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Document 62013CC0401

    Conclusions de l'avocat général Wathelet présentées le 4 septembre 2014.
    Vasiliki Balazs contre Casa Judeţeană de Pensii Cluj (C-401/13) et Casa Judeţeană de Pensii Cluj contre Attila Balazs (C-432/13).
    Demandes de décision préjudicielle: Curtea de Apel Cluj - Roumanie.
    Renvoi préjudiciel - Sécurité sociale des travailleurs migrants - Règlement (CEE) nº 1408/71 - Article 7, paragraphe 2, sous c) - Applicabilité des conventions de sécurité sociale entre États membres - Réfugié rapatrié originaire d’un État membre - Accomplissement de périodes d’emploi sur le territoire d’un autre État membre - Demande d’octroi d’une prestation de vieillesse - Refus.
    Affaires jointes C-401/13 et C-432/13.

    Court reports – general

    ECLI identifier: ECLI:EU:C:2014:2161

    CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

    M. MELCHIOR WATHELET

    présentées le 4 septembre 2014 ( 1 )

    Affaires jointes C‑401/13 et C‑432/13

    Vasiliki Balazs

    contre

    Casa Județeană de Pensii Cluj (C‑401/13)

    et

    Casa Județeană de Pensii Cluj

    contre

    Attila Balazs (C‑432/13)

    [demandes de décision préjudicielle formées par la Curtea de Apel Cluj (Roumanie)]

    «Sécurité sociale des travailleurs migrants — Prestations de vieillesse — Applicabilité des conventions de sécurité sociale entre États membres — Refus par les autorités d’un État membre d’octroyer une prestation de vieillesse pour des périodes d’emploi accomplies sur son territoire à un rapatrié d’origine d’un autre État membre sur le fondement de la réglementation de l’Union»

    1. 

    Les demandes de décision préjudicielle formées par la Curtea de Apel Cluj (Roumanie) portent sur l’interprétation de l’article 7, paragraphe 2, sous c), du règlement (CEE) no 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement (CE) no 118/97 du Conseil, du 2 décembre 1996 (JO L 1997, L 28, p. 1), tel que modifié par le règlement (CE) no 1992/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2006 ( 2 ) (ci‑après le «règlement no 1408/71»).

    2. 

    Ces demandes ont été présentées dans le cadre de litiges qui opposent, d’une part, Mme Vasiliki Balazs à la Casa Județeană de Pensii Cluj (caisse départementale de pensions de Cluj en Roumanie, ci-après la «Casa Județeană de Pensii») et, d’autre part, cette dernière à M. Attila Balazs, au sujet de l’octroi de pensions de vieillesse à M. et Mme Balazs (ci‑après, ensemble, les «époux Balazs»).

    I – Le cadre juridique

    A – Le droit de l’Union

    3.

    Selon le sixième considérant du règlement no 1408/71:

    «[...] les règles de coordination doivent assurer aux travailleurs qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté ainsi qu’à leurs ayants droit et leurs survivants, le maintien des droits et des avantages acquis et en cours d’acquisition».

    4.

    L’article 6 dudit règlement prévoit ce qui suit:

    «Dans le cadre du champ d’application personnel et du champ d’application matériel du présent règlement, celui-ci se substitue, sous réserve des dispositions des articles 7, 8 et 46 paragraphe 4, à toute convention de sécurité sociale liant:

    a)

    […] exclusivement deux ou plusieurs États membres;

    […]»

    5.

    Par dérogation à cet article 6, l’article 7, paragraphe 2, sous c), du règlement no 1408/71 dispose:

    «Nonobstant les dispositions de l’article 6, restent applicables:

    […]

    c)

    certaines dispositions des conventions de sécurité sociale que les États membres ont conclues avant la date d’application du présent règlement, pour autant qu’elles soient plus favorables aux bénéficiaires ou si elles découlent de circonstances historiques spécifiques et ont un effet limité dans le temps, et si elles figurent à l’annexe III.»

    6.

    L’article 45 du règlement no 1408/71 régit la prise en compte des périodes d’assurance ou de résidence en matière de pensions (vieillesse et décès). Selon le paragraphe 1 de cet article, «[s]i la législation d’un État membre subordonne l’acquisition, le maintien ou le recouvrement du droit aux prestations en vertu d’un régime qui n’est pas un régime spécial au sens des paragraphes 2 ou 3, à l’accomplissement de périodes d’assurance ou de résidence, l’institution compétente de cet État membre tient compte, dans la mesure nécessaire, des périodes d’assurance ou de résidence accomplies sous la législation de tout autre État membre, que ce soit dans le cadre d’un régime général ou spécial, applicable à des travailleurs salariés ou non salariés. Dans ce but, elle tient compte de ces périodes, comme s’il s’agissait de périodes accomplies sous la législation qu’elle applique».

    7.

    La façon dont il convient de liquider les prestations est, quant à elle, expliquée à l’article 46 dudit règlement:

    «1.   Lorsque les conditions requises par la législation d’un État membre pour avoir droit aux prestations sont satisfaites sans qu’il soit nécessaire de faire application de l’article 45 ni de l’article 40 paragraphe 3, les règles suivantes sont applicables:

    a)

    l’institution compétente calcule le montant de la prestation qui serait due:

    i)

    d’une part, en vertu des seules dispositions de la législation qu’elle applique;

    ii)

    d’autre part, en application du paragraphe 2;

    b)

    l’institution compétente peut toutefois renoncer au calcul à effectuer conformément au point a) ii), si le résultat de celui-ci est identique ou inférieur à celui du calcul effectué conformément au point a) i), abstraction faite des différences dues à l’emploi de chiffres ronds, dans la mesure où cette institution n’applique pas une législation comportant des clauses de cumuls telles que visées aux articles 46 ter et 46 quater ou si la législation en comporte dans le cas visé à l’article 46 quater, à condition qu’elle ne prévoie la prise en compte des prestations de nature différente qu’en fonction du rapport entre la durée des périodes d’assurance ou de résidence accomplies sous sa seule législation et la durée des périodes d’assurance et de résidence requises par cette législation pour bénéficier d’une prestation complète.

    L’annexe IV partie C mentionne pour chaque État membre concerné les cas où les deux calculs aboutiraient à un tel résultat.

    2.   Lorsque les conditions requises par la législation d’un État membre pour avoir droit aux prestations ne sont satisfaites qu’après l’application de l’article 45 et/ou de l’article 40 paragraphe 3, les règles suivantes sont applicables:

    a)

    l’institution compétente calcule le montant théorique de la prestation à laquelle l’intéressé pourrait prétendre si toutes les périodes d’assurance et/ou de résidence accomplies sous les législations des États membres auxquelles a été soumis le travailleur salarié ou non salarié avaient été accomplies dans [l’]État membre en cause et sous la législation qu’elle applique à la date de la liquidation de la prestation. Si, selon cette législation, le montant de la prestation est indépendant de la durée des périodes accomplies, ce montant est considéré comme le montant théorique visé au présent point a);

    b)

    l’institution compétente établit ensuite le montant effectif de la prestation sur la base du montant théorique visé au point a), au prorata de la durée des périodes d’assurance ou de résidence accomplies avant la réalisation du risque sous la législation qu’elle applique, par rapport à la durée totale des périodes d’assurance et de résidence accomplies avant la réalisation du risque sous les législations de tous les États membres en question.

