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Document 62015CC0201

Conclusions de l'avocat général M. N. Wahl, présentées le 9 juin 2016.

Court reports – general

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2016:429

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. NILS WAHL

présentées le 9 juin 2016 ( 1 )

Affaire C‑201/15

Anonymi Geniki Etairia Tsimenton Iraklis (AGET Iraklis)

contre

Ypourgos Ergasias, Koinonikis Asfalisis kai Koinonikis Allilengyis

[demande de décision préjudicielle formée par le Symvoulio tis Epikrateias (Conseil d’État, Grèce)]

«Licenciements collectifs — Directive 98/59/CE — Articles 2 à 5 — Articles 49 et 63 TFUE — Exigence d’une autorisation préalable, par l’autorité administrative compétente, d’une demande d’effectuer des licenciements économiques — Demande devant être examinée sur le fondement de critères économiques — Proportionnalité»

1. 

L’Union européenne est fondée sur une économie de marché libre, ce qui implique que les entreprises doivent être libres de mener leurs activités comme elles l’estiment nécessaire. Quelles sont, dès lors, les limites à l’intervention d’un État membre afin d’assurer aux travailleurs la sécurité de l’emploi ? Telle est, en substance, la question à laquelle la Cour est invitée à répondre dans la présente procédure de renvoi préjudiciel.

2. 

Plus précisément, un litige est survenu à la suite du refus par les autorités helléniques d’autoriser la requérante dans l’affaire au principal – une filiale de la société LafargeHolcim Ltd, présente dans plusieurs États membres, y compris en Grèce – à procéder à des licenciements collectifs. En Grèce, les licenciements collectifs sont soumis à un régime d’autorisation administrative préalable. C’est ce qui a conduit le Symvoulio tis Epikrateias (Conseil d’État, Grèce) à poser à la Cour deux questions préjudicielles concernant la compatibilité de la législation grecque avec, premièrement, la directive 98/59/CE ( 2 ) et, deuxièmement, les dispositions du TFUE relatives à la liberté d’établissement et la libre circulation des capitaux (articles 49 et 63 TFUE).

3. 

Dans ce contexte, la présente affaire témoigne, une fois de plus, de l’importance durable du droit primaire par rapport à la portée croissante du droit dérivé. Comme nous le verrons, si la législation grecque semble être compatible avec la directive 98/59, il n’en est pas de même au regard des libertés fondamentales consacrées par le traité FUE.

I – Cadre juridique

A –   La directive 98/59

4.

L’article 2 de la directive 98/59, figurant à la section II, intitulée « Information et consultation », dispose ce qui suit :

« 1.   Lorsqu’un employeur envisage d’effectuer des licenciements collectifs, il est tenu de procéder, en temps utile, à des consultations avec les représentants des travailleurs en vue d’aboutir à un accord.

2.   Les consultations portent au moins sur les possibilités d’éviter ou de réduire les licenciements collectifs ainsi que sur les possibilités d’en atténuer les conséquences par le recours à des mesures sociales d’accompagnement visant notamment l’aide au reclassement ou à la reconversion des travailleurs licenciés.

[…]

3.   Afin de permettre aux représentants des travailleurs de formuler des propositions constructives, l’employeur est tenu, en temps utile au cours des consultations :

[…]

b)

de leur communiquer, en tout cas, par écrit :

i)

les motifs du projet de licenciement ;

ii)

le nombre et les catégories des travailleurs à licencier ;

iii)

le nombre et les catégories des travailleurs habituellement employés ;

iv)

la période au cours de laquelle il est envisagé d’effectuer les licenciements ;

v)

les critères envisagés pour le choix des travailleurs à licencier dans la mesure où les législations et/ou pratiques nationales en attribuent la compétence à l’employeur ;

[…]

L’employeur est tenu de transmettre à l’autorité publique compétente au moins une copie des éléments de la communication écrite prévus au premier alinéa, points b) i) à v).

[…] »

5.

La section III de la directive 98/59, intitulée « Procédure de licenciement collectif », comporte deux dispositions, à savoir les articles 3 et 4. En vertu de l’article 3 :

« 1.   L’employeur est tenu de notifier par écrit tout projet de licenciement collectif à l’autorité publique compétente.

[…]

La notification doit contenir tous renseignements utiles concernant le projet de licenciement collectif et les consultations des représentants des travailleurs prévues à l’article 2, notamment les motifs de licenciement, le nombre des travailleurs à licencier, le nombre des travailleurs habituellement employés et la période au cours de laquelle il est envisagé d’effectuer les licenciements.

2.   L’employeur est tenu de transmettre aux représentants des travailleurs copie de la notification prévue au paragraphe 1.

Les représentants des travailleurs peuvent adresser leurs observations éventuelles à l’autorité publique compétente. »

6.

En vertu de l’article 4 de la directive 98/59 :

« 1.   Les licenciements collectifs dont le projet a été notifié à l’autorité publique compétente prennent effet au plus tôt trente jours après la notification prévue à l’article 3, paragraphe 1, sans préjudice des dispositions régissant les droits individuels en matière de délai de préavis.

Les États membres peuvent accorder à l’autorité publique compétente la faculté de réduire le délai visé au premier alinéa.

2.   L’autorité publique compétente met à profit le délai visé au paragraphe 1 pour chercher des solutions aux problèmes posés par les licenciements collectifs envisagés.

3.   Dans la mesure où le délai initial prévu au paragraphe 1 est inférieur à soixante jours, les États membres peuvent accorder à l’autorité publique compétente la faculté de prolonger le délai initial jusqu’à soixante jours après la notification lorsque les problèmes posés par les licenciements collectifs envisagés risquent de ne pas trouver de solution dans le délai initial.

Les États membres peuvent accorder à l’autorité publique compétente des facultés de prolongation plus larges.

L’employeur doit être informé de la prolongation et de ses motifs avant l’expiration du délai initial prévu au paragraphe 1.

[…] »

7.

L’article 5 de la directive 98/59 dispose ce qui suit :

« La présente directive ne porte pas atteinte à la faculté des États membres d’appliquer ou d’introduire des dispositions législatives, réglementaires ou administratives plus favorables aux travailleurs ou de permettre ou de favoriser l’application de dispositions conventionnelles plus favorables aux travailleurs. »

B –   Le droit grec

8.

La directive 98/59 a été transposée en droit grec par le Nomos no 1387/1983 Elenchos omadikon apolyseon kai alles diataxeis ( 3 ) (loi no 1387/1983 portant sur le contrôle des licenciements collectifs et autres dispositions), du 18 août 1983, telle que modifiée (ci-après la « loi no 1387/1983 »). L’article 3 de cette loi, intitulé « Obligation d’information et de consultation incombant à l’employeur », dispose ce qui suit :

« 1.   Avant tout licenciement collectif, l’employeur doit consulter les représentants des travailleurs pour examiner la possibilité d’éviter ou d’atténuer les licenciements et leurs conséquences néfastes.

