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Document 62006CC0241

Conclusions de l'avocat général Sharpston présentées le 7 juin 2007.
Lämmerzahl GmbH contre Freie Hansestadt Bremen.
Demande de décision préjudicielle: Hanseatisches Oberlandesgericht in Bremen - Allemagne.
Marchés publics - Directive 89/665/CEE - Procédures de recours en matière de passation des marchés publics - Délai de forclusion - Principe d’effectivité.
Affaire C-241/06.

Recueil de jurisprudence 2007 I-08415

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2007:329

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

Mme ELEANOR Sharpston

présentées le 7 juin 2007 (1)

Affaire C‑241/06

Lämmerzahl GmbH

contre

Freie Hansestadt Bremen

[demande de décision préjudicielle formée par le Hanseatisches Oberlandesgericht (Allemagne)]

«Demande de décision préjudicielle – Marchés publics – Seuils communautaires – Recours contre les décisions en matière de passation de marchés de fournitures et de travaux – Principe d’effectivité – Délais – Choix erroné de la procédure nationale de passation de marchés publics – Exclusion générale des procédures de recours ouvertes par le droit communautaire»





1.        Le présent recours préjudiciel formé par le Hanseatisches Oberlandesgericht (Brême, Allemagne) interroge principalement la Cour sur le point de savoir si le droit communautaire fait obstacle à ce qu’un soumissionnaire soit privé du droit conféré par la directive 89/665/CEE (2) d’exercer un recours contre une décision prise par un pouvoir adjudicateur au motif qu’il n’a pas contesté dans les délais impartis en droit national une décision qui a indûment exclu la procédure d’appel d’offres du champ d’application de ladite directive.

2.        La requérante dans l’affaire au principal avait soumissionné sans succès un marché portant sur un logiciel qui avait fait l’objet d’une procédure d’appel d’offres nationale. Elle s’est plainte par la suite de ce que, premièrement, il aurait dû y avoir une procédure d’appel d’offres communautaire, parce que le seuil pertinent avait été dépassé et, deuxièmement, la décision d’attribution subséquente était illicite. Ces griefs ont été déclarés irrecevables au motif que le délai imparti pour attaquer le choix de la procédure était expiré, de sorte que la procédure de recours en matière de marchés publics entrant dans le champ d’application du droit communautaire n’était pas ouverte.

3.        Le recours préjudiciel invite la Cour à poursuivre son examen des circonstances dans lesquelles la fixation de délais pour exercer un recours contre des décisions en matière de marchés publics est susceptible de porter atteinte au principe d’effectivité qui sous-tend la directive 89/665.

 Législation applicable

 Directive 89/665

4.        La directive 89/665 vise à garantir que les procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services prévues par les directives communautaires pertinentes soient effectivement appliquées. Elle le fait en prévoyant un régime de voies de recours et de mesures correctrices en cas de violations.

5.        Les considérants suivants de la directive 89/665 présentent une pertinence:

«[...] les directives communautaires en matière de marchés publics, et notamment la directive 71/305/CEE du Conseil, du 26 juillet 1971, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux [(3)], [...] ne contiennent pas de dispositions spécifiques permettant d’en garantir l’application effective [premier considérant];

[...] les mécanismes existant actuellement, tant sur le plan national que sur le plan communautaire, pour assurer cette application ne permettent pas toujours de veiller au respect des dispositions communautaires, en particulier à un stade où les violations peuvent encore être corrigées [deuxième considérant];

[...] l’ouverture des marchés publics à la concurrence communautaire nécessite un accroissement substantiel des garanties de transparence et de non-discrimination et [...] il importe, pour qu’elle soit suivie d’effets concrets, qu’il existe des moyens de recours efficaces et rapides en cas de violation du droit communautaire en matière de marché public ou des règles nationales transposant ce droit [troisième considérant];

[...] la brièveté des procédures exige un traitement urgent des violations mentionnées ci-dessus [cinquième considérant];

[...]»

6.        L’article 1er de la directive 89/665 dispose:

«1. Les États membres prennent, en ce qui concerne les procédures de passation des marchés publics relevant du champ d’application des directives [...] 77/62/CEE et 92/50/CEE (4), les mesures nécessaires pour garantir que les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs peuvent faire l’objet de recours efficaces et, en particulier, aussi rapides que possible, dans les conditions énoncées aux articles suivants, et notamment à l’article 2 paragraphe 7, au motif que ces décisions ont violé le droit communautaire en matière de marchés publics ou les règles nationales transposant ce droit.

2. [...]

3. Les États membres assurent que les procédures de recours sont accessibles, selon des modalités que les États membres peuvent déterminer, au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché public de fournitures [...] déterminé et ayant été ou risquant d’être lésée par une violation alléguée. En particulier, ils peuvent exiger que la personne qui souhaite utiliser une telle procédure ait préalablement informé le pouvoir adjudicateur de la violation alléguée et de son intention d’introduire un recours.»

7.        L’article 2 de la directive 89/665 traite des mesures correctrices qui doivent être disponibles dans le cadre des voies de recours. L’article 2, paragraphe 7, prévoit que «[l]es États membres veillent à ce que les décisions prises par les instances responsables des procédures de recours puissent être exécutées de manière efficace.»

 La directive 93/36 (5)

8.        L’article 10 de la directive 93/36 fixe, entre autres, les délais minimum de réception, dans les procédures ouvertes, des offres dont la valeur est au-dessus du seuil d’application des règles communautaires. L’article 10, paragraphe 1, prévoit que de telles procédures doivent restées ouvertes au minimum 52 jours à compter de l’envoi de l’avis de marché. Cette période peut être réduite, en règle générale, à une durée qui ne sera pas inférieure à 36 jours, mais qui ne sera en aucun cas inférieure à 22 jours, si un avis de préinformation a été publié dans les conditions fixées à l’article 10, paragraphe 1 bis.

La législation allemande (6)

9.        La quatrième partie de la loi allemande contre les restrictions de concurrence (Gesetz gegen Wettbewerbsbeschränkungen, ci-après le «GWB») a pour objet la passation de marchés publics (7). L’article 100, paragraphe 1, prévoit que «[l]a présente partie ne s’applique qu’aux marchés qui atteignent ou excèdent les montants fixés dans les dispositions prévues à l’article 127 (‘valeurs seuils’)» (8).

