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Document 62012CC0574

Conclusions de l'avocat général Mengozzi présentées le 27 février 2014.
Centro Hospitalar de Setúbal EPE et Serviço de Utilização Comum dos Hospitais (SUCH) contre Eurest (Portugal) - Sociedade Europeia de Restaurantes Lda.
Demande de décision préjudicielle: Supremo Tribunal Administrativo - Portugal.
Renvoi préjudiciel - Marchés publics de services - Directive 2004/18/CE - Attribution du marché sans engagement d’une procédure d’appel d’offres (attribution dite ‘in house’) - Attributaire juridiquement distinct du pouvoir adjudicateur - Centre de prestation de services d’assistance et de soutien hospitaliers - Association d’utilité publique et à but non lucratif - Majorité des sociétaires formée par des pouvoirs adjudicateurs - Minorité des sociétaires formée par des entités de droit privé, associations caritatives sans but lucratif - Activité réalisée au moins à 80 % du chiffre d’affaires annuel au profit des sociétaires.
Affaire C-574/12.

Court reports – general

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2014:120

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PAOLO MENGOZZI

présentées le 27 février 2014 ( 1 )

Affaire C‑574/12

Centro Hospitalar de Setúbal, EPE,

Serviço de Utilização Comum dos Hospitais (SUCH)

contre

Eurest Portugal – Sociedade Europeia de Restaurantes Lda

[demande de décision préjudicielle formée par le Supremo Tribunal Administrativo (Portugal)]

«Marchés publics — Directive 2004/18/CE — Absence d’obligation d’organiser une procédure d’adjudication selon les règles du droit de l’Union (attribution interne ou ‘in house’) — Condition du ‘contrôle analogue’ — Adjudicataire juridiquement distinct du pouvoir adjudicateur et ayant la forme d’une association sans but lucratif — Participation d’intérêts privés dans le capital de l’adjudicataire — Condition de réalisation de l’essentiel de l’activité avec les pouvoirs adjudicateurs qui exercent le ‘contrôle analogue’»

1. 

Par les six questions préjudicielles qui lui sont soumises par le Supremo Tribunal Administrativo (Portugal) dans la présente affaire, la Cour est à nouveau appelée à préciser la portée des conditions requises pour qu’un pouvoir adjudicateur puisse se prévaloir de l’exception en matière d’attributions dites «internes» («in house»). En vertu de cette exception, établie par la Cour dans l’arrêt Teckal ( 2 ) et qui a fait depuis lors l’objet d’une vaste jurisprudence, un pouvoir adjudicateur est dispensé de mettre en œuvre une procédure d’adjudication d’un marché public à deux conditions: il doit exercer sur l’adjudicataire un «contrôle analogue» à celui qu’il exerce sur ses propres services et cet adjudicataire doit réaliser l’essentiel de son activité avec le ou les pouvoirs adjudicateurs qui le détiennent ( 3 ).

2. 

La présente affaire soulève des questions inédites qui permettront à la Cour de mieux préciser le champ d’application de l’exception de l’opération interne (exception «in house»). D’une part, la Cour est appelée à définir la portée de sa jurisprudence selon laquelle la participation d’intérêts privés dans l’adjudicataire exclut la possibilité que le pouvoir adjudicateur exerce sur cet adjudicataire un contrôle analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services ( 4 ). Plus précisément, la Cour devra dire si l’approche restrictive adoptée dans cette jurisprudence pour les participations privées au capital de sociétés adjudicataires doit aussi être suivie dans le cas où l’adjudicataire est une association sans but lucratif dont les sociétaires comprennent, outre les pouvoirs adjudicateurs, des associations poursuivant des objectifs caritatifs et de bienfaisance.

3. 

D’autre part, dans la présente affaire, la Cour est appelée à préciser les contours de la seconde «condition Teckal», à savoir la condition selon laquelle l’adjudicataire doit réaliser l’essentiel de son activité avec le ou les pouvoirs adjudicateurs qui le détiennent.

I – Le cadre juridique

A – Le droit de l’Union

4.

L’article 1er, paragraphe 2, sous a), de la directive 2004/18/CE ( 5 ) énonce que «[l]es ‘marchés publics’ sont des contrats à titre onéreux conclus par écrit entre un ou plusieurs opérateurs économiques et un ou plusieurs pouvoirs adjudicateurs et ayant pour objet l’exécution de travaux, la fourniture de produits ou la prestation de services au sens de la présente directive».

B – La législation nationale

5.

En vertu de l’article 5, paragraphe 2, du code des marchés publics portugais ( 6 ), qui a transposé la directive 2004/18 en droit portugais à la lumière de la jurisprudence de la Cour, «[le code des marchés publics] n’est pas davantage applicable à la passation de marchés, quel que soit leur objet, par les pouvoirs adjudicateurs avec une autre entité dès lors que:

a)

le pouvoir adjudicateur exerce sur l’activité de celle-ci, isolément ou avec d’autres pouvoirs adjudicateurs, un contrôle analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services, et

b)

cette entité réalise l’essentiel de son activité au bénéfice d’un ou de plusieurs pouvoirs adjudicateurs qui exercent sur elle le contrôle analogue visé au point supérieur».

II – Les faits, la procédure au principal et les questions préjudicielles

6.

Le Centro Hospitalar de Setúbal (ci-après le «CHS»), première partie requérante dans l’affaire au principal, est un hôpital public portugais.

7.

Le Serviço de Utilização Comum dos Hospitais (ci-après le «SUCH»), seconde partie requérante dans l’affaire au principal, est une association sans but lucratif instituée par le décret no 46.668, du 24 novembre 1965, et dotée de ses propres statuts ( 7 ). En vertu de l’article 2 de ceux-ci, le SUCH a pour finalité la réalisation d’une mission de service public; il constitue un instrument permettant à ses sociétaires de satisfaire eux-mêmes à leurs besoins et se fixe pour objectif leur efficacité. Il concourt en outre à la concrétisation de la politique en matière de santé, en contribuant de manière significative à l’efficacité et à la viabilité financière du service national de santé.

8.

En vertu de l’article 7, paragraphe 1, de ses statuts, seules peuvent en être sociétaires des entités appartenant au secteur public ou au secteur social qui assurent des soins de santé ou qui exercent des activités liées à la promotion et à la protection de la santé. En vertu du paragraphe 2 du même article, le SUCH doit cependant veiller à ce que la majorité des droits de vote à son assemblée générale appartiennent à des personnes se trouvant sous le contrôle du membre du gouvernement responsable du secteur de la santé et soumises au pouvoir de direction, de contrôle et de tutelle de celui-ci. Au moment des faits pertinents de la présente affaire, le SUCH comptait 88 sociétaires, dont le CHS et 23 institutions privées de solidarité sociale, toutes à but non lucratif et dont 20 sont des institutions caritatives («Misericórdias»).

