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Document 62013CC0510

Conclusions de l'avocat général M. P. Cruz Villalón, présentées le 23 octobre 2014.
E.ON Földgáz Trade Zrt contre Magyar Energetikai és Közmű-szabályozási Hivatal.
Demande de décision préjudicielle, introduite par la Kúria.
Renvoi préjudiciel – Marché intérieur du gaz naturel – Directive 2003/55/CE – Article 25 – Directive 2009/73/CE – Articles 41 et 54 – Application dans le temps – Règlement (CE) no 1775/2005 – Article 5 – Mécanismes d’attribution des capacités et procédures de gestion de la congestion – Décision d’une autorité de régulation – Droit de recours – Recours d’une société titulaire d’une autorisation de transport du gaz naturel – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Article 47 – Droit à une protection juridictionnelle effective contre une décision d’une autorité de régulation.
Affaire C-510/13.

Court reports – general

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2014:2325

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PEDRO CRUZ VILLALÓN

présentées le 23 octobre 2014 ( 1 )

Affaire C‑510/13

E.ON Földgáz Trade Zrt

contre

Magyar Energetikai és Közmű-szabályozási Hivatal

[demande de décision préjudicielle formée par la Kúria (Hongrie)]

«Marché intérieur du gaz naturel — Directive 2003/55/CE — Directive 2009/73/CE — Champ d’application ratione temporis — Qualité pour agir d’une personne morale, société distributrice de gaz naturel, contre une décision de l’autorité de régulation — Condition nationale en matière de qualité pour agir exclusivement fondée sur l’existence d’un ‘intérêt juridique’ — Droit fondamental à un recours effectif — Article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne»

1. 

Par la présente demande préjudicielle, la Kúria (Cour suprême, Hongrie) saisit la Cour d’une série de questions relatives à l’interprétation des directives 2003/55/CE ( 2 ) et 2009/73/CE ( 3 ), qui concernent toutes deux des normes communes pour le marché intérieur du gaz naturel.

2. 

Plus particulièrement, la juridiction de renvoi nous interroge en premier lieu sur l’application dans le temps des deux directives, dans un cas où la décision nationale litigieuse a été adoptée et attaquée alors que la directive 2003/55 était encore applicable, tandis que la directive 2009/73, qui l’a abrogée, était en phase de transposition.

3. 

De même, et de façon plus significative, la Kúria expose en second lieu les doutes qu’elle éprouve quant à la conformité au droit de l’Union d’une condition relative à la qualité pour agir en contentieux administratif hongrois, en vertu de laquelle un requérant doit avoir un «intérêt juridique», sans que soit suffisante l’existence d’un simple préjudice économique. Dans l’affaire au principal, un opérateur du marché du gaz naturel en Hongrie, E.ON Földgáz Trade Zrt (ci-après «E.ON»), a attaqué une décision de l’autorité nationale de régulation hongroise établissant des critères d’appréciation des demandes d’attribution de capacités à long terme d’un gazoduc. La juridiction hongroise de première instance estime que cette décision affecte non pas l’«intérêt juridique» de la requérante, mais uniquement son intérêt économique. Les doutes de la juridiction de renvoi sur la conformité de ces modalités avec le droit de l’Union forment le cœur de la présente demande préjudicielle.

I – Cadre juridique

A – Droit de l’Union

4.

La directive 2003/55, également connue sous le nom de «deuxième directive», impose aux États membres de créer un ou plusieurs organes ayant la fonction d’autorité de régulation dans le secteur du gaz. Dans son article 25, la directive 2003/55 énumère, entre autres aspects, les droits des parties affectées par des décisions desdites autorités. L’on relèvera, aux fins de la présente demande préjudicielle, ceux énoncés aux paragraphes 5, 6 et 11:

«Article 25

Autorités de régulation

1.   Les États membres désignent un ou plusieurs organes compétents chargés d’exercer la fonction d’autorités de régulation. Ces autorités sont totalement indépendantes du secteur du gaz. Elles sont au minimum chargées, par l’application du présent article, d’assurer la non-discrimination, une concurrence effective et le fonctionnement efficace du marché […]

[…]

5.   Toute partie ayant un grief à faire valoir contre un gestionnaire de réseau de transport, de GNL ou de distribution au sujet des éléments visés aux paragraphes 1, 2 et 4 et à l’article 19 peut s’adresser à l’autorité de régulation qui, agissant en tant qu’autorité de règlement du litige, prend une décision dans un délai de deux mois après réception de la plainte. Ce délai peut être prolongé de deux mois lorsque l’autorité de régulation demande des informations complémentaires. Une nouvelle prolongation de ce délai est possible moyennant l’accord du plaignant. Cette décision est contraignante pour autant qu’elle n’est pas annulée à la suite d’un recours.

6.   Toute partie lésée et qui a le droit de présenter une plainte concernant une décision sur les méthodologies prise en vertu des paragraphes 2, 3 ou 4, ou, lorsque l’autorité de régulation a une obligation de consultation en ce qui concerne les méthodologies proposées, peut, au plus tard dans un délai de deux mois, ou dans un délai plus court si les États membres le prévoient ainsi, suivant la publication de la décision ou de la proposition de décision, déposer une plainte en réexamen. Cette plainte n’a pas d’effet suspensif.

[…]

11.   Les plaintes visées aux paragraphes 5 et 6 ne préjugent pas de l’exercice des voies de recours prévues par le droit communautaire et national.»

5.