    3.   L’intéressé a droit, de la part de l’institution compétente de chaque État membre en question, au montant le plus élevé calculé conformément aux paragraphes 1 et 2, sans préjudice, le cas échéant, de l’application de l’ensemble des clauses de réduction, de suspension ou de suppression prévues par la législation au titre de laquelle cette prestation est due.

    Si tel est le cas, la comparaison à effectuer porte sur les montants déterminés après l’application desdites clauses.

    [...]»

    8.

    L’article 94, paragraphes 1 et 2, du règlement no 1408/71 dispose enfin ce qui suit:

    «1.   Le présent règlement n’ouvre aucun droit pour une période antérieure au 1er octobre 1972 ou à la date de son application sur le territoire de l’État membre intéressé, ou sur une partie du territoire de cet État.

    2.   Toute période d’assurance ainsi que, le cas échéant, toute période d’emploi ou de résidence accomplie sous la législation d’un État membre avant le 1er octobre 1972 ou avant la date d’application du présent règlement sur le territoire de cet État membre ou sur une partie du territoire de cet État est prise en considération pour la détermination des droits ouverts conformément aux dispositions du présent règlement.»

    9.

    Le règlement (CEE) no 574/72 du Conseil, du 21 mars 1972 ( 3 ), dans sa version issue notamment du règlement (CE) no 1791/2006 du Conseil, du 20 novembre 2006 ( 4 ) (ci-après le «règlement no 574/72»), fixe les modalités d’application du règlement no 1408/71.

    B – L’accord bilatéral

    10.

    L’accord bilatéral entre les gouvernements grec et roumain, conclu le 23 février 1996, concernant le règlement définitif de la compensation des cotisations de sécurité sociale des réfugiés politiques grecs rapatriés de Roumanie (ci-après l’«accord bilatéral») n’est pas repris à l’annexe III du règlement no 1408/71.

    11.

    Les notions de «rapatrié» et de «période d’assurance» sont définies, aux fins de l’accord bilatéral, par l’article 1er, sous a) et e), dudit accord, comme suit:

    «a)

    rapatrié: personne d’origine grecque, établie en Roumanie après le 1er janvier 1945, ayant le statut de réfugié politique, ainsi que les membres de sa famille, qui sont rentrés ou qui rentreront définitivement en Grèce afin d’y établir leur domicile, dans un délai de six ans à partir de l’entrée en vigueur du présent accord;

    […]

    e)

    période d’assurance: période pour laquelle des cotisations de sécurité sociale ont été payées, conformément à la législation roumaine.»

    12.

    Selon l’article 2 de l’accord bilatéral:

    «1.   Les parties contractantes réglementent la compensation des cotisations de sécurité sociale des rapatriés conformément aux paragraphes 2 et 3 du présent article et à l’article 3 du présent accord.

    2.   La partie roumaine s’engage à payer à la partie grecque une somme forfaitaire à titre de compensation pour le paiement des pensions et de couverture de la période d’assurance des rapatriés par la partie grecque.

    3.   La partie grecque s’engage à payer les pensions aux retraités rapatriés et à reconnaître la période d’assurance accomplie en Roumanie par les assurés rapatriés, conformément à la législation grecque en matière de sécurité sociale.»

    13.

    La compensation visée à l’article 2, paragraphe 2, de l’accord bilatéral s’élève, conformément à l’article 3 de cet accord, à 15 millions de dollars des États-Unis (USD).

    14.

    En vertu de l’article 5 de cet accord, «[a]près le paiement de la somme de 15 millions de USD, toute obligation de la partie roumaine concernant les droits en matière de sécurité sociale des réfugiés politiques grecs rapatriés prend fin».

    II – Le cadre factuel du litige au principal

    15.

    Les époux Balazs sont des ressortissants grecs, domiciliés à Thessalonique (Grèce), qui ont la qualité de «réfugiés politiques grecs rapatriés».

    16.

    En 1948, M. et Mme Balazs, âgés respectivement de 7 et de 9 ans, ont été reconnus en Roumanie en tant que réfugiés politiques. Ils furent affiliés au système public de sécurité sociale roumain et y ont cotisé pendant respectivement 34 ans, 7 mois et 6 jours et 28 ans. Ils ont été rapatriés en Grèce le 18 août 1990.

    17.

    En 1998, à la suite des demandes des époux Balazs tendant à la reconnaissance de leurs périodes de travail accomplies en Roumanie, les autorités grecques ont considéré que M. et Mme Balazs avaient accompli, en Roumanie, des périodes de travail correspondant respectivement à 9 382 et à 8 351 jours. Sur ces périodes, ces autorités ont reconnu, conformément à la législation grecque applicable en matière de sécurité sociale, 4500 jours.

    18.

    Par la suite, des pensions de vieillesse ont été accordées par les autorités grecques aux époux Balazs.

    19.

    Une période totale d’assurance de 6993 jours de travail, dont les 4500 jours reconnus au titre de sa période de travail en Roumanie et 2 493 jours au titre d’un emploi en Grèce, fut ainsi prise en compte pour Mme Balazs. Sur cette base, celle-ci s’est vu octroyer, à partir du 1er avril 1999, une pension mensuelle s’élevant à 136 910 drachmes grecques (GRD) (environ 390 euros).

    20.

    En ce qui concerne M. Balazs, la période totale d’assurance prise en compte comptait 7733 jours, dont les 4500 jours reconnus au titre de sa période de travail en Roumanie et 3 233 jours au titre d’un emploi en Grèce. Sur cette base, après avoir perçu, dans un premier temps, une pension d’invalidité, M. Balazs s’est vu reconnaître par les autorités grecques, à partir de l’année 2009, une pension de retraite s’élevant à des paiements mensuels de 596,99 euros.

    21.

    Les 11 octobre et 27 novembre 2007, Mme et M. Balazs ont chacun saisi la Casa Județeană de Pensii en vue de l’octroi d’une pension de vieillesse sur le fondement des dispositions des règlements nos 1408/71 et 574/72.

    22.

    Ces demandes ont été rejetées par décisions du 5 octobre 2011 au motif que, les époux Balazs ayant été considérés comme réfugiés politiques grecs rapatriés par les autorités grecques, les autorités roumaines n’avaient, en vertu de l’article 5 de l’accord bilatéral, aucune obligation de leur octroyer des pensions de vieillesse.

