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Document 62005CC0415
Opinion of Mr Advocate General delivered on 23 January 2008. # Yassin Abdullah Kadi and Al Barakaat International Foundation v Council of the European Union and Commission of the European Communities. # Common foreign and security policy (CFSP) - Restrictive measures taken against persons and entities associated with Usama bin Laden, the Al-Qaeda network and the Taliban - United Nations - Security Council - Resolutions adopted under Chapter VII of the Charter of the United Nations - Implementation in the Community - Common Position 2002/402/CFSP - Regulation (EC) No 881/2002 Measures against persons and entities included in a list drawn up by a body of the United Nations - Freezing of funds and economic resources - Committee of the Security Council created by paragraph 6 of Resolution 1267 (1999) of the Security Council (Sanctions Committee) - Inclusion of those persons and entities in Annex I to Regulation (EC) No 881/2002 - Actions for annulment - Competence of the Community - Joint legal basis of Articles 60 EC, 301 EC and 308 EC - Fundamental rights - Right to respect for property, right to be heard and right to effective judicial review. # Joined cases C-402/05 P and C-415/05 P.
Conclusions de l'avocat général présentées le 23 janvier 2008.
Yassin Abdullah Kadi et Al Barakaat International Foundation contre Conseil de l’Union européenne et Commission des Communautés européennes.
Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) - Mesures restrictives à l’encontre de personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban - Nations unies - Conseil de sécurité - Résolutions adoptées au titre du chapitre VII de la charte des Nations unies - Mise en œuvre dans la Communauté - Position commune 2002/402/PESC - Règlement (CE) nº 881/2002 - Mesures visant des personnes et entités incluses dans une liste établie par un organe des Nations unies - Gel de fonds et de ressources économiques - Comité du Conseil de sécurité créé par le paragraphe 6 de la résolution 1267 (1999) du Conseil de sécurité (comité des sanctions) - Inclusion de ces personnes et entités dans l’annexe I du règlement (CE) nº 881/2002 - Recours en annulation - Compétence de la Communauté - Base juridique combinée des articles 60 CE, 301 CE et 308 CE - Droits fondamentaux - Droit au respect de la propriété, droit d’être entendu et droit à un contrôle juridictionnel effectif.
Affaires jointes C-402/05 P et C-415/05 P.
Conclusions de l'avocat général présentées le 23 janvier 2008.
Yassin Abdullah Kadi et Al Barakaat International Foundation contre Conseil de l’Union européenne et Commission des Communautés européennes.
Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) - Mesures restrictives à l’encontre de personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban - Nations unies - Conseil de sécurité - Résolutions adoptées au titre du chapitre VII de la charte des Nations unies - Mise en œuvre dans la Communauté - Position commune 2002/402/PESC - Règlement (CE) nº 881/2002 - Mesures visant des personnes et entités incluses dans une liste établie par un organe des Nations unies - Gel de fonds et de ressources économiques - Comité du Conseil de sécurité créé par le paragraphe 6 de la résolution 1267 (1999) du Conseil de sécurité (comité des sanctions) - Inclusion de ces personnes et entités dans l’annexe I du règlement (CE) nº 881/2002 - Recours en annulation - Compétence de la Communauté - Base juridique combinée des articles 60 CE, 301 CE et 308 CE - Droits fondamentaux - Droit au respect de la propriété, droit d’être entendu et droit à un contrôle juridictionnel effectif.
Affaires jointes C-402/05 P et C-415/05 P.
Recueil de jurisprudence 2008 I-06351
ECLI identifier: ECLI:EU:C:2008:30
CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. M. Poiares Maduro
présentées le 23 janvier 2008 (1)
Affaire C‑415/05 P
Al Barakaat International Foundation
contre
Conseil de l’Union européenne
et
Commission des Communautés européennes
«Pourvoi – Mesures prises à l’encontre des Talibans d’Afghanistan – Liste des personnes et des entités auxquelles s’applique le gel de fonds imposé par la législation communautaire»
1. La requérante au pourvoi dans la présente affaire a été désignée par le Comité des sanctions du Conseil de sécurité des Nations unies comme une entité soutenant le terrorisme, dont les avoirs et autres ressources financières doivent être gelés. Devant le Tribunal de première instance des Communautés européennes, la requérante a contesté la légalité du règlement par le biais duquel le Conseil de l’Union européenne a mis en œuvre la décision de gel dans la Communauté. Elle a fait valoir – sans succès – que la Communauté n’était pas compétente pour adopter ce règlement, que le règlement avait été adopté en violation de l’article 249 CE et, en outre, que ce règlement violait ses droits fondamentaux. Sur la base de moyens essentiellement identiques, elle demande maintenant à la Cour d’annuler l’arrêt du Tribunal. Le Conseil et la Commission des Communautés européennes sont en désaccord avec la requérante sur les trois moyens. De manière plus essentielle, ils allèguent que le règlement est nécessaire à la mise en œuvre des résolutions contraignantes du Conseil de sécurité et que, par conséquent, les juridictions communautaires ne doivent pas apprécier sa conformité aux droits fondamentaux. Ils font valoir, en substance, que, lorsque le Conseil de sécurité s’est exprimé, les juridictions communautaires ont un devoir de réserve.