9.

En vertu de l’article 3 de ses statuts, le SUCH est soumis au pouvoir de direction, de contrôle et de tutelle du membre du gouvernement responsable du secteur de la santé, qui est compétent pour nommer le président et le vice-président du conseil d’administration ainsi que pour entériner les délibérations de l’assemblée générale ayant pour objet de contracter des prêts qui impliquent un niveau d’endettement net supérieur ou égal à 75 % des capitaux propres calculés de l’exercice précédent, de modifier les statuts ou de dissoudre l’association.

10.

En vertu de l’article 5, paragraphe 3, de ses statuts, le SUCH peut fournir des services, en régime de concurrence et de marché, à des entités publiques autres que ses sociétaires et à des entités privées, nationales ou étrangères, à la condition que cela ne porte pas préjudice à ses sociétaires et soit avantageux pour ceux-ci et pour lui-même, tant du point de vue économique que de celui de la valorisation technologique. Le paragraphe 4 du même article précise que le SUCH doit veiller à exercer au minimum 80 % de son activité en faveur de ses sociétaires.

11.

Le 27 juillet 2011, le CHS a conclu avec le SUCH un accord ayant pour objet la fourniture, par ce dernier, de repas aux patients et au personnel du CHS. L’accord a été conclu pour une durée de cinq années renouvelable et prévoit le paiement d’un prix annuel de 1295289 euros soit, pour les cinq années de la durée de l’accord, 6476445 euros. La fourniture du service faisant l’objet de l’accord a été attribuée directement par le CHS au SUCH, sans recourir aux procédures d’adjudication prévues à la directive 2004/18 dès lors que, selon l’opinion des contractants, cet accord s’inscrirait dans le cadre des relations internes existant entre le SUCH et les hôpitaux qui en sont sociétaires, dont le CHS.

12.

Considérant que l’attribution directe au SUCH de la fourniture des services faisant l’objet de l’accord conclu avec le CHS était illégale, dans la mesure où elle avait été effectuée sans procédure d’adjudication publique et donc en violation de la législation nationale et européenne en matière de marchés publics, Eurest (Portugal) – Sociedade Europeia de Restaurantes Lda (ci-après «Eurest»), société fournissant des services identiques à ceux qui font l’objet de l’accord et partie à un contrat avec le CHS pour la fourniture de repas, qui a été résilié à la suite de la conclusion de l’accord entre le CHS et le SUCH, a présenté un recours devant le Tribunal Administrativo e Fiscal de Almada. Dans son recours, Eurest a demandé, d’une part, l’annulation de l’ordonnance du conseil d’administration du CHS disposant la résiliation du contrat qui la liait à cet hôpital et, d’autre part, l’annulation de l’accord conclu entre le CHS et le SUCH.

13.

Par jugement du 30 janvier 2012, le Tribunal Administrativo e Fiscal de Almada a fait droit au recours et a déclaré nul l’accord conclu entre le CHS et le SUCH. Cette juridiction a considéré qu’il n’avait pas été démontré que les conditions d’application de l’exception prévue à l’article 5, paragraphe 2, du code des marchés publics étaient remplies et que, en conséquence, l’attribution des services visés dans l’accord devait faire l’objet d’une procédure d’adjudication publique. Le CHS et le SUCH ont attaqué le jugement rendu en première instance devant le Tribunal Central Administrativo do Sul qui, par arrêt du 26 avril 2012, a rejeté leurs recours. Tant le SUCH que le CHS ont attaqué cet arrêt devant le Supremo Tribunal Administrativo, c’est-à-dire le juge de renvoi.

14.

Le juge de renvoi relève avant tout qu’il est constant qu’un hôpital comme le CHS, en tant que personne morale de droit public, constitue un pouvoir adjudicateur. Il est tout aussi constant que l’accord conclu par celui-ci avec le SUCH, une entité distincte, constitue un marché public de services. Le juge de renvoi observe également que, pour que ce marché puisse faire l’objet d’une attribution directe interne, il doit être satisfait aux deux conditions prévues à l’article 5, paragraphe 2, du code des marchés publics, repris au point 5 supra, qui codifie la jurisprudence Teckal.

15.

Pour ce qui concerne, plus précisément, la première condition, c’est‑à‑dire l’existence du «contrôle analogue», le juge de renvoi observe que la nature juridique particulière du SUCH, dont les sociétaires comptent aussi des institutions privées de solidarité sociale, soulève des questions nouvelles à la lumière de la jurisprudence de la Cour selon laquelle la participation, fût-elle minoritaire, d’une entreprise privée dans le capital d’une société exclut en tout état de cause l’existence de ce type de contrôle ( 8 ), notamment en rapport avec le fait que, en droit de l’Union, il n’est pas nécessaire qu’une entité ait un but lucratif pour constituer une entreprise. En outre, se référant à un arrêt par lequel la Cour des comptes portugaise a refusé son visa à l’accord en cause et dont la motivation a été reproduite dans l’arrêt attaqué devant lui, le juge de renvoi se demande s’il peut être satisfait à la condition du contrôle analogue dans le cas d’espèce, compte tenu du nombre des sociétaires non publics du SUCH, de sa large autonomie et de son indépendance par rapport aux pouvoirs publics, de sa dynamique concrète de fonctionnement et, en particulier, du fonctionnement de son conseil d’administration, ainsi que de sa taille et de sa complexité.

16.

Pour ce qui concerne la seconde condition nécessaire à l’application de l’exception des opérations internes, le juge de renvoi se demande s’il peut y être satisfait alors que, en vertu de ses statuts, le SUCH peut réaliser 20 % de son chiffre d’affaires en fournissant, en régime de concurrence, des services à des personnes autres que ses sociétaires.

17.