    23.

    Par jugements civils du 26 septembre 2012, le Tribunalul Cluj a annulé ces décisions et a ordonné à la Casa Județeană de Pensii d’adopter de nouvelles décisions accordant aux époux Balazs des pensions de vieillesse conformément aux règlements nos 1408/71 et 574/72 en prenant en compte les périodes totales de cotisation accomplies par ces époux en Roumanie. À cet égard, ce tribunal a précisé que ces règlements étaient applicables aux demandes des époux Balazs dès lors que l’accord bilatéral ne relevait pas de l’article 7, paragraphe 2, sous c), du règlement no 1408/71, en ce que son application n’était pas limitée dans le temps, qu’il n’était pas mentionné à l’annexe III de ce règlement et que ses dispositions ne pouvaient manifestement pas être considérées comme étant plus favorables aux bénéficiaires.

    24.

    En exécution de ces jugements, la Casa Județeană de Pensii a pris, les 20 et 27 février 2013, deux nouvelles décisions par lesquelles, en application des dispositions du règlement no 1408/71, elle a accordé à M. et Mme Balazs des pensions de vieillesse de respectivement 405 et 500 lei roumains (RON) par mois. Dans ces décisions, il a été précisé que, conformément aux dispositions du règlement no 574/72, un nombre de 4500 jours avait été retiré des périodes totales de 7733 et de 6993 jours calculées par les autorités grecques, ces jours se superposant aux périodes d’assurance obligatoire accomplies par les époux Balazs en Roumanie, comprises entre le 1er juin 1975 et le 31 mai 1990.

    25.

    Dans chacune des deux affaires, les jugements civils du Tribunalul Cluj ont fait l’objet de pourvois devant la Curtea de Apel Cluj, tant par M. et Mme Balazs que par la Casa Județeană de Pensii. Cette dernière soutenait, en substance, que les dispositions des règlements nos 1408/71 et 574/72 étaient inapplicables en l’espèce en raison de l’existence de l’accord bilatéral. Or, conformément à ce dernier, toute obligation de la Roumanie à l’égard des réfugiés politiques grecs rapatriés se serait éteinte, la Roumanie s’étant acquittée de son obligation de verser 15 millions de USD à la Grèce. En revanche, les époux Balazs sollicitaient, sur le fondement des dispositions de ces mêmes règlements, la reconnaissance de leur droit à une pension de vieillesse pour la totalité des périodes de cotisation qu’ils avaient accomplies en Roumanie. Ils soutenaient, en substance, que, du fait de l’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne, cet État membre était tenu d’appliquer les règlements nos 1408/71 et 574/72. En effet, l’accord bilatéral, qui serait moins favorable et ne figurerait pas à l’annexe III du règlement no 1408/71, ne relèverait pas de l’article 7, paragraphe 2, sous c), de ce règlement.

    26.

    C’est dans ces circonstances que la Curtea de Apel Cluj a décidé de surseoir à statuer dans chacune des deux affaires au principal et de poser à la Cour une question préjudicielle.

    III – Les demandes de décision préjudicielle et la procédure devant la Cour

    27.

    Par décisions des 27 juin et 2 juillet 2013, parvenues à la Cour, respectivement, les 31 et 16 juillet 2013, la Curtea de Apel Cluj a donc sursis à statuer et déféré à la Cour, en vertu de l’article 267 TFUE, la question préjudicielle suivante:

    «Les dispositions de l’article 7, paragraphe 2, sous c), du règlement (CEE) no 1408/71 doivent-elles être interprétées en ce sens qu’un accord bilatéral conclu entre deux États membres avant la date d’entrée en vigueur dudit règlement, accord en vertu duquel ces États ont convenu de l’extinction de l’obligation relative aux prestations de sécurité sociale dues par un État aux ressortissants de l’autre État ayant eu la qualité de réfugiés politiques sur le territoire du premier État et ayant été rapatriés sur le territoire du deuxième, en échange du paiement par le premier État d’une somme forfaitaire pour le paiement des pensions et la couverture de la période durant laquelle les cotisations de sécurité sociale ont été payées dans le premier État membre, relève de leur champ d’application?»

    28.

    Par décision du 4 septembre 2013, le président de la Cour a ordonné la jonction des affaires.

    29.

    Les époux Balazs, les gouvernements grec et roumain, ainsi que la Commission européenne, ont chacun déposé des observations écrites.

    30.

    Une audience s’est tenue le 4 juin 2014, lors de laquelle les époux Balazs, les gouvernements grec et roumain, ainsi que la Commission, ont présenté leurs observations orales.

    IV – Analyse

    A – L’objet de la question préjudicielle

    31.

    La question posée par la juridiction de renvoi concerne un problème d’articulation entre, d’une part, un accord bilatéral de sécurité sociale conclu à une date où l’un des deux États signataires n’était pas encore membre de l’Union européenne et, d’autre part, le règlement no 1408/71.

    32.

    Le problème de l’applicabilité ratione temporis du règlement no 1408/71 est résolu par une jurisprudence constante selon laquelle le règlement entre en vigueur à l’égard d’un nouvel État membre dès son adhésion à l’Union ( 5 ). Par ailleurs, si le règlement no 1408/71 ne vaut en principe que pour l’avenir, il est néanmoins susceptible de s’appliquer aux effets futurs de situations nées sous l’empire de la loi ancienne ( 6 ).

    33.

    Le fait que l’article 5 de l’accord bilatéral précise que le paiement, par la Roumanie, de la somme de 15 millions de USD met un terme à «toute obligation de [celle-ci] concernant les droits en matière de sécurité sociale des réfugiés politiques grecs rapatriés» ne me paraît pas susceptible de modifier l’approche de la Cour selon laquelle le règlement no 1408/71 est entré en vigueur vis-à-vis de la Roumanie dès son adhésion à l’Union et s’applique, par conséquent, aux effets futurs des situations passées.

    34.

    En effet, si l’on s’en tient à la lecture des articles 6 et 7 de ce règlement, le principe de la substitution est indiscutable. Pour y déroger, l’article 7, paragraphe 2, sous c), impose deux conditions cumulatives ( 7 ). Premièrement, la convention internationale doit être plus favorable aux bénéficiaires ou découler de circonstances historiques spécifiques et, dans ce cas, avoir un effet limité dans le temps. Deuxièmement, elle doit figurer à l’annexe III du règlement no 1408/71. En l’espèce, puisque l’accord bilatéral ne figure pas à l’annexe III de ce règlement ( 8 ), l’exception ne devrait pas s’appliquer.

    35.