I – Le contexte du pourvoi
2. Al Barakaat International Foundation (ci-après la «requérante») est établie à Spånga (Suède). Le 12 novembre 2001, son nom a été ajouté à la liste des personnes, groupes et entités suspectés de soutenir le terrorisme figurant à l’annexe I du règlement (CE) n° 467/2001 (2). Par conséquent, tous ses avoirs et autres ressources financières dans la Communauté ont été gelés. Le 27 mai 2002, ce règlement a été abrogé et remplacé par le règlement (CE) n° 881/2002 du Conseil (3) (ci‑après le «règlement attaqué»). Le nom de la requérante continue néanmoins de figurer à l’annexe I du règlement attaqué parmi ceux des personnes, groupes et entités suspectés de soutenir le terrorisme et dont les avoirs doivent être gelés.
3. Le règlement attaqué a été adopté sur la base des articles 60 CE, 301 CE et 308 CE, afin de transposer dans la Communauté la position commune 2002/402/PESC du Conseil (4). Cette position commune reflète à son tour les résolutions 1267(1999) (5), 1333(2000) (6) et 1390(2002) (7) du Conseil de sécurité. Considérant que l’éradication du terrorisme international est essentielle au maintien de la paix et de la sécurité internationales, le Conseil de sécurité a adopté ces résolutions en vertu du chapitre VII de la charte des Nations unies.
4. Les résolutions précitées prévoient, notamment, que tous les États membres prennent des mesures de gel des avoirs et autres ressources financières des personnes et entités associées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida ainsi qu’aux Talibans, désignées par un comité du Conseil de sécurité composé de l’ensemble de ses membres (ci-après le «comité des sanctions»). Le 8 mars 2001, le comité des sanctions a publié une première liste consolidée des personnes, groupes et entités concernées par le gel des avoirs. Cette liste a depuis lors été modifiée et complétée à plusieurs reprises. Le nom de la requérante a été ajouté à la liste par le comité des sanctions le 9 novembre 2001.
5. Le 20 décembre 2002, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 1452(2002), destinée à faciliter la mise en œuvre de mesures anti‑terroristes. Cette résolution prévoit un certain nombre d’exceptions au gel des avoirs prévu par les résolutions 1267(1999), 1333(2000) et 1390(2002) que les États membres peuvent accorder pour des raisons humanitaires, à condition que le comité des sanctions en ait été informé et n’ait émis aucune objection ou que, dans certains cas, il ait donné son accord. En outre, le Conseil de sécurité a adopté, le 17 janvier 2003, la résolution 1455(2003), destinée à mettre en œuvre les mesures de gel des avoirs.
6. À la lumière de ces résolutions, le Conseil a adopté la position commune 2003/140/PESC (8) afin de définir les exceptions admises par le Conseil de sécurité. De plus, le 27 mars 2003, le Conseil a modifié le règlement attaqué en ce qui concerne les dérogations au gel des avoirs et ressources financières (9).
7. L’article 2 du règlement attaqué, tel que modifié, dispose que «[t]ous les fonds et ressources économiques appartenant à, en possession de ou détenus par une personne physique ou morale, un groupe ou une entité désignés par le comité des sanctions et énumérés à l’annexe I sont gelés». L’article 2 bis prévoit certaines exceptions, par exemple pour les honoraires d’avocat et frais de justice d’un montant raisonnable, à condition que le comité des sanctions en ait été informé et n’ai émis aucune objection.
8. Par un recours introduit le 10 décembre 2001 et dirigé contre le Conseil et la Commission, la requérante et MM. Abdirisak Aden, Abdulaziz Ali et Ahmed Yusuf ont demandé, entre autres, au Tribunal d’annuler les règlements nos 2062/2001 et 467/2001. Le Royaume-Uni a été autorisé à intervenir au soutien des conclusions des défendeurs. À la suite de l’abrogation du règlement n° 467/2001, le Tribunal a décidé de traiter cette affaire comme un recours en annulation du règlement attaqué, dirigé contre le seul Conseil et soutenu par la Commission et le Royaume-Uni. Alors que la procédure était pendante devant le Tribunal, le comité des sanctions a décidé de radier les personnes connues sous les noms d’«Abdi Abdulaziz Ali» et «Abdirisak Aden» de la liste des personnes, groupes et entités dont les avoirs et autres ressources économiques devaient être gelés. Ces noms ont donc été supprimés de l’annexe I du règlement attaqué. MM. Abdirisak Aden, Abdulaziz Ali ont alors fait part au Tribunal de leur souhait de se désister de leur recours. Les noms de ces deux requérants ont donc été supprimés du registre du Greffe.
9. Devant le Tribunal, la Al Barakaat International Foundation et M. Yusuf ont invoqué trois moyens d’annulation: le premier moyen était tiré de l’incompétence du Conseil pour adopter le règlement attaqué, le deuxième moyen de la violation de l’article 249 CE et le troisième moyen de la violation de leurs droits fondamentaux. Par un arrêt du 21 septembre 2005, Yusuf et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission (T-306/01) (10) (ci-après l’«arrêt frappé de pourvoi»), le Tribunal a confirmé le règlement attaqué. Le 21 novembre 2005, la requérante et M. Yusuf ont introduit le présent pourvoi contre l’arrêt rendu par le Tribunal. Alors que la procédure était pendante devant la Cour, le comité des sanctions a décidé de radier M. Yusuf de la liste des personnes, groupes et entités dont les avoirs et autres ressources économiques devaient être gelés. Son nom a donc été supprimé de l’annexe I du règlement attaqué. M Yusuf a alors informé la Cour qu’il souhaitait se désister de son recours et son nom a donc été supprimé du registre du Greffe. Outre la requérante, les parties à la présente procédure sont le Conseil, la Commission et le Royaume‑Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord ainsi que, en tant que parties intervenantes, le Royaume d’Espagne, la République française et le Royaume des Pays-Bas. Par souci de brièveté, je me référerai, occasionnellement, au Conseil, à la Commission et au Royaume-Uni par l’expression les «défendeurs».