La directive 2003/55 a été abrogée par la directive 2009/73, concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel, et qui est également connue sous le nom de «troisième directive». Aux fins de la présente procédure, il convient de mentionner les dispositions suivantes de l’article 41 de ladite directive:

«11.   Toute partie ayant un grief à faire valoir contre un gestionnaire de réseau de transport, de stockage, de GNL ou de distribution en ce qui concerne les obligations imposées audit gestionnaire par la présente directive peut s’adresser à l’autorité de régulation qui, agissant en tant qu’autorité de règlement du litige, prend une décision dans un délai de deux mois après la réception de la plainte. Ce délai peut être prolongé de deux mois lorsque les autorités de régulation demandent des informations complémentaires. Une nouvelle prolongation de ce délai est possible moyennant l’accord du plaignant. La décision de l’autorité de régulation est contraignante pour autant qu’elle ne soit pas annulée à la suite d’un recours.

12.   Toute partie lésée et qui a le droit de présenter une plainte concernant une décision sur les méthodes prises en vertu du présent article, ou, lorsque l’autorité de régulation a une obligation de consultation, concernant les tarifs ou méthodes proposés, peut, au plus tard dans un délai de deux mois, ou dans un délai plus court si les États membres le prévoient ainsi, suivant la publication de la décision ou de la proposition de décision, déposer une plainte en réexamen. Cette plainte n’a pas d’effet suspensif.

13.   Les États membres créent des mécanismes appropriés et efficaces de régulation, de contrôle et de transparence afin d’éviter tout abus de position dominante, au détriment notamment des consommateurs, et tout comportement prédateur. Ces mécanismes tiennent compte des dispositions du traité, et plus particulièrement de son article 82.

14.   Les États membres veillent à ce que les mesures appropriées soient prises, y compris, conformément à leur législation nationale, l’ouverture d’une procédure administrative ou pénale contre les personnes physiques ou morales responsables, lorsqu’il est établi que les règles de confidentialité énoncées par la présente directive n’ont pas été respectées.

15.   Les plaintes visées aux paragraphes 11 et 12 ne préjugent pas de l’exercice des voies de recours prévues par le droit communautaire ou national.

16.   Les autorités de régulation motivent et justifient pleinement leurs décisions afin de permettre un contrôle juridictionnel. Les décisions sont rendues publiques tout en préservant la confidentialité des informations commercialement sensibles.

17.   Les États membres veillent à ce que des mécanismes appropriés, à l’échelon national, permettent à une partie lésée par une décision d’une autorité de régulation d’exercer un recours auprès d’un organisme indépendant des parties concernées et de tout gouvernement.»

6.

Le règlement (CE) no 1775/2005 concernant les conditions d’accès aux réseaux de transport de gaz naturel ( 4 ), abrogé et remplacé par le règlement (CE) no 715/2009 ( 5 ), établit les principes qui régissent les mécanismes d’attribution des capacités ainsi que les procédures de gestion de la congestion, qui sont applicables aux gestionnaires du réseau. Concrètement, l’article 5 du règlement, sous l’intitulé «Principes des mécanismes d’attribution des capacités et procédures de gestion de la congestion», prévoit les dispositions suivantes:

«1.   La capacité maximale à tous les points pertinents visés à l’article 6, paragraphe 3, est mise à la disposition des acteurs du marché, en tenant compte de l’intégrité du système et de l’exploitation efficace du réseau.

2.   Les gestionnaires de réseau de transport mettent en œuvre et publient des mécanismes non discriminatoires et transparents d’attribution des capacités qui:

a)

fournissent des indices économiques appropriés permettant d’exploiter la capacité technique de manière efficace et optimale et facilitent les investissements dans les nouvelles infrastructures;

b)

sont compatibles avec les mécanismes du marché, y compris les marchés spot et les centres d’échanges, tout en étant flexibles et adaptables en fonction de l’évolution des conditions du marché;

c)

sont compatibles avec les régimes d’accès au réseau des États membres.

3.   Lorsque les gestionnaires de réseau de transport concluent de nouveaux contrats de transport ou renégocient des contrats de transport existants, ceux-ci tiennent compte des principes suivants:

a)

en cas de congestion contractuelle, le gestionnaire de réseau de transport offre la capacité inutilisée sur le marché primaire au moins sur une base d’arrangement à court terme (à un jour) et interruptible;

b)

les utilisateurs du réseau souhaitant revendre ou sous-louer leur capacité contractuelle inutilisée sur le marché secondaire sont autorisés à le faire. Les États membres peuvent demander que les utilisateurs du réseau le notifient au gestionnaire de réseau de transport ou l’en informent.

4.   Lorsqu’une congestion contractuelle se produit alors qu’une capacité contractuelle fixée dans le cadre de contrats de transport en vigueur est inutilisée, les gestionnaires de réseau de transport appliquent le paragraphe 3 si cela n’enfreint pas les dispositions des contrats de transport en vigueur. Si cette mesure enfreint les contrats de transport en vigueur, les gestionnaires de réseau de transport, après consultation des autorités compétentes, soumettent à l’utilisateur du réseau une demande visant à utiliser la capacité inutilisée sur le marché secondaire, conformément au paragraphe 3.

5.   En cas de congestion physique, le gestionnaire de réseau de transport ou, le cas échéant, les autorités de régulation appliquent des mécanismes non discriminatoires et transparents d’attribution des capacités.»

B – Le droit hongrois

7.

L’article 3, paragraphe 1, de la loi no III relative au code de procédure civile (Polgári perrendtartásról szóló. évi III. törvény), de 1952, prévoit que, sauf disposition légale contraire, les demandes formées devant le juge civil ne peuvent être présentées que par une partie ayant un intérêt à l’issue de l’affaire.