10.      L’article 107 du GWB a pour objet les recours formés devant la chambre des marchés publics. L’article 107, paragraphe 3, du GWB fixe les délais pour saisir la chambre des marchés publics de recours contre des violations alléguées des règles en matière de marchés publics et dispose:

«La demande est irrecevable dès lors que le demandeur s’est déjà aperçu au cours de la procédure de passation de marché de la violation alléguée et ne l’a pas immédiatement soulevée devant le pouvoir adjudicateur. La demande est également irrecevable dès lors que des violations des règles en matière de marchés publics qui étaient perceptibles (9) au vu de l’avis de marché n’ont pas été soulevées devant le pouvoir adjudicateur au plus tard à l’expiration du délai fixé dans l’avis de marché pour déposer une offre ou une candidature.»

11.      Le règlement allemand relatif à la passation de marchés publics (Vergabeverordnung, ci-après la «VgV») (10) comprend, entre autres, les valeurs seuils auxquelles fait référence l’article 127, paragraphe 1, du GWB (11). À la date pertinente, l’article 2 de la VgV disposait:

«Les valeurs seuils sont:

[...]

3. pour tous les autres marchés publics de fournitures et de services: 200 000 euros».

12.      La partie A du cahier de prescriptions pour les marchés publics (Verdingungsordnung für Leistungen, ci-après la «VOL/A») (12) contient des règles détaillées de passation par appels d’offres de marchés publics de fournitures et de services. L’article 17 traite, entre autres, du contenu des avis de marché. L’article 17, paragraphe 1, deuxième alinéa, sous c), dispose:

«L’avis de marché doit contenir au moins les détails suivants:

[...]

c) nature et étendue des biens ou services à fournir [...]» (13).

 La procédure au principal et le recours préjudiciel

13.      Le 21 mars 2005 ou avant cette date, la défenderesse au principal, la ville hanséatique libre de Brême (ci-après la «ville de Brême»), a émis un «appel d’offres national conformément à la VOL/A» pour un marché portant sur un logiciel (14). La date limite de dépôt des offres était le 12 avril 2005. L’avis de marché ne contenait aucune évaluation chiffrée de l’étendue ou de la valeur du marché. Sous la rubrique «Menge und Umfang» (quantité et étendue), il était mentionné:

«On recherche à l’intention du Senator de Brême chargé de l’emploi, de la condition féminine, de la santé, de la jeunesse et des affaires sociales un logiciel standard de traitement sur PC des dossiers dans le domaine du SGB XII (Sozialdienst Erwachsene und Wirtschaftliche Hilfen) répondant aux exigences spécifiées dans le dossier d’appel d’offres. Celui-ci peut être téléchargé gratuitement à l’adresse www.vergabe.bremen.de. [...]»

14.      La société Lämmerzahl GmbH (ci-après la «société Lämmerzahl»), la requérante au principal, est une société à responsabilité limitée spécialisée dans les logiciels destinés aux autorités publiques. Elle a dûment obtenu le dossier d’appel d’offres, lequel comprenait les trois documents suivants:

15.      Premièrement, un document intitulé «Feuille de prix/tarification détaillée 1» (ci-après le «document relatif au prix»), dans lequel il était demandé aux soumissionnaires d’indiquer, sous la rubrique «Contrat de licence», des prix unitaires pour des licences complètes, en fonction de différentes fourchettes de quantités à fournir (11 à 50, 51 à 100, 101 à 200, 201 à 500 licences). Il y avait une demande alternative d’indiquer des prix unitaires pour des licences pour la lecture seule (1 à 5, 6 à 10, 11 à 50, 51 à 100 licences). Comme autre alternative encore, il était demandé d’indiquer un prix pour une «Landeslizenz» (licence pour le Land) (15). La section intitulée «Contrat de services» demandait aux soumissionnaires d’indiquer le prix d’une formation pour environ 300 employés et 10 administrateurs. Nulle part dans ce document, il n’était précisé quel était le nombre exact de licences requises.

16.      Deuxièmement, le document décrivant l’objet de l’appel d’offres (ci-après le «document relatif à l’objet du marché») indiquait qu’environ 200 employés dans le secteur de l’aide économique, 45 dans les services sociaux et 65 dans les services centraux travailleraient avec le logiciel.

17.      Troisièmement, le «[t]ableau des biens et services» faisait état d’un «volume minimum ou estimé» d’une unité. Ici encore, le nombre total de licences requises n’était pas précisé.

18.      La société Lämmerzahl a posé trois questions concernant le dossier d’appel d’offres, auxquelles la ville de Brême a répondu par lettre du 24 mars 2005. À ce stade, elle n’a interrogé le pouvoir adjudicateur ni sur le nombre de licences ni sur le volume ou la valeur du marché.

19.      Par la suite, le 4 avril 2005, la société Lämmerzahl a adressé à la ville de Brême un courrier électronique demandant d’autres précisions sur le dossier d’appel d’offres. Sa première question portait sur le point de savoir si le prix total à indiquer dans le document d’offre et le tableau des biens et services portait sur la «somme des prix figurant dans la feuille de prix relative au contrat de licence sur la base de 310 licences (les 310 employés mentionnés dans le [document relatif à l’objet du marché]» ou bien si d’autres frais (tels que les frais de maintenance ou de prestations) devaient être inclus. Trois des autres questions posées par la société Lämmerzahl portaient sur les «310 licences susmentionnées».

20.      La ville de Brême a répondu par lettre en date du 6 avril 2005. En réponse à la première question, elle a indiqué que le prix global de l’offre (prix total des licences, frais de maintenance et de prestations) devait figurer dans le document d’offre. Dans aucune de ses réponses, la ville de Brême n’a mentionné ou expressément commenté le chiffre de 310 licences que la société Lämmerzahl avait inclus dans ses questions.

21.      La société Lämmerzahl a ensuite soumis une offre basée sur 310 licences, et portant également sur la formation et la maintenance, d’un montant net de 603 500 euros. Elle a été retenue pour la phase de test en même temps qu’un soumissionnaire concurrent, la société PROSOZ Herten GmbH (ci-après «PROSOZ»).

22.      Le 6 juillet 2005, la ville de Brême a adressé un courrier à la société Lämmerzahl l’informant qu’elle n’avait pas été retenue, car son offre n’avait pas été celle qui était la plus avantageuse économiquement.

23.      Le 14 juillet 2005, la société Lämmerzahl a adressé une réclamation écrite à la ville de Brême et, le 21 juillet 2005, elle a exercé un recours contre la procédure de passation de marché. Elle a indiqué que, après avoir consulté un avocat le 14 juillet 2005, elle avait découvert que la ville de Brême aurait dû émettre un appel d’offres communautaire, et non pas seulement national, car la valeur du marché dépassait le seuil de 200 000 euros. Elle a également fait valoir que son logiciel n’avait pas été correctement testé.