10. La requérante allègue trois moyens de droit au soutien de sa demande d’annulation de l’arrêt frappé de pourvoi. Ces moyens portent, premièrement, sur la base juridique du règlement attaqué. Le deuxième moyen est tiré de l’article 249 CE et porte sur le choix d’un acte prenant la forme d’un règlement plutôt que d’une décision en tant qu’instrument juridique de gel des avoirs de la requérante. Le troisième moyen concerne les droits fondamentaux de la requérante. J’examinerai en premier la question de la base juridique.
II – La base juridique du règlement attaqué
11. Le premier moyen invoqué par la requérante porte sur la base juridique du règlement attaqué. L’arrêt frappé de pourvoi consacre une attention particulière à cette question. Sur la base de l’examen de diverses alternatives, le Tribunal a conclu que l’application combinée des articles 60 CE, 301 CE et 308 CE donne compétence à la Communauté pour adopter le règlement attaqué (11). La requérante allègue que cette conclusion est erronée en droit et soutient que la Communauté n’est absolument pas compétente pour adopter le règlement attaqué. Bien qu’ils se fondent sur des raisons légèrement différentes, le Conseil et le Royaume-Uni partagent l’avis du Tribunal selon lequel le règlement attaqué trouve sa base juridique dans les articles 60 CE, 301 CE et 308 CE. La Commission adopte néanmoins un point de vue différent et conclut que les articles 60 CE et 301 CE auraient constitué, à eux seuls, une base juridique suffisante.
12. Je partage ce dernier point de vue. Le Tribunal a jugé que la compétence pour imposer des sanctions économiques et financières prévue aux articles 60 CE et 301 CE, à savoir l’interruption ou la réduction des relations économiques avec un ou plusieurs pays tiers, ne s’applique pas à l’interruption ou à la réduction des relations économiques avec des particuliers dans ces pays, mais uniquement aux relations avec leurs gouvernements. Ce point de vue est difficilement conciliable avec le libellé et l’objet de ces dispositions. L’article 301 CE autorise le Conseil «à interrompre ou à réduire […] les relations économiques avec un ou plusieurs pays tiers» par des «mesures urgentes» non spécifiées, nécessaires pour mettre en œuvre la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union (ci-après la «PESC»). En tant que tel, l’article 301 CE est fondamentalement concerné par les objectifs de ces mesures, à savoir les objectifs de la PESC, qui doivent être réalisés en affectant les relations économiques de la Communauté avec les pays tiers. L’article 60, paragraphe 1, CE autorise le Conseil à prendre des mesures contre un pays tiers «concernant les mouvements de capitaux et les paiements». Il indique donc les moyens pour mettre en œuvre les objectifs exposés précédemment; ces moyens incluent la restriction des flux de capitaux à destination et en provenance de la Communauté. En dehors de ces deux dispositions, le traité CE ne précise pas la forme que doivent prendre les mesures ou qui doit en être destinataires ou les personnes devant les supporter. La seule exigence existante est que ces mesures soient destinées à «interrompre ou à réduire» les relations économiques avec les pays tiers dans le domaine des mouvements de capitaux et des paiements.
13. Les sanctions financières prévues par le règlement attaqué remplissent cette condition: elles visent essentiellement des individus et des groupes dans les pays tiers. En affectant les relations économiques avec des entités d’un pays donné, les sanctions affectent nécessairement l’état général des relations économiques entre la Communauté et ce pays. Les relations économiques avec les particuliers et les groupes d’un pays tiers font partie des relations économiques avec ce pays; viser les premières affecte nécessairement les secondes. Exclure les relations économiques avec des particuliers ou des groupes de la sphère des «relations économiques avec […] les pays tiers» reviendrait à méconnaître une réalité basique de la vie économique internationale: les gouvernements de la plupart des pays ne font pas office de gardiens des relations et des activités économiques de chaque entité individuelle à l’intérieur de leurs frontières.
14. De plus, l’interprétation restrictive de l’article 301 CE, que retient le Tribunal, prive cette disposition d’une grande partie de son intérêt pratique. Dans le cadre de la PESC, l’Union peut décider, pour des raisons liées au maintien de la paix et de la sécurité internationales, d’imposer des sanctions économiques et financières à des acteurs non étatiques dans des pays tiers. Je ne vois pas pourquoi l’article 301 CE devrait être interprété de manière plus restrictive. Comme le reconnaît lui-même le Tribunal, «l’Union et son pilier communautaire ne sauraient être empêchés de s’adapter [aux atteintes à la paix et à la sécurité internationales] par l’imposition de sanctions économiques et financières non seulement à l’encontre des pays tiers, mais également à l’encontre des personnes, groupes, entreprises ou entités associés développant une activité terroriste internationale ou portant autrement atteinte à la paix et à la sécurité internationales» (12).