8.

L’article 327, paragraphe 1, sous a) et b), dudit code institue une règle spéciale en matière de contentieux administratif, selon laquelle sont habilitées à introduire un recours administratif toute partie à une telle procédure administrative et toute personne expressément visée par la mesure attaquée.

II – Les faits et la procédure au principal

9.

La société FGSZ Földgázszällító Zrt (ci-après la «gestionnaire») est la gestionnaire du réseau de gaz en Hongrie. Conformément à la législation nationale en vigueur, la gestionnaire établit, dans l’ordre des demandes, les capacités de réserve à long terme des opérateurs sur le marché du gaz. Après avoir vérifié la capacité libre disponible, la gestionnaire statue sur le niveau de capacité de réserve à long terme demandé et conclut avec l’opérateur le contrat de capacité à long terme correspondant.

10.

E.ON est un opérateur sur le marché hongrois du gaz. Il est constant qu’E.ON a présenté à la gestionnaire des demandes de réserve de capacité à long terme, pour une période supérieure à une année gazière, en ce qui concerne le gazoduc HAG (interconnecteur gazier entre la Hongrie et l’Autriche). Comme les demandes excédaient la capacité libre disponible de l’année gazière, la gestionnaire a demandé à l’autorité de régulation hongroise de se prononcer à cet égard.

11.

Par décision no 98/2010 du 22 février 2010, l’autorité de régulation hongroise a modifié la décision en vigueur à cette date, en imposant à la gestionnaire le critère applicable aux demandes de capacité libre du gazoduc HAG pour l’année gazière 2010-2011. La nouvelle décision autorise la gestionnaire à donner suite aux demandes d’une durée supérieure à un an se rapportant à l’année gazière 2010-2011 à concurrence de 80 % de la capacité disponible du gazoduc. La part restante, c’est-à-dire 20 % de la capacité disponible du gazoduc, est réservée à la conclusion de contrats annuels se rapportant à l’année gazière 2010-2011. Selon l’autorité, un excès de réserves supérieures à un an est susceptible de restreindre la concurrence et de rendre plus difficile l’entrée sur le marché de nouveaux opérateurs.

12.

E.ON a partiellement attaqué la décision de l’autorité devant le Fővárosi Bíróság (Cour de Budapest, Hongrie), lequel, le 27 mars 2010, a statué en première instance sur le recours en fondant sa décision sur l’absence de qualité pour agir de la requérante. Selon cette juridiction, E.ON n’a pas produit de contrat de fourniture ou d’accord conclu en vue de s’assurer des sources d’approvisionnement, et elle n’a pas davantage conclu de contrat avec la gestionnaire du réseau. Conformément au droit procédural hongrois ainsi qu’à la jurisprudence de la Kúria, l’existence d’un préjudice économique ne permet pas de fonder la qualité pour agir.

13.

E.ON a formé contre la décision de la juridiction de première instance un recours devant la Kúria, laquelle a saisi la Cour de la présente demande préjudicielle le 2 juillet 2013.

III – Les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

14.

La demande de décision préjudicielle formée au titre de l’article 267 TFUE, qui est parvenue au greffe de la Cour le 25 septembre 2013, porte sur les questions suivantes:

«1)   Les dispositions de l’article 25 de la directive 2003/55/CE […], désignant les personnes habilitées à exercer un recours, doivent-elles être appliquées dans le cas d’une décision administrative née sous l’empire de cette directive, ou faut-il tenir compte, dans la procédure juridictionnelle en cours, des dispositions contenues à l’article 41 de la directive 2009/73/CE […] – laquelle directive est entrée en vigueur pendant la procédure –, considérant l’article 54, paragraphe 1, deuxième alinéa, de ladite directive, selon lequel ces dispositions doivent s’appliquer à partir du 3 mars 2011?

2)   Pour le cas où c’est la directive de 2009 qui devrait être appliquée, peut-on, dans un recours contre une décision qui approuve un code de réseau ou en détermine le contenu, considérer comme une ‘partie lésée’ au sens de l’article 41, paragraphe 17, de ladite directive un négociant titulaire d’une autorisation ayant un intérêt économique, comme c’est le cas en espèce, ou la partie lésée peut-elle seulement être le gestionnaire du réseau habilité à engager la procédure d’approbation du code?

3)   Pour le cas où c’est la directive de 2003 qui devrait être appliquée, l’approbation ou la modification, selon le cas, du code de réseau dont il est question en l’espèce relève-t-elle, dans la mesure où elle concerne l’examen des demandes d’attribution de capacité, des situations visées à l’article 25, paragraphe 5 ou 6, de ladite directive?

4)   Pour le cas où il serait question ici d’une situation ressortissant à l’article 25, paragraphe 6, de la directive de 2003, peut-on, dans un recours contre une décision qui approuve un code de réseau ou en détermine le contenu, considérer comme une ‘partie lésée’ un négociant titulaire d’une autorisation ayant un intérêt économique, comme c’est le cas en l’espèce, ou la partie lésée peut-elle seulement être le gestionnaire du réseau habilité à engager la procédure d’approbation du code?

5)   Comment faudrait-il interpréter l’article 25, paragraphe 11, de la directive de 2003, qui prévoit que les plaintes visées aux paragraphes 5 et 6 ne préjugent pas de l’exercice des voies de recours prévues par le droit communautaire et national, s’il ressortait des réponses aux questions qui précèdent que le droit national soumet l’exercice des recours à des conditions plus rigoureuses que celles qui découlent de cette directive ou du droit communautaire?»

