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Document 62011CJ0221

Arrêt de la Cour (grande chambre) du 24 septembre 2013.
Leyla Ecem Demirkan contre Bundesrepublik Deutschland.
Demande de décision préjudicielle, introduite par l’Oberverwaltungsgericht Berlin-Brandenburg.
Accord d’association CEE-Turquie – Protocole additionnel – Article 41, paragraphe 1 – Clause de ‘standstill’ – Obligation de disposer d’un visa pour l’admission sur le territoire d’un État membre – Libre prestation des services – Droit d’un ressortissant turc d’entrer dans un État membre afin de rendre visite à un membre de sa famille et de bénéficier, potentiellement, de prestations de services.
Affaire C‑221/11.

Court reports – general

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2013:583

ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

24 septembre 2013 ( *1 )

«Accord d’association CEE-Turquie — Protocole additionnel — Article 41, paragraphe 1 — Clause de ‘standstill’ — Obligation de disposer d’un visa pour l’admission sur le territoire d’un État membre — Libre prestation des services — Droit d’un ressortissant turc d’entrer dans un État membre afin de rendre visite à un membre de sa famille et de bénéficier, potentiellement, de prestations de services»

Dans l’affaire C‑221/11,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par l’Oberverwaltungsgericht Berlin-Brandenburg (Allemagne), par décision du 13 avril 2011, parvenue à la Cour le 11 mai 2011, dans la procédure

Leyla Ecem Demirkan

contre

Bundesrepublik Deutschland,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. V. Skouris, président, M. K. Lenaerts, vice-président, MM. A. Tizzano, L. Bay Larsen, T. von Danwitz, A. Rosas (rapporteur) et Mme M. Berger, présidents de chambre, MM. E. Levits, A. Ó Caoimh, J.‑C. Bonichot, A. Arabadjiev, Mme C. Toader, MM. J.‑J. Kasel, M. Safjan et D. Šváby, juges,

avocat général: M. P. Cruz Villalón,

greffier: M. M. Aleksejev, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 6 novembre 2012,

considérant les observations présentées:

pour Mlle Demirkan, par Me R. Gutmann, Rechtsanwalt,

pour le gouvernement allemand, par MM. T. Henze, J. Möller et K. Hailbronner, en qualité d’agents,

pour le gouvernement tchèque, par M. M. Smolek, en qualité d’agent,

pour le gouvernement danois, par M. C. Vang et Mme V. Pasternak Jørgensen, en qualité d’agents,

pour le gouvernement estonien, par Mme M. Linntam, en qualité d’agent,

pour le gouvernement hellénique, par M. G. Karipsiades et Mme T. Papadopoulou, en qualité d’agents,

pour le gouvernement français, par MM. G. de Bergues et D. Colas ainsi que par Mme B. Beaupère-Manokha, en qualité d’agents,

pour le gouvernement néerlandais, par Mmes B. Koopman, M. Bulterman et C. Wissels, en qualité d’agents,

pour le gouvernement slovaque, par Mme B. Ricziová, en qualité d’agent,

pour le gouvernement du Royaume-Uni, par MM. S. Ossowski et L. Christie, en qualité d’agents, assistés de M. R. Palmer, barrister,

pour le Conseil de l’Union européenne, par M. J. Monteiro ainsi que par Mmes E. Finnegan et Z. Kupčová, en qualité d’agents,

pour la Commission européenne, par MM. G. Braun et G. Wils, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 11 avril 2013,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, signé le 23 novembre 1970 à Bruxelles et conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) no 2760/72 du Conseil, du 19 décembre 1972 (JO L 293, p. 1, ci-après le «protocole additionnel»), et, en particulier, de la notion de «libre prestation des services» figurant à cette disposition.

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Mlle Demirkan, ressortissante turque, à la Bundesrepublik Deutschland au sujet du rejet par les autorités de cette dernière de sa demande de délivrance d’un visa pour aller rendre visite à son beau-père résidant en Allemagne.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

L’accord d’association

3

L’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie a été signé, le 12 septembre 1963, à Ankara par la République de Turquie, d’une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part, et a été conclu, approuvé et confirmé au nom de cette dernière par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685, ci-après l’«accord d’association»).