15. Le Tribunal a jugé que l’article 308 CE devait être retenu pour imposer des sanctions financières aux individus qui n’exercent pas un contrôle de type gouvernemental. Cependant, le recours à la notion de contrôle gouvernemental comme facteur distinctif souligne l’existence d’une certaine contradiction dans le raisonnement du Tribunal. Le Tribunal a interprété l’article 308 CE comme un «pont» entre la PESC et le pilier communautaire. Néanmoins, si l’article 301 CE peut être considéré comme un pont entre les piliers du traité, l’article 308 CE ne peut certainement pas remplir cette fonction. Comme l’article 60, paragraphe 1, CE, l’article 308 CE est uniquement une disposition d’autorisation: il indique les moyens, mais pas les objectifs. Même si l’article 308 CE se réfère aux «objectifs de la Communauté», ces objectifs lui sont exogènes; ils ne peuvent pas être introduits par l’article 308 CE lui-même. Par conséquent, si l’on exclut l’interruption des relations économiques avec des acteurs non étatiques du domaine des moyens acceptables pour atteindre les objectifs autorisés par l’article 301 CE, on ne peut avoir recours à l’article 308 CE pour réintroduire ces objectifs. Soit une mesure dirigée contre des acteurs non étatiques répond aux objectifs de la PESC, que la Communauté peut poursuivre en vertu de l’article 301 CE, soit, si tel n’est pas le cas, l’article 308 CE n’est d’aucun secours.
16. Ma conclusion est donc que l’arrêt du Tribunal est vicié par une erreur de droit concernant la base juridique. Si la Cour venait à partager mon analyse, elle aurait une raison suffisante d’invalider l’arrêt faisant l’objet du pourvoi. Pour cette raison, je n’aborderai pas le deuxième moyen de droit de la requérante. Je crois néanmoins que, lorsque des moyens tirés d’une allégation de violation de droits fondamentaux sont soulevés, il est préférable que la Cour utilise la possibilité d’examiner aussi ces moyens, et ce à la fois pour des raisons de sécurité juridique et pour prévenir la persistance dans l’ordre juridique communautaire d’une possible violation des droits fondamentaux, même si c’est en vertu d’une mesure qui a simplement une forme ou une base juridique différente. Je vais apprécier, en conséquence, le troisième moyen de droit de la requérante.
III – La compétence des juridictions communautaires pour déterminer si le règlement attaqué viole des droits fondamentaux
17. Au cours de la procédure en première instance, la requérante a fait valoir que le règlement attaqué violait le droit à un procès équitable, le droit de propriété et le droit à un contrôle juridictionnel effectif (13). Néanmoins, avant d’examiner ces allégations au fond, le Tribunal a examiné le champ de sa propre compétence pour apprécier la conformité du règlement attaqué aux droits fondamentaux (14). Pour apprécier l’étendue du contrôle juridictionnel approprié, le Tribunal a examiné le rapport entre l’ordre juridique communautaire et l’ordre juridique mis en place par la charte des Nations unies. Le raisonnement du Tribunal est approfondi et sophistiqué, mais il peut être résumé comme suit.
18. Premièrement, le Tribunal a identifié ce qui équivaut en substance à une règle de primauté, découlant du traité, selon laquelle les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité en vertu du chapitre VII de la charte des Nations unies priment sur les règles du droit communautaire. Le Tribunal a jugé en substance que le droit communautaire reconnaît et accepte que, en conformité avec l’article 103 de la charte des Nations unies, les résolutions du Conseil de sécurité priment sur le traité (15). Deuxièmement, le Tribunal a jugé que, par conséquent, il n’était pas compétent pour examiner, même incidemment, les résolutions du Conseil de sécurité pour apprécier leur conformité aux droits fondamentaux, tels qu’ils sont protégés par l’ordre communautaire. Il a relevé que les résolutions du Conseil de sécurité en cause ne laissaient aucune marge discrétionnaire et, que, par conséquent, il ne pouvait apprécier le règlement attaqué sans procéder à ce contrôle indirect de la résolution. Quoi qu’il en soit, le Tribunal a jugé, troisièmement, qu’il était habilité à examiner les résolutions du Conseil de sécurité en cause pour apprécier leur conformité aux droits fondamentaux, dans la mesure où ces droits relevaient des principes du jus cogens.
19. Par son troisième moyen, la requérante allègue que le Tribunal a appliqué un degré de contrôle erroné lors de l’examen de l’allégation de violation des droits fondamentaux. La requérante affirme que, si le degré de contrôle approprié avait été appliqué, le Tribunal aurait conclu à une violation du droit à un procès équitable et du droit à un recours juridictionnel effectif. La requérante souligne que le Tribunal ne s’est pas prononcé sur la conformité du règlement attaqué aux droits fondamentaux, tels qu’ils résultent des principes généraux du droit communautaire. Au lieu de cela, le Tribunal a limité son analyse à la question de savoir si les résolutions du Conseil de sécurité que le règlement attaqué vise à transposer étaient conformes aux principes du jus cogens (16). Selon la requérante, le droit communautaire n’offre aucune base permettant de restreindre de cette manière le contrôle juridictionnel du règlement attaqué.
20. En substance, l’argument invoqué par la requérante est que le Tribunal a épousé une conception inexacte de ses propres compétences, parce qu’il a qualifié de manière incorrecte les rapports entre l’ordre juridique international et l’ordre juridique communautaire. Cela m’amène à la question de savoir comment ces rapports peuvent être décrits.