24.      Le 2 août 2005, la troisième chambre de la Vergabekammer de la ville de Brême a rejeté ce recours. Elle a jugé que, même si le seuil avait été dépassé et qu’en conséquence la mauvaise procédure de passation de marché avait été utilisée, une telle irrégularité était perceptible dans l’appel d’offres. En conséquence, le recours de la société Lämmerzahl avait été formé hors délai en vertu de l’article 107, paragraphe 3, deuxième phrase, du GWB.

25.      La société Lämmerzahl a fait appel devant la juridiction de renvoi. Premièrement, elle a fait valoir que l’irrégularité dans le choix de la procédure n’était pas perceptible dans l’appel d’offres. Deuxièmement, elle a réitéré ces griefs concernant la procédure de test et de sélection, soutenant que l’offre de PROSOZ était manifestement incomplète et comprenait une répartition des coûts illicite qui aurait dû aboutir à son exclusion (ci-après les «griefs sur le fond»).

26.      Par une décision provisoire du 7 novembre 2005, la juridiction de renvoi a refusé de prolonger l’effet suspensif de l’appel, car elle estimait que ce dernier n’avait aucune chance d’aboutir. Elle partageait l’avis de la Vergabekammer selon lequel, en vertu du délai visé à l’article 107, paragraphe 3, deuxième phrase, du GWB, la société Lämmerzahl était hors délai pour attaquer le choix d’une procédure nationale et l’estimation faite par la ville de Brême de la valeur du marché. En conséquence, cette société était forclose pour exercer la procédure de recours prévue par le GWB, laquelle n’est ouverte qu’aux procédures de passation de marchés dépassant la valeur seuil.

27.      La ville de Brême a ensuite attribué le contrat à PROSOZ.

28.      Dans l’ordonnance de renvoi, la juridiction nationale semble admettre que la valeur du marché excédait le seuil de 200 000 euros (16). Néanmoins, elle considère que, en vertu de l’article 107, paragraphe 3, deuxième phrase, du GWB, la société Lämmerzahl est forclose pour pouvoir exercer la procédure de recours prévue par le GWB.

29.      En parvenant à cette conclusion, la juridiction nationale ne tranche pas définitivement la question de savoir si, en vertu du droit national, l’expression «perceptible au vu de l’avis de marché» doit être comprise comme signifiant qu’une violation doit être perceptible dans le seul avis de marché. Elle considère que, si cette expression peut englober d’autres documents, la société Lämmerzahl aurait dû s’apercevoir, d’après les détails figurant dans le dossier d’appel d’offres, que le seuil serait dépassé. En tout état de cause, elle aurait dû s’en apercevoir à partir de ses propres calculs. Si, par contre, une violation doit être perceptible dans le seul avis de marché, l’absence même de toute indication relative à l’étendue du marché constituerait en soi une violation perceptible, car une telle omission serait contraire à l’article 17, paragraphe 1, deuxième alinéa, sous c), de la VOL/A (17). Elle aurait également pour effet d’empêcher un soumissionnaire de vérifier le choix de la procédure et, le cas échéant, de le contester.

30.      La juridiction nationale n’en émet pas moins des réserves sur le point de savoir si sa décision du 7 novembre 2005 est susceptible de priver les soumissionnaires du droit de disposer de voies de recours efficaces contre des transgressions alléguées du droit communautaire, en violation de l’article 1er de la directive 89/665. Elle estime que, au vu de la jurisprudence de la Cour (18), le délai prévu à l’article 107, paragraphe 3, deuxième phrase, du GWB est en principe en conformité avec la directive. Toutefois, lorsque la valeur du marché a été évaluée à tort comme étant en deçà du seuil, l’absence d’exercice d’un recours dans les délais prive un soumissionnaire d’un examen juridictionnel non seulement de cette violation, mais également de ses griefs sur le fond. Si un pouvoir adjudicateur peut priver un soumissionnaire non averti d’une protection de fond en commettant une violation perceptible, cela risque potentiellement de créer des abus.

31.      La juridiction nationale s’interroge aussi sur le point de savoir si les conséquences draconiennes de la prescription ne devraient être déclenchées que si le soumissionnaire peut établir, de manière non équivoque, au vu de l’avis de marché, que le pouvoir adjudicateur présume que le marché sera en deçà de la valeur seuil.

32.      Au vu de ces considérations, la juridiction de renvoi a sursis à statuer dans la procédure au principal et saisi la Cour de deux questions préjudicielles:

«1)      Est-il compatible avec la directive 89/665/CEE et notamment avec son article 1er, paragraphe 1 et paragraphe 3, qu’un soumissionnaire se voit refuser de manière générale l’accès à un réexamen de la décision du pouvoir adjudicateur, au motif que le soumissionnaire a omis fautivement de faire valoir dans les délais prescrits par le droit national une infraction à la réglementation relative aux marchés publics portant sur:

a)      la forme choisie de l’appel d’offres ou

b)      l’exactitude du calcul de la valeur du marché (évaluation manifestement erronée ou transparence insuffisante du calcul)

et qu’un nouvel examen portant sur d’autres infractions aux règles des marchés publics – prises isolément – non forcloses serait possible d’après une valeur de marché correctement calculée ou à calculer correctement?

2)      Convient-il de prévoir éventuellement d’autres exigences dans l’avis de marché en ce qui concerne les éléments pertinents pour le calcul de la valeur du marché afin de conclure, à partir des infractions relatives à l’estimation du marché, à une exclusion générale du droit de recours, même si la valeur du marché correctement estimée ou à estimer dépasse le seuil de référence?»

33.      La société Lämmerzahl, la ville de Brême, la République d’Autriche, la République de Lituanie et la Commission des Communautés européennes ont formé des observations écrites. La société Lämmerzahl, la ville de Brême et la Commission ont également fait d’autres observations lors de l’audience du 28 mars 2007.

 Recevabilité

34.      La ville de Brême soutient que les conditions d’un recours préjudiciel sur le fondement de l’article 234 CE ne sont pas réunies. Le litige porte sur une application particulière d’une disposition du droit national dont la conformité au droit communautaire ne fait aucun doute.

35.      Je n’accepte pas cet argument. Ce qui sous-tend la première question posée par la juridiction de renvoi est de savoir si l’article 1er de la directive 89/665 fait obstacle à la possibilité d’une exclusion générale du droit d’exercer un recours dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal.

36.      Concernant la seconde question posée par la juridiction de renvoi, il est tout à fait exact que la Cour ne peut pas fournir une liste de ce qui devrait précisément figurer dans des avis de marché (19). Elle a néanmoins compétence pour interpréter les principes et dispositions pertinents du droit communautaire afin d’aider les juridictions nationales à déterminer si ceux-ci ont été violés dans un cas particulier.