15.

Le gouvernement polonais et la Commission européenne ont présenté des observations écrites.

IV – Analyse

16.

Les cinq questions formulées par la Kúria se réduisent en définitive à deux. La première concerne l’applicabilité ratione temporis des directives 2003/55 et 2009/73 à un contexte procédural. La réponse à cette première question nous permettra de refondre les quatre questions restantes en une seule, en nous concentrant sur la conformité au droit de l’Union d’une disposition nationale qui ne reconnaît la qualité pour agir qu’aux opérateurs du secteur du gaz qui sont titulaires d’un «intérêt juridique». J’examinerai ces deux questions séparément.

A – L’applicabilité ratione temporis des directives 2003/55 et 2009/73

17.

La Kúria demande à la Cour laquelle des deux directives relatives au marché du gaz naturel est applicable dans un cas tel que celui de l’affaire au principal. Cette question revêt de l’importance, car la directive 2009/73 comporte des dispositions de nature procédurale qui ne figuraient pas dans la directive 2003/55 et qui pourraient aboutir à une solution différente dans le traitement de la présente affaire.

18.

Seule la Commission s’est prononcée sur ce point, en défendant l’applicabilité de la directive 2003/55 et non celle de la directive 2009/73. Selon la Commission, le moment qu’il convient de retenir comme référence est celui de l’adoption de la décision de l’autorité de régulation, c’est-à-dire le 22 février 2010. Comme le délai de transposition de la directive 2009/73 était le 3 mars 2011, jour auquel, en vertu de l’article 53 de ladite directive, la directive 2003/55 a été abrogée, la Commission estime que la directive 2003/55 constitue la seule réglementation pertinente pour la présente affaire.

19.

Je ne saurais partager la thèse de la Commission en ce qui concerne la date de référence selon laquelle il s’agirait du jour de l’adoption de l’acte attaqué. Je ne suis pas d’accord avec ce critère, car la présente affaire soulève un problème de qualité pour agir d’une partie requérante, et, comme on le sait, tant les ordres juridiques nationaux que notre propre institution déclarent que le moment pertinent dans ce type d’affaires est celui de l’introduction du recours et non celui de l’adoption de l’acte attaqué ( 6 ). Par conséquent, j’estime que la date de référence pour la présente affaire est le 27 mars 2010, date à laquelle, selon ce qu’indique la Commission, le recours a été introduit devant le Fővárosi Bíróság, et non le 22 février 2010.

20.

En tout état de cause, le 27 mars 2010, la directive 2003/55 était pleinement en vigueur, tandis que la directive 2009/73 était, ainsi qu’il ressort du dossier, en phase de transposition en Hongrie. Aussi la Commission a-t-elle raison lorsqu’elle affirme que la directive 2003/55 est applicable dans la présente affaire.

21.

Cela dit, l’on n’en peut pas moins s’interroger sur le point de savoir si la directive 2009/73 pourrait exercer des effets dans la présente affaire, en tant qu’il s’agit d’un acte déjà en vigueur, bien qu’encore en phase de transposition.

22.

Comme on le sait, la Cour a jugé à de nombreuses reprises que, durant le délai d’adaptation du droit interne à une directive, les États membres qui en sont destinataires doivent s’abstenir de prendre des dispositions de nature à compromettre sérieusement le résultat prescrit par cette directive ( 7 ). Une telle obligation d’abstention s’imposant à toutes les autorités nationales doit être entendue comme se référant à l’adoption de toute mesure, générale et spécifique, susceptible de produire un tel effet négatif ( 8 ).

23.

La jurisprudence citée ci-dessus se réfère toutefois aux mesures positives adoptées par les États membres en vue de compromettre sérieusement le résultat prescrit par la directive, et non à la réglementation nationale antérieure à l’entrée en vigueur de celle-ci. Autrement dit, cette jurisprudence n’a d’autre but que de prévenir l’adoption de mesures entre l’entrée en vigueur de la directive et le délai de transposition de celle-ci qui auraient pour finalité, de jure ou de facto, de compromettre la réalisation des objectifs qu’elle poursuit.

24.

La présente affaire porte sur une décision individuelle d’un organe juridictionnel faisant application d’une jurisprudence constante en vertu de laquelle la qualité pour agir dans une procédure de contentieux administratif est subordonnée à la constatation d’un intérêt juridique et non pas uniquement d’un intérêt économique. Il ne s’agit donc pas d’une réglementation nationale ou d’une jurisprudence apparue spécifiquement pour la présente affaire.

25.

En outre, la présente affaire concerne une situation dans laquelle deux directives se succèdent dans le temps, de telle sorte que, durant la période de transposition de la directive 2009/73, il existait déjà une réglementation européenne applicable et pleinement transposée dans l’ordre juridique hongrois.

26.

Dans ces conditions, il convient de rappeler que la Cour a déjà eu l’occasion d’examiner dans le passé plusieurs affaires présentant une telle nature. Ainsi, dans l’affaire Hochtief AG ( 9 ), à propos d’une procédure de passation d’un marché public au cours de laquelle avait pris fin le délai de transposition d’une nouvelle directive, la Cour a jugé, en se fondant sur le principe de sécurité juridique, que cette directive n’était pas applicable à une décision que l’entité adjudicatrice avait adoptée, au titre de l’adjudication d’un marché public de travaux, avant l’expiration du délai prévu pour la mise en conformité du droit national à la directive. La Cour s’est prévalue dans cette affaire de son arrêt Commission/France ( 10 ), dans lequel elle avait déjà jugé qu’une directive était inapplicable à une procédure engagée antérieurement à la date de transposition de celle-ci ( 11 ).