2.   L’employeur doit :

a)

fournir aux représentants des travailleurs toutes les informations utiles et

b)

leur communiquer par écrit :

aa)

les raisons du projet de licenciement ;

bb)

le nombre et les catégories des travailleurs menacés ;

cc)

le nombre et les catégories de personnes habituellement employées ;

dd)

la période au cours de laquelle il est prévu de procéder à des licenciements ;

ee)

les critères de choix des travailleurs qui seront licenciés.

[…]

3.   Des copies de ces documents sont présentées par l’employeur au préfet et à l’inspection du Travail. Si l’entreprise ou l’exploitation a des établissements dans plusieurs départements, les documents en question sont remis au ministre du Travail et à l’inspection du Travail du lieu de l’exploitation ou de l’établissement où les licenciements, ou la plupart d’entre eux, sont projetés. »

9.

L’article 5 de la loi no 1387/1983, intitulé « Procédure de licenciements collectifs », dispose ce qui suit :

« 1.   La durée des consultations entre les travailleurs et l’employeur est de 20 jours à partir de l’invitation à participer à des consultations adressée par l’employeur aux représentants des travailleurs au sens de l’article précédent. Le résultat des consultations est porté dans un compte rendu qui doit être signé par les deux parties et qui est soumis par l’employeur au préfet et au ministre du Travail, conformément aux dispositions de l’article 3, paragraphe 3.

2.   Si les parties sont tombées d’accord, les licenciements collectifs sont effectués conformément à la teneur de l’accord […]

3.   S’il n’y a pas d’accord entre les parties, le préfet ou le ministre du Travail, par décision motivée prise dans un délai de 10 jours à partir de la date de présentation du compte rendu précité et après avoir examiné le dossier et évalué les conditions du marché du travail, la situation de l’entreprise ainsi que l’intérêt de l’économie nationale, peuvent soit prolonger les consultations de 20 jours supplémentaires, sur demande de l’une des parties intéressées, soit ne pas autoriser la réalisation de tout ou partie des licenciements prévus. Avant l’adoption de cette décision, le préfet ou le ministre du Travail peuvent demander l’avis de la commission du ministère du Travail qui siège dans chaque préfecture ou du Conseil supérieur du travail respectivement. Ces organes consultatifs, le préfet ou le ministre du Travail peuvent convoquer et entendre tant les représentants des travailleurs au sens de l’article 4 et l’employeur concerné que les personnes qui ont des connaissances particulières sur des questions techniques pertinentes.

4.   L’employeur peut procéder à des licenciements collectifs dans la limite de ce qui est prévu par la décision du préfet ou du ministre du Travail. S’il ne prend pas de telles décisions dans les délais prévus, les licenciements collectifs sont effectués dans la mesure consentie par l’employeur lors des consultations. »

10.

Enfin, en vertu de l’article 6, paragraphe 1, de la loi no 1387/1983, « [l]es licenciements collectifs effectués en violation de la présente loi sont nuls ».

II – Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et les questions préjudicielles

11.

Anonymi Geniki Etairia Tsimenton Iraklis (ci-après « AGET Iraklis » ou la « Société ») produit, distribue et commercialise du ciment et possède trois usines installées en Grèce (Agria Volou, Aliveri et Chalkida).

12.

Il résulte de la décision de renvoi que, à plusieurs reprises entre le mois de novembre 2011 et le mois de décembre 2012, AGET Iraklis a demandé aux salariés et à leurs représentants de l’usine de Chalkida de participer à des réunions dans le but de réajuster le programme de travail de l’usine et de leur fournir des informations en vue de réduire les activités de l’usine en raison d’une chute de la demande de son produit. AGET Iraklis souhaitait que cette consultation ait lieu afin de trouver des solutions de rechange et d’éviter, par là même, des licenciements collectifs.

13.

Par décision du 25 mars 2013, le conseil d’administration de la Société a approuvé un programme de restructuration de la production de ciment (ci-après le « Programme »). Celui-ci prévoyait l’arrêt définitif du fonctionnement de l’usine de Chalkida, en raison d’une récession dans le secteur de la construction en Attique (Grèce) et d’une capacité excessive dans la production de ciment, et il visait à garantir la viabilité future de la Société.

14.

Par lettres du 26 mars et du 1er avril 2013, AGET Iraklis a invité l’Enosi Ergazomenon Tsimenton Chalkidas (Union des travailleurs des ciments de Chalkida ; syndicat des travailleurs de l’usine de Chalkida ; ci-après le « Syndicat ») à des réunions qui se sont tenues le 29 mars 2013 et le 4 avril 2013, afin de fournir des informations et de permettre une consultation sur le Programme pour examiner, notamment, la possibilité d’éviter ou de réduire des licenciements et leurs conséquences néfastes.

15.

Le Syndicat n’ayant pas participé à ces réunions, la Société a, le 16 avril 2013, demandé par écrit à l’Ypourgos Ergasias, Koinonikis Asfalisis kai Koinonikis Allilengyis (ministre du Travail, de la Sécurité sociale et de la Solidarité sociale ; ci-après le « ministre du Travail ») l’autorisation de mettre en œuvre le Programme.

16.

La question a été soumise pour avis à l’Anotato Symvoulio Ergasias (Conseil supérieur du travail, Grèce). Le 24 avril 2013, après avoir entendu les parties intéressées, celui-ci a conclu au rejet du Programme au motif que la Société n’avait pas fourni de justification suffisante, dans la mesure, en particulier, où la nécessité de procéder à des licenciements n’était pas étayée par des éléments de preuve concrets et circonstanciés, et que les arguments invoqués par la Société ont été jugés trop vagues.

17.

Se fondant sur cet avis, le ministre du Travail a refusé, le 26 avril 2013, d’accorder l’autorisation demandée (ci-après la « décision attaquée »).

18.

La Société a formé un recours visant à l’annulation de la décision attaquée devant le Symvoulio tis Epikrateias (Conseil d’État). Nourrissant des doutes, à la lumière des arguments soulevés par la Société, sur la compatibilité de l’article 5, paragraphe 3, de la loi no 1387/1983 avec la directive 98/59 et les articles 49 et 63 TFUE, la juridiction de renvoi a décidé, le 7 avril 2015, de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

Une disposition nationale comme l’article 5, paragraphe 3, de la loi hellénique no 1387/1983, qui subordonne la mise en œuvre de licenciements collectifs dans une entreprise à une autorisation que l’administration délivre sur la base de critères tenant a) aux conditions régnant sur le marché du travail, b) à la situation de l’entreprise et c) à l’intérêt de l’économie nationale est-elle compatible, en particulier, avec les dispositions de la directive 98/59 et plus généralement avec les articles 49 et 63 TFUE ?

2)

En cas de réponse négative à la première question, une telle disposition nationale est-elle compatible, en particulier, avec les dispositions de la directive 98/59 et plus généralement avec les articles 49 et 63 TFUE lorsqu’il y a pour cela de sérieuses raisons sociales telles qu’une crise économique aiguë et un taux de chômage particulièrement élevé ? »

19.