37.      Le recours préjudiciel est donc recevable.

 Les questions

 Remarque préliminaire

38.      Les deux questions posées par la juridiction de renvoi peuvent être reformulées comme suit:

1)      Lorsqu’un soumissionnaire n’a pas contesté dans le délai prévu par le droit national une décision ayant de manière incorrecte placé un appel d’offres public hors du champ de la protection communautaire, la directive 89/665 empêche-t-elle qu’un soumissionnaire soit privé du droit qui lui est conféré par ladite directive d’exercer un recours contre toutes autres décisions prises au cours du processus d’adjudication?

2)      Quels détails devraient figurer dans l’avis de marché de manière à permettre de tirer la conclusion que la valeur du marché a été évaluée à tort comme tombant en deçà du seuil fixé pour bénéficier de la protection conférée par la directive 89/665?

39.      La seconde question posée par la juridiction de renvoi porte sur le point de savoir si la violation en cause peut être détectée. Cette question est centrale pour déterminer si le délai fixé pour contester cette violation est compatible avec le droit communautaire. C’est pourquoi j’examinerai ensemble les deux questions préjudicielles. La plupart des parties qui ont déposé des observations ont d’ailleurs très largement adopté cette approche.

 Observations

40.      La société Lämmerzahl soutient que, si un délai tel que celui figurant à l’article 107, paragraphe 3, deuxième phrase, du GWB est en principe compatible avec la directive 89/665, il agit comme une dérogation au droit d’exercer un recours. En conséquence, l’expression «perceptibles au vu de l’avis de marché» doit être strictement interprétée. Elle ne peut être étendue à l’identification d’une omission dont la contestation peut à son tour aboutir à identifier une erreur de la ville de Brême dans l’évaluation de la valeur du marché. Cette erreur – et, partant, le choix erroné de procédure – n’était pas perceptible dans l’avis de marché. Il était donc impossible ou excessivement difficile pour la société Lämmerzahl d’exercer les droits que lui confère le droit communautaire.

41.      La République de Lituanie estime que, lorsque le délai commence à courir le jour de la publication de l’avis de marché, les droits conférés aux soumissionnaires par le droit communautaire ne sont effectivement protégés que si ceux-ci disposent à ce moment d’informations complètes et objectives sur le volume du marché. Si tel n’est pas le cas, le délai devrait commencer à courir seulement une fois qu’ils ont connaissance, ou qu’ils sont en mesure d’établir, l’erreur de procédure en cause.

42.      La ville de Brême considère que l’article 107, paragraphe 3, deuxième phrase, du GWB est compatible avec la directive 89/665. Le critère du caractère perceptible garantit que l’exercice des droits conférés par le droit communautaire au soumissionnaire n’est pas rendu impossible ou excessivement difficile. Indiquer la valeur estimée du marché dans l’avis de marché pourrait fausser la concurrence. Il suffit qu’un opérateur moyennement expérimenté soit en mesure de calculer la valeur du marché à partir des informations fournies. Lors de l’audience, la ville de Brême a souligné que, même sans le droit d’exercer un recours en vertu de la directive 89/665, des voies de droit générales sont ouvertes en droit national. Elle a toutefois reconnu que celles-ci sont moins efficaces que la procédure prévue par le GWB.

43.      La République d’Autriche estime qu’une exclusion générale de la procédure de recours communautaire résultant du fait ne pas avoir attaqué dans les délais la violation en question est compatible avec la directive 89/665, à condition que cette application particulière du délai ne viole pas le principe de protection efficace.

44.      La Commission a adopté une position similaire. Elle observe que la sanction de la forclusion garantit que les violations soient contestées le plus rapidement possible. Cela est souhaitable eu égard aux conséquences potentielles que peut avoir le fait de devoir recommencer la procédure d’appel d’offres. Lors de l’audience, la Commission a déclaré que le fait de ne pas avoir contesté dans les délais une violation ne devrait entraîner la forclusion que si le soumissionnaire a pu identifier la violation ou aurait dû le faire s’il avait agi avec la prudence qui peut être attendue de la part d’un opérateur expérimenté et diligent.

45.      La Commission estime également que les principes fondamentaux du traité tels que ceux d’égalité et de transparence s’appliquent aussi aux adjudications tombant en deçà du seuil communautaire (20).

 Appréciation

46.      Le principe communautaire d’effectivité se trouve au centre de la protection conférée par la directive 89/665. Ainsi que la Cour le juge depuis longtemps, ce principe exige que l’exercice des droits conférés par le droit communautaire ne soit pas rendu pratiquement impossible ou excessivement difficile (21).

47.      Les trois premiers considérants de la directive 89/665 soulignent donc que l’objectif de cette directive est de garantir une application effective des directives harmonisées concernant les marchés publics en offrant un régime de voies de droit contre les «violation[s] du droit communautaire en matière de marché public ou des règles nationales transposant ce droit». L’article 1er, paragraphe 1, énonce les exigences d’un recours efficace contre les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs. L’article 2, paragraphe 7, exige que les décisions prises par les instances responsables des procédures de recours puissent être exécutées de manière efficace.

48.      Les deuxième et cinquième considérants soulignent toutefois que les procédures de passation de marchés publics se caractérisent par leur brièveté. Par conséquent, les violations doivent faire l’objet d’un traitement urgent, à un stade auquel elles peuvent encore être corrigées. La rapidité des recours est donc considérée comme un aspect de l’effectivité et est expressément identifiée dans le troisième considérant et à l’article 1er, paragraphe 1.

49.      La directive 89/665 prévoit, par conséquent, la possibilité d’exercer un recours contre une décision avant même qu’elle ait pu causer un préjudice. En vertu de l’article 1er, paragraphe 3, une protection est accordée à «toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché public de fournitures [...] déterminé et ayant été ou risquant d’être lésée par une violation alléguée» (soulignement par mes soins). Dans le même esprit, l’article 1er, paragraphe 3, autorise les États membres à exiger de la partie intéressée qu’elle informe préalablement le pouvoir adjudicateur de son intention d’introduire un recours, soulignant la nécessité de tenter de régler les différends le plus rapidement possible.

50.      La directive n’autorise pas expressément l’usage de délais de prescription en ce qui concerne l’exercice des recours contre les décisions des pouvoirs adjudicateurs. La fixation de délais de prescription dans la législation nationale de transposition est néanmoins en principe compatible avec l’exigence d’un recours rapide, car il devient rapidement impraticable de renverser de telles décisions. En outre, la Cour a longtemps admis que la fixation de délais de prescription raisonnables constitue une application du principe fondamental de sécurité juridique (22).

51.      Dans l’arrêt Universale Bau e.a. (23), la Cour a jugé que la directive 89/665 ne s’oppose pas à la fixation en droit national d’un délai de prescription raisonnable pour introduire un recours contre une décision d’un pouvoir adjudicateur. Un délai de prescription est raisonnable lorsqu’il satisfait tant au principe d’effectivité, tel que fixé dans la directive, qu’à celui de sécurité juridique (24).