27.

L’ensemble des considérations qui précèdent m’amène à défendre l’application exclusive de la directive 2003/55, puisque la question dont nous sommes ici saisis concerne la date de l’introduction d’un recours de contentieux administratif, date à laquelle la requérante devait démontrer, conformément à l’ordre juridique hongrois, l’existence d’un «intérêt juridique». Il nous reste juste à examiner si la directive 2009/73, alors qu’elle était encore en phase de transposition et que la directive 2003/55 était toujours en vigueur, peut exercer une quelconque incidence sur l’interprétation de la législation hongroise.

28.

À cet égard, je considère que la Cour a expressément jugé que le devoir d’interprétation conforme à la lumière d’une directive ne commence qu’au moment où l’ordre juridique national a effectué spécifiquement une transposition (qui a donc été notifiée) ou, en l’absence de transposition, à l’expiration du délai de transposition. Dans son arrêt Adeneler e.a. ( 12 ), la grande chambre de la Cour a examiné cette question et conclu «que, en cas de transposition tardive d’une directive, l’obligation générale, qui incombe aux juridictions nationales, d’interpréter le droit interne d’une manière conforme à la directive n’existe qu’à partir de l’expiration du délai de transposition de celle‑ci» ( 13 ).

29.

J’estime que cette approche s’impose avec encore plus de force en présence d’une série de directives, lorsqu’il existe déjà une réglementation européenne en la matière, qui impose au juge national de procéder à une interprétation conforme de la directive encore en vigueur. Exiger dudit juge national une interprétation conforme de deux directives, dont les dispositions divergent sur de nombreux points, introduirait une insécurité juridique contraire à l’ordre même de l’Union européenne et qu’il conviendrait de rejeter.

30.

Par conséquent, je propose à la Cour de répondre à la première question préjudicielle qu’a adressée la juridiction de renvoi en ce sens que, dans une situation telle que celle de la présente affaire, et compte tenu de la date à laquelle le recours a été formé devant la juridiction de première instance, il appartient au juge national de n’appliquer que la directive 2003/55.

B – La réglementation nationale qui ne reconnaît la qualité pour agir qu’aux seules personnes démontrant un «intérêt juridique»

1. Positions défendues dans les observations qui ont été formulées

31.

La République de Pologne et la Commission, seules intervenantes à avoir formulé des observations dans cette affaire, abordent la question à partir d’angles différents.

32.

Pour le gouvernement polonais, l’article 25, paragraphe 6, de la directive 2003/55, en visant la «partie lésée», concerne non pas les opérateurs du réseau, mais le gestionnaire de celui-ci. Aussi ce gouvernement estime-t-il que cet article n’est pas applicable à la présente affaire, de sorte qu’aucune disposition ne permettrait de répondre à la question posée par la Kúria.

33.

Selon la Commission, l’article 25 de la directive 2003/55, tant dans son paragraphe 5 que dans son paragraphe 6, envisage uniquement un droit de réclamation administrative, mais non un recours juridictionnel. Cette interprétation est selon elle confirmée par une comparaison de cette disposition avec le libellé de la directive 2009/73, qui prévoit quant à lui expressément la possibilité d’un recours devant les juridictions nationales. Au surplus, bien que la Commission estime que la décision attaquée relève en principe du champ d’application de l’article 25, paragraphe 1, de la directive 2003/55, celle-ci n’a pas été adoptée par l’autorité de régulation hongroise en sa qualité d’«autorité de règlement du litige». Aussi l’article 25, paragraphe 5, de la directive 2003/55 n’est-il pas applicable. Il devrait en aller de même du paragraphe 6, qui concerne les décisions sur les méthodologies visées aux paragraphes 2, 3 et 4 de ce même article. La décision attaquée étant une mesure différente de celles énoncées auxdits paragraphes 2, 3 et 4, l’article 25, paragraphe 6, ne serait pas davantage applicable. En définitive, la Commission estime que les dispositions pertinentes de la directive 2003/55 ne sont pas applicables dans la présente affaire.

34.

Il me paraît important de souligner que la Commission a également pris position, bien qu’à titre subsidiaire, sur la résolution de l’affaire au regard de la directive 2009/73. Il est important de le souligner, car la Commission conclut, dans ce contexte, que, s’il appartenait bien à la juridiction nationale de respecter les principes d’effectivité et d’équivalence, c’était non en conséquence de l’applicabilité de cette directive, mais en vertu du règlement no 715/2009, concernant les conditions d’accès aux réseaux de transport de gaz naturel. Ce texte confère divers droits aux opérateurs du secteur gazier, dont celui à ce que les mécanismes d’attribution des capacités soient transparents et non discriminatoires. Bien que la Commission fasse cette proposition dans l’hypothèse d’une application en l’espèce de la directive 2009/73, il est important de le souligner car ce point sera déterminant dans l’analyse que je vais maintenant effectuer.

2. Analyse

35.

Comme je l’ai déjà fait valoir aux points 19 à 30 ci-dessus, la seule directive applicable dans la présente affaire est en principe la seconde directive, la directive 2003/55. Ce texte a été abrogé par la directive 2009/73, qui, à la différence de la directive 2003/55, comporte des normes additionnelles au sujet des recours juridictionnels dont disposent les parties intéressées. Aussi la directive applicable dans la présente affaire, la directive 2003/55, se caractérise-t-elle par sa parcimonie en ce qui concerne l’accès à la justice.

36.