21. Le point de départ logique de notre discussion doit être, bien entendu, l’arrêt de principe Van Gend & Loos (17), dans lequel la Cour a affirmé l’autonomie de l’ordre juridique communautaire. La Cour a jugé que le traité ne constituait pas un simple accord entre États, mais un accord entre les peuples d’Europe. Elle a jugé que le traité avait institué un «nouvel ordre juridique» découlant de l’ordre juridique existant en droit international public, mais distinct de celui-ci. En d’autres termes, le traité a créé un ordre juridique interne de dimension transnationale, dont il forme la «charte constitutionnelle de base» (18).
22. Cela ne signifie pas cependant que l’ordre juridique interne communautaire et l’ordre juridique international coexistent sans aucune interaction. Au contraire, la Communauté a traditionnellement joué un rôle actif et constructif sur la scène internationale. L’application et l’interprétation du droit communautaire sont par conséquent guidées par la présomption que la Communauté veut honorer ses engagements internationaux (19). Les juridictions communautaires examinent donc avec soin les obligations qui incombent à la Communauté sur la scène internationale et tiennent juridiquement compte de ces obligations (20).
23. Cependant, dans l’analyse finale, les juridictions communautaires déterminent l’effet des obligations internationales dans l’ordre juridique communautaire par référence aux conditions fixées par le droit communautaire. La jurisprudence en fournit nombre d’exemples. Il existe des arrêts dans lesquels la Cour a empêché qu’un accord international produise des effets dans l’ordre juridique communautaire au motif que cet accord avait été conclu sur une base juridique inexacte. Ce fut récemment le cas dans l’arrêt Parlement/Conseil (21). L’approche adoptée par la Cour est facile à comprendre une fois que l’on s’est rendu compte que «les implications institutionnelles seraient également fondamentales tant pour la Communauté que pour les États membres» (22) si un accord adopté sans base légale adéquate – ou selon une procédure incorrecte – produisait des effets dans l’ordre juridique communautaire. Une préoccupation analogue sous-tend des affaires dans lesquelles la Cour a jugé que, lorsqu’ils prennent des engagements sur la scène internationale, les États membres et les institutions communautaires ont un devoir de coopération loyale (23). Si un accord international est conclu en violation de ce devoir, on peut lui dénier un effet sur l’ordre juridique communautaire. Le fait que la Cour ait vérifié, à l’occasion, si les actes adoptés par la Communauté, pour donner effet aux engagements internationaux, étaient conformes aux principes généraux du droit communautaire est d’autant plus pertinent dans le contexte de la présente affaire. Par exemple, dans l’arrêt Allemagne/Conseil (24), la Cour a annulé la décision du Conseil de conclure l’accord sur l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dans la mesure où il avait approuvé l’accord cadre sur les bananes. La Cour a jugé que les dispositions de cet accord cadre méconnaissaient un principe général de droit communautaire: le principe de non-discrimination.
24. Toutes ces affaires ont en commun le fait que, bien que la Cour ait pris grand soin de respecter les obligations qui incombent à la Communauté en vertu du droit international, elle cherche, avant tout, à préserver le cadre constitutionnel créé par le traité (25). Il serait donc inexact de conclure que, une fois que la Communauté est liée par une règle de droit international, les juridictions communautaires doivent se plier à cette règle de plein gré et l’appliquer inconditionnellement dans l’ordre juridique communautaire. Le rapport entre droit international et ordre juridique communautaire est régi par cet ordre lui-même, et le droit international ne peut interagir avec cet ordre juridique qu’aux seules conditions fixées par les principes constitutionnels de la Communauté.
25. Il en découle que le présent pourvoi s’articule essentiellement autour de la question suivante: existe-il dans le traité une base permettant de considérer que le règlement attaqué fait exception aux contraintes constitutionnelles normalement imposées par le droit communautaire, parce qu’il met en œuvre un régime de sanctions imposé par des résolutions du Conseil de sécurité? Ou formulé différemment: l’ordre juridique communautaire accorde-il un statut supra‑constitutionel aux mesures nécessaires pour la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité?
26. À cet égard, on pense immédiatement à l’arrêt Bosphorus (26). Dans cet arrêt, la Cour a examiné si un règlement adopté pour mettre en œuvre une résolution du Conseil de sécurité, imposant un embargo commercial sur la République fédérale de Yougoslavie, violait des droits fondamentaux et le principe de proportionnalité. La Cour a jugé que l’intérêt de «mettre un terme à l’état de guerre dans la région et aux violations massives des droits de l’homme et du droit international humanitaire dans la République de Bosnie-Herzégovine» primait sur l’intérêt d’une partie même innocente de pouvoir poursuivre ses activités économiques en utilisant des avoirs empruntés auprès d’une société basée en République fédérale de Yougoslavie (27). La Cour n’a nullement suggéré qu’elle n’était pas compétente pour contrôler le règlement au motif que celui-ci serait nécessaire pour mettre en œuvre le régime de sanctions adopté par le Conseil de sécurité (28).
27. Néanmoins, le Conseil, la Commission et le Royaume-Uni font valoir que l’arrêt Bosphorus ne donne aucune indication sur l’étendue de la compétence de la Cour, parce que le règlement n’a pas, à tout le moins, méconnu des droits fondamentaux. Je ne considère pas que cet argument soit très convaincant. Il est exact que, alors que l’avocat général avait écarté l’idée au passage, la Cour n’a pas explicitement abordé le point de savoir si le fait que le règlement mette en œuvre une résolution du Conseil de sécurité pouvait l’empêcher d’exercer son contrôle juridictionnel. Néanmoins, je suppose que, au lieu de laisser délibérément ce point sans réponse, la Cour a accepté comme allant de soi ce que l’avocat général avait jugé utile de mentionner, à savoir que «le respect des droits fondamentaux est […] une condition de légalité des actes communautaires» (29).