52.      La nécessité d’établir un équilibre entre ces deux principes distingue les délais de prescription des dispositions dérogatoires auxquelles la société Lämmerzahl tente de les assimiler. Il existe en droit communautaire toutes sortes de dérogations qui se justifient par des raisons diverses. Ces dérogations constituent souvent des exceptions aux droits conférés par le traité CE ou à d’autres principes généraux. En règle générale, elles sont autorisées lorsqu’elles sont nécessaires pour protéger des intérêts particuliers. Afin de donner effet aux principes essentiels, les dérogations sont généralement strictement interprétées. En revanche, les délais de prescription réalisent un équilibre entre les droits individuels et l’intérêt public plus large. Cependant, dès lors qu’ils limitent des droits, ils doivent être examinés avec soin pour déterminer si leur application porte en fait atteinte au principe de protection effective.

53.      La Cour a procédé à un tel examen dans l’arrêt Santex (25). Elle y a développé les principes dégagés dans l’arrêt Universale Bau e.a. et appliqué des critères dégagés dans sa jurisprudence antérieure (26) quant à la question du caractère raisonnable des délais de prescription dans le contexte de la directive 89/665. Elle a jugé qu’une règle de prescription doit être examinée «en tenant compte notamment de la place de cette disposition dans l’ensemble de la procédure, de son déroulement et de ses particularités». En conséquence, même si un délai de prescription n’est pas en soi contraire au principe d’effectivité, son application peut, en fonction des circonstances particulières d’une espèce, le devenir (27).

54.      Dans l’arrêt Grossmann Air Service, la Cour a indiqué que les objectifs de rapidité et d’efficacité de la directive 89/665 exigent qu’une partie concernée qui a connaissance d’une irrégularité la conteste (28) et n’a montré que peu de sympathie à l’égard de la requérante qui avait attendu la décision d’attribution du marché avant d’attaquer une illégalité alléguée dans l’appel d’offres (29).

55.      Le critère de la connaissance d’une irrégularité par le soumissionnaire ne sous-tend pas uniquement l’arrêt Grossmann Air Service, mais également d’autres décisions. Si le délai pour contester une irrégularité commence à courir avant que le soumissionnaire n’ait connaissance de celle-ci ou si le soumissionnaire est pénalisé d’une autre manière pour ne pas avoir soulevé une contestation alors qu’il n’avait pas connaissance et n’aurait pas pu avoir connaissance de l’irrégularité, cela porte atteinte au principe d’effectivité. Dans l’arrêt Santex, le soumissionnaire n’a pas eu connaissance de l’interprétation par le pouvoir adjudicateur de la clause litigieuse avant que le délai de prescription en cause n’ait expiré (30) et ne pouvait donc pas être privé du droit d’exercer un recours du fait de ce délai de prescription. Dans l’arrêt GAT, lequel ne portait pas sur un délai de prescription, la Cour a jugé qu’une requérante ne saurait être privée du droit de demander des dommages-intérêts au titre du préjudice causé par une décision au motif qu’une décision antérieure était illégale. Dans cette affaire, la décision antérieure n’avait pas été attaquée et la requérante n’avait donc pas nécessairement eu connaissance de son irrégularité (31).

56.      Il résulte de la jurisprudence de la Cour exposée ci-dessus que le fait de soumettre en droit national l’exercice du droit de recours conféré par la directive 89/665 à un délai de prescription est compatible avec le droit communautaire à condition que ce délai ne rende pas l’exercice de ce droit pratiquement impossible ou excessivement difficile. Pour déterminer si tel est le cas, il convient d’examiner non seulement la durée du délai de prescription, mais également les aspects de la procédure de recours pour laquelle ce délai joue. La connaissance de l’irrégularité est un aspect clé. Si les objectifs de rapidité et d’effectivité de la directive exigent que la partie concernée attaque une irrégularité si elle en a connaissance, cette partie ne peut toutefois pas être privée de son droit d’exercer un recours du fait d’un délai de prescription qui est déclenché par quelque chose dont elle ne pouvait raisonnablement pas avoir eu connaissance.

57.      Un délai de prescription peut-il encore être compatible avec le droit communautaire lorsque le fait de ne pas avoir attaqué dans les délais une irrégularité prive également le soumissionnaire de la possibilité d’attaquer d’autres irrégularités postérieures de la procédure d’appel d’offres? Il s’agit là certainement d’une sanction drastique, mais celle-ci est-elle admissible?

58.      Il est constant que le fait de ne pas avoir attaqué dans les délais le choix d’une procédure nationale a pour conséquence, en vertu des principes généraux du droit, que cette procédure prévaut et qu’ensuite l’appel d’offres ne tombe pas dans le champ d’application de la directive. Cette situation doit être distinguée de celle dans l’arrêt GAT, dans lequel la Cour a jugé que, dès lors que toute décision prise par le pouvoir adjudicateur au cours d’une adjudication publique peut faire l’objet d’un recours en vertu de la directive 89/665, un soumissionnaire ne saurait être privé du droit de demander des dommages-intérêts au titre d’une décision dont l’illégalité est alléguée au motif qu’une décision antérieure a vicié la procédure (sans toutefois la faire sortir du champ d’application de la directive) (32).

59.      Une possibilité serait de créer une exception à la règle dégagée dans l’arrêt Universale Bau e.a. et de décider que la faculté d’attaquer une décision qui s’avère avoir à tort soustrait une procédure d’appel d’offres particulière du champ d’application de la protection communautaire ne peut pas être soumise à une prescription. Cela ne me paraît pas être une solution judicieuse. Premièrement, cela bouleverserait l’équilibre entre effectivité et sécurité juridique que la directive 89/665 cherche à réaliser. Deuxièmement, un soumissionnaire pourrait être tenté de ne pas contester la procédure (laquelle peut après tout paraître jouer en sa faveur en limitant la concurrence), à moins que ou jusqu’à ce qu’il découvre, à travers la décision d’attribution du marché, que, en réalité, son droit d’exercer un recours en vertu de la directive 89/665 lui importait.

60.      Suggérer qu’il conviendrait d’imposer un délai plus long lorsque les conséquences de la forclusion sont draconiennes me paraît soulever autant de questions que cela apporte de réponses.

61.      C’est pourquoi je conclus qu’enfermer dans un délai l’exercice du recours contre des décisions prises dans le cadre d’un appel d’offres reste compatible avec le principe d’effectivité, associé au besoin de rapidité et de sécurité juridique, même si le fait de ne pas avoir attaqué dans les délais une irrégularité a pour conséquence de priver un soumissionnaire de la protection conférée par la procédure de recours prévue par la directive 89/665.