En effet, la seule disposition de la directive 2003/55 qui fasse référence à l’exercice du droit d’introduire des recours est celle figurant à l’article 25, paragraphe 11. Cette disposition vise les paragraphes 5 et 6 de ce même article et ajoute que, dans les cas de figure qui y sont régis, les plaintes que formulent les parties lésées «ne préjugent pas de l’exercice des voies de recours prévues par le droit communautaire et national».

37.

Comme l’a toutefois fait valoir la Commission, la décision attaquée au principal ne fait pas partie des décisions prévues auxdits paragraphes 5 et 6. En effet, ces dispositions se réfèrent, respectivement, aux décisions adoptées en qualité d’autorité de règlement du litige et aux décisions relatives aux méthodologies. Dans la présente affaire, il n’apparaît pas que nous nous trouvions dans l’une de ces deux catégories, de sorte que les dispositions relatives aux recours et figurant au paragraphe 11 ne sont pas applicables en l’espèce.

38.

Le cadre réglementaire européen du secteur gazier est néanmoins considérablement plus étendu, puisqu’il ne se réduit pas uniquement aux dispositions d’harmonisation visées. Les autorités réglementaires nationales ainsi que les gestionnaires de réseau et les opérateurs sont soumis aux dispositions prévues dans divers règlements, parmi lesquels l’on distinguera, aux fins de la présente affaire, le règlement no 1775/2005 concernant les conditions d’accès aux réseaux de transport de gaz naturel, abrogé en 2009 par le règlement no 715/2009, précité.

39.

Le règlement no 1775/2005 était en effet applicable ratione materiae et ratione temporis dans l’affaire au principal, puisque cette dernière concerne précisément les conditions d’accès des opérateurs au réseau de transport de gaz naturel, étant entendu qu’il est resté en vigueur jusqu’au 3 mars 2011, date à laquelle le règlement no 715/2009 est entré en application ( 14 ).

40.

L’article 5 du règlement no 1775/2005 établit les principes régissant les mécanismes d’attribution de capacités et les procédures de gestion de la congestion applicables aux gestionnaires de réseaux de transport. Cette disposition prévoit le droit de l’ensemble des opérateurs à bénéficier de la «capacité maximale» ainsi qu’à être soumis à des mécanismes «non discriminatoires et transparents» d’attribution des capacités. Ces principes visent tant les gestionnaires de réseau que les autorités de régulation, lesquelles, en vertu de l’article 10, «veillent au respect» du règlement no 1775/2005.

41.

Concrètement, le paragraphe 5 dudit article 5 prévoit que, en cas de congestion physique, tant le gestionnaire de réseau que les autorités de régulation «appliquent des mécanismes non discriminatoires et transparents d’attribution des capacités». Bien que les destinataires de cette disposition soient les gestionnaires du réseau et les autorités de régulation, il est évident que les bénéficiaires ne sont autres que les opérateurs du réseau, qui se voient conférer un droit à ce que les décisions relatives à la gestion de la congestion soient adoptées sur la base des critères fondés sur la transparence et la non-discrimination.

42.

À ce stade, j’estime que cet article 5, paragraphe 5, du règlement no 1775/2005 confère en l’espèce à la requérante au principal un droit à ce que les décisions relatives à la gestion de la congestion soient adoptées conformément à des critères de transparence et de non-discrimination. Par conséquent, et puisqu’il s’agit d’un droit directement conféré par le droit de l’Union à E.ON dans la présente affaire, la République de Hongrie est tenue de le garantir dans ses procédures judiciaires nationales, certes dans le cadre de son autonomie procédurale, mais en respectant le droit à un recours effectif, comme l’exige l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte»). Cette conclusion est corroborée par une jurisprudence abondante et constante de la Cour.

43.

L’on sait que, prolongeant une jurisprudence antérieure exprimée dans les principes d’effectivité et d’équivalence, et en tant que principe général consacrant le droit à un recours effectif, l’article 47 déploie ses effets sur toute norme procédurale nationale visant à garantir la justiciabilité des droits conférés par le droit de l’Union ( 15 ). Il est évident que les dispositions nationales en matière de qualité pour agir en font partie, dans la mesure où elles jouent le rôle de filtre pertinent pour l’accès à la justice dans les États membres.

44.

De fait, les conditions d’accès à la justice dans les États membres présentent une pertinence particulière pour le droit de l’Union. L’on en trouve la preuve à l’article 19, paragraphe 1, TUE, qui exige que les États membres établissent«les voies de recours nécessaire pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union».

45.

C’est donc de cette perspective, celle de la protection juridictionnelle effective, qu’il nous faut examiner la compatibilité avec le droit de l’Union des critères nationaux en matière de qualité pour agir sur lesquels s’interroge la juridiction de renvoi ( 16 ).

46.

L’on sait que, lorsqu’une norme procédurale nationale soulève des doutes quant à sa compatibilité avec les principes susmentionnés, le droit fondamental au recours effectif exige une analyse tenant compte de la place qu’occupe cette disposition dans l’ensemble de la procédure, de son développement et de ses particularités devant les différentes instances nationales. Dans cette perspective, la jurisprudence exige de prendre en considération, s’il échet, les principes qui sont à la base du système juridictionnel national, tels que la protection des droits de la défense, le principe de sécurité juridique et le bon déroulement de la procédure ( 17 ).

47.

L’application du droit fondamental au recours effectif aux conditions auxquelles la législation nationale subordonne la qualité pour agir a donné lieu à divers arrêts de la Cour qui présentent un intérêt pour la présente procédure préjudicielle.

48.