À la lumière de ces considérations, le juge de renvoi, par ordonnance du 6 novembre 2012, a jugé nécessaire de suspendre la procédure pendante devant lui afin de soumettre à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)

Le fait qu’un hôpital public attribue, sans suivre la procédure de passation prévue par la loi pour le marché en cause, à une association à but non lucratif, dont il est un associé et dont l’objet est la réalisation d’une mission de service public dans le domaine de la santé en vue d’améliorer l’efficacité et l’efficience de ses sociétaires, les prestations relatives à l’alimentation en milieu hospitalier relevant de sa compétence, transférant ainsi à celle-ci la charge de ses fonctions dans ce domaine, est-il compatible avec la jurisprudence communautaire en matière de passation de marchés interne si, conformément aux statuts, cette association peut avoir comme sociétaires non seulement des entités appartenant au secteur public, mais aussi au secteur social et qu’à la date de l’attribution les entités du secteur social étaient représentées par 23 institutions privées de solidarité sociale (IPPS), toutes à but non lucratif et, parmi celles-ci, des institutions caritatives, sur un ensemble de 88 sociétaires?

2)

Peut-on considérer que, pour ses décisions, l’attributaire est dans une position de sujétion par rapport aux sociétaires publics, en ce que ceux-ci exercent, isolément ou conjointement, un contrôle analogue à celui qu’ils exercent sur leurs propres services si, conformément aux statuts, l’attributaire doit veiller à ce que la majorité des droits de vote appartienne à des sociétaires qui font partie et sont soumis aux pouvoirs de direction, de supervision et de tutelle du membre du gouvernement chargé du domaine de la santé et que son conseil d’administration est aussi majoritairement composé de sociétaires publics ?

3)

Peut-on considérer que la condition relative au ‘contrôle analogue’ est remplie à la lumière de la jurisprudence communautaire concernant la passation interne lorsque, conformément aux statuts, l’attributaire est soumis aux pouvoirs de tutelle du membre du gouvernement chargé du domaine de la santé, à qui il appartient de nommer le président et le vice‑président du conseil d’administration, d’homologuer les délibérations de l’assemblée générale sur les emprunts qui impliquent un niveau d’endettement net supérieur ou égal à 75 % des capitaux propres de l’exercice de l’année écoulée, d’homologuer les délibérations relatives aux modifications des statuts, d’homologuer les délibérations de l’assemblée générale sur la dissolution de l’attributaire, ainsi que de déterminer la destination de ses biens en cas de dissolution?

4)

Le fait que l’attributaire soit une organisation de grande taille et complexe, qui agit sur tout le territoire portugais et a comme sociétaires l’ensemble des services et des institutions du Serviço Nacional de Saúde, y compris les plus grandes unités hospitalières du pays, avec un chiffre d’affaires de ventes prévu de l’ordre de 90 millions d’euros, avec une activité qui couvre différents domaines d’activité complexes, avec des indicateurs d’activités très importants, avec plus de 3300 salariés, qui est dans deux groupements complémentaires d’entreprises et dans deux sociétés commerciales, permet‑il de qualifier les relations entre elle et ses sociétaires publics comme une passation purement interne ou ‘in house’?

5)

Le fait que l’attributaire puisse, conformément aux statuts, fournir des services, en régime de concurrence, à des entités publiques non sociétaires ou à des entités privées, nationales ou étrangères, i) dès lors que cela ne porte pas préjudice aux sociétaires et que cela soit avantageux pour ceux‑ci et pour l’entité attributaire, tant sur le plan économique qu’en matière d’enrichissement et de valorisation technologique et ii) dès lors que la prestation de ces services ne représente pas un volume de facturation supérieur à 20 % de son chiffre d’affaires annuel global de l’exercice précédent, permet-il de considérer que la condition relative à la passation interne, à savoir en ce qui concerne la condition relative à la ‘destination essentielle de l’activité’ exigée par l’article 5, paragraphe 2, sous b), du code des marchés publics, est remplie?

6)

Si la réponse à l’une quelconque des questions précédentes n’est pas en soi suffisante pour conclure que les conditions visées à l’article 5, paragraphe 2, du code des marchés publics sont ou non remplies à la lumière de la jurisprudence communautaire relative à la passation interne, l’appréciation conjointe de ces réponses permet-elle de conclure qu’il s’agit [en l’espèce] de ce type de passation?»

III – La procédure devant la Cour

18.

L’ordonnance de renvoi est parvenue au greffe le 7 décembre 2012. Le CHS, le SUCH, Eurest, les gouvernements portugais et espagnol ainsi que la Commission européenne ont déposé des observations écrites et sont tous intervenus à l’audience, qui a eu lieu le 21 novembre 2013.

IV – Analyse juridique

19.

Il convient d’observer avant tout que, selon l’ordonnance de renvoi, il est constant que le contrat conclu entre le CHS et le SUCH constitue un marché public et que, en tant que tel, il est soumis, en principe, à la réglementation européenne en matière de marchés publics et, plus particulièrement, aux dispositions de la directive 2004/18 ( 9 ).

20.

En revanche, le point litigieux devant le juge de renvoi, point que concernent toutes les questions préjudicielles posées par celui-ci à la Cour, est la possibilité d’appliquer à ce marché l’exception prévue pour les attributions internes («in house»).

A – La première question préjudicielle

21.

Par sa première question préjudicielle, le juge de renvoi demande en substance à la Cour si l’exception à l’application des dispositions de la directive 2004/18 qui découle de sa jurisprudence en matière d’attributions internes («in house») peut aussi s’appliquer lorsque l’adjudicataire est une association sans but lucratif dont l’objet est de réaliser une mission de service public et dont, en vertu de ses statuts, peuvent être sociétaires des entités relevant non seulement du secteur public, mais aussi du secteur social et lorsque, à la date de l’attribution du marché, une partie, fût-elle minoritaire, des sociétaires de cette association ne relève pas du secteur public, mais est constituée d’institutions du secteur social qui exercent des activités sans but lucratif, en particulier des activités de bienfaisance.

22.

Cette question concerne la première des deux conditions Teckal, c’est‑à‑dire l’exercice par un pouvoir adjudicateur, sur un adjudicataire, d’un «contrôle analogue» à celui qu’il exerce sur ses propres services ( 10 ). Il est donc opportun de rappeler brièvement, à titre préliminaire, la portée de la condition du «contrôle analogue» telle que définie dans la jurisprudence.

23.

La Cour a établi à cet égard qu’il y a contrôle analogue lorsque l’adjudicataire est soumis à un contrôle permettant au pouvoir adjudicateur d’influencer ses décisions. Il doit s’agir d’une possibilité d’influence déterminante tant sur les objectifs stratégiques que sur les décisions importantes de cette entité. En d’autres termes, le pouvoir adjudicateur doit être en mesure d’exercer sur cette entité un contrôle structurel et fonctionnel. La Cour exige également que ce contrôle soit effectif ( 11 ).

24.