62.      Je me tourne maintenant vers l’examen du délai, y compris ses caractéristiques particulières, en cause dans la présente affaire.

63.      Le délai fixé à l’article 107, paragraphe 3, deuxième phrase, du GWB court de la date de publication de l’avis de marché jusqu’à la date limite de dépôt des offres. Dans la présente affaire, ce délai semble avoir été d’au moins 23 jours (33). Eu égard au fait que le législateur communautaire considère un délai minimum de 22 jours comme suffisant pour préparer et soumettre une offre (34), il serait difficile de soutenir que 23 jours ne seraient pas suffisants pour attaquer une irrégularité alléguée. Un tel délai pour exercer un recours ne paraît donc pas violer le principe d’effectivité qui sous-tend la directive 89/665, en particulier pas au vu de la nécessité, soulignée par cette directive, d’une procédure de recours rapide (35).

64.      Toutefois, la particularité du délai visé à l’article 107, paragraphe 3, deuxième phrase, du GWB est que celui-ci commence à courir si l’irrégularité alléguée en cause est perceptible au vu de l’avis de marché.

65.      Par conséquent, quel est le degré ou la nature de la connaissance de l’irrégularité qui peut être attribuée à un soumissionnaire sans violer le principe d’effectivité sous-tendant la directive 89/665?

66.      Il me semble qu’exiger de la part du soumissionnaire une connaissance réelle, ou subjective, irait à l’encontre de la sécurité juridique. En outre, dans des circonstances telles que celles de la présente affaire, il serait difficile d’établir qu’un soumissionnaire a eu une connaissance réelle d’une irrégularité, et exiger une telle preuve ne serait très certainement pas compatible avec la nécessité d’une procédure rapide de recours.

67.      Il paraît donc préférable de formuler un critère en termes d’une connaissance supposée ou objective. La Cour applique déjà un critère objectif en ce qui concerne la capacité du soumissionnaire à interpréter les critères d’attribution du marché au regard de l’égalité de traitement dans le cadre des marchés publics, à savoir la capacité d’un soumissionnaire «raisonnablement inform[é] et normalement diligen[t]» (36). La même formule paraît adéquate dans le contexte de la connaissance d’une irrégularité de la procédure d’appel d’offres que peut raisonnablement être réputé avoir le soumissionnaire.

68.      Un soumissionnaire «raisonnablement inform[é] et normalement diligen[t]» peut être réputé expérimenté dans la soumission d’offres dans son domaine particulier. On peut aussi s’attendre à ce qu’il ait une connaissance et une compréhension générales des considérations légales clés affectant les marchés sur lesquels il opère. Dans le contexte de la présente affaire, cela supposerait une connaissance générale des procédures d’attribution de marchés nationales et communautaires et des seuils pertinents, y compris les possibilités de recours contre les décisions des pouvoirs adjudicateurs en vertu de ces deux types de procédure et des délais relatifs à l’introduction de ces recours.

69.      Quelles informations doivent être disponibles pour permettre à un tel soumissionnaire, dans des circonstances telles que celles de la présente affaire, d’établir que le choix de la procédure utilisée est erroné?

70.      Je ne suis pas d’accord avec la ville de Brême que publier la valeur estimée du marché fausserait la concurrence. Après tout, la législation communautaire relative aux marchés publics, dont un des objectifs importants est de promouvoir la concurrence, exige dans certains cas que les valeurs estimées des marchés soient publiées (37).

71.      Dès lors que le choix de la procédure se fait en fonction de la valeur totale estimée du marché, les informations doivent permettre au soumissionnaire de déterminer cette valeur. Cela devrait inclure non seulement les biens à fournir, mais également le coût de l’assistance, la formation ou la maintenance entrant dans l’objet du marché. Je suis d’accord sur ce point avec l’argument de la République de Lituanie, à savoir que seule une information claire et complète sur l’étendue ou le volume du projet peut permettre à un soumissionnaire, sur la base de sa propre expérience et connaissance des conditions de marché, de calculer la valeur totale estimée.

72.      L’existence d’une telle exigence quant à l’information, associée à l’application du critère des connaissances et de l’expérience qui peuvent être attribuées à un soumissionnaire raisonnablement informé et normalement diligent, devrait lever les doutes émis par la juridiction de renvoi quant à de potentiels abus au regard de la capacité pour un pouvoir adjudicateur de tirer à son profit le fait qu’un soumissionnaire soit non averti (38).

73.      Je ne pense pas que cette information doit nécessairement figurer dans l’avis de marché lui‑même. On peut raisonnablement attendre d’un soumissionnaire qu’il agisse au vu d’autres documents auxquels il est fait référence dans l’avis de marché, à condition qu’il y soit clairement indiqué où ces documents peuvent être obtenus. À cet égard, la Cour a déjà jugé que les critères d’attribution de marché sont compatibles avec le principe d’égalité de traitement s’ils figurent dans le cahier des charges ou dans l’avis de marché (39) . Si les informations nécessaires délimitant l’étendue du marché figurent dans ces documents, le délai pour contester une irrégularité commence à courir seulement une fois que le soumissionnaire a été en mesure d’obtenir ces documents, ou aurait été en mesure de les obtenir s’il avait agi rapidement.

74.      Je ne pense néanmoins pas que la seule absence dans l’avis de marché originaire d’une indication de l’étendue ou du volume estimé du marché puisse suffire pour attirer l’attention d’un soumissionnaire raisonnablement informé et normalement diligent sur le fait que le pouvoir adjudicataire a évalué de manière erronée la valeur du marché. Même si cette absence constitue en elle‑même une irrégularité, exiger d’un soumissionnaire qu’il attaque cette irrégularité afin de découvrir si elle en cache une autre susceptible d’affecter ses droits me paraît rendre l’exercice de ces droits excessivement difficile, en particulier au regard de la prescription. Tel est a fortiori le cas lorsqu’il existe au moins une discussion sur le point de savoir si la disposition visée à l’article 17, paragraphe 1, deuxième alinéa, sous c), de la VOL/A concernant la publication de l’étendue du marché est impérative ou non (40).

75.      C’est en dernière analyse à la juridiction nationale, en tant que seul juge des faits, qu’il appartient de décider à quel stade un soumissionnaire raisonnablement informé et normalement diligent aurait dû découvrir, si tant est qu’il aurait dû le faire, que la mauvaise procédure a été utilisée. Les observations suivantes peuvent néanmoins être utiles.

76.      Dans la présente affaire, le dossier d’appel d’offres pouvait sans difficulté être téléchargé sur le site de la ville de Brême. Il apparaît toutefois que l’étendue ou le volume du projet ne figurait ni dans l’avis de marché lui-même ni dans le dossier d’appel d’offres.