En 2005, dans l’affaire Steekgewest ( 18 ), la Cour a jugé incompatible avec le droit de l’Union une décision nationale qui avait déclaré irrecevable le recours introduit par un consortium de communes contre la décision d’une autre administration de ne pas mettre à exécution l’interdiction d’une aide déclarée illégale. La Cour a estimé qu’un «justiciable peut avoir un intérêt à se prévaloir devant les juridictions nationales de l’effet direct de l’interdiction de mise à exécution visée à l’article 93, paragraphe 3, dernière phrase, du traité [devenu article 108, paragraphe 3, TFUE]» ( 19 ). La décision nationale déclarant l’irrecevabilité exigeait du requérant d’avoir été affecté par la distorsion de concurrence découlant de la mesure d’aide. La Cour n’a pas suivi cette analyse et conclu que «[s]eul doit être pris en considération le fait que le justiciable est assujetti à une taxe qui fait partie intégrante d’une mesure d’aide mise à exécution en violation de l’interdiction visée à cette disposition [article 93, paragraphe 3, dernière phrase, CE, devenu article 108, paragraphe 3, TFUE]» ( 20 ).

49.

Dans son arrêt rendu le 6 mai 2010 dans l’affaire Club Hotel Loutraki e.a. ( 21 ), après l’entrée en vigueur de la Charte, la Cour a de nouveau reproché à un État membre d’avoir restreint de façon excessive les critères afférents à la qualité pour agir dans une affaire de marché public. Le soumissionnaire requérant s’était vu empêcher de réclamer devant les juridictions grecques la réparation du préjudice qu’il pouvait avoir subi en raison d’une violation du droit de l’Union par un acte administratif susceptible d’avoir influé sur le déroulement et même sur l’issue de la procédure de passation du marché public. Dans ces conditions, la Cour a jugé qu’un «tel soumissionnaire se trouve ainsi privé de la protection juridictionnelle effective des droits qu’il tire du droit de l’Union en la matière» ( 22 ).

50.

Il ressort de l’ensemble des considérations qui précèdent que l’existence d’une simple expectative peut être suffisante pour déclarer irrecevable un recours de contentieux administratif formé devant les juridictions nationales. Une telle irrecevabilité ne serait pas contraire au droit fondamental à un recours effectif. Toutefois, lorsque l’intérêt est suffisamment caractérisé et qu’il se reflète dans des conséquences patrimoniales, la somme d’un droit conféré par le droit de l’Union et du préjudice subi exige des États membres qu’ils garantissent l’accès à la justice.

51.

Si l’on revient maintenant à l’affaire dont est saisie la juridiction de renvoi, il ressort du dossier que la jurisprudence des tribunaux hongrois subordonne la qualité pour agir dans les procédures de contentieux administratif à l’existence d’un «intérêt juridique». Cet intérêt s’oppose au simple préjudice économique, en tant qu’il garantit l’accès à la justice, au contraire dudit préjudice. Il découle du dossier qu’E.ON n’a établi, ni avec le gestionnaire du réseau ni avec l’autorité de régulation, de relation de droit spécifique qui serait suffisante pour qualifier l’intérêt de la requérante de «juridique», à tout le moins en ce qui concerne l’aspect concret de la gestion de la congestion.

52.

Cette approche est particulière à plusieurs États membres, dont les systèmes de justice administrative se caractérisent par une certaine rigueur quant aux conditions de la qualité pour agir ( 23 ). C’est ce qui a justifié l’intervention de la République de Pologne dans la présente procédure.

53.

Il ne fait aucun doute que ces systèmes de justice administrative ont été adoptés conformément à l’autonomie procédurale des États membres, sans que le droit de l’Union ait donné lieu à la moindre objection quant à leur fonctionnement d’un point de vue général ( 24 ). Il est légitime que l’État membre garantisse un contrôle juridictionnel des actes de l’administration aux seuls personnes ou groupes directement affectés par certaines décisions des pouvoirs publics, tandis que d’autres États membres optent pour des systèmes plus ouverts. Dans certains cas comme dans le contexte du droit de l’environnement, le droit de l’Union peut imposer à des États membres de procéder à des adaptations, mais, dans l’ensemble, l’ordre juridique européen cohabite pacifiquement avec les différents systèmes nationaux de justice administrative.

54.

Dans l’affaire au principal, je considère qu’E.ON n’a pas pu faire valoir de droit au titre de la directive 2003/55, car, bien que cette dernière ait été applicable dans le temps, elle ne comporte pas, sur le plan matériel, de dispositions traitant du cas spécifique dont est saisie la Kúria.

55.

Comme je l’ai relevé ci-dessus, E.ON bénéficie néanmoins d’un droit en vertu de l’article 5, paragraphe 5, du règlement no 1775/2005. Cette disposition garantit à tout opérateur le droit à ce que les décisions relatives à la congestion physique soient adoptées conformément aux principes de transparence et de non‑discrimination. C’est précisément une décision de cette nature qu’attaque E.ON, puisqu’elle se réfère aux critères relatifs à la capacité libre disponible de l’année gazière. J’estime donc qu’en plus de disposer d’un droit conféré par le règlement no 1775/2005 E.ON avait dans cette affaire un intérêt patrimonial évident. La somme de ces deux circonstances m’amène à conclure que, si on l’analyse au regard du droit à un recours effectif, la décision de rejeter la qualité pour agir en raison de l’absence d’intérêt juridique est difficilement conciliable avec le droit considéré.

56.