Des observations écrites ont été déposées par la Société, le Syndicat, le gouvernement hellénique et la Commission européenne. Une audience s’est tenue le 25 avril 2016, à laquelle ces parties ainsi que l’Autorité de surveillance de l’Association européenne de libre-échange (AELE) ont participé.

III – Analyse

20.

La question de droit devant être examinée dans le cadre de la présente procédure demeure non résolue depuis un certain temps ( 4 ).

21.

Par ses deux questions, la juridiction de renvoi souhaite essentiellement savoir si une disposition telle que l’article 5, paragraphe 3, de la loi no 1387/1983 (ci-après la « règle en cause »), qui exige notamment des employeurs d’obtenir une autorisation administrative avant de procéder à des licenciements collectifs et qui fait dépendre cette autorisation i) des conditions existant sur le marché du travail, ii) de la situation de l’entreprise et iii) de l’intérêt de l’économie nationale, est compatible avec, d’une part, la directive 98/59 et, d’autre part, les articles 49 et 63 TFUE. Si tel n’est pas le cas, la juridiction de renvoi souhaite également savoir si une telle disposition pourrait être compatible avec les règles précitées du droit de l’Union en présence de raisons sociales sérieuses la justifiant, telles qu’une crise économique aiguë et un chômage très élevé.

22.

Bien que la juridiction de renvoi opère une distinction entre ses deux questions en fonction des motifs justificatifs, j’estime qu’il est plus approprié de diviser mon analyse des questions posées en fonction des règles applicables du droit de l’Union. Dès lors, je commencerai mon appréciation en interprétant la directive 98/59, avant de passer aux dispositions du traité relatives à la liberté d’établissement et à la libre circulation des capitaux.

A –   La directive 98/59

23.

D’emblée, il convient de rappeler que, en harmonisant les règles applicables aux licenciements collectifs, le législateur de l’Union a entendu à la fois assurer une protection comparable des droits des travailleurs dans les différents États membres et rapprocher les charges qu’entraînent ces règles de protection pour les entreprises de l’Union ( 5 ).

24.

En vertu de l’article 2, paragraphe 1, de la directive 98/59, les employeurs ont l’obligation d’engager des consultations avec les représentants des travailleurs en temps utile lorsqu’ils « envisagent d’effectuer des licenciements collectifs ». Conformément à l’article 2, paragraphe 2, de la directive 98/59, les consultations portent au moins sur les possibilités d’éviter ou de réduire les licenciements collectifs. La procédure de consultation doit être engagée par l’employeur une fois qu’une décision stratégique ou commerciale l’obligeant à envisager ou à planifier les licenciements collectifs a été adoptée ( 6 ). Cette procédure est détaillée aux articles 3 et 4 de la directive 98/59.

25.

L’article 3 de la directive 98/59 établit un devoir de notification : les employeurs sont tenus de notifier par écrit à l’autorité publique compétente tout projet de licenciement collectif et de transmettre une copie de la notification aux représentants des travailleurs. Ces derniers peuvent alors adresser leurs observations éventuelles à ladite autorité.

26.

L’article 4 de la directive 98/59 prévoit une obligation de standstill, dont l’objet est, en vertu de son paragraphe 2, de fournir à l’autorité publique compétente suffisamment de temps pour chercher des solutions aux problèmes posés par les licenciements collectifs envisagés. Bien que la directive prévoie un « délai de réflexion » de 30 jours à la suite de la notification des mesures de licenciements envisagées, en vertu de l’article 4, paragraphe 1, deuxième alinéa, et paragraphe 3, de ladite directive, les États membres peuvent accorder à l’autorité publique compétente la faculté de réduire ou de prolonger ce délai.

27.

Toutefois, la directive 98/59 ne prévoit pas de règles relatives à l’organisation interne des entreprises ou à la gestion du personnel ( 7 ), pas plus qu’elle n’affecte la liberté de l’employeur de procéder ou non à des licenciements collectifs. Son seul objectif est de faire précéder ces licenciements d’une consultation des syndicats et de l’information de l’autorité publique compétente, c’est-à-dire d’harmoniser la procédure à suivre au moment des licenciements collectifs ( 8 ).

28.

En l’espèce, l’article 5, paragraphe 3, de la loi no 1387/1983 semble, en particulier, transposer l’article 4 de la directive 98/59 dans le droit grec, bien que l’étendue du « délai de réflexion » ait été modifiée. Cependant, et avant toute chose, en cas de désaccord entre les parties, cette disposition subordonne la mise en œuvre des mesures de licenciement envisagées à une autorisation administrative préalable (autorisation réputée accordée tacitement à l’expiration d’un délai de dix jours). La loi no 1387/1983 précise que les demandes de procéder à des licenciements collectifs doivent être examinées sur le fondement des critères suivants : les conditions du marché du travail, la situation de l’entreprise et l’intérêt de l’économie nationale. L’autorisation est, en vertu de l’article 6 de la loi no 1387/1983, une condition de la validité des mesures de licenciement.

29.

Dès lors, il apparaît que l’article 5, paragraphe 3, de la loi no 1387/1983 ne transpose pas seulement la directive 98/59 dans le droit grec, mais établit aussi les conditions de fond relatives aux circonstances dans lesquelles des licenciements peuvent avoir lieu. En d’autres termes, il prévoit à quel moment il peut être justifié de mettre un terme à une relation de travail. Aux fins du recours au principal, c’est en tout cas cette partie de la règle en cause qui est contestée.

30.

Or, il résulte de la jurisprudence précitée au point 27 que la directive 98/59 ne régit pas la liberté (ou l’absence de liberté) de l’employeur de procéder à des licenciements collectifs. Il appartient à la législation nationale de fixer les conditions de fond en vertu desquelles il peut être mis un terme aux relations de travail sur une base collective ( 9 ).

31.

Par conséquent, je suis enclin à partager le point de vue de la Commission selon lequel l’article 5, paragraphe 3, de la loi no 1387/1983, en ce qu’il restreint la liberté des employeurs de procéder à des licenciements collectifs, ne relève pas du champ d’application de la directive 98/59. Ainsi, il ne présente aucun rapport avec la directive.

32.

Comme la règle en cause – ou du moins sa partie contestée – ne relève pas du champ d’application de la directive 98/59, elle ne constitue pas davantage une disposition légale plus favorable aux travailleurs (un cas de « surtransposition ») au sens de l’article 5 de cette directive. Dès lors, le fait que la règle en cause puisse compromettre l’application effective de la directive ( 10 ) me semble exclu.

33.

Enfin, et par souci d’exhaustivité, je précise qu’il résulte de ce qui précède que, aux termes de la directive 98/59, le fait qu’il existe, en plus des critères mentionnés au point 28 des présentes conclusions, de graves raisons sociales – telles qu’une crise économique aiguë et un niveau très élevé de chômage – importe peu.

34.