4

Conformément à son article 2, paragraphe 1, l’accord d’association a pour objet de promouvoir le renforcement continu et équilibré des relations commerciales et économiques entre les parties contractantes, y compris dans le domaine de la main-d’œuvre, par la réalisation graduelle de la libre circulation des travailleurs (article 12 de l’accord d’association) ainsi que par l’élimination des restrictions à la liberté d’établissement (article 13 dudit accord) et à la libre prestation des services (article 14 du même accord), en vue d’améliorer le niveau de vie du peuple turc et de faciliter ultérieurement l’adhésion de la République de Turquie à la Communauté (quatrième considérant du préambule et article 28 de cet accord).

5

Aux fins de la réalisation de ces objectifs, l’établissement progressif d’une union douanière en trois phases a été prévu. L’association instituée par ledit accord (ci-après l’«association CEE-Turquie») comporte ainsi une phase préparatoire, afin de permettre à la République de Turquie de renforcer son économie avec l’aide de la Communauté (article 3 de cet accord), une phase transitoire, au cours de laquelle sont assurés la mise en place progressive d’une union douanière et le rapprochement des politiques économiques (article 4 dudit accord), et une phase définitive qui est fondée sur l’union douanière et implique le renforcement de la coordination des politiques économiques des parties contractantes (article 5 du même accord).

6

L’article 6 de l’accord d’association est libellé comme suit:

«Pour assurer l’application et le développement progressif du régime d’association, les Parties contractantes se réunissent au sein d’un conseil d’association qui agit dans les limites des attributions qui lui sont conférées par l’accord.»

7

Aux termes de l’article 8 de l’accord d’association, inséré dans le titre II de celui-ci, intitulé «Mise en œuvre de la phase transitoire»:

«Pour la réalisation des objectifs énoncés à l’article 4, le conseil d’association fixe, avant le début de la phase transitoire, et selon la procédure prévue à l’article premier du protocole provisoire, les conditions, modalités et rythmes de mise en œuvre des dispositions propres aux domaines visés par le traité instituant la Communauté qui devront être pris en considération, notamment ceux visés au présent titre, ainsi que toute clause de sauvegarde qui s’avérerait utile.»

8

L’article 14 de l’accord d’association, qui figure également sous le titre II de celui-ci, énonce:

«Les Parties contractantes conviennent de s’inspirer des articles [45 CE], [46 CE] et [48 CE] à [54 CE] inclus pour éliminer entre elles les restrictions à la libre prestation des services.»

9

Aux termes de l’article 22, paragraphe 1, de l’accord d’association:

«Pour la réalisation des objets fixés par l’accord et dans les cas prévus par celui-ci, le Conseil d’association dispose d’un pouvoir de décision. Chacune des deux parties est tenue de prendre les mesures que comporte l’exécution des décisions prises [...]»

Le protocole additionnel

10

Le protocole additionnel qui, conformément à son article 62, fait partie intégrante de l’accord d’association arrête, aux termes de son article 1er, les conditions, modalités et rythmes de réalisation de la phase transitoire visée à l’article 4 dudit accord.

11

Le protocole additionnel comporte un titre II, intitulé «Circulation des personnes et des services», dont le chapitre I vise «[l]es travailleurs» et le chapitre II est consacré aux «[d]roit d’établissement, services et transports».

12

L’article 41 du protocole additionnel, qui figure au chapitre II dudit titre II, est ainsi libellé:

«1.   Les parties contractantes s’abstiennent d’introduire entre elles de nouvelles restrictions à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services.

2.   Le conseil d’association fixe, conformément aux principes énoncés aux articles 13 et 14 de l’accord d’association, le rythme et les modalités selon lesquels les parties contractantes suppriment entre elles progressivement les restrictions à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services.

Le conseil d’association fixe ce rythme et ces modalités pour les différentes catégories d’activités, en tenant compte des dispositions analogues déjà prises par la Communauté dans ces domaines, ainsi que de la situation particulière de la Turquie sur le plan économique et social. Une priorité sera accordée aux activités contribuant particulièrement au développement de la production et des échanges.»

13

Sur le fondement de l’article 41, paragraphe 2, du protocole additionnel, le conseil d’association a adopté la décision no 2/2000, du 11 avril 2000, sur l’ouverture de négociations visant à réaliser la libéralisation des services et l’ouverture réciproque des marchés publics entre la Communauté et la Turquie (JO L 138, p. 27). Toutefois, le conseil d’association n’a pas réalisé jusqu’ici de libéralisation substantielle dans ce domaine.