En outre, selon la jurisprudence, en cas de recours à une entité détenue en commun par plusieurs autorités publiques, le «contrôle analogue» peut aussi être exercé conjointement par ces autorités, sans qu’il soit indispensable que ce contrôle soit exercé individuellement par chacune d’elles ( 12 ).

25.

En revanche, selon la jurisprudence constante, la participation, fût-elle minoritaire, d’une entreprise privée dans le capital d’une société à laquelle participe également le pouvoir adjudicateur en cause exclut, en tout état de cause, que ce pouvoir adjudicateur puisse exercer sur cette société un contrôle analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services ( 13 ).

26.

Cela étant, pour ce qui concerne spécifiquement la question préjudicielle posée à la Cour, il convient d’observer tout d’abord que la circonstance que l’entité adjudicataire soit constituée sous une forme de droit privé, telle qu’une association, n’exclut nullement, en soi, l’application de l’exception de l’opération interne ( 14 ). La Cour a en effet déjà reconnu à plusieurs reprises que cette exception s’applique dans le cas d’une entité adjudicataire constituée sous une forme propre au droit privé, comme une société anonyme ( 15 ).

27.

Quant à la circonstance que l’adjudicataire de l’attribution directe ne poursuit pas de but de lucre, elle est sans pertinence pour l’application de l’exception de l’opération interne. En effet, l’application de cette exception trouve son fondement dans la relation interne existant entre le pouvoir adjudicateur et l’adjudicataire, en raison de laquelle il n’y a pas de concours de deux volontés autonomes qui représentent des intérêts légitimes distincts ( 16 ). Cette relation est donc indépendante non seulement de la nature juridique de l’adjudicataire, mais aussi de la circonstance que celui-ci poursuive ou non un but de lucre. Du reste, il ressort de la jurisprudence que l’absence de but lucratif d’une personne, et notamment d’une association, n’exclut pas que celle-ci exerce une activité économique et ne suffit donc pas, en soi, à exclure cette personne de l’application des dispositions du droit de l’Union en matière de marchés publics ( 17 ).

28.

Pour ce qui concerne la présence, parmi les sociétaires de l’adjudicataire, d’entités relevant non seulement du secteur public, mais aussi du secteur social, il convient de rappeler que, comme nous l’avons déjà mentionné aux points 2 et 25, la Cour a établi, dans une jurisprudence qui est désormais constante, que la participation, fût-elle minoritaire, d’une entreprise privée dans le capital d’une société à laquelle participe également le pouvoir adjudicateur qui entend procéder à une attribution interne («in house») exclut que ce pouvoir adjudicateur puisse exercer sur cette société un contrôle analogue.

29.

Or, comme l’a d’ailleurs relevé le juge de renvoi lui-même, aux termes de cette jurisprudence, la possibilité, pour le pouvoir adjudicateur, d’exercer un contrôle analogue sur l’adjudicataire est exclue dans le cas où des intérêts privés sont présents dans celui-ci sous la forme d’une participation d’une entreprise au capital social d’une société.

30.

Le cas du SUCH se distingue cependant d’une hypothèse de ce genre dans la mesure où, d’une part, il n’est pas constitué sous la forme d’une société et ne possède donc pas de capital social et, d’autre part, les entités de droit privé de promotion sociale qui sont ses sociétaires et qui ne relèvent pas du secteur public ne sont pas nécessairement des entreprises au sens strict.

31.

Le problème central soulevé par la première question préjudicielle est donc précisément celui-ci: faut-il appliquer, dans une situation comme celle du SUCH, le principe développé par la jurisprudence selon lequel la présence d’intérêts privés au sein de l’adjudicataire exclut la possibilité, pour le pouvoir adjudicateur, d’exercer sur celui-ci un contrôle analogue, ce qui exclut par voie de conséquence la possibilité d’attribuer directement des marchés à cette personne en application de l’exception de l’opération interne?

32.

À cet égard, je rappelle à titre préliminaire que la Cour a répété à plusieurs reprises que le principal objectif des règles de l’Union en matière de marchés publics est la libre circulation des services et l’ouverture à la concurrence la plus large possible dans tous les États membres ( 18 ). Cet objectif implique l’obligation de tout pouvoir adjudicateur d’appliquer les règles de l’Union en matière de marchés publics, lorsque les conditions prévues par ces règles sont remplies, avec la conséquence que toute exception à l’application de cette obligation est d’interprétation stricte ( 19 ) .

33.

Dans cette perspective, je relève que, selon la jurisprudence, deux raisons commandent d’exclure l’existence d’une relation interne justifiant une attribution directe lorsque des intérêts privés participent au capital de l’adjudicataire. Comme l’a relevé la Cour, en effet, d’une part, le rapport entre une autorité publique, qui est un pouvoir adjudicateur, et ses propres services est régi par des considérations et des exigences propres à la poursuite d’objectifs d’intérêt public, alors que, en revanche, tout placement de capital privé dans une entreprise obéit à des considérations propres aux intérêts privés et poursuit des objectifs de nature différente ( 20 ).

34.

D’autre part, la Cour a aussi relevé que l’attribution d’un marché public à une entreprise d’économie mixte sans appel à la concurrence porterait atteinte à l’objectif de concurrence libre et non faussée et au principe d’égalité de traitement des intéressés, dans la mesure où, notamment, une telle procédure offrirait à une entreprise privée présente dans le capital de cette entreprise un avantage par rapport à ses concurrents ( 21 ).

35.

Or, j’estime que les deux considérations développées par la Cour au sujet de la participation d’une entreprise privée au capital d’une société peuvent s’appliquer à une situation comme celle qui est, sur la base des éléments du dossier, celle du SUCH.

36.

En effet, d’une part, l’analyse selon laquelle la poursuite d’intérêts privés obéit à des considérations différentes de celles qui sont inhérentes à la poursuite d’intérêts publics ne se limite pas, selon moi, au cas de la présence d’investissements privés dans une société. Il est indubitable, en effet, que la participation de personnes telles que les entités privées de promotion de la solidarité sociale dans un adjudicataire répond à des logiques et à des intérêts de nature privée, comme peuvent l’être par exemple des intérêts caritatifs ou de bienfaisance, lesquels poursuivent des finalités qui, quoique louables, ne coïncident pas nécessairement avec l’intérêt public. Ces finalités, en effet, tout en pouvant dans certains cas être qualifiées, in abstracto, de finalités d’intérêt général, présentent toutefois des éléments propres à l’intérêt privé, tels que la connotation religieuse ( 22 ) ou associative qui, tout en pouvant être complémentaires à l’intérêt public, lui sont toutefois étrangers.

37.