Dès lors, j’en conclus que la directive 98/59 ne s’oppose pas à une disposition telle que l’article 5, paragraphe 3, de la loi no 1387/1983, qui exige des employeurs d’obtenir une autorisation administrative préalablement à la mise en œuvre de licenciements collectifs. Je consacrerai le reste de mon analyse aux dispositions du droit primaire évoquées par la juridiction de renvoi.

B –   Les articles 49 et 63 TFUE

1. La liberté d’établissement et/ou la libre circulation des capitaux ?

35.

Eu égard au fait que les questions préjudicielles font référence à la fois aux articles 49 et 63 TFUE, il convient de déterminer si la législation nationale relève de la liberté d’établissement, de la libre circulation des capitaux ou de ces deux libertés ( 11 ).

36.

D’une part, les dispositions nationales qui trouvent à s’appliquer à la détention par un ressortissant d’un État membre, dans le capital d’une société établie dans un autre État membre, d’une participation lui permettant d’exercer une influence certaine sur les décisions de cette société et d’en déterminer les activités, relèvent du champ d’application matériel de l’article 49 TFUE. D’autre part, l’article 63 TFUE couvre notamment les investissements directs sous forme de participation à une entreprise par la détention d’actions qui confère la possibilité de participer effectivement à sa gestion et à son contrôle, ainsi que les investissements de portefeuille, c’est-à-dire l’acquisition de titres sur le marché des capitaux effectuée dans la seule intention de réaliser un placement financier sans intention d’influer sur la gestion et le contrôle de l’entreprise ( 12 ).

37.

Une législation nationale qui n’a pas vocation à s’appliquer aux seules participations permettant d’exercer une influence certaine sur les décisions d’une société et d’en déterminer les activités, mais qui s’applique indépendamment de l’ampleur de la participation qu’un actionnaire détient dans une société est susceptible de relever aussi bien de l’article 49 TFUE que de l’article 63 TFUE ( 13 ).

38.

Pour savoir si une législation nationale relève de l’une ou de l’autre des libertés de circulation (si ce n’est des deux), il y a lieu de prendre en considération l’objet de la législation en cause ( 14 ).

39.

La loi no 1387/1983 vise, selon son intitulé, à contrôler les licenciements collectifs et à transposer, en droit grec, la directive 98/59. Cela me conduit à penser que, à l’instar de la directive, elle vise à réglementer les conditions dans lesquelles les employeurs peuvent recourir aux licenciements collectifs ainsi que la procédure à suivre à cet égard.

40.

Dès lors, elle concerne essentiellement les relations de travail.

41.

Cela confirme que seul l’article 49 TFUE est applicable. En effet, la liberté d’établissement concerne les activités non salariées sur le territoire de tout autre État membre, sous la forme d’entreprises, agences, succursales ou filiales ( 15 ). Cette activité peut nécessiter de recourir à du personnel pour effectuer et développer cette activité, ce qui en pareil cas peut englober des relations de travail.

42.

Compte tenu de son objet, il apparaît que la règle en cause est uniquement pertinente pour les participations permettant d’exercer une influence certaine au sens de la jurisprudence mentionnée au point 36 des présentes conclusions – l’exemple le plus courant étant les participations majoritaires. Une participation majoritaire permet à son titulaire d’agir comme l’employeur ultime des travailleurs dans une société filiale.

43.

AGET Iraklis prétend que, mais n’explique pas la raison pour laquelle, cette question implique également la libre circulation des capitaux. En effet, il est acquis que, en l’espèce, AGET Iraklis est une filiale de LafargeHolcim, ce qui signifie que cette dernière détient une participation majoritaire dans la première. Cette participation majoritaire et, dès lors, l’exercice d’une influence certaine sur AGET Iraklis excluraient l’application de l’article 63 TFUE.

44.

En tout état de cause, dans la mesure où la liberté d’établissement a été méconnue, il n’est pas nécessaire d’examiner, en outre, si les dispositions relatives à la libre circulation des capitaux l’ont été également ( 16 ).

45.

Sur le fondement de ce qui précède, j’examinerai la règle en cause sous l’angle de la liberté d’établissement.

2. La nature restrictive de la règle en cause

46.

Selon une jurisprudence constante, l’article 49 TFUE s’oppose aux restrictions à la liberté d’établissement, c’est-à-dire à toute mesure nationale qui est susceptible de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice, par les ressortissants de l’Union, de la liberté d’établissement garantie par le traité FUE. La notion de restriction couvre les mesures prises par un État membre qui, quoique indistinctement applicables, affectent l’accès au marché pour les entreprises d’autres États membres et entravent ainsi le commerce au sein de l’Union ( 17 ).

47.

L’exigence d’un régime d’autorisation préalable constitue, en principe, une telle restriction ( 18 ). Bien que les affaires que la Cour a été amenée à traiter par le passé concernent essentiellement des situations où des établissements ont été créés plutôt que supprimés, à mon sens, le même raisonnement s’applique. En effet, dans l’affaire au principal, la règle en cause limite la liberté d’une entreprise employeur de procéder à des licenciements collectifs. En effet, à défaut de respecter cette règle, ces licenciements ne seront pas valables. Une telle règle s’immisce ainsi directement dans l’organisation interne des entreprises et dans la gestion de leur personnel, de même qu’elle les expose au risque éventuel d’une exploitation à perte. Il est révélateur à cet égard que le gouvernement hellénique reconnaisse, dans ses observations écrites, que la règle en cause puisse être restrictive.

48.

En outre, l’élément transfrontalier est manifeste : AGET Iraklis est une filiale de LafargeHolcim. Dès lors, les arguments du Syndicat selon lesquels le recours au principal concerne une situation totalement interne et/ou une situation hypothétique, et qui ont été soulevés pour la première fois lors de l’audience, doivent être rejetés ( 19 ).

49.

En outre, les dispositions du droit de l’Union doivent être interprétées conformément aux droits fondamentaux, tels qu’ils sont énoncés dans la Charte ( 20 ). Ainsi, l’article 49 TFUE doit être interprété conformément à l’article 16 de la Charte qui prévoit la liberté d’entreprise. Ainsi qu’il résulte des explications fournies à titre d’orientations pour l’interprétation de la Charte ( 21 ), qui, conformément à l’article 6, paragraphe 1, troisième alinéa, TUE, et à l’article 52, paragraphe 7, de la Charte, doivent être prises en compte pour l’interprétation de celle-ci, la liberté d’entreprise comprend i) la liberté d’exercer une activité économique ou commerciale, ii) la liberté contractuelle et iii) la libre concurrence ( 22 ).

50.

La restriction à la liberté d’établissement identifiée au point 47 des présentes conclusions équivaut également à une restriction à la liberté d’entreprendre. En outre, elle restreint la liberté contractuelle des employeurs en ce que ces derniers sont tenus de solliciter une autorisation préalable avant de mettre un terme aux contrats de travail.

3. Justification, caractère approprié et nécessité

a) Remarques liminaires et examen de la raison impérieuse d’intérêt général

51.