77.      Il est vrai que la partie «marché de services» du document relatif au prix spécifiait une formation pour environ 300 employés et 10 administrateurs et que le document relatif à l’objet du marché indiquait qu’environ 310 employés travailleraient avec le logiciel. Cependant, la demande d’indiquer des prix unitaires pour différentes fourchettes possibles de nombres de licences dans la partie «contrat de licence» du document relatif au prix pouvait raisonnablement être interprétée en ce sens que cela impliquait qu’un nombre moins important de licences pouvait être envisagé ou que le nombre définitif de licences n’avait pas encore été décidé (sans même parler du nombre de licences complètes par opposition à celles pour la simple lecture) (41).

78.      La société Lämmerzahl a pris contact avec la ville de Brême au moins à deux reprises pour obtenir plus de précisions sur l’appel d’offres. Dans sa deuxième série de questions, elle a clairement indiqué qu’elle partait du postulat que le marché portait sur 310 licences. Or, cela n’a jamais été expressément confirmé par la ville de Brême. Tout ce que l’on peut dire est que, en ne contredisant pas ce chiffre dans sa réponse du 6 avril 2005, la ville de Brême a tacitement approuvé le postulat de la société Lämmerzahl selon lequel le marché portait sur environ 310 licences.

79.      En résumé, il apparaît que ni l’avis de marché et le dossier d’appel d’offres, ni les informations données par la suite par la ville de Brême ne précisaient expressément quel était le nombre de licences sur lequel portait le marché. Il n’en reste pas moins clair que la société Lämmerzahl a par la suite déposé une offre dont la valeur était trois fois supérieure au seuil des procédures d’offres communautaires.

80.      C’est dans ce contexte qu’il appartient à la juridiction nationale de décider si, en tout état de cause, l’application de l’article 107, paragraphe 3, deuxième phrase, du GWB a offert une protection effective. Tel serait le cas si les informations figurant dans l’avis de marché ou le dossier d’appel d’offres permettaient à un soumissionnaire raisonnablement informé et normalement diligent de découvrir que la procédure qui a été utilisée était erronée. S’il n’est pas possible d’interpréter cette disposition de manière à ce qu’elle soit compatible avec l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 89/665, la première doit être laissée inappliquée (42) et le deuxième, lequel a un effet direct (43), doit être appliqué.

 Conclusion

81.      Au vu de ce qui précède, je propose que la Cour joigne les deux questions posées et y réponde comme suit:

«Lorsqu’un soumissionnaire n’a pas contesté dans le délai prévu par le droit national le choix d’une procédure ayant de manière incorrecte placé un appel d’offres public hors du champ de la protection communautaire, la directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux ne fait pas obstacle à ce qu’un soumissionnaire soit privé du droit conféré par cette directive d’exercer un recours contre d’autres décisions prises au cours du processus d’adjudication, à la condition que l’application de ce délai ne rende pas en réalité pratiquement impossible ou extrêmement difficile de contester le choix de la procédure dans les circonstances en cause. Tel serait le cas si les informations disponibles dans l’avis de marché ou le dossier d’appel d’offres étaient insuffisantes pour permettre à un soumissionnaire raisonnablement informé et normalement diligent de découvrir que la mauvaise procédure a été utilisée. C’est à la juridiction nationale qu’il appartient de le vérifier dans chaque cas particulier.»


1 – Langue originale: l’anglais.


2 – Directive du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO L 395, p. 33), telle que modifiée par la directive 92/50/CEE du Conseil, du 18 juin 1992, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services (JO L 209, p. 1).


3 –      JO L 181, p. 5. Cette directive a été abrogée et remplacée par la directive 93/36/CEE du Conseil, du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures (JO L 199, p. 1), modifiée par la directive 97/52/CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 octobre 1997 (JO L 328, p. 1), et par la directive 2001/78/CE de la Commission, du 13 septembre 2001 (JO L 285, p. 1). La directive 93/36 a, à son tour, été une des directives abrogées et remplacées par la directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (JO L 134, p. 114).


4 –      Voir note 2. La directive 92/50 a été modifiée par les directives 93/36, 97/52 et 2001/78 et abrogée, hormis l’article 41 (lequel a modifié l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 89/665), par la directive 2004/18. En vertu de l’article 2 de la directive 92/50 [et, par la suite, de l’article 1er, paragraphe 2, sous d), deuxième alinéa, de la directive 2004/18], un marché qui comprend à la fois des fournitures et des services est considéré comme un marché de services lorsque la valeur des services dépasse celle des produits fournis. Le marché en cause dans la présente affaire comprend à la fois des fournitures (licences de logiciels) et des services (formation et maintenance) dont les valeurs respectives ne ressortent pas clairement des pièces du dossier. On ignore donc s’il doit être qualifié de marché de fournitures ou de marché de services. Néanmoins, dans les deux cas, le seuil faisant entrer un marché dans le champ d’application de la directive 89/665 est le même.


5 – Des dispositions similaires à celles de l’article 10, paragraphes 1 et 1 bis, de la directive 93/36 se retrouvent, en ce qui concerne les marchés publics de services, à l’article 18, paragraphes 1 et 2, de la directive 92/50. Ces deux séries de dispositions ont par la suite été remplacées par l’article 38, paragraphes 2 et 4, de la directive 2004/18.


6 –      Ndt: dans l’original anglais, Mme l’avocat général Sharpston précise, dans cette note 6, que les traductions des textes législatifs allemands qu’elle cite sont les siennes. Dans la présente traduction en français des conclusions de Mme Sharpston, les traductions des textes allemands cités sont des traductions libres à partir du texte original allemand.


7 – Loi contre les restrictions de concurrence du 26 août 1998 (BGBl. 1998 I, p. 2521). La quatrième partie comprend les articles 97 à 129. Elle est divisée en trois sections dont la deuxième (articles 102 à 124) a pour objet les procédures de recours.


8 – L’article 127, paragraphe 1, du GWB habilite le gouvernement fédéral, avec l’accord du Bundesrat (la chambre haute du parlement fédéral), à transposer en droit allemand, par la voie réglementaire, les seuils fixés dans les directives communautaires portant coordination des procédures de passation de marchés publics.


9 –      Le terme employé dans l’original allemand est «erkennbar».


10 – Règlement du 9 janvier 2001 (BGBl. 2001 I, p. 110).


11 – Voir ci-dessus, note 8.