D’autre part, dans la mesure où il n’est pas exclu que des associations sans but lucratif, comme le sont les associations caritatives sociétaires du SUCH, exercent une activité économique en concurrence avec d’autres opérateurs et participent à des appels d’offres ( 23 ), l’attribution directe d’un marché public en application de l’exception de l’opération interne est susceptible d’offrir ici aussi, comme dans le cas des sociétés, un avantage à ces opérateurs par rapport à leurs concurrents.

38.

Les considérations qui précèdent conduisent selon moi à exclure, à tout le moins en l’état actuel du droit ( 24 ), qu’un pouvoir adjudicateur puisse exercer un contrôle analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services sur une association sans but lucratif dont les sociétaires comprennent, fût-ce dans une mesure minoritaire, des personnes ne relevant pas du droit public, mais du droit privé et titulaires d’intérêts privés, telles des associations sans but lucratif poursuivant des intérêts caritatifs ou de solidarité. Il s’ensuit que, selon moi, l’attribution directe d’un marché public par un pouvoir adjudicateur à une personne de ce genre, sur la base de l’exception de l’opération interne, doit être exclue. Il incombera évidemment au juge de renvoi d’effectuer les éventuelles vérifications nécessaires à cet égard.

39.

Cela étant, j’estime toutefois que quelques autres considérations s’imposent.

40.

En premier lieu, le fait que la participation d’entités titulaires d’intérêts privés, fût-elle minoritaire, dans un adjudicataire, même si ces entités ne poursuivent pas de but lucratif, empêche, en l’état actuel du droit, la formation d’une relation de type «in house» entre un ou plusieurs pouvoirs adjudicateurs et ledit adjudicataire ne signifie nullement que la nature et les finalités des organismes de solidarité, de bénévolat ou de bienfaisance ne puissent pas être prises en considération aussi dans le cadre du droit des marchés publics. Je ne peux en effet manquer d’observer à cet égard, d’une part, que la solidarité est expressément reconnue à l’article 2 TUE comme l’une des valeurs caractérisant le modèle de société européen et que, en conséquence, des entités qui poursuivent cette valeur contribuent activement à la construction d’une société européenne conforme à l’esprit des traités ( 25 ). D’autre part, et dans la lignée de cette observation, force est de constater que les considérations de type social et de solidarité ne sont pas étrangères à la réglementation en matière de marchés publics, comme le montre par exemple l’article 26 de la directive 2004/18, en vertu duquel les conditions dans lesquelles un marché est exécuté peuvent viser des considérations sociales ( 26 ).

41.

En deuxième lieu, il convient d’observer que le simple fait que les statuts de l’association sans but lucratif adjudicataire du marché prévoient que peuvent en faire partie des personnes relevant non seulement du secteur public, mais aussi du secteur social, n’est pas, en soi, de nature à exclure la possibilité d’une relation «in house», dans le cas où, lors de l’attribution du marché, seules des autorités publiques font effectivement partie de cette association. En effet, il ne serait pas conforme au principe de la sécurité juridique d’admettre que la simple possibilité, prévue par les statuts, que des personnes privées participent à une association puisse suspendre indéfiniment l’évaluation relative au caractère entièrement public ou non de ladite association. Il s’ensuit que, dans le cas où les sociétaires de l’association en question sont exclusivement des autorités publiques au moment où le marché en cause est attribué, la possibilité pour des personnes privées de participer à cette association ne peut être prise en considération que dans le cas où, à ce moment, il existe une perspective concrète à court terme d’une telle ouverture. La simple possibilité que des personnes privées participent à une association n’est donc pas suffisante pour conclure qu’il n’est pas satisfait à la condition du contrôle analogue par l’autorité publique ( 27 ).

42.

À l’inverse, dans le cas où un marché aurait été attribué, sans mise en concurrence, à une association dont tous les sociétaires sont des autorités publiques, le fait que, pendant la période de validité de ce marché, des personnes privées soient admises en tant que sociétaires de cette association constituerait un changement d’une condition fondamentale du marché qui nécessiterait une mise en concurrence ( 28 ).

43.

Il résulte de toutes les considérations qui précèdent que, selon moi, il convient de répondre à la première question préjudicielle soulevée par le juge de renvoi en ce sens que l’exception à l’application des règles de l’Union en matière de marchés publics, prévue pour les attributions internes («in house»), ne peut pas trouver à s’appliquer lorsque l’adjudicataire auquel le pouvoir adjudicateur entend attribuer directement le marché, sans procédure d’adjudication publique, est une entité de droit privé dont les sociétaires comprennent, fût-ce dans une mesure minoritaire, des personnes titulaires d’intérêts privés.

B – Les deuxième et troisième questions préjudicielles

44.

Par les deuxième et troisième questions préjudicielles, qui peuvent selon moi être traitées conjointement, le juge de renvoi demande s’il peut y avoir «contrôle analogue» sur un adjudicataire dont les statuts confèrent des pouvoirs particuliers, dans ses organes statutaires, à ceux de ses membres qui relèvent du droit public ou au membre compétent du gouvernement.

45.

Plus précisément, par la deuxième question préjudicielle, le juge de renvoi demande en substance à la Cour si les sociétaires publics d’un adjudicataire disposent sur celui-ci d’un «contrôle analogue», individuel ou conjoint, lorsque, en vertu de ses statuts, cet adjudicataire doit veiller à ce que la majorité des droits de vote à l’assemblée générale appartienne aux sociétaires qui relèvent de l’autorité du membre du gouvernement chargé du domaine de la santé et sont soumis aux pouvoirs de direction, de supervision et de tutelle de celui-ci et que la majorité des membres de son conseil d’administration est constituée de personnes relevant du droit public.

46.

Par la troisième question préjudicielle, le juge de renvoi demande en substance s’il y a «contrôle analogue» dans le cas où l’adjudicataire, en vertu de ses statuts, est soumis au pouvoir de tutelle du membre du gouvernement chargé du domaine de la santé, qui est compétent pour nommer le président et le vice‑président du conseil d’administration ainsi que pour entériner certaines délibérations de l’assemblée générale, à savoir celles qui sont prévues à l’article 3 des statuts du SUCH ( 29 ).

47.