En vertu de la jurisprudence Gebhard, les restrictions doivent remplir quatre conditions pour être compatibles avec le droit de l’Union : elles s’appliquent de manière non discriminatoire ; elles se justifient par des raisons impérieuses d’intérêt général ; elles sont propres à garantir la réalisation de l’objectif qu’elles poursuivent et elles ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif ( 23 ).

52.

En outre, il résulte de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte et de la jurisprudence de la Cour que la liberté d’entreprise garantie par l’article 16 de la Charte n’est pas absolue et peut être réglementée ( 24 ).

53.

La règle en cause s’applique de manière non discriminatoire. Dès lors, il est nécessaire d’examiner si les autres critères – relatifs à la justification, au caractère approprié et à la nécessité – sont remplis, étant donné que, selon moi, cet exercice est, au fond, le même en vertu de l’article 49 TFUE et de l’article 16 de la Charte.

54.

Le gouvernement hellénique, soutenu par le Syndicat, prétend que la règle en cause est justifiée par le motif de la protection des travailleurs.

55.

Il ressort du libellé des questions faisant l’objet du présent renvoi que la première question vise à ce que la Cour détermine si les trois critères utilisés à l’article 5, paragraphe 3, de la loi no 1387/1983 – à savoir les conditions sur le marché du travail, la situation de l’entreprise et l’intérêt de l’économie nationale – peuvent être considérés comme promouvant la protection des travailleurs d’une manière appropriée et non disproportionnée. La seconde question est une version modifiée du « scénario de base » qui caractérise la première question : la juridiction de renvoi se demande si l’existence d’une crise économique aiguë, assortie de niveaux de chômage extrêmement élevés et inhabituels ( 25 ), est susceptible de justifier la règle en cause si ce n’est pas déjà le cas dans le « scénario de base ».

56.

À cet égard, c’est à juste titre que le Syndicat souligne que, du point de vue du législateur de l’Union, il résulte de l’article 9 TFUE qu’un niveau élevé d’emploi et une protection sociale adéquate sont des considérations dont l’Union doit tenir compte lorsqu’elle définit et met en œuvre ses politiques et activités. De même, la protection des travailleurs a été considérée par la Cour comme une des raisons impérieuses d’intérêt général qui peuvent permettre à un État membre de déroger aux dispositions relatives à la libre circulation prévues par le traité FUE ( 26 ). De manière spécifique, la Cour a accepté que le maintien de l’emploi dans de petites et moyennes entreprises puisse, en théorie, être une justification acceptable ( 27 ).

57.

Par ailleurs, je dois souligner d’emblée que, lors de la vérification du point de savoir si les trois critères mentionnés à l’article 5, paragraphe 3, de la loi no 1387/1983 sont appropriés et ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire afin d’atteindre l’objectif de protection des travailleurs, la Cour doit effectuer un exercice de mise en balance. En d’autres termes, la Cour doit trouver un équilibre entre la protection des travailleurs et la liberté d’établissement des employeurs. De même, cela implique de mettre en balance la liberté d’entreprise, consacrée par l’article 16 de la Charte, par rapport à d’autres dispositions contenues dans le titre IV de la Charte (« Solidarité »). Dans les considérations qui vont suivre, je vais m’efforcer de fournir des orientations à cet égard.

b) L’exercice de mise en balance : éléments de réflexion

58.

Tout d’abord, bien que l’article 27 de la Charte, relatif au droit des travailleurs à l’information et à la consultation au sein de l’entreprise, apparaisse pertinent à première vue, en fait il n’apporte rien à la solution recherchée : afin que l’article 27 de la Charte produise pleinement ses effets, il doit, aux termes de l’arrêt Association de médiation sociale, être précisé par des dispositions du droit de l’Union ou du droit national ( 28 ). À cet égard, il résulte d’une explication faisant autorité relative à cette disposition (voir point 49 des présentes conclusions), que celle-ci a été précisée, notamment, par la directive 98/59. Toutefois, comme énoncé initialement, cette directive n’a pas d’incidence sur la légalité de la règle en cause. Dès lors, l’article 27 de la Charte n’est pas pertinent aux fins de la mise en balance que la Cour doit effectuer. En tout état de cause, bien que le Syndicat prétende le contraire dans ses observations écrites, la décision de renvoi semble indiquer que des tentatives ont eu lieu pour informer les travailleurs concernés sur le Programme et pour les consulter.

59.

Ensuite, le renvoi opéré par la Commission à l’article 30 de la Charte semble effectivement pertinent, dans la mesure où cette disposition prévoit une protection des travailleurs en cas de licenciements injustifiés. Toutefois, pour reprendre les termes employés par le Tribunal de l’Union européenne, cette disposition n’établit pas d’obligations spécifiques ( 29 ). En vérité, le constat de la Cour dans l’arrêt Association de médiation sociale (C‑176/12, EU:C:2014:2) semble à plusieurs égards s’appliquer également à l’article 30 de la Charte. Tout ce qu’il m’est possible de déduire directement du libellé dudit article est, d’une part, qu’il ne garantit pas un droit à un travail permanent et, d’autre part, que la question essentielle est de déterminer ce qui, aux fins d’un exercice de restructuration, revient à un « licenciement justifié ».

60.

Plus spécifiquement, outre le fait de se référer à la législation de l’Union sur la protection des salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur et de transfert d’une entreprise, dont aucune n’est directement pertinente au regard de la question en cause ici, les explications relatives à l’article 30 de la Charte (voir point 49 des présentes conclusions) énoncent que cette disposition « s’inspire de l’article 24 de la charte sociale [européenne] révisée » ( 30 ). Le paragraphe 3 de la section relative à l’article 24 de l’annexe à la charte sociale européenne révisée – qui, aux termes de son article N, en fait partie intégrante – énumère un nombre non exhaustif de motifs illicites de licenciement. Aucun de ces motifs ne porte sur un licenciement de nature purement économique, et ils ne peuvent pas davantage y être assimilés ( 31 ).

61.

Dans ces circonstances, il me semble que le seuil pour déterminer ce qui constitue un « licenciement justifié » ne saurait être placé trop haut, dans la mesure où cela aurait pour conséquence d’obliger une entreprise à mettre en suspens ses plans de restructuration pendant une période indéterminée, avec le risque qu’elle demeure inefficace sur le plan économique.

62.

Avant de déterminer si la règle en cause est appropriée à l’objectif de protection des travailleurs et si elle va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif, un certain nombre de remarques supplémentaires pourraient guider la Cour lorsqu’elle effectuera cette mise en balance.

63.

Premièrement, la directive 98/59 représente un compromis qui a été dégagé au niveau de l’Union entre le besoin de protéger les travailleurs et l’attention devant être accordée aux employeurs (voir point 23 des présentes conclusions). Ce compromis a revêtu la forme d’une procédure protectrice (une obligation de standstill combinée à un « délai de réflexion ») qui n’affecte pas le droit de l’employeur de réorganiser son entreprise. Imposer unilatéralement des obligations supplémentaires aux employeurs, en n’incitant plus ainsi les travailleurs à participer aux négociations avec les employeurs, sans fournir de mécanismes compensatoires de sauvegarde tenant compte de la situation des employeurs, risque de perturber cet équilibre du point de vue de l’article 49 TFUE et de l’article 16 de la Charte.

