Pologne aux dépens et celle-ci ayant succombé, il y a lieu de condamner la République de Pologne aux dépens.

100.

Pour ce qui est du grief tiré de la violation de l’article 16, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire, il ressort de l’article 141, paragraphes 1 et 2, du règlement de procédure qu’une partie qui se désiste est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens par l’autre partie dans ses observations sur le désistement. Toutefois, à la demande de la partie qui se désiste, les dépens sont supportés par l’autre partie, si cela apparaît justifié en vertu de l’attitude de cette dernière.

101.

Sans aborder, ne serait-ce qu’indirectement, la question de savoir si la République de Pologne s’est ou non conformée à l’article 16, paragraphe 1, de la directive sur la sécurité ferroviaire, le fait est que la République de Pologne n’a modifié sa législation et notifié celle-ci à la Commission qu’après l’introduction, par la Commission, de son recours en manquement devant la Cour. Par son (in)action, la République de Pologne a donc contraint la Commission à soulever également ce grief. Étant donné que celle-ci, dans le mémoire en réplique dans lequel elle a fait savoir qu’elle se désistait de ce grief, a également conclu à ce que la République de Pologne soit condamnée aux dépens afférents à ce grief, il semble effectivement justifié de condamner la République de Pologne à supporter également les dépens y afférents.

VI. Conclusion

102.

Pour les raisons précédemment exposées, je propose à la Cour de :

1)

constater qu’en ne prenant pas les mesures nécessaires pour garantir l’indépendance de l’organisme d’enquête à l’égard du ministre des Transports, qui contrôle le gestionnaire de l’infrastructure et l’entreprise ferroviaire et constitue dès lors une partie dont les intérêts pourraient être en conflit avec les tâches confiées à l’organisme d’enquête, la République de Pologne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 21, paragraphe 1, de la directive 2004/49/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, concernant la sécurité des chemins de fer communautaires et modifiant la directive 95/18/CE du Conseil concernant les licences des entreprises ferroviaires, ainsi que la directive 2001/14/CE concernant la répartition des capacités d’infrastructure ferroviaire, la tarification de l’infrastructure ferroviaire et la certification en matière de sécurité ;

2)

condamner la République de Pologne à l’intégralité des dépens.


( 1 ) Langue originale : l’anglais.

( 2 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 concernant la sécurité des chemins de fer communautaires et modifiant la directive 95/18/CE du Conseil concernant les licences des entreprises ferroviaires, ainsi que la directive 2001/14/CE concernant la répartition des capacités d’infrastructure ferroviaire, la tarification de l’infrastructure ferroviaire et la certification en matière de sécurité (directive sur la sécurité ferroviaire) (JO 2004, L 104, p. 44).

( 3 ) La Commission invoquait la violation de l’article 9, paragraphe 1, de l’article 10, paragraphe 3, de l’article 17, paragraphe 1, de l’article 19, paragraphe 1, de l’article 21, paragraphe 3, de l’article 24, paragraphe 2, et de l’article 25, paragraphe 2, de la directive sur la sécurité ferroviaire.

( 4 ) Arrêt du 9 mars 2010, Commission/Allemagne (C‑518/07, EU:C:2010:125, point 18).

( 5 ) Voir également par exemple, s’agissant des autorités administratives indépendantes en général, Conseil d’État, Rapport public 2001 – Les autorités administratives indépendantes, Études et documents no 52, La Documentation française, Paris, 2001, p. 251 à 386 ; Chevallier, J., « Le statut des autorités administratives indépendantes : harmonisation ou diversification ? », RFDA 2010, p. 896.

( 6 ) Arrêt du 16 octobre 2012, Commission/Allemagne (C‑614/10, EU:C:2012:631, point 42).

( 7 ) Voir, par analogie, arrêt du 18 avril 2013, Commission/France (C‑625/10, EU:C:2013:243, point 51), concernant l’indépendance, dans l’organisation, la structure juridique et les décisions, de l’organisme de répartition à l’égard des entreprises ferroviaires en application de la directive 2001/14.

( 8 ) Voir, par exemple, arrêt du 16 octobre 2012, Commission/Autriche (C‑614/10, EU:C:2012:631, point 58). Il y a lieu de préciser à cet égard que le législateur de l’Union inclut expressément des dispositions en vue de lignes budgétaires spécifiques, si tel est son souhait. Voir notamment, s’agissant du Contrôleur européen de la protection des données, l’article 43, paragraphe 3, du règlement (CE) no 45/2001 du Parlement européen et du Conseil du 18 décembre 2000 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les institutions et organes communautaires et à la libre circulation de ces données (JO 2001, L 8, p. 1).

( 9 ) Voir, en ce sens, arrêts du 28 février 2013, Commission/Autriche (C‑555/10, EU:C:2013:115, point 55), et du 18 avril 2013, Commission/France (C‑625/10, EU:C:2013:243, point 51).