14

L’article 59 du protocole additionnel, qui figure sous le titre IV de celui‑ ci, intitulé «Dispositions générales et finales», est libellé comme suit:

«Dans les domaines couverts par le présent protocole, la Turquie ne peut bénéficier d’un traitement plus favorable que celui que les États membres s’accordent entre eux en vertu du traité instituant la Communauté.»

Le règlement (CE) no 539/2001

15

L’article 1er, paragraphe 1, du règlement (CE) no 539/2001 du Conseil, du 15 mars 2001, fixant la liste des pays tiers dont les ressortissants sont soumis à l’obligation de visa pour franchir les frontières extérieures des États membres et la liste de ceux dont les ressortissants sont exemptés de cette obligation (JO L 81, p. 1), dispose:

«Les ressortissants des pays tiers figurant sur la liste de l’annexe I doivent être munis d’un visa lors du franchissement des frontières extérieures des États membres.»

16

La République de Turquie figure sur la liste de ladite annexe I. Le considérant 1 du règlement no 539/2001 rappelle que l’article 61 CE range la fixation de la liste des pays tiers dont les ressortissants sont soumis à l’obligation de visa pour franchir les frontières extérieures des États membres ainsi que celle des pays tiers dont les ressortissants sont exemptés de cette obligation «parmi les mesures d’accompagnement directement liées à la libre circulation des personnes dans un espace de liberté, de sécurité et de justice».

Le droit allemand

L’état du droit allemand au 1er janvier 1973

17

Il ressort de la décision de renvoi que, au 1er janvier 1973, date à laquelle le protocole additionnel est entré en vigueur à l’égard de la République fédérale d’Allemagne, le droit interne de cet État membre ne subordonnait pas l’entrée sur le territoire allemand de ressortissants turcs, en vue d’un séjour ayant pour objet une visite à caractère familial, à une obligation de visa.

18

Sur le fondement de l’article 5, paragraphe 1, point 1, du règlement d’exécution de la loi relative aux étrangers (Verordnung zur Durchführung des Ausländergesetzes), du 10 septembre 1965 (BGBl. 1965 I, p. 1341), dans sa version du 13 septembre 1971 (BGBl. 1971 I, p. 1743), lu en combinaison avec l’annexe de ce règlement d’exécution, les ressortissants turcs, pour pouvoir entrer sur le territoire allemand, n’étaient tenus d’obtenir un permis de séjour sous la forme d’un visa que lorsqu’ils voulaient exercer une activité professionnelle en Allemagne.

19

Lesdits ressortissants n’ont été soumis à une obligation générale de visa que lors de l’entrée en vigueur du onzième règlement modificatif du règlement d’exécution de la loi relative aux étrangers, du 1er juillet 1980 (BGBl. 1980 I, p. 782).

Les dispositions du droit allemand pertinentes à la date des faits du litige au principal

20

Il ressort de la décision de renvoi que l’obligation, pour les ressortissants turcs tels que la requérante au principal, de posséder un visa pour entrer en Allemagne résulte de l’article 4, paragraphe 1, première phrase, de la loi relative au séjour, au travail et à l’intégration des étrangers sur le territoire fédéral [Gesetz über den Aufenthalt, die Erwerbstätigkeit und die Integration von Ausländern im Bundesgebiet (Aufenthaltsgesetz – AufenthG), BGBl. 2004 I, p. 1950, ci-après la «loi relative au séjour des étrangers»].

21

Sous l’intitulé «Exigence d’un titre de séjour», l’article 4, paragraphe 1, de la loi relative au séjour des étrangers dispose:

«Pour entrer sur le territoire de la République fédérale et y séjourner, les ressortissants étrangers doivent posséder un titre de séjour, pour autant qu’il n’en est pas disposé autrement par le droit de l’Union européenne ou par une disposition réglementaire ou à moins qu’un droit de séjour n’existe en vertu de l’[accord d’association] [...]»

Le litige au principal et les questions préjudicielles

22

Au cours du mois d’octobre 2007, Mlle Demirkan, ressortissante turque née en 1993, a déposé une demande de visa auprès de l’ambassade d’Allemagne à Ankara (Turquie), afin de pouvoir rendre visite à son beau-père, ressortissant allemand résidant en Allemagne. À la suite du rejet de cette demande, elle a formé un recours devant le Verwaltungsgericht Berlin (tribunal administratif de Berlin).

23

Devant ladite juridiction, Mlle Demirkan a conclu, à titre principal, à ce qu’il soit constaté qu’elle avait le droit d’entrer sans visa sur le territoire allemand. À titre subsidiaire, elle a demandé l’annulation de la décision de rejet de sa demande de visa et qu’il soit constaté que la République fédérale d’Allemagne avait l’obligation de lui délivrer un visa de visite.