12 – Dans sa rédaction du 17 septembre 2002, Bundesanzeiger n° 216a. Les sections 1 et 2 ont respectivement pour objet les marchés en dessous et au‑dessus du seuil du droit communautaire. Dans chaque section, les articles correspondants ont la même numérotation. Dans chacune des sections, le libellé de l’article 17, paragraphe 1, deuxième alinéa, sous c), est identique.


13 –      L’original en allemand est libellé comme suit: «Diese Bekanntmachung soll mindestens folgende Angaben enthalten: [...] Art und Umfang der Leistung».


14 – Ndt: dans l’original anglais, Mme l’avocat général Sharpston précise, dans cette note 14, que les traductions de l’appel d’offres et du dossier de soumission qu’elle cite sont les siennes. Dans la présente traduction en français des conclusions de Mme Sharpston, les traductions de ces textes allemands cités sont des traductions libres à partir du texte original allemand.


15 – Dans sa lettre du 6 avril 2005 (voir ci-dessous, point 20), la ville de Brême a indiqué que la licence pour le Land porterait sur un nombre illimité de licences destinées à être utilisées à Brême et à Bremerhaven.


16 – Il semblerait que la ville de Brême ait eu recours à une procédure nationale de passation de marché à la suite d’une estimation à 150 000 euros (effectuée en 2004) sur la base de 150 et non pas 310 licences.


17 – La société Lämmerzahl considère que cette disposition de la VOL/A a un «caractère non impératif». La juridiction de renvoi déclare toutefois que le terme «soll» (doit) indique en règle générale une obligation de respecter la règle, à défaut de raisons impératives en sens contraire. Voir point 12 ci-dessus et note y afférente. La juridiction de renvoi tire son interprétation du terme «soll» de la partie intitulée «Commentaires d’ordre général», qui figure à la fin de la VOL/A.


18 – La Cour a jugé que la fixation de délais raisonnables pour exercer des recours est compatible avec l’article 1er de la directive 89/665: arrêt du 12 décembre 2002, Universale-Bau e.a. (C‑470/99, Rec. p. I-11617, points 75 à 79).


19 – Le législateur communautaire a imposé certaines exigences harmonisées en ce qui concerne les marchés dont la valeur excède le seuil pertinent: voir ci-dessus, note 3.


20 – J’ai déjà longuement traité de cet argument dans mes conclusions dans l’affaire Commission/Finlande (arrêt du 26 avril 2007, C-195/04, non encore publié au Recueil).


21 – Voir, notamment, arrêts du 14 décembre 1995, Peterbroeck (C-312/93, Rec. p. I‑4599, point 12 et jurisprudence citée), et du 13 mars 2007, Unibet (C‑432/05, non encore publié au Recueil, point 43 et jurisprudence citée).


22 – Voir arrêt du 16 mai 2000, Preston e.a. (C-78/98, Rec. p. I-32001, point 33 et jurisprudence citée).


23 – Précité ci-dessus, à la note 18.


24 – Ibidem, points 76 et 77.


25 – Arrêt du 27 février 2003 (C-327/00, Rec. p. I-1877, points 49 à 66).


26 – Voir arrêt Peterbroeck (précité à la note 21, point 14).


27 – Voir arrêt Santex (précité, points 56 et 57).


28 – Arrêt du 12 février 2004 (C-230/02, Rec. p. I-1829, point 37).


29 – La requérante dans cette affaire estimait que les spécifications d’un appel d’offres étaient discriminatoires à son égard. Avant la décision d’attribution du marché, elle n’avait ni attaqué ces spécifications ni soumis une offre. La Cour a jugé que, dans les circonstances de cette affaire, le refus de reconnaître à une requérante un intérêt à obtenir le marché en cause n’était pas de nature à porter atteinte à l’effet utile de la directive 89/665.


30 – Arrêt précité, point 60.


31 – Arrêt du 19 juin 2003 (C-315-01, Rec. p. I-6351, points 53 et 54, voir également point 46 des conclusions de l’avocat général Geelhoed).


32 – Arrêt précité, points 51 à 54.


33 – Voir ci-dessus, point 13.


34 – Voir ci-dessus, point 8.


35 – Les études effectuées par les services compétents de la Cour montrent que ce délai pour contester des appels d’offres reste dans les limites de la fourchette des délais adoptés par les États membres. Les délais suivants s’appliquent dans les pays étudiés qui considèrent qu’un appel d’offres public constitue un acte susceptible de recours juridictionnel et fixent, soit expressément, soit en tant qu’élément du régime général des voies de recours, une procédure de recours contre un tel acte: 7 ou 14 jours selon la procédure (Autriche, Pologne), 14 jours (Finlande), 15 jours (Hongrie), un mois (Portugal), la date limite de dépôt des offres (Slovénie), deux mois (Grèce, Espagne), trois mois (Irlande, Royaume-Uni). La République française et le Grand‑Duché de Luxembourg ne prévoient pas de délai. Au Danemark, aux Pays-Bas et en Suède, l’appel d’offres peut faire l’objet d’un recours, même après que le marché a été signé.


36 – Voir arrêt du 18 octobre 2001, SIAC Construction (C-19/00, Rec. p. I-7725, point 42). Une formulation alternative venant du domaine de la protection de la confiance légitime se réfère à un «opérateur économique prudent et avisé»: voir, par exemple, arrêt du 22 juin 2006, Belgique et Forum 187/Commission (C-182/03 et C‑217/03, Rec. p. I‑5479). La ville de Brême et la Commission ont proposé d’autres formulations possibles (voir ci-dessus, points 42 et 44).


37 – Voir annexe VII A de la directive 2004/18, laquelle est entrée en vigueur postérieurement aux faits à l’origine de la présente affaire. Dans les avis de marché, dans le cas d’accords-cadres, la valeur totale estimée des travaux, fournitures ou prestations doit être indiquée. Dans les avis de préinformation concernant des marchés publics de fournitures, soit la quantité, soit la valeur des biens à fournir doit être indiquée.


38 – Voir ci-dessus, point 30.


39 – Voir arrêt SIAC Construction (précité à la note 36, points 40 et 42).


40 – Voir ci-dessus, point 29 in fine.


41 – L’incohérence entre les différentes fourchettes de nombres de licences et le chiffre de 310 employés ne peut pas s’expliquer entièrement par les possibilités de permutation entre licences complètes et licences pour la lecture seule. Le nombre maximum de licences pour la lecture seule pour lequel une tarification était demandée était de 100; et les trois premières fourchettes pour lesquelles une tarification pour des licences complètes était demandée sont en deçà du solde (210) qui aurait été nécessaire pour ramener le total à 310.


42 – Voir arrêt Santex (précité à la note 25, points 63 à 65 et jurisprudence citée).


43 – Voir arrêt du 2 juin 2005, Koppensteiner (C-15/04, Rec. p. I-4855, point 38).

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