28. En tout état de cause, même si l’on acceptait la suggestion selon laquelle la Cour a éludé le problème de sa compétence dans l’arrêt Bosphorus, il n’en demeure pas moins que le Conseil, la Commission et le Royaume-Uni ne sont pas parvenus à identifier dans le traité une base dont il pourrait logiquement découler que des mesures prises pour mettre en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité ont un statut supraconstitutionnel et bénéficient donc d’une immunité de contrôle juridictionnel.
29. Le Royaume-Uni suggère qu’une telle immunité peut découler de l’article 307 CE. Le premier alinéa de cet article dispose que: «(L)es droits et obligations résultant de conventions conclues antérieurement au 1er janvier 1958 ou, pour les États adhérents, antérieurement à la date de leur adhésion, entre un ou plusieurs États membres, d’une part, et un ou plusieurs États tiers, d’autre part, ne sont pas affectés par les dispositions du présent traité». Selon le Royaume-Uni, cette disposition, lue en parallèle avec l’article 10 CE, imposerait à la Communauté une obligation de ne pas porter atteinte au respect des résolutions du Conseil de sécurité par les États membres. Par conséquent, la Cour devrait, selon le Royaume-Uni, s’abstenir de procéder à un contrôle juridictionnel du règlement attaqué. Je dois indiquer pour commencer que je ne suis pas convaincu par cet argument, mais cela vaut néanmoins la peine de l’examiner plus en détail, notamment parce que l’article 307 CE est un élément de premier ordre dans le raisonnement du Tribunal (30).
30. À première vue, la raison pour laquelle les États membres seraient empêchés de satisfaire aux obligations qui leur incombent en vertu de la charte des Nations unies, si la Cour annulait le règlement attaqué n’apparaît pas clairement. En effet, en l’absence d’une mesure communautaire, il serait en principe loisible aux États membres d’adopter leurs propres mesures de mise en œuvre, puisqu’ils sont autorisés par le traité à adopter des mesures qui, bien qu’elles affectent le fonctionnement du marché commun, peuvent être nécessaires au maintien de la paix et de la sécurité internationales (31). Néanmoins, les États membres doivent exercer leurs compétences retenues dans le domaine de la politique de sécurité dans le respect du droit communautaire (32). À la lumière de l’arrêt ERT (33) rendu par la Cour, on peut supposer que, dans la mesure où leur action relève du domaine du droit communautaire, les États membres sont soumis aux mêmes règles communautaires de protection des droits fondamentaux que les institutions communautaires elles-mêmes. Sur la base de cette supposition, si la Cour venait à annuler le règlement attaqué, au motif qu’il viole les règles communautaires de protection des droits fondamentaux, cela impliquerait que les États membres ne pourraient pas adopter ces mêmes mesures sans méconnaître, pour autant que ces mesures relèvent du champ d’application du droit communautaire, les droits fondamentaux protégés par la Cour. Par conséquent, l’argument tiré de l’article 307 CE ne présente qu’une pertinence indirecte.
31. Le problème crucial du moyen invoqué par le Royaume-Uni est cependant qu’il présente l’article 307 CE comme la source d’une possible dérogation à l’article 6, paragraphe 1, UE, selon lequel «[l]’Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l’État de droit […]». Je ne vois aucun fondement permettant une telle interprétation de l’article 307 CE. De plus, cela serait incompatible avec l’article 49 UE qui conditionne l’adhésion à l’Union au respect des principes exposés à l’article 6, paragraphe 1, UE. En outre, cela pourrait éventuellement permettre aux autorités nationales d’utiliser la Communauté pour contourner les droits fondamentaux garantis par leurs propres ordres juridiques nationaux, même pour des actes transposant des engagements internationaux (34). Cela irait totalement à l’encontre d’une jurisprudence constante de la Cour selon laquelle la Communauté garantit un système complet de protection juridictionnelle au sein duquel les droits fondamentaux sont garantis en accord avec les traditions constitutionnelles des États membres. Comme la Cour l’a indiqué dans son arrêt Les Verts/Parlement, «[l]a Communauté économique européenne est une communauté de droit en ce que ni ses États membres, ni ses institutions n’échappent au contrôle de la conformité de leurs actes à la charte constitutionnelle de base qu’est le traité» (35). De manière plus directe, la Cour a réaffirmé dans l’arrêt Schmidberger que «ne sauraient être admises dans la Communauté des mesures incompatibles avec le respect des droits de l’homme ainsi reconnus» (36). En résumé, l’interprétation de l’article 307 CE que retient le Royaume-Uni s’écarterait des principes mêmes sur lesquels l’Union est fondée, alors que rien dans le traité ne suggère que l’article 307 CE bénéficie d’un régime spécial – sans parler d’un régime spécial de cette ampleur – dans le cadre constitutionnel de la Communauté.