24

Selon Mlle Demirkan, il découle de la clause de «standstill» énoncée à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel qu’elle n’a pas besoin d’un visa pour le séjour qu’elle prévoit d’effectuer en Allemagne pour rendre visite à son beau-père. Dès lors qu’une telle visite de la famille comporterait toujours l’aspect déterminant qu’est le bénéfice de services, elle aurait droit, en tant que bénéficiaire de services, à la délivrance du visa de tourisme demandé. En effet, à la date de l’entrée en vigueur du protocole additionnel à l’égard de la République fédérale d’Allemagne, les ressortissants turcs étaient, en vertu du droit interne de cet État membre, exemptés de l’obligation de posséder un titre de séjour pour entrer sur le territoire allemand lorsqu’ils n’avaient pas l’intention d’y séjourner plus de trois mois et d’y exercer une activité économique.

25

Par jugement du 22 octobre 2009, le Verwaltungsgericht Berlin a rejeté ledit recours, en considérant que Mlle Demirkan ne bénéficiait d’aucun droit à entrer sans visa sur le territoire allemand. En particulier, elle ne pourrait se prévaloir de la clause de «standstill» figurant à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, cette clause n’étant pas applicable à une autorisation de séjour sollicitée en vue d’une visite à caractère familial. Selon cette juridiction, la clause de «standstill» n’a pas consacré en faveur des ressortissants turcs une liberté de circulation générale et indépendante de toute activité économique.

26

Mlle Demirkan a interjeté appel de ce jugement devant l’Oberverwaltungsgericht Berlin-Brandenburg (tribunal administratif supérieur de Berlin Brandebourg).

27

Ladite juridiction indique, en premier lieu, que, en application tant du droit national, à savoir l’article 4, paragraphe 1, première phrase, de la loi relative au séjour des étrangers, que du droit de l’Union, en l’occurrence l’article 1er, paragraphe 1, et l’annexe I du règlement no 539/2001, Mlle Demirkan est soumise à une obligation de visa pour pouvoir entrer sur le territoire allemand. Par conséquent, si elle devait bénéficier d’un droit d’entrée sans visa, cela ne pourrait être qu’en application de l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel.

28

La juridiction de renvoi observe en second lieu que, le 1er janvier 1973, date de l’entrée en vigueur du protocole additionnel à l’égard de la République fédérale d’Allemagne, un séjour ayant pour objet une visite familiale, tel que celui sollicité par Mlle Demirkan, n’était pas soumis à une obligation de visa en application du droit allemand. Cette juridiction relève toutefois que la jurisprudence de la Cour, en particulier l’arrêt du 19 février 2009, Soysal et Savatli (C-228/06, Rec. p. I-1031), n’indique pas si l’interdiction de nouvelles restrictions à la libre prestation des services consacrée à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel s’étend aussi à la libre prestation des services dite «passive», à savoir la liberté pour les destinataires de services d’un État de se rendre dans un autre État pour y bénéficier d’une prestation de services. En Allemagne, une telle question serait controversée, tant dans la jurisprudence que dans la doctrine. La thèse majoritaire en Allemagne serait que la clause de «standstill» comprend la libre prestation des services tant active que passive.

29

Dans l’hypothèse où il conviendrait de répondre à la première question que la notion de libre prestation des services au sens de l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel englobe également la libre prestation des services passive, il resterait encore, selon la juridiction de renvoi, à examiner la question de savoir si les ressortissants turcs qui veulent se rendre en Allemagne pour effectuer une visite à des parents, dans le cadre d’un séjour de trois mois au plus, et en se bornant à invoquer la possibilité d’y obtenir des services, peuvent bénéficier de la clause de «standstill».

30

La juridiction de renvoi indique à cet égard qu’une partie de la doctrine allemande se fonde, pour défendre une interprétation large du champ de la libre prestation des services passive, sur le point 15 de l’arrêt de la Cour du 24 novembre 1998, Bickel et Franz (C-274/96, Rec. p. I-7637), dans lequel cette dernière a jugé que la libre prestation des services passive s’applique à tous les ressortissants des États membres qui, sans bénéficier d’une autre liberté garantie par le droit de l’Union, se rendent dans un autre État membre «en vue d’y recevoir des services ou en ayant la faculté d’en recevoir».

