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Document 62006CC0202

Conclusions de l'avocat général Kokott présentées le 26 avril 2007.
Cementbouw Handel & Industrie BV contre Commission des Communautés européennes.
Pourvoi - Concurrence - Règlement (CEE) nº 4064/89 - Compétence de la Commission - Notification d’une opération de concentration de dimension communautaire - Engagements proposés par les parties - Effet sur la compétence de la Commission - Autorisation soumise au respect de certains engagements - Principe de proportionnalité.
Affaire C-202/06 P.

Recueil de jurisprudence 2007 I-12129

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2007:255

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

Mme JULIANE Kokott

présentées le 26 avril 2007 (1)

Affaire C‑202/06 P

Cementbouw Handel & Industrie BV

contre

Commission des Communautés européennes

«Pourvoi – Concurrence – Contrôle des opérations de concentration d’entreprises – Articles 1er, 2, 3 et 8 du règlement (CEE) n° 4064/89 – Acquisition de CVK et de ses entreprises membres par Haniel et Cementbouw – Autorisation soumise au respect de certains engagements – Compétence exclusive de la Commission – Principe de proportionnalité»





I –    Introduction

1.     La présente affaire offre l’occasion de préciser la délimitation des compétences de la Communauté européenne et des États membres en matière de contrôle des concentrations d’entreprises (2). Il s’agit de déterminer, dans un cas concret de concentration, quel est le moment pertinent pour désigner l’autorité de la concurrence compétente. Il s’agit aussi de vérifier si certains événements survenus ultérieurement sont de nature à priver cette autorité de sa compétence. Ces questions sont de la plus grande importance pratique tant pour les opérateurs économiques concernés que pour les autorités chargées du contrôle des concentrations aux niveaux tant national que communautaire.

2.     Le contexte de la présente affaire est donné par une procédure de contrôle des concentrations concernant les marchés de matériaux de construction, et notamment des briques silico-calcaires, aux Pays-Bas. Au cours de l’année 1999, les entreprises Cementbouw (3) et Haniel (4) ont acquis en commun le contrôle de l’entreprise Coöperatieve Verkoop- en Produktieverening van Kalkzandsteenproducenten (5) et de ses entreprises membres. À cette fin, ont été conclus deux groupes de transactions que la Commission des Communautés européennes a qualifiés d’opération unique de concentration d’entreprises. La compétence de la Commission pour connaître de cette affaire ne pouvait d’ailleurs être établie que parce que ces deux groupes de transactions étaient considérés comme formant une unité et qu’ils dépassaient ensemble les seuils pertinents de chiffre d’affaires.

3.     Pendant la procédure de contrôle de ladite concentration, la Commission a relevé des problèmes de concurrence. Afin de les régler, Haniel et Cementbouw n’ont proposé, dans un premier projet, que des engagements portant sur une renonciation au second groupe de transactions. La Commission a rejeté ces engagements, qu’elle jugeait impropres à résoudre lesdits problèmes, et n’a autorisé l’opération de concentration qu’après que lui eurent été soumis des engagements plus importants qui incluaient une renonciation au premier groupe de transactions.

4.     Cementbouw soutient désormais devant la Cour que la Commission n’avait aucun pouvoir pour prendre sa décision sur la base de ces engagements supplémentaires. En effet, la renonciation initialement proposée par les entreprises au second groupe de transactions aurait déjà eu pour conséquence, d’après Cementbouw, de faire disparaître une partie décisive de l’opération de concentration et de priver la Commission de la compétence d’examiner ce cas, les montants impliqués étant passés en dessous des seuils de chiffres d’affaires.

II – Le cadre juridique

5.     Le cadre juridique de la présente affaire est fourni par le règlement (CEE) n° 4064/89 du Conseil, du 21 décembre 1989, relatif au contrôle des opérations de concentration entre entreprises (6), tel que modifié par le règlement (CE) n° 1310/97 du Conseil, du 30 juin 1997 (7).

6.     Le champ d’application matériel de ce règlement est défini à son article 1er, paragraphe 1:

«[…], le présent règlement s’applique à toutes les opérations de concentration de dimension communautaire […]».

L’article 22, paragraphe 1, première partie de phrase, dudit règlement apporte la précision suivante:

«Le présent règlement est seul applicable aux opérations de concentration telles que définies à l’article 3 […]»

7.     L’article 3 du règlement n° 4064/89 comporte une définition de la notion d’opération de concentration:

«1. Une opération de concentration est réalisée:

a)       lorsque deux ou plusieurs entreprises antérieurement indépendantes fusionnent,

ou

b)       lorsque:

–       une ou plusieurs personnes détenant déjà le contrôle d’une entreprise au moins,

ou

–       une ou plusieurs entreprises,

acquièrent directement ou indirectement, que ce soit par prise de participations au capital ou achat d’éléments d’actifs, contrat ou tout autre moyen, le contrôle de l’ensemble ou de parties d’une ou de plusieurs autres entreprises.

[…]»

8.     Pour qu’une opération de concentration soit de dimension communautaire, il faut que le chiffre d’affaires global réalisé par les entreprises concernées sur le plan mondial ainsi que dans la Communauté dépasse les seuils fixés à l’article 1er, paragraphes 2 et 3, du règlement n° 4064/89. Ledit article 1er, paragraphe 2, qui est la disposition pertinente en l’occurrence, énonce:

«Aux fins de l’application du présent règlement, une opération de concentration est de dimension communautaire lorsque:

a)       le chiffre d’affaires total réalisé sur le plan mondial par toutes les entreprises concernées représente un montant supérieur à 5 milliards d’[euros]

et

b)       le chiffre d’affaires total réalisé individuellement dans la Communauté par au moins deux des entreprises concernées représente un montant supérieur à 250 millions d’[euros],

à moins que chacune des entreprises concernées réalise plus des deux tiers de son chiffre d’affaires total dans la Communauté à l’intérieur d’un seul et même État membre.»

9.     Les opérations de concentration de dimension communautaire sont soumises à une suspension d’exécution et doivent être notifiées à la Commission (articles 4 et 7 du règlement n° 4064/89. Celle-ci apprécie leur compatibilité avec le marché commun (article 2, paragraphe 1, de ce règlement). L’autorisation ou l’interdiction d’une concentration dépend de la question de savoir si cette concentration crée ou renforce une position dominante ayant comme conséquence qu’une concurrence effective serait entravée de manière significative dans le marché commun ou une partie substantielle de celui-ci (article 2, paragraphes 2 et 3, dudit règlement).