Or, il résulte de la réponse à la première question préjudicielle qu’il est exclu qu’un pouvoir adjudicateur exerce sur un adjudicataire un contrôle analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services dans le cas où des entités titulaires d’intérêts privés détiennent une participation, fût-elle minoritaire, dans ledit adjudicataire. Le corollaire nécessaire de cette constatation, qui est l’expression d’une interprétation restrictive de l’exception, conformément à la jurisprudence mentionnée au point 32, est que d’éventuelles dispositions des statuts de l’adjudicataire attribuant des pouvoirs particuliers de contrôle ou de tutelle à ceux de ses sociétaires qui relèvent du droit public ou au membre compétent du gouvernement ne peuvent pas remédier à la participation d’entités titulaires d’intérêts privés. Il s’ensuit, selon moi, que tant la deuxième question que la troisième question appellent une réponse négative.

48.

J’observe en outre, incidemment, que le fait que l’adjudicataire soit soumis à la tutelle directe ( 30 ) ou indirecte ( 31 ) du membre compétent du gouvernement ne signifie pas nécessairement que les pouvoirs adjudicateurs exercent sur cet adjudicataire, individuellement ou conjointement, un contrôle analogue à celui qu’ils exercent sur leurs propres services.

49.

Il est vrai en effet que le pouvoir de contrôle sur les organes décisionnels statutaires de l’adjudicataire peut, selon les circonstances propres à chaque cas d’espèce, être considéré comme l’un des éléments permettant aux pouvoirs adjudicateurs qui en disposent d’exercer sur cet adjudicataire un contrôle analogue à celui qu’ils exercent sur leurs propres services ( 32 ). En théorie, il est vrai aussi qu’il n’est pas exclu que, dans les circonstances particulières d’un cas concret ( 33 ), les pouvoirs de contrôle et de tutelle attribués aux autorités publiques contrôlant les pouvoirs adjudicateurs qui, à leur tour, exercent un contrôle sur l’adjudicataire, puissent contribuer à limiter l’autonomie de la volonté de ce dernier d’une manière qui permette de reconnaître l’existence d’un contrôle analogue exercé sur celui-ci par les pouvoirs adjudicateurs en question.

50.

Toutefois, malgré ces considérations, l’existence du contrôle analogue doit être constatée spécifiquement dans le chef des pouvoirs adjudicateurs qui doivent l’exercer sur la personne à laquelle ils veulent attribuer directement le marché, et non dans le chef de l’État en tant que tel, par l’intermédiaire du membre compétent du gouvernement.

51.

À la lumière des considérations qui précèdent, j’estime qu’il convient de répondre aux deuxième et troisième questions préjudicielles en ce sens que, lorsque des entités titulaires d’intérêts privés détiennent une participation, fût‑elle minoritaire, dans un adjudicataire, les dispositions des statuts de cet adjudicataire attribuant des pouvoirs particuliers de contrôle ou de tutelle à ses autres sociétaires publics ou au membre compétent du gouvernement ne permettent pas de conclure à l’existence d’un contrôle analogue sur cet adjudicataire, de nature à justifier l’application de l’exception de l’opération interne.

C – La quatrième question préjudicielle

52.

Par sa quatrième question préjudicielle, le juge de renvoi demande en substance à la Cour si le fait que l’adjudicataire est une organisation complexe et de grande taille, qui agit sur tout le territoire national, permet de qualifier la relation entre lui et ses sociétaires publics de relation «in house», de nature à justifier qu’un marché lui soit attribué directement.

53.

Comme les trois précédentes, cette question concerne elle aussi la première «condition Teckal», à savoir l’existence d’un «contrôle analogue». Au point 23, j’ai rappelé la portée de cette condition telle qu’elle a été définie par la jurisprudence, c’est-à-dire comme une forme de contrôle structurel, fonctionnel et effectif. Au point 27, en revanche, j’ai rappelé que, selon la jurisprudence, le fondement de l’exception de l’opération interne est l’absence d’autonomie de l’adjudicataire.

54.

Or, il résulte de ces prémisses que la grande taille et la structure complexe d’une entité ne constituent pas, en soi, des éléments permettant d’établir qu’un pouvoir public exerce effectivement un contrôle structurel et fonctionnel sur cette entité et de qualifier en conséquence leur relation de «contrôle analogue» au sens de la jurisprudence.

55.

Toutefois, cela ne signifie pas que ces éléments soient dépourvus de toute pertinence pour l’analyse destinée à déterminer l’existence d’un contrôle analogue. En effet, la grande taille et la structure complexe d’une entité peuvent, selon moi, constituer des indices qui, dans le cadre d’une évaluation globale de toutes les circonstances du cas d’espèce, peuvent concourir à mener à la conclusion que ladite entité jouit d’une marge d’autonomie telle qu’elle exclut l’existence du contrôle analogue. C’est donc en ce sens que j’estime qu’il faut répondre à la quatrième question préjudicielle.

D – La cinquième question préjudicielle

56.

Par sa cinquième question préjudicielle, le juge de renvoi demande en substance à la Cour si l’exception de l’opération interne peut s’appliquer lorsque, en vertu de ses statuts, un adjudicataire peut fournir des services, en régime de concurrence, à des entités publiques non sociétaires et à des entités privées pour autant que, premièrement, cela ne porte pas préjudice aux sociétaires et que cela soit avantageux pour ceux-ci et pour l’adjudicataire lui‑même et, deuxièmement, que la prestation de ces services ne représente pas un volume supérieur à 20 % de son chiffre d’affaires annuel global de l’exercice précédent.

57.

Alors que les quatre premières questions concernaient la première des conditions Teckal, à savoir l’existence du «contrôle analogue», la cinquième question concerne en revanche la seconde condition nécessaire à l’application de l’exception de l’opération interne, c’est-à-dire la condition que l’adjudicataire réalise l’essentiel de son activité avec le ou les pouvoirs adjudicateurs qui le détiennent.

58.

Il convient de rappeler à cet égard que la Cour a précisé que cette seconde condition a particulièrement pour objet de garantir que le régime des marchés publics demeure applicable dans le cas où une entreprise contrôlée par une ou plusieurs collectivités est active sur le marché, et donc susceptible d’entrer en concurrence avec d’autres entreprises. La Cour a en effet observé qu’une entreprise n’est pas nécessairement privée de liberté d’action du seul fait que les décisions la concernant sont contrôlées par la collectivité qui la détient, si elle peut encore exercer une partie importante de son activité économique auprès d’autres opérateurs ( 34 ).

59.

La Cour a également précisé que l’adjudicataire en cause ne réalise l’essentiel de son activité avec le ou les pouvoirs adjudicateurs qui le détiennent que si son activité est consacrée substantiellement et principalement de manière exclusive à ce pouvoir adjudicateur (ou à ces pouvoirs adjudicateurs) et que, en conséquence, toute autre activité ne revêt qu’un caractère marginal ( 35 ). Dans le cas où plusieurs pouvoirs adjudicateurs exercent le contrôle analogue sur l’adjudicataire, l’activité à prendre en considération est celle que l’adjudicataire réalise avec l’ensemble de ces pouvoirs adjudicateurs ( 36 ).