    Toutefois, l’arrêt Rönfeldt (C‑227/89, EU:C:1991:52) nous enseigne que le principe de la substitution doit être écarté au profit de l’application de la convention internationale, si celle-ci offre un traitement plus favorable aux bénéficiaires potentiels, et ce indépendamment du point de savoir si elle figure à l’annexe III du règlement no 1408/71. C’est l’applicabilité de cette jurisprudence à l’affaire en cause qui doit dès lors être examinée.

    B – La substitution du règlement no 1408/71 au regard de la jurisprudence Rönfeldt et de son évolution

    36.

    La question de l’articulation du règlement no 1408/71 avec une convention internationale antérieure est expressément régie par les articles 6 et 7 dudit règlement.

    37.

    La règle est la substitution du règlement no 1408/71. En effet, selon son article 6, le règlement «se substitue, sous réserve des dispositions des articles 7, 8 et 46 paragraphe 4, à toute convention de sécurité sociale liant […] deux ou plusieurs États membres».

    38.

    C’est par dérogation que l’article 7, paragraphe 2, sous c), prévoit que «certaines dispositions des conventions de sécurité sociale que les États membres ont conclues avant la date d’application du présent règlement [restent applicables], pour autant qu’elles soient plus favorables aux bénéficiaires ou si elles découlent de circonstances historiques spécifiques et ont un effet limité dans le temps, et si elles figurent à l’annexe III».

    39.

    Jusqu’à l’arrêt Rönfeldt (EU:C:1991:52), le principe et l’exception furent appliqués strictement: le règlement se substitue aux conventions de sécurité sociale intervenues entre États membres qui ne sont pas mentionnées à l’annexe III, et ce «même si l’application de ces conventions comporte, pour l’ayant droit aux prestations, des avantages supérieurs à ceux qui découlent dudit règlement» ( 9 ).

    40.

    Cette sévérité s’expliquait, selon la Cour, par la nature impérative du principe de la substitution du règlement no 1408/71, laquelle «n’admet pas d’exceptions en dehors des cas expressément stipulés par le règlement» ( 10 ).

    41.

    Dans l’arrêt Rönfeldt (EU:C:1991:52), tout en rappelant le caractère impératif du principe de la substitution et l’impossibilité d’admettre des exceptions non prévues par le règlement lui-même ( 11 ), la Cour va cependant juger que les articles 45 TFUE et 48 TFUE «s’opposent à la perte des avantages de sécurité sociale qui découlerait [...] de l’inapplicabilité, par suite de l’entrée en vigueur du règlement no 1408/71 du Conseil, des conventions en vigueur entre deux ou plusieurs États membres et intégrées à leur droit national» ( 12 ).

    42.

    Toutefois, dans l’arrêt Thévenon ( 13 ), la Cour, parlant des «circonstances spécifiques qui, dans l’affaire Rönfeldt, [l’]ont conduit[e] à admettre l’exception à la règle prévue à l’article 6 du règlement no 1408/71» ( 14 ), a précisé que la jurisprudence Rönfeldt ne saurait s’appliquer aux travailleurs qui n’ont exercé leur droit à la libre circulation qu’après l’entrée en vigueur du règlement.

    43.

    En conclusion, comme la Cour l’a expliqué au point 27 de l’arrêt Kaske (C‑277/99, EU:C:2002:74), «[l]es principes dégagés dans l’arrêt Rönfeldt, précité, ont pour seul objet de pérenniser un droit acquis en matière sociale et non organisé dans le cadre du droit communautaire à la date à laquelle le ressortissant d’un État membre qui l’invoque pouvait en bénéficier. Dès lors, la circonstance que le règlement no 1408/71 soit devenu applicable dans l’État membre d’origine d’un ressortissant à la date de l’adhésion de cet État membre à la Communauté européenne est sans incidence sur son droit acquis à bénéficier d’une réglementation bilatérale qui lui était seule applicable au moment où il a exercé un droit de libre circulation. [U]ne telle solution repose sur l’idée que l’intéressé était en droit d’avoir une confiance légitime dans le fait qu’il pourrait bénéficier des dispositions de la convention bilatérale» (c’est moi qui souligne).

    C – L’inapplicabilité de la jurisprudence Rönfeldt au cas d’espèce

    44.

    S’il résulte de la jurisprudence Rönfeldt que le principe de la substitution du règlement no 1408/71 doit être écarté au profit de l’application d’un accord international qui offre un traitement plus favorable aux bénéficiaires potentiels, encore faut-il que cette jurisprudence s’applique dans un cas comme celui des époux Balazs.

    45.

    Je ne le pense pas.

    1. Le critère décisif est la date à laquelle l’exercice du droit à la libre circulation est exercé

    46.

    J’estime que l’extension des conditions d’exclusion du principe de la substitution du règlement no 1408/71, issue de la jurisprudence Rönfeldt, doit être interprétée restrictivement.

    47.

    Une telle lecture me paraît conforme à l’arrêt Rönfeldt (EU:C:1991:52) lui-même et aux arrêts qui l’ont suivi. Dans ces arrêts, la Cour rappelle le caractère impératif du principe de la substitution du règlement aux dispositions des conventions de sécurité sociale intervenues entre États membres ( 15 ).

    48.

    Dans la même perspective restrictive, la Cour a refusé cette extension de la dérogation pour les travailleurs qui n’ont exercé leur droit à la libre circulation qu’après l’entrée en vigueur du règlement no 1408/71 ( 16 ).

    49.

    Une interprétation restrictive est également de nature à répondre à une partie des critiques formulées par la doctrine qui a vu dans l’arrêt Rönfeldt (EU:C:1991:52) une atteinte à la cohérence dans la coordination des régimes de sécurité sociale et une entorse au principe de primauté du droit de l’Union sur le droit national, fût-il d’origine conventionnelle ( 17 ).

    50.

    À cet égard, une situation telle que celle des époux Balazs présente une différence factuelle fondamentale avec les cas d’application de la jurisprudence Rönfeldt. Dans ces affaires, le bénéficiaire de la convention internationale avait non seulement exercé sa liberté de circulation avant l’entrée en vigueur du règlement no 1408/71 (condition précisée dans l’arrêt Thévenon ( 18 )), mais également après la signature de ladite convention internationale ( 19 ).

    51.

    Au contraire, dans le cas des époux Balazs, l’accord bilatéral a été signé le 23 février 1996, soit postérieurement à l’exercice de leur droit à la libre circulation. En effet, les époux Balazs, ressortissants grecs, se sont établis en Roumanie en 1948 et ont été rapatriés en Grèce le 18 août 1990, c’est-à-dire plus de six ans avant la signature de l’accord bilatéral.

    52.

    Il ne peut dès lors être contesté que les époux Balazs n’avaient, pour paraphraser le point 27 de l’arrêt Kaske (EU:C:2002:74), cité au point 43 des présentes conclusions, aucun droit acquis à bénéficier de l’accord bilatéral, celui-ci n’étant pas applicable au moment où ils ont exercé leur droit de libre circulation. En d’autres termes, il ne pouvait y avoir, dans le chef des époux Balazs, de confiance légitime dans le fait qu’ils pourraient bénéficier des dispositions d’une convention bilatérale, celle‑ci étant inexistante au moment de l’exercice du droit de libre circulation.