10.   Une interdiction doit toujours être précédée d’une procédure formelle de contrôle des concentrations (c’est la «phase II», voir articles 6, paragraphe 1, sous c), et 8, paragraphe 3, du règlement n° 4064/89). Une autorisation peut elle aussi – c’est le cas en l’occurrence – être précédée de cette procédure formelle (8). L’autorisation peut être assortie de conditions et de charges afin, le cas échéant, de résoudre des problèmes de concurrence. À cette fin, l’article 8, paragraphe 2, du règlement n° 4064/89 confère à la Commission les compétences décisionnelles suivantes:

«Lorsque la Commission constate qu’une opération de concentration notifiée, le cas échéant après modifications apportées par les entreprises concernées, répond au critère défini à l’article 2 paragraphe 2 […], elle prend une décision déclarant la concentration compatible avec le marché commun.

La Commission peut assortir sa décision de conditions et de charges destinées à assurer que les entreprises concernées respectent les engagements qu’elles ont pris à son égard en vue de rendre la concentration compatible avec le marché commun […]» (9).

11.   La délimitation des compétences pour le contrôle des opérations de concentration est fixée à l’article 21, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 4064/89 de la manière suivante:

«1. Sous réserve du contrôle de la Cour de justice, la Commission a compétence exclusive pour arrêter les décisions prévues au présent règlement.

2. Les États membres n’appliquent pas leur législation nationale sur la concurrence aux opérations de concentration de dimension communautaire.»

12.   En outre, le vingt-neuvième considérant de ce règlement apporte la précision suivante:

«[…] les opérations de concentration qui ne sont pas visées par le présent règlement relèvent en principe de la compétence des États membres […]»

13.   Au cours de l’année 2004, le règlement n° 4064/89 a été modifié sur des points essentiels. Ce règlement tel que refondu (10) s’applique toutefois, selon son article 26, paragraphe 1, qu’à partir du 1er mai 2004. Partant, il n’est pas pertinent dans la présente affaire. D’après le paragraphe 2 du même article, les dispositions anciennes continuent de s’appliquer aux cas tels que le présent.

III – Les faits et la procédure

A –    Les faits

14.   Les constatations du Tribunal de première instance des Communautés européennes (11) permettent de résumer les faits de la présente affaire comme suit.

15.   CVK existe depuis 1947. À l’origine, il s’agissait d’une organisation de vente commune à ses entreprises membres, les producteurs de briques silico-calcaires néerlandais. En 1989, CVK a été transformée en coopérative de droit néerlandais, afin d’améliorer la coopération entre ses membres.

16.   Avant la mise en œuvre de l’opération de concentration qui a donné lieu à la présente affaire, cinq des onze entreprises qui composaient CVK étaient des filiales de Haniel, trois des filiales de Cementbouw, deux des filiales de l’entreprise allemande RAG AG (12), la dernière étant une entreprise commune à Haniel, à Cementbouw et à RAG.

17.   En 1998, la Nederlandse Mededingingsautoriteit (13) a reçu notification d’un projet de concentration par lequel CVK envisageait de prendre le contrôle de ses entreprises membres. Le contrôle devait lui être transféré dans le cadre de la conclusion d’un «contrat de mise en commun» ainsi que d’une modification des statuts de CVK. Par décision du 20 octobre 1998, la NMA a autorisé le projet en cause.

18.   Or, avant que cette opération ne soit réalisée, RAG a pris la décision de vendre à Haniel et à Cementbouw les participations qu’elle détenait dans les entreprises membres de CVK. En mars 1999, les parties ont fait part de leurs intentions à la NMA. Celle-ci, par lettre du 26 mars 1999, leur a indiqué que la cession envisagée ne constituerait pas une opération de concentration au sens des dispositions néerlandaises pertinentes (14), pour autant que l’opération autorisée par la décision du 20 octobre 1998 aurait été réalisée au plus tard au moment de ladite cession.

19.   Le 9 août 1999, sont intervenues entre les entreprises intéressées différentes transactions qui peuvent être classées en deux groupes: d’une part, CVK et ses entreprises membres ont conclu le contrat de mise en commun mentionné au point précédent (15) et les statuts de CVK ont été modifiés le même jour afin de les mettre en conformité avec les clauses dudit contrat (ci-après le «premier groupe de transactions»). D’autre part, RAG – toujours ce même 9 août 1999 – a cédé les participations qu’elle détenait dans trois des entreprises membres de CVK à Haniel et à Cementbouw, lesquelles ont en outre conclu un contrat de coopération régissant leur collaboration au sein de CVK (ci‑après le «second groupe de transactions»).

B –    La procédure devant la Commission, la proposition d’engagements et la décision litigieuse

20.   Ayant eu connaissance des transactions du 9 août 1999 à l’occasion de l’examen de deux autres opérations de concentration qui lui avaient été notifiées par Haniel (16), la Commission a, par lettre du 22 octobre 2001, signalé à Cementbouw ainsi qu’aux autres entreprises participantes que l’opération devait lui être notifiée. Le 24 janvier 2002, Haniel et Cementbouw se sont acquittées de cette formalité, en application de l’article 4 du règlement n° 4064/89.

21.   Le 25 février 2002, la Commission a engagé la procédure de vérification formelle visée à l’article 6, paragraphe 1, sous c), du règlement n° 4064/89, considérant que l’opération de concentration qui lui avait été notifiée soulevait des doutes sérieux quant à sa compatibilité avec le marché commun et avec l’accord sur l’Espace économique européen (17).

22.   Après l’envoi de la communication des griefs et l’audition des parties concernées par la Commission, Haniel et Cementbouw ont présenté, le 28 mai 2002, une proposition d’engagements ayant trait au second groupe de transactions. Il était envisagé en substance que Haniel et Cementbouw résilient le contrat de coopération qu’elles avaient conclu et que leurs participations acquises en 1999 auprès de RAG dans des entreprises membres de CVK soient cédées à un tiers indépendant. En revanche, tant le contrat de mise en commun que la modification des statuts de CVK, soit le premier groupe de transactions, seraient maintenus (18). La Commission a estimé que cette proposition ne suffisait pas à régler les problèmes en matière de concurrence qu’elle avait constatés et qui n’étaient pas sans rapport avec le contrat de mise en commun, donc avec le premier groupe de transactions.

23.   Dans ces conditions, les deux entreprises ont proposé, le 5 juin 2002, des engagements définitifs aux termes desquels elles promettaient aussi de résilier le contrat de mise en commun dans un certain délai, de revenir sur la modification des statuts de CVK et de dissoudre celle‑ci (19).

24.   Le 26 juin 2002, la Commission, s’appuyant sur l’article 8, paragraphe 2, du règlement n° 4064/89, a pris la décision litigieuse (20), dans laquelle elle déclarait que la concentration notifiée était compatible avec le marché commun et avec l’accord sur l’Espace économique européen, tout en liant cependant son approbation au respect intégral par Haniel et Cementbouw des engagements définitifs contractés le 5 juin 2002. L’approbation de l’opération de concentration était liée, notamment, à la condition de la dissolution de CVK dans un certain délai, conformément aux engagements définitifs de Haniel et de Cementbouw.