31

C’est dans ces conditions que l’Oberverwaltungsgericht Berlin-Brandenburg a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)

La notion de libre prestation des services au sens de l’article 41, paragraphe 1, du [protocole additionnel] englobe-t-elle aussi la libre prestation des services passive?

2)

Dans l’affirmative, la protection de la libre prestation des services passive découlant de l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel s’étend-elle également aux ressortissants turcs qui, comme la demanderesse au principal, veulent entrer en République fédérale d’Allemagne non pas pour accéder à une prestation de services déterminée, mais pour rendre visite à des parents dans le cadre d’un séjour de trois mois au plus et qui invoquent la simple possibilité de bénéficier de services en Allemagne?»

Sur la première question

32

Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la notion de «libre prestation des services» visée à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel doit être interprétée en ce sens qu’elle englobe également la liberté pour les ressortissants turcs, destinataires de services, de se rendre dans un État membre pour y bénéficier d’une prestation de service.

33

À cet égard, il y a lieu de rappeler d’emblée que, aux termes de l’article 56 TFUE, les restrictions à la libre prestation des services à l’intérieur de l’Union sont interdites à l’égard des ressortissants des États membres établis dans un État membre autre que celui du destinataire de la prestation.

34

Au point 10 de l’arrêt du 31 janvier 1984, Luisi et Carbone (286/82 et 26/83, Rec. p. 377), la Cour a interprété la notion de «libre prestation des services» au sens de l’article 59 du traité CEE (devenu article 59 du traité CE, lui-même devenu, après modification, article 49 CE), auquel correspond actuellement l’article 56 TFUE. Elle a jugé que, afin de permettre l’exécution de la prestation de services, il peut y avoir un déplacement soit du prestataire qui se rend dans l’État membre où le destinataire est établi, soit du destinataire qui se rend dans l’État d’établissement du prestataire. Elle a notamment considéré que, alors que le premier de ces cas était expressément mentionné à l’article 60, troisième alinéa, du traité CEE (devenu article 60, troisième alinéa, du traité CE, lui-même devenu article 50, troisième alinéa, CE), auquel correspond actuellement l’article 57, troisième alinéa, TFUE, qui admettait l’exercice, à titre temporaire, de l’activité du prestataire de services dans l’État membre où la prestation est fournie, dans les mêmes conditions que celles que ce dernier impose à ses propres ressortissants, le deuxième cas en constituait le complément nécessaire, qui répondait à l’objectif de libérer toute activité rémunérée et non couverte par la libre circulation des marchandises, des personnes et des capitaux.

35

Ainsi, conformément à la jurisprudence de la Cour, le droit à la libre prestation des services conféré par l’article 56 TFUE aux ressortissants des États membres, et donc aux citoyens de l’Union, inclut la libre prestation des services «passive», à savoir la liberté pour les destinataires de services de se rendre dans un autre État membre pour y bénéficier d’un service, sans être gênés par des restrictions (arrêts Luisi et Carbone, précité, point 16; du 2 février 1989, Cowan, 186/87, Rec. p. 195, point 15; Bickel et Franz, précité, point 15; du 19 janvier 1999, Calfa, C-348/96, Rec. p. I-11, point 16, ainsi que du 17 février 2005, Oulane, C-215/03, Rec. p. I-1215, point 37).

36

Relèvent ainsi de l’article 56 TFUE tous les citoyens de l’Union qui, sans bénéficier d’une autre liberté garantie par le traité FUE, se rendent dans un autre État membre en vue d’y recevoir des services ou en ayant la faculté d’en recevoir (voir, en ce sens, arrêt Bickel et Franz, précité, point 15). Selon cette jurisprudence, les touristes, les bénéficiaires de soins médicaux et ceux qui effectuent des voyages d’études ou des voyages d’affaires sont à considérer comme des destinataires de services (arrêt Luisi et Carbone, précité, point 16).

37

En ce qui concerne le statut conféré aux ressortissants turcs dans le cadre de l’accord d’association, l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, ainsi qu’il ressort de son libellé même, énonce, dans des termes clairs, précis et inconditionnels, une clause non équivoque de «standstill», qui interdit aux parties contractantes d’introduire de nouvelles restrictions à la liberté d’établissement et à la liberté de prestation des services, à compter de la date de l’entrée en vigueur du protocole additionnel (voir, s’agissant des restrictions à la liberté d’établissement, arrêt du 11 mai 2000, Savas, C-37/98, Rec. p. I-2927, point 46).