    53.

    Dans ces conditions, j’estime que l’extension de la dérogation au principe de la substitution du règlement no 1408/71 issue de l’arrêt Rönfeldt (EU:C:1991:52) ne peut être appliquée à une situation comme celle de l’affaire au principal.

    54.

    Je propose donc à la Cour de répondre à la question posée par la juridiction de renvoi qu’il ne peut être dérogé à l’application du règlement no 1408/71, telle que prévue à l’article 6 du règlement no 1408/71, lorsque les travailleurs qui entrent dans le champ d’application d’une convention internationale de sécurité sociale ont exercé leur droit à la libre circulation avant l’entrée en vigueur de celle‑ci.

    2. Les conséquences de l’application du règlement no 1408/71

    55.

    Dans le cadre des affaires au principal, la substitution du règlement no 1408/71 à l’accord bilatéral signifie concrètement que, depuis le 1er janvier 2007 (date de l’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne), les autorités grecques et roumaines doivent appliquer aux époux Balazs les règles de prise en compte des périodes d’assurance et de liquidation des prestations telles qu’établies par le règlement no 1408/71.

    56.

    En d’autres termes, les pensions dues aux époux Balazs depuis le 1er janvier 2007, par la Grèce d’une part, et la Roumanie, d’autre part, doivent être déterminées conformément aux articles 45, 46 et 94, paragraphe 2, du règlement no 1408/71.

    57.

    Tant la Roumanie que la Grèce doivent par conséquent prendre en considération, aux fins de la détermination de droits à prestation, toute période d’assurance, d’emploi ou de résidence accomplie sous la législation de tout État membre avant la date d’application du règlement sur le territoire de la Roumanie.

    58.

    En effet, selon une jurisprudence constante de la Cour, il découle de l’article 94, paragraphe 2, du règlement no 1408/71 qu’un État membre «n’est pas en droit de refuser de tenir compte de périodes d’assurance accomplies sur le territoire d’un autre État membre, en vue de la constitution d’une pension de retraite, pour la seule raison qu’elles ont été accomplies avant l’entrée en vigueur du règlement à son égard» ( 20 ).

    59.

    Par conséquent, cet article doit être interprété en combinaison avec l’article 2, paragraphe 1, du même règlement en ce sens «qu’ils garantissent la prise en considération de toutes les périodes d’assurance, d’emploi ou de résidence accomplies sous la législation d’un État membre avant la date d’entrée en vigueur dudit règlement pour la détermination des droits ouverts conformément à ses dispositions, à la condition que le travailleur migrant ait été ressortissant de l’un des États membres au moment de leur accomplissement» ( 21 ) (ce qui est le cas des époux Balazs).

    60.

    Conformément à l’article 46, paragraphe 2, du règlement no 1408/71, le montant effectif de la prestation due par chacun des États membres en cause correspondra au prorata de la durée des périodes d’assurance ou de résidence accomplies par les époux Balazs sur le territoire respectif de chacun desdits États membres, avant la réalisation du risque, et ce sous l’empire de leur législation nationale.

    61.

    En effet, comme le confirme l’article 15, paragraphe 1, du règlement no 574/72, puisqu’il «s’agit de prestations [...] de vieillesse [...] à liquider par les institutions de deux ou plusieurs États membres conformément aux dispositions de l’article 46 paragraphe 2 du règlement, chacune des institutions en cause procède séparément à cette totalisation, en tenant compte de l’ensemble des périodes d’assurance ou de résidence accomplies par le travailleur salarié ou non salarié sous les législations de tous les États membres auxquelles il a été soumis [...]».

    62.

    Enfin, selon l’article 46, paragraphe 3, du règlement no 1408/71, les époux Balazs «[auront] droit, de la part de l’institution compétente de chaque État membre en question, au montant le plus élevé» entre le montant effectif décrit précédemment et le montant calculé sur la base de la seule législation nationale en application de l’article 46, paragraphe 1, du règlement no 1408/71.

    3. Observations complémentaires sur les conséquences de l’application du règlement no 1408/71

    63.

    Je voudrais compléter mon analyse par deux observations complémentaires relatives aux conséquences concrètes, pour la Grèce et la Roumanie, d’une part, et pour les époux Balazs, d’autre part, de l’application du règlement no 1408/71.

    64.

    En premier lieu, je suis conscient du fait que l’écartement de l’accord bilatéral en cause dans l’affaire au principal est susceptible d’avoir une incidence sur la portée des droits et des obligations acceptés par les États membres parties à cet accord, puisque, pour la période postérieure au 1er janvier 2007, la prestation de vieillesse payée par la Grèce aux époux Balazs ne correspondra plus qu’au prorata des seules périodes d’assurance accomplies en Grèce.

    65.

    Toutefois, les conséquences d’une remise en cause de l’accord bilatéral par l’un ou l’autre des États membres parties à celui-ci ne relèvent pas de la compétence de la Cour.

    66.

    En deuxième lieu, je voudrais revenir sur la thèse défendue par la Commission selon laquelle les décisions prises les 20 et 27 février 2013 par la Casa Județeană de Pensii, en exécution des jugements du 26 septembre 2012 du Tribunalul Cluj, respecteraient le droit de l’Union en appliquant le règlement no 1408/71.

    67.

    La Cour a expressément demandé à la Commission si, avec cette analyse, elle ne défendait pas une troisième voie qui consisterait dans l’application conjointe du règlement no 1408/71 (par les autorités roumaines, avec les décisions des 20 et 27 février 2013) et de l’accord bilatéral (par les autorités grecques). La Commission a répondu, lors de l’audience du 4 juin 2014, que son analyse permettait uniquement de concilier les principes émis dans les arrêts Walder (EU:C:1973:62) et Rönfeldt (EU:C:1991:52), c’est-à-dire, d’une part, la substitution du règlement no 1408/71 à l’accord bilatéral et, d’autre part, la préservation des éléments les plus favorables contenus dans celui-ci.

    68.

    Je pense toutefois que cette solution, indépendamment de l’aspect pratique qu’elle revêt pour les époux Balazs, n’est juridiquement pas conforme au règlement no 1408/71.

    69.

    Au contraire, comme le représentant du gouvernement roumain l’a rappelé lors de cette même audience, l’article 7 du règlement no 1408/71 n’autorise pas l’application conjointe de celui-ci et d’une convention internationale. C’est pourtant, quoi qu’en dise la Commission, ce à quoi aboutit la solution qu’elle préconise.

    D – À titre subsidiaire, sur la compétence de la Cour pour déterminer la norme la plus favorable

    70.