C –    La procédure juridictionnelle

25.   Cementbouw a introduit devant le Tribunal un recours contre la décision litigieuse le 11 septembre 2002, lui demandant d’annuler cette décision et de condamner la Commission aux dépens. Inversement, la Commission a demandé au Tribunal de rejeter le recours et de condamner Cementbouw aux dépens.

26.   Le Tribunal a confirmé pleinement ladite décision dans l’arrêt attaqué (21). Il a rejeté le recours de Cementbouw et condamné cette entreprise aux dépens.

27.   Dans son pourvoi, parvenu le 4 mai 2006 au greffe de la Cour, Cementbouw conclut désormais à ce qu’il plaise à celle-ci:

–       annuler l’arrêt attaqué;

–       le cas échéant, renvoyer l’affaire devant le Tribunal, et

–       condamner la Commission aux dépens.

28.   La Commission conclut quant à elle à ce qu’il plaise à la Cour:

–       rejeter le pourvoi, et

–       condamner Cementbouw aux dépens.

29.   Le pourvoi a fait l’objet devant la Cour d’abord d’une procédure écrite, puis d’une audience, qui a eu lieu le 22 mars 2007.

IV – Appréciation

A –    Remarques liminaires

30.   La délimitation des compétences respectives de la Communauté et des États membres n’est en aucune manière une question uniquement «constitutionnelle», qui fait régulièrement l’objet de débats dans le cadre du droit primaire, récemment, par exemple, à propos du traité établissant une Constitution pour l’Europe (22). Ce problème est au contraire le lot quotidien des institutions communautaires et nationales. Le contrôle des concentrations en fournit un exemple particulièrement éclairant.

31.   En principe, le règlement n° 4064/89 délimite clairement les compétences en matière de concentration d’entreprises selon le principe de la double exclusivité: les opérations de concentration de dimension communautaire relèvent exclusivement du contrôle de la Commission en tant qu’autorité chargée des questions de concurrence au niveau de la Communauté et la Commission exerce son contrôle exclusivement à l’aune du règlement n° 4064/89 (articles 21, paragraphes 1 et 2, ainsi que 22, paragraphe 1, première partie de phrase, dudit règlement).

32.   La présente espèce montre pourtant que, dans un cas concret, il peut très bien y avoir litige quant à savoir quelle autorité de la concurrence est compétente dans la Communauté pour examiner et autoriser une opération de concentration d’entreprises.

33.   La Commission s’est déclarée compétente en l’occurrence (23) parce qu’elle considérait les deux groupes de transactions conclus le 9 août 1999 (24) comme des éléments d’une opération unique (25) qui, dans son ensemble, réunissait les critères de la concentration de dimension communautaire au sens des dispositions combinées des articles 3, paragraphe 1, ainsi que 1er, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 4064/89 en ce qui concernait, notamment, les seuils de chiffres d’affaires pertinents. La Commission a maintenu cette compétence dans la suite de la procédure, et ce même au moment où les entreprises intéressées lui avaient soumis leur proposition d’engagements du 28 mai 2002, dans lequel elles étaient prêtes à renoncer à une partie de leur opération de concentration, soit le second groupe de transactions.

34.   Cementbouw a attaqué la décision litigieuse devant le Tribunal sur ces deux points: l’entreprise contestait donc tant la compétence initiale de la Commission que le maintien de cette compétence pour accepter des engagements qui allaient au-delà de ceux contenus dans la proposition d’engagements du 28 mai 2002. Le Tribunal n’en a pas moins confirmé la décision litigieuse sur ces deux points (26).

35.   Le pourvoi de Cementbouw ne reprend plus tous les points qui ont fait l’objet de la procédure de première instance. Il n’attaque que les observations du Tribunal sur le maintien de la compétence de la Commission après la proposition d’engagements du 28 mai 2002. En revanche, Cementbouw ne soulève plus, entre autres, la question de la compétence initiale de la Commission, qui reposait sur la prise en compte globale des deux groupes de transactions du 9 août 1999 comme une opération unique.

B –    Sur le premier moyen du pourvoi

36.   Dans son premier moyen, Cementbouw fait valoir que l’interprétation et l’application des articles 1er, 2 et 3, paragraphe 1, du règlement n° 4064/89 par le Tribunal étaient entachées d’erreurs de droit (27). À son avis, le Tribunal a confirmé la décision litigieuse alors même que les concessions faites par les entreprises concernées dans leur proposition d’engagements du 28 mai 2002, si elles avaient été acceptées, auraient entraîné la disparition de la compétence de la Commission. Par conséquent, la Commission n’aurait plus été en droit, faute de compétence, de fonder son autorisation de la concentration sur les engagements définitifs plus importants de Haniel et de Cementbouw.

37.   En substance, l’argumentation de Cementbouw est la suivante: la Commission n’était compétente à l’égard de l’opération de concentration qui lui avait été notifiée que parce que les deux groupes de transactions étaient analysés globalement. C’est ensemble seulement qu’ils avaient dépassé les seuils de chiffre d’affaires fixé à l’article 1er du règlement n° 4064/89, donnant ainsi une dimension communautaire à l’opération. Or, par leur proposition d’engagements du 28 mai 2002, Haniel et Cementbouw ont, de l’avis de cette dernière, proposé de renoncer à la partie de leur opération de concentration qui était fondée sur le second groupe de transactions. Une telle modification aurait déjà ramené l’opération en dessous des seuils de chiffre d’affaires prévus par ce règlement. Il n’en serait resté que la part afférente au premier groupe de transactions qui, en soi, n’aurait pas eu de dimension communautaire faute d’atteindre lesdits seuils de chiffre d’affaires prescrits. Selon la requérante, la compétence de la Commission ne se définit pas seulement au regard de l’opération de concentration notifiée, mais aussi au regard de celle effectivement réalisée.

38.   Afin d’apprécier la pertinence de cette argumentation, il convient tout d’abord de se demander quel est, en matière de contrôle des concentrations, le moment pertinent pour déterminer la compétence de la Commission. Il faut ensuite rechercher si et dans quelle mesure des événements ultérieurs peuvent encore avoir de l’influence sur la compétence de la Commission une fois celle-ci acquise.

1.      Le moment pertinent pour déterminer la compétence de la Commission

39.   Le règlement n° 4064/89 ne précise pas expressément quel est le moment qui détermine la compétence de la Commission pour engager une procédure de contrôle des concentrations. Ce règlement indique seulement que la Commission doit, dès un stade précoce, vérifier sa propre compétence et aussi se prononcer à ce sujet (articles 4, paragraphe 3, et 6, paragraphe 1, dudit règlement (28)), mais il ne dit pas quel est le moment pertinent à cet égard et, partant, quels sont les faits qui fondent cette vérification. Il convient donc de rechercher ce moment pertinent en tenant compte de l’esprit et de la finalité des règles de compétence ainsi que du contexte réglementaire.