64.

Deuxièmement, et afin d’approfondir ce point, même en cas de « surtransposition », la Cour a récemment, dans l’arrêt Alemo-Herron e.a., dû mettre en balance la protection des travailleurs et le droit des employeurs en relation avec les règles de l’Union relatives à la sauvegarde des droits des salariés en cas de transfert d’entreprises. La question qui se posait était celle de savoir si les règles de l’Union s’opposaient à ce qu’un État membre puisse exiger d’un employeur privé reprenant les salariés d’un employeur public de se conformer aux accords collectifs applicables au secteur public, stipulés dans le contrat de travail initial (protection « dynamique »), sans avoir de voix à la table des négociations. L’avocat général avait suggéré d’adopter une approche qui laisserait à la juridiction nationale le soin de décider si cela constituait une violation de l’article 16 de la Charte. Toutefois, la Cour n’a pas hésité : elle a estimé que tel était le cas puisqu’une telle exigence réduisait sérieusement la liberté contractuelle de l’employeur d’une manière qui portait atteinte à la substance même de la liberté d’entreprise ( 32 ).

65.

Le dernier point concernant l’exercice de mise en balance que la Cour doit effectuer est certainement le plus décisif : la liberté d’établissement ne saurait être limitée par le seul droit pour les entreprises de s’établir dans d’autres États membres. Pour que cette liberté soit effective, elle doit également donner à un groupe économique transfrontalier le droit de réduire les activités d’un établissement dans un État membre et, en fin de compte, de le dissoudre. En d’autres termes, un tel groupe doit pouvoir quitter un État membre ( 33 ) – même si son unique raison de le faire est de poursuivre une activité économique dans un État membre où il générera davantage de bénéfices ( 34 ).

c) Les trois critères examinés isolément

66.

En ce qui concerne à présent les trois critères prévus à l’article 5, paragraphe 3, de la loi no 1387/1983, le premier critère a trait à l’intérêt de l’économie nationale. À l’instar de la Commission, j’estime que ce critère implique un objectif purement économique qui ne saurait justifier une restriction à la liberté d’établissement (ni à la liberté d’entreprise) ( 35 ).

67.

Les deux autres critères, relatifs aux conditions sur le marché du travail et à la situation de l’entreprise, ne sont pas entachés du même défaut. Toutefois, le recours à ces deux critères est, selon moi, ni propre à atteindre l’objectif de protection des travailleurs, ni limité à ce qui est strictement nécessaire afin d’atteindre cet objectif.

68.

En ce qui concerne le caractère approprié du critère relatif aux conditions sur le marché du travail, l’on pourrait par exemple concevoir le scénario suivant. En effet, il n’est pas difficile d’imaginer ce qui pourrait se produire en cas de refus administratif de procéder aux licenciements. Dans le cas où l’inefficacité économique de l’entreprise employeur, provoquée par un tel refus, aboutirait à la rendre insolvable, cette entreprise aurait clairement intérêt à engager une procédure de dissolution et de liquidation à l’issue de laquelle elle ne serait plus tenue par la directive 98/59 ( 36 ) et n’aurait plus probablement les fonds nécessaires pour rémunérer les salariés concernés si la règle en cause devait continuer à s’appliquer à une telle situation. Cela pourrait, du reste, mettre en danger le travail de ceux des travailleurs qui n’ont pas été licenciés. Dès lors, je doute que la règle en cause contribue de manière adéquate à réduire le taux de chômage.

69.

En tout état de cause, le critère relatif au marché du travail qui, tel que je l’ai compris, porte essentiellement sur le taux de chômage, n’est pas approprié pour atteindre l’objectif d’assurer la stabilité de l’emploi pour les travailleurs. En effet, il ne remédie pas aux problèmes qui ont rendu incertaine la situation des travailleurs concernés. En substance, il revient à nier aux employeurs le droit de mettre un terme à une relation de travail au motif qu’il n’est pas souhaitable, d’une manière générale, d’avoir davantage de chômeurs.

70.

Pour ce qui est du caractère approprié du critère relatif à la situation de l’entreprise, l’argument selon lequel les autorités d’un État membre pourraient être plus à même que la direction de cette entreprise de déterminer ce qui est le plus approprié dans cette situation ne manque pas de m’étonner. En tout état de cause, il n’est pas approprié de protéger les travailleurs en laissant une autorité se substituer aux décisions prises en dernier lieu par l’entreprise employeur.

71.

En outre, comme l’a invoqué la Société, les critères légaux sont peu clairs et laissent une marge d’appréciation excessivement importante à l’administration, au détriment de la sécurité juridique des employeurs. Cette situation semble compromettre d’emblée toute tentative de parvenir à un accord à l’amiable entre les employeurs et les travailleurs en supprimant la nécessité de négocier – comme en témoigne la présente affaire. Une alternative aurait pu consister à énumérer les types de licenciements considérés comme étant injustifiés, à l’instar de la liste figurant au paragraphe 3 de la section de l’annexe à la charte sociale européenne révisée, relative à son article 24.

72.

Par souci d’exhaustivité, comme le gouvernement hellénique le souligne à juste titre dans ses observations écrites, lorsque les États membres adoptent une mesure dérogeant à un principe consacré par le droit de l’Union, ils doivent montrer, dans chaque cas d’espèce, que la mesure est conforme au principe de proportionnalité, en accompagnant leur raisonnement d’une analyse de la proportionnalité de la mesure et de preuves spécifiques au soutien des arguments invoqués ( 37 ). Il suffit de relever dans ce contexte que, selon moi, le gouvernement hellénique n’a pas fourni à la Cour une telle analyse ni des preuves permettant de soutenir son argument selon lequel la règle en cause protège en réalité les travailleurs.

73.

En effet, en restreignant la faculté des employeurs de licencier les travailleurs collectivement, la règle en cause donne tout simplement l’impression de protéger les travailleurs. Or cette protection est uniquement temporaire jusqu’à ce que l’employeur devienne insolvable. Néanmoins, les travailleurs sont mieux protégés par un environnement économique qui favorise la stabilité de l’emploi. D’un point de vue historique, l’idée de maintenir artificiellement des relations de travail, en dépit de fondations fragiles soutenant l’économie générale, a été éprouvée et a totalement échoué dans certains systèmes politiques d’autrefois. Cela confirme le fait que, en prévoyant une procédure de protection à la fois efficace et souple, la directive 98/59 permet d’assurer une réelle protection aux travailleurs. En revanche, il n’en va pas de même d’un système d’autorisation préalable tel que celui en cause qui, de manière révélatrice à cet égard, va sensiblement au-delà de son champ d’application.

74.