32. De plus, les obligations prévues à l’article 307 CE et le devoir de coopération loyale qui leur est associé s’adressent à deux catégories: ils s’appliquent tant à la Communauté qu’aux États membres (37). L’article 307, deuxième alinéa, dispose que «le ou les États membres en cause recourent à tous les moyens appropriés pour éliminer les incompatibilités constatées». À cet effet, les États membres «se prêtent une assistance mutuelle […] et adoptent le cas échéant une attitude commune». Ce devoir exige que les États membres exercent leurs compétences et leurs responsabilités au sein d’une organisation internationale comme les Nations unies d’une manière compatible avec les conditions fixées par les règles primaires et les principes généraux du droit communautaire (38). En qualité de membres des Nations unies, les États membres, et notamment – dans le contexte de la présente affaire – ceux qui sont membres du Conseil de sécurité, doivent agir de manière à prévenir, autant que faire se peut, l’adoption de décisions par les organes des Nations unies susceptibles d’entrer en conflit avec les principes centraux de l’ordre juridique communautaire. Les États membres eux-mêmes assument donc la responsabilité de minimiser le risque de conflit entre l’ordre juridique communautaire et le droit international.
33. Si l’article 307 CE ne peut pas exempter le règlement attaqué d’un contrôle juridictionnel, d’autres règles du droit communautaire le peuvent-elles? Le Conseil, la Commission et le Royaume-Uni soutiennent que, de manière générale, il n’appartient pas à la Cour de semer le doute à propos de mesures communautaires qui mettent en œuvre les résolutions que le Conseil de sécurité a jugées nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales. Dans ce contexte, la Commission évoque la notion de «questions d’ordre politique» (39). En résumé, on pourrait dire que la Commission, le Conseil et le Royaume-Uni allèguent que le sujet spécifique en cause dans la présente affaire ne se prête pas à un contrôle juridictionnel. Ils affirment que la Cour européenne des droits de l’homme adopte une position similaire.
34. L’insinuation selon laquelle la présente affaire concerne une «question d’ordre politique», à l’égard de laquelle même le degré le plus infime d’interférence juridictionnelle serait inapproprié, est, selon moi, indéfendable. L’affirmation selon laquelle une mesure est nécessaire pour maintenir la paix et la sécurité internationales ne saurait avoir pour effet de neutraliser de manière définitive les principes généraux du droit communautaire et de priver les justiciables de leurs droits fondamentaux. Cela ne diminue pas l’importance de l’intérêt à maintenir la paix et la sécurité internationales; cela signifie simplement que les juridictions ont le devoir d’apprécier la légalité des mesures susceptibles d’entrer en conflit avec d’autres intérêts, tout aussi importants, que les juridictions sont chargées de protéger. Comme l’a indiqué à juste titre le juge Murphy dans son opinion dissidente dans l’affaire Korematsu jugée par la Cour suprême des États-Unis: «Tout comme d’autres affirmations en conflit avec les droits constitutionnels allégués du justiciable, [cette] affirmation doit être soumise au processus judiciaire consistant à déterminer son caractère raisonnable et à résoudre son conflit avec d’autres intérêts. Les limites acceptables de [la discrétion] et le point de savoir si elles ont été dépassées dans un cas particulier sont des questions d’ordre juridictionnel» (40).
35. Assurément, des circonstances exceptionnelles peuvent justifier des restrictions à la liberté individuelle inacceptables dans des conditions normales. Cependant, cela ne doit pas nous amener à indiquer qu’«il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté, comme l’on cache les statues des dieux» (41). Cela ne signifie pas non plus, comme le soutient le Royaume-Uni, que le contrôle juridictionnel dans ces affaires ne devrait être que «des plus marginaux». Au contraire, lorsqu’il y a lieu de croire que les risques pour la sécurité publique sont d’une importance exceptionnelle, la pression pour adopter des mesures qui font fi des intérêts individuels, en particulier dans le cas de justiciables qui n’ont que peu ou pas accès au processus politique, est particulièrement forte. Par conséquent, dans de telles circonstances, les juridictions devraient remplir leur devoir de faire respecter la prééminence du droit avec une vigilance accrue. Les mêmes circonstances qui peuvent justifier des restrictions exceptionnelles aux droits fondamentaux exigent donc également des tribunaux qu’ils apprécient avec soin si ces restrictions vont au-delà de ce qui est nécessaire. Ainsi que je l’examinerai plus loin, la Cour doit vérifier si l’allégation de risques sécuritaires d’une importance exceptionnelle est étayée et elle doit s’assurer que les mesures adoptées assurent une mise en balance adéquate entre la nature du risque sécuritaire et la mesure dans laquelle ces mesures portent atteinte aux droits fondamentaux des justiciables.
36. Selon le Conseil, la Commission et le Royaume-Uni, la Cour européenne des droits de l’homme renonce à sa compétence de contrôle, lorsqu’une mesure attaquée est nécessaire pour mettre en œuvre une résolution du Conseil de sécurité. Néanmoins, je doute sérieusement que la Cour européenne des droits de l’homme limite sa propre compétence de cette manière (42). De plus, même si c’était le cas, je ne pense pas que cela aurait une conséquence dans la présente affaire.