40.   Ainsi qu’on l’a déjà vu (29), le règlement n° 4064/89 repose sur le principe d’une répartition précise des compétences entre les autorités de contrôle nationales et communautaire, et il donne compétence exclusive à la Commission pour se prononcer sur des opérations de concentration de dimension communautaire (30).

41.   De plus, le système mis en place par ce règlement est imprégné d’une exigence de célérité réalisée au premier chef par un système de délais finement réglé et relativement strict, visant à limiter la durée des procédures de contrôle des concentrations (31).

42.   Tant la répartition des compétences que l’exigence de célérité servent la sécurité juridique et concourent à concilier les exigences d’une bonne administration et celles de la vie des affaires (32). Le contrôle des opérations de concentration par la Commission, en tant qu’autorité de la concurrence de la Communauté, doit se dérouler dans des conditions d’efficience maximales.

43.   L’obligation de notification et la suspension de l’opération auxquelles sont soumises les opérations de concentration de dimension communautaire (articles 4 et 7 du règlement n° 4064/89) visent également à garantir la sécurité juridique ainsi que l’efficacité du contrôle communautaire des concentrations.

44.   Afin de garantir une sécurité juridique maximale et aussi un travail administratif correct et efficace dans des délais brefs, il convient que l’autorité compétente pour examiner un cas donné soit désignée le plus tôt possible.

45.   Il serait envisageable de considérer que la date clé pour la détermination de la compétence de la Commission est le jour où un projet de concentration lui est notifié. Toutefois, si l’on y regarde de plus près, cette date ne saurait être déterminante. Si tel était le cas, en effet, les entreprises concernées pourraient influer arbitrairement sur la répartition des compétences en notifiant l’opération plus ou moins tôt ou tard (33). Il faut en outre que les entrepreneurs avisés puissent déterminer de manière objective, avant de s’acquitter le cas échéant de leur devoir de notification, si leur projet de concentration relève du champ d’application du règlement n° 4064/89 et, partant, de la compétence de la Commission. C’est ainsi seulement que les opérateurs économiques peuvent agir légalement et respecter leurs obligations de notifier l’opération et d’en suspendre l’exécution, obligations dont le non-respect est sanctionné par des amendes (34).

46.   C’est pourquoi la seule considération décisive est la situation telle qu’elle se présente au moment où naît une éventuelle obligation de notification. En d’autres termes, il faut déterminer la compétence de la Commission en se fondant sur le jour à compter duquel un projet de concentration doit lui être notifié (35). Il s’agit de la date à laquelle les opérateurs économiques concernés se lient par contrat (36) (article 4, paragraphe 1, du règlement n° 4064/89 (37)). Dès cette date, en effet, il est possible de constater objectivement s’il existe ou non une opération de concentration de dimension communautaire. Et c’est aussi dès cette date que la suspension de l’opération prévue par le règlement n° 4064/89 s’impose aux opérateurs économiques concernés (voir article 7, paragraphe 1, de ce règlement).

2.      L’incidence d’événements ultérieurs sur la compétence de la Commission

47.   Il reste à vérifier si, et dans quelle mesure, des événements ultérieurs, en particulier ceux qui surviennent lors d’une procédure de contrôle des concentrations en cours, peuvent encore avoir une incidence sur la compétence déjà acquise de la Commission.

48.   Il va de soi que la Commission perd sa compétence pour connaître d’une opération de concentration si les entreprises concernées renoncent totalement à leur projet, non encore mis à exécution (38). La procédure de contrôle de la concentration devient alors sans objet (39).

49.   En revanche, cette procédure ne devient nullement sans objet lorsque les entreprises concernées ne font que modifier leur opération de concentration sans y renoncer totalement. En effet, même si les modifications vont très loin et que, de l’avis des intéressés, elles touchent au cœur même de leur opération (40), il reste quand même une partie de celle-ci (en l’occurrence, le premier groupe de transactions) qui, d’après leur volonté, doit subsister. Quoi qu’en pense Cementbouw, c’est là une distinction qualitative par rapport à l’abandon total de l’opération.

50.   De toutes façons, la procédure ne saurait être sans objet si, comme en l’espèce, les entreprises intéressées se contentaient de promettre d’apporter certaines modifications à l’opération de concentration sans les mettre en œuvre simultanément. Contrairement en effet à ce que pense Cementbouw, de tels engagements purs et simples ne changent pas immédiatement la réalité de cette opération dont les entreprises sont convenues par contrat ni les effets économiques de celle-ci, a fortiori quand ladite opération a déjà été exécutée, comme cela est le cas en l’occurrence.

51.   Pour dire les choses de façon plus générale, le simple fait que, au cours d’une procédure de contrôle des concentrations, des entreprises entreprennent d’apporter certains changements à leur opération de concentration, ou seulement s’y engagent, ne saurait avoir aucun effet sur la compétence de la Commission une fois celle-ci acquise. Lorsqu’il est envisagé, en effet, comme c’était le cas dans la présente affaire, de poursuivre un projet de concentration ou de maintenir une concentration déjà mise en œuvre, fût-ce au prix de la renonciation à des aspects essentiels de sa configuration initiale, la vérification de sa compatibilité avec le marché commun reste justifiée.

52.   Cela est aussi confirmé par les raisons pour lesquelles les intéressés entreprennent ou s’engagent à entreprendre de modifier une opération de concentration pendant une procédure de contrôle des concentrations. L’article 8, paragraphe 2, du règlement n° 4064/89 (41) explique que les modifications et concessions (donc, les «engagements») contribuent à conférer à cette opération une structure compatible avec le marché commun. Si on y regarde de plus près, elles ne visent donc qu’à permettre à la Commission d’exercer efficacement ses compétences dans le cadre de la procédure de contrôle des concentrations, mais pas à la priver de sa compétence dans un cas donné.

53.   Dès lors que des modifications à une opération de concentration sont entreprises ou promises, sans que l’opération elle-même ne soit totalement abandonnée, la finalité déjà mentionnée, qui est de garantir, en matière de contrôle des concentrations, la plus grande sécurité juridique ainsi qu’un travail administratif correct et efficace, garde tout son sens (42).

54.   Il serait incompatible tant avec l’exigence de sécurité juridique qu’avec celle d’un travail administratif correct et efficace dans des délais brefs que la compétence de la Commission pût être remise en question à tout moment ou soumise à des changements permanents pendant qu’une opération de contrôle des concentrations est en cours.