38

Selon une jurisprudence constante de la Cour, l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel a un effet direct. En conséquence, cette disposition peut être invoquée par les ressortissants turcs auxquels elle s’applique devant les juridictions des États membres (voir, en ce sens, arrêts Savas, précité, point 54; du 21 octobre 2003, Abatay e.a., C-317/01 et C-369/01, Rec. p. I-12301, points 58 et 59; du 20 septembre 2007, Tum et Dari, C-16/05, Rec. p. I-7415, point 46, ainsi que Soysal et Savatli, précité, point 45).

39

Il convient de relever que la clause de «standstill» prohibe de manière générale l’introduction de toute nouvelle mesure qui aurait pour objet ou pour effet de soumettre l’exercice par un ressortissant turc desdites libertés économiques sur le territoire d’un État membre à des conditions plus restrictives que celles qui étaient applicables à la date de l’entrée en vigueur du protocole additionnel à l’égard de cet État membre (voir, en ce sens, arrêts précités Savas, points 69 et 71, quatrième tiret; Abatay e.a., points 66 et 117, deuxième tiret, ainsi que Tum et Dari, points 49 et 53).

40

À cet égard, la Cour a déjà jugé que l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel peut être invoqué par une entreprise établie en Turquie qui effectue légalement des prestations de services dans un État membre et par des ressortissants turcs qui sont des chauffeurs routiers employés par une telle entreprise (arrêt Abatay e.a., précité, points 105 et 106).

41

Il ressort de l’arrêt Soysal et Savatli, précité, que la clause de «standstill» prévue à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel s’oppose à l’introduction, à compter de la date de l’entrée en vigueur de ce protocole, de l’exigence d’un visa pour permettre à des ressortissants turcs d’entrer sur le territoire d’un État membre aux fins d’y effectuer des prestations de services pour le compte d’une entreprise établie en Turquie, dès lors que, avant cette date, un tel visa n’était pas exigé.

42

Dans la présente affaire, il convient d’examiner si la clause de «standstill» prévue à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel s’applique également aux ressortissants turcs qui, à la différence de la situation à l’origine de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Soysal et Savatli, précité, n’effectuent pas des prestations de services transfrontalières, mais souhaitent se rendre dans un État membre afin d’y bénéficier de prestations de services.

43

À cet égard, il importe de relever que, certes, selon une jurisprudence constante, les principes admis dans le cadre des articles du traité relatifs à la libre prestation des services doivent être transposés, dans la mesure du possible, aux ressortissants turcs pour éliminer entre les parties contractantes les restrictions à la libre prestation des services (voir, en ce sens, arrêt Abatay e.a., précité, point 112 et jurisprudence citée).

44

Toutefois, l’interprétation donnée aux dispositions du droit de l’Union, y compris celles du traité, relatives au marché intérieur, ne peut pas être automatiquement transposée à l’interprétation d’un accord conclu par l’Union avec un État tiers, sauf dispositions expresses à cet effet prévues par l’accord lui-même (voir, en ce sens, arrêts du 9 février 1982, Polydor et RSO Records, 270/80, Rec. p. 329, points 14 à 16; du 12 novembre 2009, Grimme, C-351/08, Rec. p. I-10777, point 29, ainsi que du 15 juillet 2010, Hengartner et Gasser, C-70/09, Rec. p. I-7233, point 42).

45

À cet égard, l’utilisation à l’article 14 de l’accord d’association du verbe «s’inspirer» oblige les parties contractantes non pas à appliquer en tant que telles les dispositions du traité en matière de libre prestation des services ni celles adoptées pour la mise en œuvre de celles-ci, mais seulement à les considérer comme une source d’inspiration pour les mesures à adopter afin de mettre en œuvre les objectifs fixés par cet accord.

46

Ainsi qu’il est indiqué au point 1 du présent arrêt, aucune mesure constitutive d’une avancée substantielle pour la réalisation de la libre prestation des services n’a été prise par le conseil d’association. Ce dernier s’est limité, jusqu’à présent, à l’adoption de la décision no 2/2000.