60.

En outre, dans l’arrêt Asemfo ( 37 ), la Cour a jugé que, sous réserve des nécessaires vérifications de fait incombant au juge de renvoi, il était satisfait à cette condition dans un cas où l’adjudicataire réalisait, avec les entités et organismes publics qui le détenaient, en moyenne environ 90 % de son activité ( 38 ).

61.

Cela étant, pour ce qui concerne, tout d’abord, la disposition des statuts en vertu de laquelle l’adjudicataire en cause peut fournir des services en régime de concurrence à des tiers à la condition que cela ne porte pas préjudice aux sociétaires et soit avantageux pour ceux-ci, j’estime que, dans la mesure où cette disposition représente une limite à l’exercice par l’adjudicataire d’activités en libre concurrence, elle ne peut pas faire obstacle à ce qu’il soit satisfait à la seconde condition Teckal.

62.

Plus importante paraît en revanche la question de savoir s’il est satisfait à cette condition lorsque l’adjudicataire réalise 20 % de son chiffre d’affaires global annuel avec des entités publiques non sociétaires et des entités privées, c’est‑à‑dire avec des tiers. J’estime à cet égard que, comme l’exige la jurisprudence mentionnée au point 32, il faut adopter une approche restrictive dans l’interprétation de l’exception en question. Dans cette perspective, dans une situation où l’adjudicataire réalise en libre concurrence, et non pour les pouvoirs adjudicateurs qui le détiennent, 20 % de son activité, j’estime que l’on ne peut pas considérer que, comme l’exige la jurisprudence mentionnée au point 59, il exerce son activité substantiellement et principalement de manière exclusive avec les pouvoirs adjudicateurs qui le détiennent et que, en conséquence, toute autre activité ne revêt qu’un caractère marginal. En effet, une activité qui représente le cinquième de l’activité totale de l’adjudicataire ne peut pas, selon moi, ne serait-ce que du seul point de vue quantitatif, être qualifiée d’activité marginale.

63.

J’estime en conséquence que, en l’état actuel du droit ( 39 ), il convient de répondre à la cinquième question préjudicielle en ce sens que l’exception de l’opération interne ne peut pas s’appliquer lorsqu’un adjudicataire peut, en vertu de ses statuts, fournir des services en régime de concurrence à des entités publiques non sociétaires et à des entités privées dans une mesure pouvant atteindre 20 % de son chiffre d’affaires global annuel de l’exercice précédent.

E – La sixième question préjudicielle

64.

Il ne convient de répondre à la sixième question préjudicielle posée par le juge de renvoi, selon ce que demande celui-ci, que si la réponse à l’une quelconque des questions précédentes n’est pas en soi suffisante pour déterminer si les conditions d’application de l’exception de l’opération interne sont ou non remplies. Le juge de renvoi demande alors si l’appréciation conjointe de ces réponses permet de conclure que cette exception trouve à s’appliquer dans un cas comme celui qui est pendant devant lui.

65.

Or, à la lumière des réponses données aux cinq premières questions préjudicielles, j’estime que, si la Cour devait suivre l’approche que je propose, elle pourrait se dispenser de répondre à cette question. Il résulte en effet de ces réponses, et en particulier des réponses aux première et cinquième questions que, dans un cas comme celui qui est pendant devant le juge de renvoi, cette exception, en l’état actuel du droit ( 40 ), ne peut pas trouver à s’appliquer, et cela indépendamment d’une éventuelle appréciation conjointe de ces réponses. Je propose donc à la Cour de ne pas répondre à cette question préjudicielle.

V – Conclusion

66.

Sur la base des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles formulées par le Supremo Tribunal Administrativo dans les termes suivants:

L’exception à l’application des règles de l’Union en matière de marchés publics, prévue pour les attributions internes («in house»), ne peut pas trouver à s’appliquer lorsque l’adjudicataire auquel le pouvoir adjudicateur entend attribuer directement le marché, sans procédure d’adjudication publique, est une entité de droit privé dont les sociétaires comprennent, fût-ce dans une mesure minoritaire, des personnes titulaires d’intérêts privés. Dans un tel cas, la présence, dans les statuts de l’adjudicataire, de dispositions attribuant des pouvoirs particuliers de contrôle ou de tutelle à ses autres sociétaires publics ou au membre compétent du gouvernement ne permet pas de conclure à l’existence d’un contrôle analogue sur cet adjudicataire, de nature à justifier l’application de l’exception de l’opération interne.

La grande taille et la structure complexe d’une entité peuvent constituer des indices qui, dans le cadre d’une évaluation globale de toutes les circonstances du cas d’espèce, peuvent concourir à mener à la conclusion que ladite entité jouit d’une marge d’autonomie telle qu’elle exclut l’existence du contrôle analogue.

L’exception de l’opération interne ne peut pas s’appliquer lorsqu’un adjudicataire peut, en vertu de ses statuts, fournir des services en régime de concurrence à des entités publiques non sociétaires ou à des entités privées dans une mesure pouvant atteindre 20 % de son chiffre d’affaires global annuel de l’exercice précédent.


( 1 ) Langue originale: l’italien.

( 2 ) Arrêt du 18 novembre 1999 (C-107/98, Rec. p. I-8121).

( 3 ) Voir, entre autres, arrêts du 11 janvier 2005, Stadt Halle et RPL Lochau (C-26/03, Rec. p. I-1, point 49); du 13 octobre 2005, Parking Brixen (C-458/03, Rec. p. I-8585, point 62); du 11 mai 2006, Carbotermo et Consorzio Alisei (C-340/04, Rec. p. I-4137, point 33); du 19 avril 2007, Asemfo (C-295/05, Rec. p. I-2999, point 55); du 13 novembre 2008, Coditel Brabant (C-324/07, Rec. p. I-8457, point 27); du 10 septembre 2009, Sea (C-573/07, Rec. p. I-8127, point 40); du 29 novembre 2012, Econord (C‑182/11 et C‑183/11, point 25), et du 19 décembre 2012, Ordine degli Ingegneri della Provincia di Lecce e.a. (C‑159/11, point 32). Voir aussi mes récentes conclusions dans l’affaire Datenlotsen Informationssysteme (C‑15/13).

( 4 ) Voir infra, points 25 et 28.