55.   Sinon, il serait à craindre qu’une affaire de concentration ne reste absurdement en ballottage entre la Commission et une ou plusieurs autorités de la concurrence nationales, ce qui rendrait son examen considérablement plus long, plus dispendieux et plus incertain, non seulement pour les autorités concernées, mais aussi pour les entreprises intéressées et pour les marchés. De plus, on ne saurait exclure que ces entreprises se livrent à dessein à des modifications de leur projet lors d’une procédure de contrôle des concentrations dans le but de se soustraire à la compétence d’une autorité de la concurrence pour se placer sous la compétence d’une autre autorité, jugée plus conciliante: on pourrait en venir ainsi à une sorte de «forum shopping».

56.   C’est pourquoi le règlement n° 4064/89 n’impose aucunement à la Commission de revérifier sa compétence lorsque les entreprises intéressées modifient leur opération de concentration ou qu’elles promettent seulement de le faire. Au contraire, la Commission doit se demander si les seuils prévus à l’article 1er de ce règlement sont dépassés bien avant l’engagement d’une procédure formelle («phase II»), à savoir lors de la procédure de contrôle dite préliminaire («phase I»). En vertu de l’article 6, paragraphe 1, dudit règlement, l’objet de cette évaluation est l’opération de concentration qui lui a été notifiée. La prise en compte, prescrite à l’article 8, paragraphe 2, du même règlement, de modifications apportées ultérieurement à l’opération notifiée n’a d’autre but que d’en évaluer la conformité avec le marché commun. Il n’est justement pas prévu, à cet article 8, paragraphe 2 (43), à la différence de ce qui est fixé à l’article 6, paragraphe 1, du règlement n° 4064/89 que la Commission se prononce de nouveau sur sa compétence (44).

3.      Conclusion intermédiaire

57.   Il convient donc de constater, à titre de conclusion intermédiaire, que la date pertinente afin de déterminer la compétence de la Commission pour procéder à une procédure de contrôle des concentrations est celle à partir de laquelle le projet de concentration doit lui être notifié. Les modifications apportées à la concentration par la suite n’ont plus aucune incidence sur cette compétence, à moins qu’elles n’entraînent l’abandon immédiat et total dudit projet.

58.   Il est constant que, même si elle avait été mise en œuvre, la proposition d’engagements du 28 mai 2002 n’aurait entraîné que la renonciation au second groupe de transactions, en laissant en tout état de cause le premier groupe intact.

59.   Dans ce contexte, c’est à bon droit que le Tribunal est parti de la prémisse que cette proposition d’engagements ne pouvait affecter l’opération de concentration dans son existence (45), que, par conséquent, la Commission restait compétente (46) et qu’elle pouvait fonder son approbation de l’opération sur les engagements définitifs de Haniel et de Cementbouw du 5 juin 2002.

60.   Partant, le premier moyen du pourvoi n’est pas fondé.

C –    Sur le second moyen du pourvoi

61.   Par son second moyen, Cementbouw fait grief au Tribunal d’avoir interprété et appliqué de manière erronée l’article 8, paragraphe 2, du règlement n° 4064/89, de même que le principe de proportionnalité.

62.   En substance, Cementbouw fait valoir ici les mêmes arguments que dans le cadre de son premier moyen: le Tribunal aurait méconnu le fait que la Commission était déjà tenue d’accepter la proposition d’engagements du 28 mai 2002. D’après Cementbouw, la mise en œuvre de cette proposition eût en effet déjà privé l’opération de sa dimension communautaire. Il n’eût subsisté que le premier groupe de transactions (47), qui, en soi, n’aurait pu relever de la compétence de la Commission.

63.   Ainsi que nous l’avons déjà expliqué à propos du premier moyen (48), cette argumentation ne saurait prospérer. C’est pourquoi nous nous limiterons ci-dessous à analyser deux arguments supplémentaires de Cementbouw, que cette entreprise avance spécifiquement dans le cadre de son second moyen.

1.      Sur le grief tiré de la violation du principe de proportionnalité

64.   Cementbouw reproche d’abord au Tribunal d’avoir violé le principe de proportionnalité. À son avis, le Tribunal part à tort de la prémisse que la Commission n’avait pas à accepter la proposition d’engagements du 28 mai 2002, mais seulement les engagements définitifs du 5 juin 2002.

65.   Le principe de proportionnalité est un principe général du droit communautaire (49). Ce principe exige, selon une jurisprudence constante, que les actes des institutions communautaires ne dépassent pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la réalisation des objectifs légitimes poursuivis par la réglementation en cause, étant entendu que, lorsqu’un choix s’offre entre plusieurs mesures appropriées, il convient de recourir à la moins contraignante et que les inconvénients causés ne doivent pas être démesurés par rapport aux buts visés (50).

66.   Les décisions prises par la Commission dans des procédures de contrôle des concentrations doivent elles aussi respecter les exigences liées au principe de proportionnalité et sont donc soumises au contrôle du juge communautaire. Cela vaut non seulement pour les décisions d’interdiction visées à l’article 8, paragraphe 3, du règlement n° 4064/89 et pour les décisions de séparation prévues à l’article 8, paragraphe 4, de ce règlement, mais aussi pour les décisions d’autorisation mentionnées à l’article 8, paragraphe 2, dudit règlement, pour autant que ces décisions soient assorties de conditions et de charges. Les entreprises concernées peuvent en effet avoir un intérêt réel à faire examiner par le juge communautaire les points qui leur font grief dans les décisions d’autorisation, dans le but d’obtenir une autorisation inconditionnelle ou, à tout le moins, une autorisation assortie de conditions et de charges plus légères (51).

67.   Toutefois, pour se prononcer sur la compatibilité d’une opération de concentration avec le marché commun, la Commission est amenée à apprécier des situations économiques complexes et, dans cet exercice, elle dispose d’une marge d’appréciation (52). Cette marge doit s’étendre aussi à la question de savoir si les engagements qui lui sont proposés sont propres à résoudre le problème de concurrence qu’elle a identifié.

68.   Il appartient certes au juge communautaire d’apprécier à cette occasion l’exactitude matérielle des éléments de preuve invoqués, leur fiabilité et leur cohérence, de contrôler si ces éléments constituent l’ensemble des données pertinentes devant être prises en considération pour apprécier une situation complexe et s’ils sont de nature à étayer les conclusions qui en sont tirées (53). Il n’a toutefois pas vocation à substituer sa propre appréciation du caractère approprié des engagements proposés à celle de la Commission.

69.   Lors du contrôle juridictionnel de la proportionnalité d’une décision d’autorisation assortie de conditions et de charges, il convient aussi de tenir compte du fait que les entreprises concernées se sont librement engagées. Il y a en effet une forte présomption que les entreprises concernées aient jugé elles-mêmes les engagements qu’elles offraient appropriés, nécessaires et proportionnés afin de résoudre un problème de concurrence identifié par la Commission, d’autant plus que, aux yeux de ces entreprises, une autorisation conditionnelle est en général un moindre mal par rapport à l’interdiction de l’opération de concentration qu’elles envisageaient. Il faudrait donc des circonstances extraordinaires pour considérer qu’une décision de la Commission qui repose sur le libre consentement des intéressés n’est pas compatible avec le principe de proportionnalité.