Cela me conduit à conclure que, dans la présente affaire, l’idée d’un exercice de mise en balance est en fait erronée : la protection des travailleurs concernés n’est aucunement incompatible avec la liberté d’établissement ou avec la liberté d’entreprise.

75.

Ainsi, j’estime que la règle en cause n’est pas propre à atteindre l’objectif de protection des travailleurs. En outre, pour les mêmes raisons, j’estime que, en tout état de cause, elle va au-delà de ce qui est nécessaire afin de protéger les travailleurs.

d) Conclusion intermédiaire

76.

À la lumière de ce qui précède, j’estime que la règle en cause n’est pas appropriée à l’objectif de protection des travailleurs et que, en tout état de cause, elle va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.

e) Le contexte caractérisé par une crise économique aiguë et des taux de chômage très élevés

77.

Enfin, en ce qui concerne la seconde question préjudicielle, qui porte sur le point de savoir si l’existence d’une crise économique aiguë accompagnée par des taux de chômage inhabituels et très élevés pourrait modifier la réponse négative donnée à la première question, ma réponse devrait à nouveau être négative.

78.

Ces circonstances, bien qu’elles soient très graves, ne sauraient justifier de restreindre les libertés d’établissement et d’entreprise dès lors que les critères légaux ne peuvent pas, eux-mêmes, le faire.

79.

En outre, plusieurs raisons expliquent pourquoi ces circonstances ne peuvent modifier ce résultat. Premièrement, une crise économique aiguë et des taux de chômage très élevés sont en eux-mêmes – du moins en partie – des facteurs purement économiques. Deuxièmement, il ressort de la jurisprudence relative à la directive 98/59 que les effets socioéconomiques résultant de licenciements économiques se ressentent dans un contexte local et socioéconomique donné, et non au niveau national ( 38 ). Troisièmement, il n’y a aucune raison de croire qu’une crise économique sévère n’affecterait pas les entreprises autant que les travailleurs.

80.

Cela me conduit à mon dernier point : dans le sillage de ce que j’ai fait observer au point 61 des présentes conclusions, et à l’instar du point de vue exprimé par la Commission, en temps de crise, il est tout aussi important de réduire tous les facteurs qui découragent de nouvelles entreprises d’investir, car l’efficience économique peut aider à stimuler la création d’emplois et la croissance économique. Il me semble que c’est précisément la raison pour laquelle la République hellénique a accepté, comme condition de l’aide financière fournie par le mécanisme européen de stabilité, d’« entreprendre un réexamen rigoureux et une modernisation des négociations collectives, de l’action syndicale et, conformément à la directive pertinente de l’[Union] et aux bonnes pratiques, des procédures de licenciement collectif selon le calendrier et l’approche convenus avec les institutions. Sur la base de ces réexamens, les politiques du marché du travail devraient être alignées sur les meilleures pratiques internationales et européennes, sans que cela se traduise par un retour aux politiques antérieures qui ne sont pas compatibles avec les objectifs de croissance durable et inclusive » ( 39 ).

f) Conclusion finale

81.

Eu égard aux développements qui précèdent, j’estime que l’article 49 TFUE, interprété à la lumière de l’article 16 de la Charte, s’oppose à une disposition telle que celle de la règle en cause. Le fait que l’État membre concerné puisse traverser une crise économique aiguë, accompagnée de taux de chômage très élevés, ne modifie pas cette analyse.

IV – Conclusion

82.

Sur la base des considérations exposées dans les présentes conclusions, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles en ce sens que l’article 49 TFUE, interprété à la lumière de l’article 16 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, s’oppose à une disposition telle que celle de l’article 5, paragraphe 3, du Nomos no 1387/1983 Elenchos omadikon apolyseon kai alles diataxeis (loi no 1387/1983 portant sur le contrôle des licenciements collectifs et autres dispositions), du 18 août 1983, qui exige des employeurs d’obtenir une autorisation administrative avant de procéder à des licenciements collectifs et qui fait dépendre une telle autorisation des conditions sur le marché du travail, de la situation de l’entreprise et de l’intérêt de l’économie nationale. Le fait que l’État membre concerné puisse traverser une crise économique aiguë, accompagnée de taux de chômage très élevés, ne modifie pas cette analyse.


( 1 ) Langue originale : l’anglais.

( 2 ) Directive du Conseil du 20 juillet 1998 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs (JO 1998, L 225, p. 16).

( 3 ) FEK A’ 110/18-19.8.1983.

( 4 ) Arrêt du 15 février 2007, Athinaïki Chartopoiïa (C‑270/05, EU:C:2007:101, point 37).

( 5 ) Arrêt du 9 juillet 2015, Balkaya (C‑229/14, EU:C:2015:455, point 32 et jurisprudence citée).

( 6 ) Arrêt du 10 septembre 2009, Akavan Erityisalojen Keskusliitto AEK e.a. (C‑44/08, EU:C:2009:533, points 39, 47 et 48).

( 7 ) Voir, en ce sens, arrêt du 7 décembre 1995, Rockfon (C‑449/93, EU:C:1995:420, point 21).

( 8 ) Voir, en ce sens, arrêt du 7 septembre 2006, Agorastoudis e.a. (C‑187/05 à C‑190/05, EU:C:2006:535, points 35 et 36, ainsi que jurisprudence citée).

( 9 ) Cela est attesté par le fait que, à la différence du texte finalement adopté par le Conseil de l’Union européenne, l’article 3 de la proposition initiale de directive de la Commission, du 8 novembre 1972, relative à l’harmonisation des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs [COM(1972) 1400], incluait expressément la faculté, pour l’autorité compétente, de refuser en tout ou partie les licenciements notifiés. La doctrine a relevé que certains États membres étaient opposés à l’octroi d’un tel pouvoir aux autorités publiques ; voir Freedland, M. R., « Employment Protection : Redundancy Procedures and the EEC », Industrial Law Journal, vol. 5-6, Oxford University Press, Oxford, 1976, p. 27.

( 10 ) À cet égard, la présente affaire doit être distinguée des circonstances des arrêts du 16 juillet 2009, Mono Car Styling (C‑12/08, EU:C:2009:466, points 35 et 36), et du 18 juillet 2013, Alemo-Herron e.a. (C‑426/11, EU:C:2013:521, point 36). Dans cette dernière affaire, la Cour a estimé – à propos d’une directive similaire en matière de protection du travail – que des mesures de « surtransposition » doivent être compatibles avec la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

( 11 ) Arrêt du 13 mars 2014, Bouanich (C‑375/12, EU:C:2014:138, point 24).

( 12 ) Arrêt du 21 octobre 2010, Idryma Typou (C‑81/09, EU:C:2010:622, points 47 et 48, ainsi que jurisprudence citée).

( 13 ) Arrêt du 21 octobre 2010, Idryma Typou (C‑81/09, EU:C:2010:622, point 49 et jurisprudence citée).

( 14 ) Arrêt du 13 novembre 2012, Test Claimants in the FII Group Litigation (C‑35/11, EU:C:2012:707, point 90 et jurisprudence citée).