( 5 ) Directive du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (JO L 134, p. 114).

( 6 ) Adopté par le décret no 18/2008, du 29 janvier 2008.

( 7 ) Les statuts du SUCH ont subi diverses modifications au cours du temps. La version en vigueur au moment des faits pertinents est celle qui a été homologuée en octobre 2010.

( 8 ) Arrêt Stadt Halle et RPL Lochau, précité (points 49 et 50).

( 9 ) En effet, il n’est pas contesté que la valeur du marché qui est en cause devant le juge de renvoi, telle qu’indiquée au point 11 supra, dépasse nettement le seuil prévu à l’article 7, sous b), de la directive elle-même, telle que modifiée.

( 10 ) Voir point 1 supra.

( 11 ) Arrêt Econord, précité (point 27 et jurisprudence citée).

( 12 ) Ibidem (point 28 et jurisprudence citée).

( 13 ) Voir arrêts Stadt Halle et RPL Lochau, précité (point 49); du 10 novembre 2005, Commission/Autriche (C-29/04, Rec. p. I-9705, point 46); du 6 avril 2006, ANAV (C-410/04, Rec. p. I-3303, point 31); du 8 avril 2008, Commission/Italie (C-337/05, Rec. p. I-2173, point 38); Coditel Brabant, précité (point 30); Sea, précité (point 46); du 15 octobre 2009, Acoset (C-196/08, Rec. p. I-9913, point 53), et du 22 décembre 2010, Mehiläinen et Terveystalo Healthcare (C-215/09, Rec. p. I-13749, point 32).

( 14 ) Voir en ce sens arrêt Sea, précité (point 41). Voir aussi conclusions de l’avocat général Stix‑Hackl dans l’affaire Stadt Halle et RPL Lochau, précitée.

( 15 ) Outre l’arrêt Sea précité, voir aussi, entre autres, arrêts précités ANAV (par exemple point 33) et Econord (par exemple points 29 et 32).

( 16 ) À cet égard, voir plus en détail mes récentes conclusions dans l’affaire Datenlotsen Informationssyteme, précitée (point 41 et les nombreuses références jurisprudentielles).

( 17 ) Voir arrêts du 29 novembre 2007, Commission/Italie (C‑119/06, points 37 et 41), et du 23 décembre 2009, CoNISMa (C-305/08, Rec. p. I-12129, point 45).

( 18 ) Voir, en ce sens, arrêts précités CoNISMa (point 37 et jurisprudence citée) et Carbotermo et Consorzio Alisei (point 58).

( 19 ) Voir, entre autres, arrêts précités Stadt Halle et RPL Lochau (points 44 et 46); Parking Brixen (point 63) et ANAV (point 26). À cet égard, voir aussi point 38 de mes récentes conclusions dans l’affaire Datenlotsen Informationssysteme, précitée.

( 20 ) Voir arrêts précités Stadt Halle et RPL Lochau (point 50) et Commission/Autriche (point 47).

( 21 ) Arrêt Stadt Halle et RPL Lochau, précité (point 51).

( 22 ) Ce qui, sous réserve des nécessaires vérifications incombant au juge de renvoi, semble être le cas des «Misericórdias» sociétaires du SUCH.

( 23 ) Voir arrêts précités Commission/Italie (points 37 et 41) et CoNISMa (point 45).

( 24 ) Il convient en effet de relever à cet égard que la dernière version de la proposition de directive du Parlement et du Conseil sur les marchés publics (document du Conseil no 11745/13), actuellement discutée par le Conseil et à laquelle la Commission s’est référée à l’audience, prévoit comme condition des attributions internes («in house») l’absence de participation privée directe au capital de la personne morale sur laquelle le pouvoir adjudicateur exerce le contrôle analogue, à l’exception toutefois des participations sans pouvoir de contrôle ni de blocage légalement obligatoires qui ne permettent pas d’exercer une influence décisive sur cette personne morale. Il n’est pas exclu que, dans le cas où elle serait maintenue dans la version finale de la nouvelle directive, cette disposition puisse conduire, dans certains cas spécifiques, à une interprétation différente de celle qui est fondée sur l’état actuel du droit.

( 25 ) Dans cette perspective, on peut relever, par exemple, que la Cour a reconnu un pouvoir d’appréciation aux États membres pour ce qui concerne précisément l’aménagement de leur système de sécurité sociale, en leur reconnaissant la faculté d’admettre des opérateurs privés à ce système à la condition que ceux-ci ne poursuivent aucun but lucratif. Voir arrêt du 17 juin 1997, Sodemare e.a. (C-70/95, Rec. p. I-3395, point 32).

( 26 ) Voir aussi, à cet égard, considérant 46 de la même directive.

( 27 ) Voir en ce sens arrêt Sea, précité (points 49 à 51).

( 28 ) Ibidem, point 53.

( 29 ) Voir point 9 supra.

( 30 ) Comme dans le cas de la disposition statutaire visée dans la troisième question préjudicielle, à savoir l’article 3 des statuts du SUCH.

( 31 ) Comme dans le cas de la disposition statutaire visée dans la deuxième question préjudicielle, à savoir l’article 7, paragraphe 2, des statuts du SUCH.

( 32 ) Voir arrêt Sea, précité (point 89); dans le même sens, voir aussi arrêt Coditel Brabant, précité (point 34); mais voir également arrêt Parking Brixen, précité (point 69).

( 33 ) Dans lequel il n’y aurait toutefois pas de participation d’intérêts privés dans l’adjudicataire.

( 34 ) Arrêt Carbotermo et Consorzio Alisei, précité (points 60 et 61).

( 35 ) Ibidem, points 62 et 63 (mise en évidence ajoutée).

( 36 ) Ibidem, points 70 et 71.

( 37 ) Précité.

( 38 ) Ibidem, point 63.

( 39 ) Il convient de relever, en effet, que, dans la dernière version de la proposition de directive du Parlement et du Conseil sur les marchés publics, citée à la note 24 supra, il est expressément prévu que l’exception de l’opération interne peut s’appliquer à la condition que l’adjudicataire en cause réalise plus de 80 % de son activité avec le ou les pouvoirs adjudicateurs qui le détiennent [voir article 11, paragraphe 1, sous b)]. Il est évident que, dans le cas où ce seuil serait confirmé dans cette directive, cela refléterait un choix du législateur qui modifierait l’état du droit pour l’avenir. Cependant, cela ne joue, selon moi, aucun rôle dans l’interprétation du droit tel qu’il est actuellement en vigueur.

( 40 ) Voir notes 24 et 38 supra.

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