70.   En l’occurrence, il semble que Cementbouw pense que le Tribunal aurait dû reconnaître de telles circonstances extraordinaires, parce qu’il s’agissait d’une opération de concentration déjà exécutée dont la Commission avait exigé la notification «sous peine d’amendes» (54). C’est en particulier son pouvoir d’ordonner, le cas échéant, une séparation en vertu de l’article 8, paragraphe 4, du règlement n° 4064/89 qui aurait permis à la Commission d’exiger des entreprises concernées des engagements qu’elle n’aurait pas obtenus autrement.

71.   Cette thèse ne nous convainc pas (55). Le fait que ce sont les entreprises qui ont pris l’initiative de procéder à la mise en œuvre d’une opération de concentration avant même qu’elle ne soit notifiée à la Commission, sans être dispensées de l’obligation de suspension, relève de la seule responsabilité des entreprises concernées et n’est aucunement de nature à créer une situation extraordinaire. De plus, c’est le règlement n° 4064/89 lui-même qui habilite la Commission à infliger des amendes dans le cas d’une opération de concentration mise en œuvre de façon irrégulière, voire à ordonner une séparation (56). Lorsque la Commission évoque à l’égard des entreprises concernées la possibilité d’user de ces pouvoirs, elle ne fait que tenir compte de la situation de droit et n’adopte en aucun cas une démarche extraordinaire. Cela ne change rien non plus au fait que les entreprises se sont engagées librement.

72.   Il semble que, dans sa requête en pourvoi, Cementbouw croie pouvoir déduire en outre du principe de proportionnalité qu’il suffit que les entreprises intéressées prennent des engagements et que la Commission est tenue de les accepter dès lors qu’ils privent une opération de concentration de sa dimension communautaire en la faisant passer sous les seuils de chiffres d’affaires fixés à l’article 1er du règlement n° 4064/89. Partant, la partie requérante estime que la Commission n’avait pas même le droit de fonder sa décision sur des engagements plus importants.

73.   Cet argument ne saurait, lui non plus, prospérer et d’ailleurs Cementbouw ne l’a pas maintenu sans nuances lors de l’audience. La mesure de la vérification du caractère proportionnel des conditions ou des charges consiste à se demander non pas si, une fois celles-ci mises en œuvre, l’opération de concentration sera toujours de dimension communautaire, mais si les engagements contractés par les entreprises concernées «sont proportionnels au problème de concurrence et […] le résolvent entièrement» (57). Le but légitimement recherché par l’imposition de conditions et de charges est uniquement de protéger la concurrence contre les distorsions (58), ce qui nécessite que les opérations de concentration soient rendues compatibles avec le marché commun. C’est uniquement par rapport à ce but que les conditions et les charges imposées le cas échéant par la Commission doivent être appropriées, nécessaires et proportionnées.

74.   Il serait absurde que la Commission dût accepter des engagements tels que ceux contenus dans la proposition d’engagements du 28 mai 2002, pour la seule raison qu’ils privent la concentration de sa dimension communautaire, sans même qu’il faille vérifier si ces engagements sont de nature à résoudre le problème de concurrence qu’elle avait identifié.

75.   Partant, le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en considérant que la Commission n’avait pas porté atteinte au principe de proportionnalité (59).

2.      La prise en considération éventuelle des décisions des autorités nationales de la concurrence

76.   Cementbouw reproche en outre au Tribunal de n’avoir «pas expliqué» comment la Commission avait pu parvenir, dans la décision litigieuse, à une conclusion qui était diamétralement opposée à celle de la NMA. Cementbouw se réfère à ce sujet à l’autorisation par la NMA de l’accord de mise en commun (60). Le Tribunal a, selon elle, autorisé à tort la Commission à passer outre, sans raison suffisante, l’analyse approfondie de la situation concurrentielle pertinente déjà effectuée par une autorité de la concurrence nationale.

77.   Or, ainsi que Cementbouw le reconnaît elle-même, les décisions des autorités nationales de la concurrence ne lient pas la Commission dans le cadre des procédures de contrôle des concentrations. Nous ajouterons que, en principe, un tel effet contraignant ne saurait même se concevoir compte tenu de la répartition nette des compétences opérée par le règlement n° 4064/89 (61): tant la Commission que les autorités nationales décident exclusivement dans leurs sphères de compétence respectives qui, d’ailleurs, ne se chevauchent pas (62).

78.   La présente affaire se singularise toutefois par la circonstance particulière que le premier groupe de transactions a joué un rôle tant dans la procédure devant la NMA que, plus tard, dans la procédure devant la Commission. Certes, d’un point de vue formel, les deux procédures n’avaient pas le même objet, puisque la NMA a examiné séparément le premier groupe de transactions alors que la Commission l’a analysé comme une partie d’un projet global qui comprenait aussi le second groupe de transactions. Il est cependant exact que, dans le cadre de leurs procédures respectives, les deux institutions ont apprécié le premier groupe de transactions du point de vue du droit de la concurrence.

79.   Il ne s’ensuit pourtant pas encore que la Commission ait été tenue par l’appréciation du premier groupe de transactions effectuée précédemment par la NMA. En soi, l’existence de la décision antérieure de la NMA ne réduit pas non plus la marge d’appréciation de la Commission, contrairement à ce qu’a prétendu Cementbouw lors de l’audience.

80.   En effet, c’est la Commission qui a acquis, avec l’ajout du second groupe de transactions, la compétence exclusive d’apprécier l’ensemble du projet de concentration sous l’angle du droit de la concurrence. Les seuls éléments de fond qui lient la Commission dans cet exercice sont les critères que l’article 2 du règlement n° 4064/89 lui impose pour vérifier la conformité au marché commun d’une opération de concentration. Sur la base de ces critères, elle doit évaluer chaque cas de manière exhaustive et, dans cet exercice, elle est confrontée le cas échéant aux mêmes faits et aux mêmes questions relatives à la concurrence que, précédemment, l’autorité nationale compétente dans une situation comparable. Il ne découle pourtant pas de cet article 2 que la Commission soit tenue d’aligner sa décision, quant au fond, sur celle d’une autorité nationale.

81.   Dans ce contexte, le Tribunal, d’emblée, n’était pas tenu d’«expliquer» comment la Commission, dans son appréciation du premier groupe de transactions au regard du droit de la concurrence, avait pu parvenir à un autre résultat que la NMA. Il est au contraire dans la nature des choses, et cela ne nécessite pas de plus amples explications, que des autorités différentes, dans leurs sphères de compétence respectives et dans les limites de leur marge d’appréciation, puissent apporter des solutions différentes à des problèmes comparables (63).