    Dans l’hypothèse où la Cour ne suivrait pas mon interprétation et décidait d’étendre la jurisprudence Rönfeldt au cas des époux Balazs ne se poserait plus alors que la question du critère de la norme la plus favorable.

    1. Arguments des parties

    71.

    La Grèce, la Commission et les époux Balazs estiment, dans leurs observations écrites, que l’application du règlement no 1408/71 conduirait à une situation plus favorable pour les bénéficiaires dès lors qu’elle leur permettrait d’obtenir une pension de vieillesse au titre de la totalité de la période de travail et de cotisation effectuée en Roumanie.

    72.

    Seul le gouvernement roumain soutient le contraire en invoquant essentiellement deux arguments:

    premièrement, il estime qu’il ressortirait des articles 1er, sous e), 2, paragraphe 2, et 5 de l’accord bilatéral, ainsi que de sa finalité tendant au règlement définitif de la compensation des cotisations de sécurité sociale des réfugiés politiques grecs rapatriés, que la Grèce s’est engagée à reconnaître la totalité de la période d’assurance accomplie en Roumanie et à verser les pensions au titre de l’intégralité de cette période. En d’autres termes, en limitant la valorisation de cette période à quinze années, la Grèce modifierait unilatéralement les obligations qu’elle doit assumer en vertu de l’accord bilatéral, et

    deuxièmement, quant à la question de savoir si les droits tirés de l’accord bilatéral sont plus favorables pour les bénéficiaires que ceux découlant du règlement no 1408/71, le gouvernement roumain observe que l’accord bilatéral se contente de déterminer la législation nationale applicable aux fins de l’octroi de la pension. Il conviendrait dès lors d’établir de manière concrète, eu égard aux circonstances de chaque cas d’espèce, quel est le régime juridique le plus favorable pour les bénéficiaires. En l’occurrence, étant donné que le montant de la pension versée par les autorités grecques aux époux Balazs est plus élevé que celui que leur versent les autorités roumaines, l’application de l’accord bilatéral leur serait plus favorable, y compris si la Cour devait considérer que les autorités grecques pouvaient unilatéralement fixer la période d’assurance prise en compte.

    2. Appréciation

    73.

    J’estime que déterminer lequel du règlement no 1408/71 ou de l’accord bilatéral est le plus avantageux pour les époux Balazs conduit, nécessairement, à interpréter préalablement ledit accord et, éventuellement, la loi nationale applicable en vertu de celui-ci.

    a) L’interprétation d’une convention internationale

    74.

    Si je suis sensible à l’interprétation de l’accord bilatéral défendue par le gouvernement roumain, je ne pense pas qu’il appartienne à la Cour de se prononcer sur la portée des obligations de la Grèce au titre de l’accord bilatéral ( 22 ).

    75.

    À cet égard, il convient néanmoins de préciser que la Cour a considéré, au point 37 de son arrêt Wencel (EU:C:2013:303), «qu’une disposition de l’Union, à l’instar de l’article 7, paragraphe 2, [du] règlement [no 1408/71] qui accorde la priorité à l’application d’une convention bilatérale ne saurait avoir une portée qui soit en conflit avec les principes sous-tendant la législation dont elle fait partie».

    76.

    C’est ainsi que la Cour a déjà jugé que les dispositions d’une convention reprises à l’annexe III du règlement no 1408/71 – et s’appliquant par conséquent à la place dudit règlement – devaient être considérées comme incompatibles avec les articles 45 TFUE et 51 TFUE ( 23 ).

    77.

    Si ces principes ont été dégagés par la Cour dans le cadre de l’application de l’exception prévue à l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 1408/71, a fortiori s’appliquent-ils dans le cadre de l’exception jurisprudentielle issue de l’arrêt Rönfeldt (EU:C:1991:52).

    78.

    Dans ces conditions, il est raisonnable de penser que, pour être compatible avec les principes qui sous-tendent le règlement no 1408/71 et les articles 45 TFUE et 51 TFUE, une convention internationale telle que celle en cause dans les affaires au principal devrait être interprétée comme imposant à la République hellénique, qui s’est engagée, par l’article 2, paragraphe 3, de l’accord bilatéral, «à payer les pensions aux retraités rapatriés et à reconnaître la période d’assurance accomplie en Roumanie par les assurés rapatriés», de liquider une pension correspondant à toute cette période.

    79.

    Autrement dit, la référence faite à la législation grecque à l’article 2, paragraphe 3, de l’accord bilatéral ne dispense pas les autorités grecques de leur obligation de donner à cet accord une interprétation conforme au traité.

    b) La détermination de la norme la plus favorable

    80.

    En ce qui concerne la détermination concrète de la norme la plus favorable, j’estime, conformément à la jurisprudence de la Cour, que c’est «à la juridiction de renvoi [qu’il appartient] de vérifier si l’application de la convention internationale se révèle effectivement plus ou moins avantageuse pour les travailleurs intéressés que celle du règlement. Dans le premier cas, il conviendra d’appliquer, par exception et conformément au principe affirmé dans l’arrêt Rönfeldt, précité, les règles prévues par [l’accord bilatéral]. Dans le cas contraire, ce sont celles du règlement, telles qu’interprétées par la Cour, qui devront être appliquées» ( 24 ).

    81.

    En d’autres termes, il incomberait au juge national «d’apprécier si un intéressé tire effectivement d’une convention de sécurité sociale [, interprétée conformément aux principes qui sous-tendent le règlement no 1408/71,] un droit acquis à une prestation plus favorable» ( 25 ).

    82.

    Pour ce faire, la juridiction de renvoi devra comparer la situation des époux Balazs selon que leur pension est calculée et liquidée en application de l’accord bilatéral, interprété d’une façon conforme au droit de l’Union ou du règlement no 1408/71.

    83.

    Pour déterminer les droits auxquels les époux Balazs peuvent prétendre en vertu de ce dernier, la juridiction nationale devra nécessairement tenir compte des articles 45, 46 et 94, paragraphe 2, du règlement no 1408/71 ( 26 ).

    84.

    Dans cette hypothèse subsidiaire, il s’agira donc également, in fine, de n’appliquer qu’un seul des deux textes juridiques aux époux Balazs: le règlement no 1408/71 ou l’accord bilatéral.

    E – Sur la limitation dans le temps des effets de l’arrêt à intervenir

    85.

    Dans ses observations écrites, le gouvernement roumain demande à la Cour, dans l’hypothèse où celle-ci jugerait qu’il incombe aux autorités roumaines d’accorder aux époux Balazs des droits de pension en application du règlement no 1408/71, de limiter dans le temps les effets de son arrêt.

    86.

    Cette demande n’a de sens que si la Cour retient l’opinion que j’ai développée à titre principal ou, dans le cas contraire, si la juridiction de renvoi conclut que le règlement no 1408/71 est plus avantageux que l’accord bilatéral pour les intéressés.