47

Par ailleurs, ainsi que la Cour l’a itérativement jugé, l’extension de l’interprétation d’une disposition du traité à une disposition, rédigée en termes comparables, similaires ou même identiques, figurant dans un accord conclu par l’Union avec un État tiers, dépend notamment de la finalité poursuivie par chacune de ces dispositions dans le cadre qui lui est propre. À cet égard, la comparaison des objectifs et du contexte de l’accord, d’une part, et de ceux du traité, d’autre part, revêt une importance considérable (voir arrêts du 1er juillet 1993, Metalsa, C-312/91, Rec. p. I-3751, point 11; du 27 septembre 2001, Gloszczuk, C-63/99, Rec. p. I-6369, point 49, et du 29 janvier 2002, Pokrzeptowicz-Meyer, C-162/00, Rec. p. I-1049, point 33).

48

S’agissant en particulier de l’association CEE-Turquie, il résulte du point 62 de l’arrêt du 8 décembre 2011, Ziebell (C-371/08, Rec. p. I-12735), que, pour décider si une disposition du droit de l’Union se prête à une application par analogie dans le cadre de cette association, il importe de comparer la finalité poursuivie par l’accord d’association ainsi que le contexte dans lequel il s’insère, d’une part, avec ceux de l’instrument en cause du droit de l’Union, d’autre part.

49

À cet égard, il y a lieu de constater qu’il existe entre l’accord d’association ainsi que son protocole additionnel, d’une part, et le traité, d’autre part, des différences en raison, notamment, du lien existant entre la libre prestation des services et la libre circulation des personnes au sein de l’Union. En particulier, l’objectif de l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel ainsi que le contexte dans lequel cette disposition s’inscrit comportent des différences fondamentales avec ceux de l’article 56 TFUE, notamment en ce qui concerne l’applicabilité de ces dispositions aux destinataires de services.

50

En premier lieu, en ce qui concerne les objectifs, la Cour a déjà jugé que l’association CEE-Turquie poursuit une finalité exclusivement économique (arrêt Ziebell, précité, point 64). En effet, l’accord d’association et son protocole additionnel visent essentiellement à favoriser le développement économique de la Turquie (arrêt Savas, précité, point 53).

51

Une telle restriction de la finalité de l’accord d’association aux seuls aspects économiques transparaît déjà dans le texte de cet accord. Elle peut ainsi être relevée dans les intitulés des chapitres 1, 2 et 3 du titre II de celui-ci, relatif à la mise en œuvre de la phase transitoire, chapitres dont les titres sont, respectivement, «Union douanière», «Agriculture» et «Autres dispositions de caractère économique». L’article 14 de l’accord d’association, selon lequel «[l]es Parties contractantes conviennent de s’inspirer des articles [45 CE], [46 CE] et [48 CE] à [54 CE] inclus pour éliminer entre elles les restrictions à la libre prestation des services», figure d’ailleurs sous le chapitre 3 du titre II de cet accord, dont l’intitulé susmentionné revêt un caractère explicite à cet égard.

52

En outre, aux termes de son article 2, paragraphe 1, l’accord d’association a pour objet «de promouvoir le renforcement continu et équilibré des relations commerciales et économiques entre les Parties, en tenant pleinement compte de la nécessité d’assurer le développement accéléré de l’économie de la Turquie et le relèvement du niveau de l’emploi et des conditions de vie du peuple turc». Par ailleurs, l’article 41, paragraphe 2, second alinéa, du protocole additionnel énonce que le conseil d’association fixe le rythme et les modalités de la suppression progressive des restrictions à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services pour les différentes catégories d’activités, en tenant compte des dispositions analogues déjà prises par l’Union dans ces domaines, ainsi que de la situation particulière de la Turquie sur le plan économique et social.

53

Le développement des libertés économiques pour permettre une libre circulation des personnes d’ordre général, qui serait comparable à celle applicable, selon l’article 21 TFUE, aux citoyens de l’Union, n’est pas l’objet de l’accord d’association. En effet, un principe général de libre circulation des personnes entre la Turquie et l’Union n’est nullement prévu par cet accord et son protocole additionnel, non plus que par la décision no 1/80 du conseil d’association, du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association, laquelle concerne uniquement la libre circulation des travailleurs. L’accord d’association ne garantit d’ailleurs la jouissance de certains droits que sur le territoire du seul État membre d’accueil (voir, en ce sens, arrêt du 18 juillet 2007, Derin, C-325/05, Rec. p. I-6495, point 66).

54

La Cour a itérativement jugé que la clause de «standstill» énoncée à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel n’est pas, par elle-même, de nature à conférer aux ressortissants turcs, sur le seul fondement de la réglementation de l’Union, un droit d’établissement ainsi qu’un droit de séjour qui en constitue le corollaire, non plus qu’un droit à la libre prestation des services ou un droit d’entrée sur le territoire d’un État membre (voir, en ce sens, arrêts précités Savas, points 64 et 71, troisième tiret; Abatay e.a., point 62; Tum et Dari, point 52, ainsi que Soysal et Savatli, point 47).