82.   On remarquera, dans le seul but d’être exhaustif, que Cementbouw ne pouvait en aucune façon attendre légitimement que, au niveau communautaire, les effets du premier groupe de transactions sur la concurrence soient appréciés de la même manière que par la NMA. Ainsi que la Commission le souligne à bon droit, cette entreprise n’a en fait jamais mis à exécution le premier groupe de transactions tel qu’il avait été approuvé par la NMA, et elle a même contribué à ce qu’il ne soit conclu et réalisé que conjointement avec un second groupe de transactions, c’est-à-dire en tant qu’élément constitutif d’une opération de concentration plus importante.

83.   Toutes ces considérations nous amènent à conclure que le second moyen est lui aussi, dans son ensemble, infondé.

D –    Conclusions intermédiaires

84.   Étant donné qu’aucun des moyens produits par Cementbouw n’a de chances de succès, nous considérons qu’il y a lieu de rejeter le pourvoi dans son intégralité.

V –    Les dépens

85.   En vertu des dispositions combinées des articles 69, paragraphe 2, 118 et 122, paragraphe 1, du règlement de procédure, la partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. Étant donné que la Commission a conclu en ce sens et que Cementbouw a succombé en ses moyens, il y a lieu de condamner Cementbouw aux dépens.

VI – Conclusion

86.   Pour les raisons développées ci-dessus, nous suggérons à la Cour de statuer ainsi:

1)      Le pourvoi est rejeté.

2)      Cementbouw Handel & Industrie BV est condamnée aux dépens.


1 – Langue originale: l’allemand.


2 – On entend communément par contrôle des concentrations le contrôle d’opérations de concentration d’entreprises, qu’il s’agisse de fusions au sens strict ou d’autres formes de concentration.


3 – Cementbouw Handel & Industrie BV (ci‑après «Cementbouw») est présente aux Pays-Bas sur le marché des matériaux de construction ainsi que, plus généralement, sur les marchés de la construction, de la logistique et des matières premières.


4 – L’entreprise allemande Franz Haniel & Cie GmbH (ci‑après «Haniel») est présente sur le marché des matériaux de construction.


5 – Ci-après «CVK».


6 – JO L 395, p. 1, et rectificatif, JO 1990, L 257, p. 13.


7 – JO L 180, p. 1, et rectificatifs, JO 1998, L 3, p. 16 et L 40, p. 17, ci‑après le «règlement n° 4064/89»).


8 – Si, comme c’est souvent le cas, une opération de concentration ne suscite pas d’emblée de doutes sérieux quant à sa compatibilité avec le marché commun, l’autorisation est donnée sans qu’une procédure formelle de contrôle de concentration ne soit engagée, à l’issue d’une simple procédure de contrôle préliminaire (c’est la «phase I»). Selon l’article 6, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 4064/89, la Commission prend alors la décision de ne pas s’y opposer et déclare la concentration compatible avec le marché commun.


9 –      Même une décision d’autorisation rendue dans une procédure de contrôle préliminaire peut être assortie de conditions et de charges afin de résoudre des problèmes de concurrence (article 6, paragraphe 2, du règlement n° 4064/89).


10 – Règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises («le règlement CE sur les concentrations») (JO L 24, p. 1).


11 – Voir, en particulier, points 4 à 8 de l’arrêt du Tribunal du 23 février 2006, Cementbouw Handel & Industrie/Commission (T-282/02, Rec. p. II-319, ci‑après l’«arrêt attaqué»).


12 – Précédemment Ruhrkohle AG, ci‑après «RAG».


13 – L’autorité néerlandaise de la concurrence, ci-après la «NMA».


14 – Article 27 de la loi fixant de nouvelles règles concernant la concurrence économique (Wet houdende nieuwe regels omtrent de economische medeginging – mededingingswet), du 22 mai 1997 (Stb. 1997, n° 242).


15 – Voir point 17 des présentes conclusions.


16 – Affaires COMP/M.2495 – Haniel/Fels et COMP/M.2568 – Haniel/Ytong.


17 – Accord du 2 mai 1992 (JO 1994, L 1, p. 3).


18 – Points 295 de l’arrêt attaqué et 127 de la décision litigieuse.


19 – Points 298 de l’arrêt attaqué et 129 de la décision litigieuse.


20 – Décision 2003/756/CE de la Commission, du 26 juin 2002, déclarant une opération de concentration compatible avec le marché commun et l’accord EEE (Affaire COMP/M.2650 – Haniel/Cementbouw/JV [CVK] (JO 2003, L 282, p. 1, et rectificatif, JO 2003, L 285, p. 52, ci-après la «décision litigieuse».


21 – Affaire T-282/02, arrêt précité note 11.


22 – Signé à Rome le 29 octobre 2004 (JO C 310, p. 1).


23 – Voir, notamment, points 12 à 32 de la décision litigieuse.


24 – Voir point 9 des présentes conclusions.


25 – La doctrine a émis le commentaire suivant:


«Cette affaire est-elle un exemple de l’échec d’un mécano juridique trop subtil sous-estimant le pouvoir des autorités de la concurrence de s’attacher à la réalité économique plutôt qu’à la forme juridique d’une opération? Les montages les plus savants sont parfois fragiles […]» (Cot, Revue des droits de la concurrence, 2006, p. 108 et 109).


26 – Points 101 à 149 et 293 à 321 de l’arrêt attaqué.


27 – Les développements qui suivent valent également pour le second moyen du présent pourvoi, dans la mesure où Cementbouw fait aussi valoir une violation de l’article 8, paragraphe 2, du règlement n° 4064/89 pour des raisons de compétence.


28 – Voir également, en ce qui concerne l’obligation pour la Commission de statuer sur sa compétence, arrêt du 25 septembre 2003, Schlüsselverlag J. S. Moser e.a./Commission (C-170/02 P, Rec. p. I-9889, point 28).


29 – Voir point 31 des présentes conclusions.


30 – Arrêts Schlüsselverlag J. S. Moser e.a./Commission, précité (points 32 et 34), ainsi que du 22 juin 2004, Portugal/Commission (C-42/01, Rec. p. I-6079, points 50 et 53).


31 – Arrêts précités Schlüsselvertrag J. S. Moser e.a./Commission (point 33) et Portugal/Commission (point 51). Voir, également, arrêt du Tribunal du 27 novembre 1997, Kaysersberg/Commission (T-290/94, Rec. p. II-2137, point 113).


32 – Arrêts précités Schlüsselverlag J. S. Moser e.a./Commission (points 33 et 34) ainsi que Portugal/Commission (points 51 et 53).