( 10 ) Article 55, paragraphe 1, de la directive 2012/34/UE du Parlement européen et du Conseil du 21 novembre 2012 établissant un espace ferroviaire unique européen (JO 2012, L 343, p. 32).

( 11 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil du 20 octobre 2010 sur les enquêtes et la prévention des accidents et des incidents dans l’aviation civile et abrogeant la directive 94/56/CE (JO 2010, L 295, p. 35).

( 12 ) Considérant 15.

( 13 ) Article 4, paragraphe 6, sous d) du règlement no 996/2010.

( 14 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 établissant les principes fondamentaux régissant les enquêtes sur les accidents dans le secteur des transports maritimes et modifiant la directive 1999/35/CE du Conseil et la directive 2002/59/CE du Parlement européen et du Conseil (JO L 131, p. 114).

( 15 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (JO 1995, L 281, p. 31). Voir arrêts du 9 mars 2010, Commission/Allemagne (C‑518/07, EU:C:2010:125, points 18 à 30), et du 16 octobre 2012, Commission/Autriche (C‑614/10, EU:C:2012:631, points 41 à 66).

( 16 ) Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données) (JO 2016, L 119, p. 1).

( 17 ) Article 52, paragraphe 1, du règlement 2016/679.

( 18 ) Article 52, paragraphe 5, du règlement 2016/679.

( 19 ) Article 52, paragraphe 6, du règlement 2016/679.

( 20 ) Considérant 23, cité au point 3 des présentes conclusions.

( 21 ) Il semble en aller de même pour la proposition initiale de la Commission [COM(2002) 21 final].

( 22 ) Voir notamment la deuxième phrase de l’article 55, paragraphe 1, de la directive 2012/34 établissant un espace ferroviaire unique européen.

( 23 ) Article 28, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 95/46.

( 24 ) Voir arrêt du 9 mars 2010, Commission/Allemagne (C‑518/07, EU:C:2010:125, point 25). Mise en italiques par mes soins. Il semblerait que cette exigence ait désormais été codifiée in extenso à l’article 52, paragraphe 2, du règlement général sur la protection des données.

( 25 ) Comme je l’ai évoqué précédemment, aux points 48 à 49 des présentes conclusions.

( 26 ) Arrêt du 3 octobre 2013, Commission/Italie (C‑369/11, EU:C:2013:636).

( 27 ) Conformément à l’article 30, paragraphe 1, de la directive 2001/14, « [s]ans préjudice des dispositions de l’article 21, paragraphe 6, les États membres instituent un organisme de contrôle. Cet organisme, qui peut être le ministère chargé des questions de transports ou tout autre organisme, est indépendant des gestionnaires d’infrastructure, des organismes de tarification, des organismes de répartition et des candidats, sur le plan organisationnel, juridique, décisionnel et pour ce qui est [des] décisions en matière financière. Il est en outre fonctionnellement indépendant de toute autorité compétente intervenant dans l’attribution d’un contrat de service public. Cet organisme fonctionne conformément aux principes énoncés au présent article, les fonctions de recours et de contrôle pouvant être attribuées à des organismes séparés ». Mise en italiques par mes soins.

( 28 ) Arrêt du 3 octobre 2013, Commission/Italie (C‑369/11, EU:C:2013:636, points 61 et s.).

( 29 ) Ainsi que je l’ai relevé aux points 52 à 66 des présentes conclusions.

( 30 ) Reproduit au point 9 des présentes conclusions.

( 31 ) Article 28a, paragraphe 15 de la loi sur le transport ferroviaire.

( 32 ) Comme cela a déjà été évoqué de façon générale (point 37 des présentes conclusions), les organismes d’enquête doivent disposer de ressources suffisantes. Sans ressources, il est bien évidemment difficile d’enquêter. La question de savoir si, et dans quelle mesure, cette exigence implique l’existence d’un budget séparé et comment un tel budget devrait être précisément élaboré et approuvé, est une question distincte.

( 33 ) Voir considérant 23 (cité au point 3 des présentes conclusions) et article 23, paragraphe 2, de la directive sur la sécurité ferroviaire.

( 34 ) Voir notamment points 19, 20, 79, 83 et 88 des présentes conclusions.

( 35 ) Voir arrêts du 10 mai 2007, Commission/Autriche (C‑508/04, EU:C:2007:274, point 80 et jurisprudence citée), et du 15 mars 2012, Commission/Pologne (C‑46/11, non encore publié, EU:C:2012:146, point 28) : « de simples pratiques administratives, par nature modifiables au gré de l’administration et dépourvues d’une publicité adéquate, ne sauraient être considérées comme constituant une exécution des obligations qui incombent aux États membres dans le cadre de la transposition d’une directive ».

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