    87.

    Comme le gouvernement roumain le reconnaît lui-même, une telle limitation ne peut intervenir que si deux critères sont réunis, à savoir la bonne foi des parties et un risque de troubles graves.

    1. Arguments du gouvernement roumain

    88.

    À propos de la bonne foi, le gouvernement roumain fait observer que son attitude se fonde sur la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle le droit de l’Union s’oppose à la perte d’avantages sociaux pour les travailleurs en raison de la substitution du règlement no 1408/71 à une convention internationale.

    89.

    En outre, la situation de la Roumanie se distinguerait de celle d’autres États membres qui ont conclu des accords avec la Grèce et qui ont décidé d’appliquer le règlement no 1408/71.

    90.

    En ce qui concerne le risque de troubles graves, le gouvernement roumain invoque le fait que les contributions des personnes visées par l’accord bilatéral ont été affectées au paiement de la somme forfaitaire de 15 millions de USD au gouvernement grec et qu’il faudrait, par conséquent, en cas d’application du règlement no 1408/71, trouver d’autres sources de financement.

    91.

    Selon l’estimation de la Casa Națională de Pensii Publice de Roumanie, la somme supplémentaire qui devrait être payée s’élèverait à 38 560 683 RON (approximativement 8680537 euros). Le gouvernement roumain ajoute que près de 800 requêtes analogues à celles des époux Balazs ont été introduites.

    2. Appréciation

    92.

    Comme je l’ai mentionné précédemment, je suis sensible à l’interprétation que fait le gouvernement roumain de l’accord bilatéral et de la portée des obligations de chacune des parties à cet accord.

    93.

    Toutefois, dans le cadre de l’examen de la limitation dans le temps des effets d’un arrêt de la Cour, la condition de la bonne foi ne porte pas sur la confiance d’un État dans l’interprétation de son droit national (en ce compris les accords internationaux auxquels il est partie), mais dans celle qu’il a pu placer dans son interprétation du droit de l’Union ( 27 ).

    94.

    Or, en l’espèce, si la portée de la jurisprudence Rönfeldt peut éventuellement être discutée et être sujette à interprétation, il n’en reste pas moins que la Roumanie devait s’attendre à se voir appliquer le règlement no 1408/71 dès le 1er janvier 2007.

    95.

    En effet, alors qu’elle souhaitait l’inscription de l’accord bilatéral à l’annexe III dudit règlement, cette demande a été refusée par la Grèce. Dans ces conditions, c’est la confiance dans l’application de la règle de principe – c’est-à-dire la substitution du règlement no 1408/71 à l’accord bilatéral, en application de l’article 6 dudit règlement – qui devait prévaloir.

    96.

    Dans ces conditions, j’estime qu’il n’y a pas lieu de limiter les effets de l’arrêt à venir, puisque, lorsque le critère de bonne foi n’est pas rempli, «il n’est pas nécessaire de vérifier s’il est satisfait au second critère […] relatif au risque de troubles graves» ( 28 ).

    97.

    En tout état de cause, j’estime que le risque de troubles graves n’est pas non plus démontré.

    98.

    En effet, selon l’estimation de la caisse nationale des pensions publiques de Roumanie, la somme supplémentaire qui devrait être payée dans l’hypothèse où le règlement no 1408/71 s’appliquerait, en sus des 15 millions de USD payés en vertu de l’accord bilatéral, s’élèverait à 38 560 683 RON (approximativement 8680537 euros).

    99.

    Tout d’abord, en l’absence de données chiffrées plus précises, il ne peut être exclu que le montant indiqué par le gouvernement roumain couvre également les 800 requêtes analogues à celles des époux Balazs déjà introduites. Or, une éventuelle limitation dans le temps des effets de l’arrêt n’aurait aucun impact sur ces dossiers ( 29 ).

    100.

    De plus, il faut rappeler que l’existence de conséquences financières découlant pour un État membre d’un arrêt rendu à titre préjudiciel ne justifie pas, par elle-même, la limitation des effets de cet arrêt dans le temps ( 30 ). Le risque de répercussions économiques graves doit aussi s’apprécier en fonction du nombre de rapports juridiques constitués de bonne foi sur la base de la réglementation considérée comme valablement en vigueur ( 31 ).

    101.

    Or, outre le caractère limité du montant invoqué, force est de constater que le gouvernement roumain ne nous renseigne pas sur le nombre de situations potentiellement concernées.

    102.

    Dans ces circonstances, la condition portant sur l’existence de troubles graves ne saurait être considérée comme établie.

    V – Conclusion

    103.

    Dans une situation comme celle de l’affaire au principal, les bénéficiaires des prestations ont exercé leur droit à la libre circulation avant la signature de la convention internationale de sécurité sociale pertinente. Au vu de cet élément particulier, j’estime que la règle dérogatoire énoncée dans l’arrêt Rönfeldt (EU:C:1991:52) ne trouve pas à s’appliquer.

    104.

    Par conséquent, et eu égard aux considérations qui précèdent, j’invite la Cour à répondre à la question préjudicielle posée par la Curtea de Apel Cluj de la manière suivante:

    «1)

    Il ne peut être dérogé à l’application du règlement (CEE) no 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement (CE) no 118/97 du Conseil, du 2 décembre 1996, tel que modifié par le règlement (CE) no 1992/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2006, lorsque les travailleurs qui entrent dans le champ d’application d’une convention internationale de sécurité sociale ont exercé leur droit à la libre circulation antérieurement à l’entrée en vigueur de celle-ci.

    2)

    À titre subsidiaire, si la Cour décidait d’appliquer aux affaires au principal la jurisprudence Rönfeldt (C‑227/89, EU:C:1991:52), il appartiendrait au juge national d’apprécier si les époux Balazs tirent de l’accord bilatéral entre les gouvernements grec et roumain, conclu le 23 février 1996, concernant le règlement définitif de la compensation des cotisations de sécurité sociale des réfugiés politiques grecs rapatriés de Roumanie, interprété conformément aux principes qui sous-tendent le règlement no 1408/71, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement no 118/97, tel que modifié par le règlement no 1992/2006, un droit acquis à une prestation plus favorable que celui résultant de l’application des articles 45, 46 et 94, paragraphe 2, de ce règlement dans les deux États.»


    ( 1 ) Langue originale: le français.

    ( 2 ) JO L 392, p. 1.

    ( 3 ) JO L 74, p. 1.

    ( 4 ) JO L 363, p. 1.

    ( 5 ) Voir, en ce sens, arrêt Wencel (C‑589/10, EU:C:2013:303, point 30). Voir, également, arrêt Duchon (C‑290/00, EU:C:2002:234, points 21 et 22).

    ( 6 ) Voir, en ce sens, arrêt Wencel (EU:C:2013:303, point 33).