Il n’entre pas dans les missions de la Cour de se prononcer sur la validité d’un critère général touchant à la qualité pour agir dans une procédure nationale, ni davantage de priver le juge national de sa fonction de garant et d’interprète du droit national. C’est à la Kúria qu’il appartient de rechercher l’interprétation de l’ordre juridique national permettant de concilier celui-ci avec le droit de l’Union. La Cour ne fait qu’assister la juridiction de renvoi dans le travail d’interprétation des normes du droit de l’Union.

57.

Ainsi, et à titre de conclusion, j’estime que l’article 5, paragraphe 5, du règlement no 1775/2005, lu conjointement avec l’article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à un critère de qualité pour agir tel que celui appliqué dans la présente affaire, fondé sur l’existence d’un «intérêt juridique», qui exclut de l’accès à la justice administrative un opérateur de gaz naturel qui entend attaquer une décision d’une autorité nationale de régulation.

V – Conclusion

58.

Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour d’apporter les réponses suivantes aux questions posées par la Kúria:

1)

Dans une situation telle que celle en l’espèce, et compte tenu de la date d’introduction du recours devant la juridiction de première instance, il appartient au juge national d’appliquer exclusivement la directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2003, concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE.

2)

L’article 5, paragraphe 5, du règlement (CE) no 1775/2005 du Parlement européen et du Conseil, du 28 septembre 2005, concernant les conditions d’accès aux réseaux de transport de gaz naturel, lu conjointement avec l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à un critère de qualité pour agir tel que celui appliqué dans la présente affaire, fondé sur l’existence d’un «intérêt juridique», qui exclut de l’accès à la justice administrative un opérateur de gaz naturel qui entend attaquer une décision d’une autorité nationale de régulation.


( 1 ) Langue originale: l’espagnol.

( 2 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE (JO L 176, p. 57).

( 3 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 2003/55/CE (JO L 211, p. 94).

( 4 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil du 28 septembre 2005 (JO L 289, p. 1).

( 5 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 concernant les conditions d’accès aux réseaux de transport de gaz naturel et abrogeant le règlement (CE) no 1775/2005 (JO L 211, p. 36).

( 6 ) Voir, entre autres, arrêts Campogrande/Commission (60/72, EU:C:1973:50, point 4) et Bensider e.a./Commission (50/84, EU:C:1984:365, point 8).

( 7 ) Voir arrêts Inter-Environnement Wallonie (C‑129/96, EU:C:1997:628, point 45); Stichting Natuur en Milieu e.a. (C‑165/09 à C‑167/09, EU:C:2011:348, point 78) et Nomarchiaki Aftodioikisi Aitoloakarnanias e.a. (C‑43/10, EU:C:2012:560, point 57).

( 8 ) Idem.

( 9 ) Arrêt Hochtief et Linde-Kca-Dresden (C‑138/08, EU:C:2009:627).

( 10 ) C‑337/98, EU:C:2000:543.

( 11 ) Ibidem (points 38 à 40).

( 12 ) C‑212/04, EU:C:2006:443.

( 13 ) Ibidem (point 115, mise en italique par mes soins).

( 14 ) Article 32 du règlement no 715/2009.

( 15 ) Voir article 51 de la Charte, qui en limite l’application aux situations dans lesquelles les États membres «mettent en œuvre le droit de l’Union». La récente jurisprudence de la Cour, en particulier celle touchant au droit fondamental à un recours effectif, est significative à cet égard. Voir, notamment, arrêts DEB (C‑279/09, EU:C:2010:811), Samba Diouf (C‑69/10, EU:C:2011:524) et Sánchez Morcillo et Abril García (C‑169/14, EU:C:2014:2099).

( 16 ) Cette interprétation large de la protection juridictionnelle effective, englobant également les principes bien connus d’effectivité et d’équivalence, est partagée par d’autres avocats généraux. C’est le cas de l’avocat général Bot dans ses conclusions présentées dans l’affaire Agrokonsulting-04 (C‑93/12, EU:C:2013:172, point 36), ainsi que de l’avocat général Jääskinen dans ses conclusions qu’il a présentées dans l’affaire Liivimaa Lihaveis (C‑562/12, EU:C:2014:155, point 47).

( 17 ) Arrêt Tele2 Telecommunication (C‑426/05, EU:C:2008:103, point 55 et jurisprudence citée). Voir également les conclusions de l’avocat général Szpunar qu’il a présentées dans l’affaire T‑Mobile Austria (C‑282/13, EU:C:2014:2179).

( 18 ) C‑174/02, EU:C:2005:10.

( 19 ) Ibidem (point 19).

( 20 ) Idem.

( 21 ) C‑145/08 et C‑149/08, EU:C:2010:247.

( 22 ) Ibidem (point 78).

( 23 ) Sur cette question, voir analyse très éloquente de Eliantonio, M., Backes, C., van Rhee, C. H., Spronken, T. y Berlee, A., Standing up for your right(s) in Europe. A comparative study on Legal Standing (Locus Standi) before the EU and Member States’ Courts, Intersentia, 2013.

( 24 ) Voir, par exemple, jurisprudence de la Cour traitant du cas de la République fédérale d’Allemagne et de l’adéquation de ses dispositions relatives à la qualité pour agir en matière de contentieux administratif au cadre international et européen tracé par la convention d’Aarhus et, concrètement, aux dispositions de celui-ci sur l’accès à la justice: arrêts Bund für Umwelt und Naturschutz Deutschland, Landesverband Nordrhein-Westfalen (C‑115/09, EU:C:2011:289, point 43) et Gemeinde Altrip e.a. (C‑72/12, EU:C:2013:712, point 45).

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