( 15 ) Voir, en ce sens, arrêt du 30 novembre 1995, Gebhard (C‑55/94, EU:C:1995:411, point 23).

( 16 ) Voir, notamment, arrêt du 18 novembre 1999, X et Y (C‑200/98, EU:C:1999:566, point 30).

( 17 ) Arrêt du 15 octobre 2015, Grupo Itevelesa e.a. (C‑168/14, EU:C:2015:685, point 67 ainsi que jurisprudence citée).

( 18 ) Arrêt du 5 décembre 2013, Venturini e.a. (C‑159/12 à C‑161/12, EU:C:2013:791, point 32 ainsi que jurisprudence citée).

( 19 ) Lors de l’audience, la question de savoir si la règle en cause limitait le droit d’établissement de LafargeHolcim ou celle d’AGET Iraklis a également été discutée. Toutefois, dans la mesure où ces sociétés appartiennent à la même unité économique, j’estime que cette discussion n’est pas déterminante.

( 20 ) En tout état de cause, selon une jurisprudence constante, en vue de fournir une réponse utile, la Cour peut être amenée à prendre en considération des normes de droit de l’Union auxquelles le juge national n’a pas fait référence dans ses questions préjudicielles ; voir arrêt du 26 mai 2016, Kohll et Kohll-Schlesser (C‑300/15, EU:C:2016:361, point 35 ainsi que jurisprudence citée).

( 21 ) Note sans objet pour la version en langue française des présentes conclusions.

( 22 ) Voir, à cet égard, notamment, arrêt du 18 juillet 2013, Alemo-Herron e.a. (C‑426/11, EU:C:2013:521, points 30 à 32 et jurisprudence citée). Voir, également, Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, « Freedom to conduct a business : exploring the dimensions of a fundamental right », Office des publications de l’Union européenne, Luxembourg, août 2015, p. 21.

( 23 ) Voir arrêt du 30 novembre 1995, Gebhard (C‑55/94, EU:C:1995:411, point 37) et, en ce sens, arrêt du 22 octobre 2009, Commission/Portugal (C‑438/08, EU:C:2009:651, point 46).

( 24 ) En vertu de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, toute limitation de l’exercice de la liberté d’entreprise « doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel de [cette liberté]. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui ». Voir, également, arrêt du 6 septembre 2012, Deutsches Weintor (C‑544/10, EU:C:2012:526, point 54 et jurisprudence citée).

( 25 ) Conformément à la décision de renvoi, le taux de chômage en Grèce était en 2013 de 27,3 %. Le gouvernement hellénique ajoute, dans ses observations, que les taux de l’année 2008 et de l’année 2014 étaient, respectivement, de 7,8 % et de 26,5 %.

( 26 ) Voir arrêt du 11 décembre 2007, International Transport Workers’ Federation et Finnish Seamen’s Union (C‑438/05, EU:C:2007:772, point 77 ainsi que jurisprudence citée).

( 27 ) Voir arrêt du 25 octobre 2007, Geurts et Vogten (C‑464/05, EU:C:2007:631, point 26).

( 28 ) Arrêt du 15 janvier 2014, Association de médiation sociale (C‑176/12, EU:C:2014:2, point 45).

( 29 ) Voir arrêts du 4 décembre 2013, ETF/Schuerings (T‑107/11 P, EU:T:2013:624, point 100), et ETF/Michel (T‑108/11 P, EU:T:2013:625, point 101).

( 30 ) L’article 24, intitulé « Droit à la protection en cas de licenciement », de la charte sociale européenne (révisée), du 3 mai 1996, STE no 163, dispose notamment ce qui suit : « En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection en cas de licenciement, les Parties s’engagent à reconnaître : a) le droit des travailleurs à ne pas être licenciés sans motif valable lié à leur aptitude ou conduite, ou fondé sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service ; b) le droit des travailleurs licenciés sans motif valable à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée […] ».

( 31 ) Les motifs injustifiés de licenciement énumérés dans l’annexe à la charte sociale européenne révisée sont les suivants : a) l’affiliation syndicale ou la participation à des activités syndicales en dehors des heures de travail ou, avec le consentement de l’employeur, durant les heures de travail ; b) le fait de solliciter, d’exercer ou d’avoir un mandat de représentation des travailleurs ; c) le fait d’avoir déposé une plainte ou participé à des procédures engagées contre un employeur en raison de violations alléguées de la législation, ou présenté un recours devant les autorités administratives compétentes ; d) la race, la couleur, le sexe, l’état matrimonial, les responsabilités familiales, la grossesse, la religion, l’opinion politique, l’ascendance nationale ou l’origine sociale ; e) le congé de maternité ou le congé parental ; f) l’absence temporaire du travail en raison de maladie ou d’accident.

( 32 ) Arrêt du 18 juillet 2013, Alemo-Herron e.a. (C‑426/11, EU:C:2013:521, point 36), comparé aux points 55 et 57 des conclusions que l’avocat général Cruz Villalón a présentées dans cette affaire (EU:C:2013:82).

( 33 ) Voir, sur ce point, arrêt du 16 décembre 2008, Cartesio (C‑210/06, EU:C:2008:723, point 113).

( 34 ) Étonnamment, et à la différence de l’Autorité de surveillance de l’AELE, qui, au soutien de son point de vue, s’est fondée sur l’arrêt du 6 décembre 2007, Columbus Container Services (C‑298/05, EU:C:2007:754, point 33), la Commission a soutenu sur ce point, lors de l’audience, que la liberté d’établissement n’est pas restreinte, d’une part, lorsqu’une entreprise est empêchée de quitter l’État membre d’établissement afin de faire des bénéfices ailleurs. D’autre part, la Commission a avancé que ladite liberté est restreinte lorsque l’entreprise ne peut pas fermer simplement son établissement et s’établir ailleurs. Je trouve que cette distinction est artificielle et que, en tout état de cause, elle est impossible à mettre en œuvre.

( 35 ) Voir, notamment, arrêt du 24 mars 2011, Commission/Espagne (C‑400/08, EU:C:2011:172, point 74 et jurisprudence citée).

( 36 ) Voir, en ce sens, arrêt du 3 mars 2011, Claes e.a. (C‑235/10 à C‑239/10, EU:C:2011:119, point 58).

( 37 ) Arrêt du 13 décembre 2012, Caves Krier Frères (C‑379/11, EU:C:2012:798, point 49 et jurisprudence citée).

( 38 ) Voir arrêt du 30 avril 2015, USDAW et Wilson (C‑80/14, EU:C:2015:291, points 51 et 64 ainsi que jurisprudence citée).

( 39 ) Déclaration du sommet de la zone euro – Bruxelles, 12 juillet 2015 (SN 4070/15), p. 3, ratifiée par la République hellénique avec la loi no 4334/2015 relative aux mesures d’urgence pour la négociation et la conclusion d’un accord avec le mécanisme européen de stabilité (FEK A 80/16.7.2015, p. 755).

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