33 – Ainsi que le montre le présent cas, il est tout à fait possible que, en dépit du strict délai d’une semaine qui était imposé pour s’acquitter de l’obligation de notification (article 4, paragraphe 1, du règlement n° 4064/89), la notification réelle ne survienne que longtemps après la conclusion des contrats de droit civil. Dans l’intervalle, les chiffres d’affaires pertinents des entreprises concernées sont susceptibles de changer, de sorte qu’ils pourraient dépasser les seuils prévus par l’article 1er de ce règlement ou être ramenés en dessous de ces seuils. Cela pourrait a fortiori se produire dans le contexte du nouveau règlement sur le contrôle des concentrations, soit le règlement n° 139/2004, dont l’article 4, paragraphe 1, ne prévoit plus aucun délai concret pour l’accomplissement de l’obligation de notification.


34 – Article 14, paragraphes 1, sous a), et 2, sous b), du règlement n° 4064/89.


35 – Il n’est pas nécessaire de se demander si une date encore plus précoce, par exemple, celle de la décision de conclure un accord de concentration, est pertinente lorsque les intéressés notifient volontairement plustôt leur projet de concentration (article 4, paragraphe 1, deuxième alinéa, du règlement n° 139/2004). En effet, cette possibilité d’avancer volontairement la date de la notification n’existe que dans le cadre du nouveau règlement n° 139/2004 et elle n’est pas prévue par le règlement n° 4064/89 qui est encore d’application.


36 – Voir, en ce sens, arrêt du Tribunal du 28 septembre 2004, MCI/Commission (T‑310/00, Rec. p. II-3253, point 89), selon lequel «[l]a compétence de la Commission […] dépend, comme le précise l’article 4 de ce règlement, de ‘la conclusion de l’accord’ de concentration». La Commission, poursuit le Tribunal, n’est pas compétente pour «adopter une décision au titre du règlement n° 4064/89 avant la conclusion d’un tel accord» (souligné par nous).


37 – La publication de l’offre d’achat ou d’échange ou l’acquisition d’une participation de contrôle équivalent à un engagement contractuel (article 4, paragraphe 1, du règlement n° 4064/89).


38 – Voir également, en ce sens, arrêt MCI/Commission, précité (points 96 et 107).


39 – Dans le nouveau règlement sur le contrôle des concentrations (règlement n° 139/2004), cette considération trouve son expression à l’article 6, paragraphe 1, sous c), fin de phrase.


40 – Cementbouw déclare en l’espèce que la proposition d’engagements du 28 mai 2002 aurait déjà privé l’opération de concentration de son «cœur même» et de son «élément constitutif» (voir points 11, 13 et 17 du pourvoi).


41 – Cela vaut aussi pour les autorisations qui interviennent pendant la procédure de contrôle préliminaire («phase I») au sens de l’article 6, paragraphe 2, du règlement n° 4064/89.


42 – Voir points 40 à 44 des présentes conclusions.


43 – L’article 6, paragraphe 2, du règlement n° 4064/89 prévoit une règle similaire pour la procédure de contrôle préliminaire.


44 – Cementbouw se fonde dans sa requête en pourvoi, entre autres, sur l’arrêt du Tribunal du 24 mars 1994, Air France/Commission (T-3/93, Rec. p. II‑121, point 102). Or, cet arrêt concernait la compétence de la Commission au moment de la naissance de l’obligation de notifier. Il ne dit rien d’une obligation éventuelle pour la Commission de vérifier à nouveau sa compétence en raison d’événements survenus ultérieurement.


45 – Point 301, dernière phrase, de l’arrêt attaqué.


46 – Point 302 de l’arrêt attaqué.


47 – Cementbouw évoque en particulier à ce propos le contrat de mise en commun.


48 – Voir, notamment, points 39 à 60 des présentes conclusions.


49 – Voir, notamment, arrêt du 10 janvier 2006, IATA et ELFAA (C-344/04, Rec. p. I‑403, point 79).


50 – Voir arrêt du 9 mars 2006, Zuid-Hollandse Milieufederatie et Stichting Natuur en Milieu (C-174/05, Rec. p. I-2443, point 28), qui concernait justement une décision.


51 – Dans la mesure où, en règle générale, les conditions et les charges sont indissolublement liées à l’autorisation de l’opération de concentration, il n’est pas admis de les contester séparément; c’est là une jurisprudence constante (voir, notamment, arrêt du 27 juin 2006, Parlement/Conseil, C-540/03, Rec. p. I-5769, points 27 et 28). Seule peut donc être contestée la décision d’autorisation dans son ensemble, assortie de conditions ou de charges, dans le but d’obtenir une appréciation totalement nouvelle de la part de la Commission, comme prévu à l’article 10, paragraphe 5, du règlement n° 4064/89.


52 – Arrêts du 31 mars 1998, France e.a./Commission (C-68/94 et C-30/95, Rec. p. I‑1375, points 223 et 224), ainsi que du 15 février 2005, Commission/Tetra Laval (C-12/03 P, Rec. p. I-987, points 38 et 40).


53 – Arrêt Commission/Tetra Lava, précité (point 39).


54 – Dans la langue de procédure, «under threat of fines». 


55 – La thèse de Cementbouw à ce propos est recevable, car elle ne met pas en cause l’appréciation par le Tribunal des faits et des éléments de preuve, mais vise la qualification juridique des circonstances de l’espèce comme extraordinaires. Il s’agit là d’une question de droit pour laquelle la Cour est compétente dans la procédure de pourvoi. Voir, notamment, arrêt du 6 avril 2006, General Motors/Commission (C-551/03 P, Rec. p. I-3173, point 51), ainsi qu’arrêts du 21 septembre 2006, Nederlandse Federatieve Vereniging voor de Groothandel op Elektrotechnisch Gebied/Commission (C-105/04 P, Rec. p. I-8725, point 69), et Technische Unie/Commission (C-113/04 P, Rec. p. I-8831, point 82).


56 – Voir, à propos des amendes, article 14, paragraphe 2, sous b), du règlement n° 4064/89 et, à propos de la séparation, l’article 8, paragraphe 4, de ce règlement.


57 – Voir le huitième point des considérants du règlement n° 1310/97. Cela vaut aussi, du reste, dans le contexte du nouveau règlement sur le contrôle des concentrations (trentième considérant du règlement n° 139/2004).


58 – Article 3, paragraphe 1, sous g), CE, et premier considérant du règlement n° 139/2004.


59 – Points 303 et suiv. de l’arrêt attaqué.


60 – Voir point 17 des présentes conclusions.


61 – Voir points 31 et 40 des présentes conclusions.


62 – L’article 19 du règlement n° 4064/89 autorise seulement les autorités nationales de la concurrence à faire connaître leur point de vue à la Commission.


63 – Ce phénomène n’est nullement inconnu, même dans le domaine transatlantique: ainsi la Commission est-elle parvenue à un résultat sensiblement différent de celui des autorités américaines dans l’affaire COMP/M.2220 – General Electric/Honeywell.

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