    ( 7 ) Ibidem (point 36).

    ( 8 ) Les gouvernements grec et roumain s’accordent à dire que l’accord bilatéral n’a pas été repris à l’annexe III du règlement no 1408/71 à la suite d’un mémorandum soumis par les autorités grecques à la commission administrative pour la sécurité sociale des travailleurs migrants, laquelle a approuvé celui-ci lors de sa 303e réunion, qui s’est tenue à Bruxelles les 12 et 13 décembre 2006 (malgré une demande en sens contraire de la Roumanie).

    ( 9 ) Arrêt Walder (82/72, EU:C:1973:62, point 8).

    ( 10 ) Ibidem (point 6).

    ( 11 ) Point 22.

    ( 12 ) Point 29.

    ( 13 ) C‑475/93, EU:C:1995:371, points 26 à 28. Voir également, en ce sens, arrêts Thelen (C‑75/99, EU:C:2000:608, point 16) ainsi que Habelt e.a. (C‑396/05, EU:C:2007:810, point 119).

    ( 14 ) Arrêt Thévenon (EU:C:1995:371, point 27).

    ( 15 ) Point 22. Voir également, en ce sens, arrêts Thelen (EU:C:2000:608, point 14) et Habelt e.a. (EU:C:2007:810, point 118), ainsi que conclusions de l’avocat général Mischo dans l’affaire Kaske (EU:C:2001:549, point 10).

    ( 16 ) Arrêts Thévenon (EU:C:1995:371, points 26 à 28); Thelen (EU:C:2000:608, point 16), ainsi que Habelt e.a. (EU:C:2007:810, point 119).

    ( 17 ) Voir, notamment, Kessler, F., «La prise en compte des droits à pension acquis en vertu d’une convention bilatérale conclue avant l’entrée en vigueur du Règlement CEE 1408/71», Revue de droit sanitaire et social, 1991, p. 368 à 370, et Van Raepenbusch, S., «Les rapports entre le règlement (CEE) no 1408/71 et les conventions internationales dans le domaine de la sécurité sociale des travailleurs circulant à l’intérieur de la Communauté», Cahiers de droit européen, 1991, p. 449 à 466, spécialement point 10. S’exprimant expressément en faveur d’une interprétation restrictive, González-Sancho López, E., «Relaciones entre legislación comunitaria y convenios bilaterales en materia de seguridad social de migrantes: de la sentencia Rönfeldt al caso Peschiutta», Revista de trabajo y Seguridad Social, no 5, janvier-mars 1992, p. 81 à 92.

    ( 18 ) EU:C:1995:371, points 26 à 28.

    ( 19 ) Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Rönfeldt (EU:C:1991:52), la convention internationale en cause liait la République fédérale d’Allemagne et le Royaume de Danemark. Elle datait du 14 août 1953, le bénéficiaire était un ressortissant allemand qui avait exercé sa liberté de circulation en 1957 et était rentré en Allemagne en 1971. Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Thelen (EU:C:2000:608), la convention internationale en cause liait la République d’Autriche à la République fédérale d’Allemagne. Elle datait du 19 juillet 1978, le bénéficiaire était un ressortissant allemand qui avait vécu en Autriche de 1986 à 1996 et y avait exercé une activité professionnelle de 1991 à 1993. Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Kaske (EU:C:2002:74), la convention internationale en cause liait à nouveau la République d’Autriche à la République fédérale d’Allemagne. Elle était entrée en vigueur le 1er octobre 1979, le bénéficiaire avait la nationalité allemande et la nationalité autrichienne. Il avait exercé un emploi salarié en Autriche de 1972 à 1982, en Allemagne de 1983 à mai 1996 (de façon discontinue) et était retourné en Autriche en juin 1996. Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Naranjo Arjona e.a. (C‑31/96 à C‑33/96, EU:C:1997:475), la situation était légèrement différente puisque la convention internationale en cause, qui liait la République fédérale d’Allemagne et le Royaume d’Espagne, était entrée en vigueur, le 1er novembre 1977, pendant le séjour du bénéficiaire. Celui-ci était un ressortissant espagnol qui avait exercé sa liberté de circulation en 1966 et était rentré en Espagne en 1991. Toutefois, dans cette hypothèse aussi, le bénéficiaire pouvait avoir une confiance légitime dans l’application de la convention en cause, puisqu’il est encore resté dans le pays d’accueil pendant quatorze ans et qu’il est retourné dans son pays d’origine à un moment où la convention était toujours applicable.

    ( 20 ) Arrêt Duchon (EU:C:2002:234, point 23). Voir également, en ce sens, arrêts Rönfeldt (EU:C:1991:52, point 16); Rundgren (C‑389/99, EU:C:2001:264, point 29), ainsi que Kauer (C‑28/00, EU:C:2002:82, point 22).

    ( 21 ) Arrêt Belbouab (10/78, EU:C:1978:181, point 8), c’est moi qui souligne.

    ( 22 ) Voir, en ce sens, arrêt TNT Express Nederland (C‑533/08, EU:C:2010:243, points 58 à 63) et ordonnance Hartmann (C‑162/98, EU:C:1998:539), où la Cour a rappelé son incompétence pour interpréter un accord international conclu entre plusieurs États membres.

    ( 23 ) Voir arrêt Habelt e.a. (EU:C:2007:810, points 124 et 125).

    ( 24 ) Arrêt Naranjo Arjona e.a. (EU:C:1997:475, point 29).

    ( 25 ) Arrêt Martínez Domínguez e.a. (C‑471/99, EU:C:2002:523, point 31).

    ( 26 ) Voir développements ci-dessus relatifs aux conséquences de l’application du règlement no 1408/71.

    ( 27 ) «La première condition pour que soit décidée une limitation dans le temps d’un arrêt préjudiciel est que les individus affectés et les autorités nationales doivent avoir été incités à adopter des pratiques qui ne sont pas conformes au droit de l’Union et qui s’expliquent par une incertitude objective et significative en ce qui concerne les implications des dispositions en cause du droit de l’Union. Ainsi, il n’est pas suffisant que les acteurs aient agi de bonne foi en ce qui concerne la validité des dispositions du droit de l’Union ou du droit national qui se trouvent en conflit avec le droit de l’Union» [Fenger, N., et Broberg, M., Le renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne, Larcier, collection Europe(s), 2013, p. 581].

    ( 28 ) Arrêt Transportes Jordi Besora (C‑82/12, EU:C:2014:108, point 47).

    ( 29 ) Voir, en ce sens, arrêt Bosman (C‑415/93, EU:C:1995:463, point 144).

    ( 30 ) Voir, en ce sens, arrêt Nisipeanu (C‑263/10, EU:C:2011:466, point 34).

    ( 31 ) Voir, en ce sens, arrêt Roders e.a. (C‑367/93 à C‑377/93, EU:C:1995:261, point 43).

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