55

Par conséquent, que ce soit par l’intermédiaire de la liberté d’établissement ou de la libre prestation des services, ce n’est qu’en tant qu’elle constitue le corollaire de l’exercice d’une activité économique que la clause de «standstill» peut concerner les conditions d’entrée et de séjour des ressortissants turcs sur le territoire des États membres.

56

Au contraire, dans le cadre du droit de l’Union, la protection de la libre prestation des services passive repose sur l’objectif consistant à établir un marché intérieur, conçu comme un espace sans frontières intérieures, en supprimant tous les obstacles s’opposant à l’établissement d’un tel marché. C’est précisément un tel objectif qui différencie le traité de l’accord d’association, qui poursuit une finalité essentiellement économique, ainsi qu’il a été constaté au point 50 du présent arrêt.

57

En second lieu, l’interprétation de la notion de libre prestation des services au sens des dispositions de l’accord d’association et de son protocole additionnel, d’une part, ainsi que de celles du traité, d’autre part, dépend également du contexte temporel dans lequel s’inscrivent ces dispositions.

58

Sur ce point, il convient de souligner qu’une clause de «standstill» telle que celle prévue à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel n’est pas par elle-même créatrice de droits. Il s’agit donc d’une disposition qui prohibe l’introduction de toute nouvelle mesure restrictive par rapport à une date déterminée.

59

À cet égard, ainsi que l’ont souligné les gouvernements ayant présenté des observations devant la Cour, ainsi que le Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne, la libre prestation des services a initialement été conçue comme la liberté de fournir des services. Ce n’est qu’en 1984, avec l’arrêt Luisi et Carbone, précité, que la Cour a indiqué clairement que la libre prestation des services, au sens du traité, comprenait la libre prestation des services passive.

60

Partant, aucun élément n’indique que les parties contractantes à l’accord d’association et au protocole additionnel aient, lors de la signature de ceux-ci, conçu la libre prestation des services comme incluant la libre prestation des services passive.

61

Ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 71 de ses conclusions, la pratique des Parties contractantes à l’accord d’association donne d’ailleurs des indications dans le sens contraire. En effet, de nombreux États membres ont instauré une obligation de visa pour les séjours touristiques des ressortissants turcs après l’entrée en vigueur du protocole additionnel, sans avoir considéré que l’article 41, paragraphe 1, de ce dernier y faisait obstacle. La République de Turquie elle-même, selon les allégations non contestées du gouvernement allemand, a procédé de la même façon à l’égard du Royaume de Belgique et du Royaume des Pays-Bas en révoquant, au mois d’octobre de l’année 1980, l’exemption de l’obligation de visa, qui était en vigueur en 1973, pour les ressortissants belges et néerlandais qui ne sont pas des travailleurs.

62

Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent que, en raison des différences existant entre les traités, d’une part, et l’accord d’association ainsi que son protocole additionnel, d’autre part, en ce qui concerne tant la finalité que le contexte de ceux-ci, l’interprétation de l’article 59 du traité CEE dégagée par la Cour dans l’arrêt Luisi et Carbone, précité, ne peut pas être étendue à la clause de «standstill» énoncée à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel.

63

Dans ces conditions, il convient de répondre à la première question que la notion de «libre prestation des services» visée à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel doit être interprétée en ce sens qu’elle n’englobe pas la liberté pour les ressortissants turcs, destinataires de services, de se rendre dans un État membre pour y bénéficier d’une prestation de service.

Sur la seconde question

64

Par sa seconde question, qui est posée en cas de réponse affirmative à la première question, la juridiction de renvoi demande si la libre prestation des services passive englobe également les visites à des membres de la famille et la simple faculté de recevoir des services.

65

Compte tenu de la réponse apportée à la première question, il n’y a pas lieu de répondre à la seconde question.

Sur les dépens

66

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:

 

La notion de «libre prestation des services» visée à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, signé le 23 novembre 1970 à Bruxelles et conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) no 2760/72 du Conseil, du 19 décembre 1972, doit être interprétée en ce sens qu’elle n’englobe pas la liberté pour les ressortissants turcs, destinataires de services, de se rendre dans un État membre pour y bénéficier d’une prestation de service.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure: l’allemand.

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