37. Il est certes exact d’indiquer que, en assurant le respect des droits fondamentaux dans la Communauté, la Cour s’inspire de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (43). Néanmoins, des différences de taille demeurent entre les deux juridictions. La mission de la Cour européenne des droits de l’homme est de veiller au respect des engagements auxquels ont souscrit les États contractants en vertu de la convention. Bien que l’objet de cette convention soit la préservation et la poursuite de la réalisation des droits de l’homme et des libertés fondamentales des particuliers, elle est destinée à s’appliquer en premier lieu en tant qu’accord interétatique qui créé des obligations entre parties contractantes au niveau international (44). Cela est illustré par le mécanisme intergouvernemental d’application de la convention européenne des droits de l’homme (45). Le traité, au contraire, a créé un système juridique autonome au sein duquel les États et les particuliers ont des droits et des obligations directs. Le devoir de la Cour est d’agir en tant que cour constitutionnelle de l’ordre juridique interne que constitue la Communauté. La Cour européenne des droits de l’homme et la Cour sont donc distinctes en ce qui concerne leur compétence ratione personae et le rapport entre leur système juridique et le droit international public. Par conséquent, le Conseil, la Commission et le Royaume-Uni tentent d’établir un parallèle précisément à l’endroit où s’arrête l’analogie entre les deux juridictions.
38. Le Conseil a allégué à l’audience de plaidoiries que, en exerçant ses missions juridictionnelles à l’égard des actes des institutions communautaires qui prennent leur source dans des résolutions du Conseil de sécurité, la Cour outrepasserait son propre rôle et «parlerait au nom de la communauté internationale». Cette affirmation va clairement trop loin. Bien entendu, si la Cour jugeait que la résolution attaquée ne peut être appliquée dans l’ordre juridique communautaire, il est probable que cela aurait des répercussions sur la scène internationale. Il doit cependant être noté que ces répercussions ne seraient pas nécessairement négatives. Elles sont la conséquence directe du fait que, dans l’état actuel du système régissant le fonctionnement des Nations unies, la seule option dont disposent les justiciables qui souhaitent avoir accès à une juridiction indépendante dans le but d’obtenir une protection adéquate de leurs droits fondamentaux est de contester les mesures nationales de mise en œuvre devant une juridiction nationale (46). En effet, la possibilité d’un recours couronné de succès ne saurait être une surprise totale pour le Conseil de sécurité, puisqu’elle a été expressément évoquée par l’Équipe d’appui analytique et de surveillance des sanctions (47).
39. En outre, les effets juridiques d’un arrêt de la Cour demeurent limités à l’ordre juridique interne de la Communauté. Dans la mesure où un tel arrêt empêcherait la Communauté et ses membres de mettre en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité, les conséquences juridiques dans l’ordre juridique international continuent d’être déterminées par les règles du droit international. S’il est exact que les restrictions imposées par les principes généraux du droit communautaire aux actions des institutions peuvent gêner la Communauté et ses États membres dans leurs négociations internationales, ces principes sont appliqués par la Cour sans préjudice de l’application des règles internationales sur la responsabilité étatique ou de la règle prévue à l’article 103 de la charte des Nations unies. L’assertion du Conseil selon laquelle, en contrôlant le règlement attaqué, la Cour exercerait une compétence allant au-delà des limites de l’ordre juridique communautaire, est donc erronée.
40. J’en conclus donc que le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant qu’il n’était pas compétent pour contrôler le règlement attaqué à la lumière des droits fondamentaux qui font partie des principes généraux du droit. Par conséquent, la Cour devrait considérer comme fondé le troisième moyen de la requérante et annuler l’arrêt frappé de pourvoi.
IV – L’allégation de violations des droits fondamentaux
41. Plutôt que de renvoyer l’affaire devant le Tribunal, je suggère que la Cour profite de la possibilité offerte pour rendre un arrêt définitif dans cette affaire (48). Pour des raisons d’opportunité, je pense qu’il serait approprié, à cet égard, de se concentrer sur l’aspect principal de l’affaire, c’est-à-dire la question de savoir si le règlement attaqué viole les droits fondamentaux de la requérante.
42. Cette dernière allègue que le règlement attaqué viole plusieurs de ses droits fondamentaux et elle demande, sur ce fondement, l’annulation dudit règlement. Les défendeurs – en particulier la Commission et le Royaume-Uni – soutiennent que, dans la mesure où le règlement attaqué peut interférer avec les droits fondamentaux de la requérante, cela se justifie par des raisons liées à l’éradication du terrorisme international. Dans ce contexte, ils font également valoir que la Cour ne doit pas appliquer des critères de contrôle normaux, mais qu’elle devrait à la place – à la lumière de l’intérêt de sécurité internationale en cause – appliquer des critères moins stricts de protection des droits fondamentaux.
43. Je ne partage pas l’avis des défendeurs. Ils plaident pour un type de contrôle juridictionnel qui est en substance très comparable à l’approche adoptée par le Tribunal sous l’intitulé de «jus cogens». Dans un certain sens, leur argument est cependant une expression différente de la croyance selon laquelle la présente affaire touche à une «question de nature politique» et selon laquelle aussi la Cour, à la différence des institutions politiques, n’est pas en position d’aborder ces questions de manière appropriée. Cela s’expliquerait par le fait que les questions en cause revêtent une signification internationale et que toute intervention de la Cour pourrait porter préjudice à des efforts coordonnés au niveau international pour combattre le terrorisme. Cet argument est étroitement lié à l’opinion selon laquelle les juridictions sont mal armées pour déterminer les mesures appropriées pour prévenir le terrorisme international. Le Conseil de sécurité, au contraire, a sans aucun doute l’expertise nécessaire à cet effet. Pour ces raisons, les défendeurs concluent que la Cour devrait examiner les appréciations portées par le Conseil de sécurité avec la plus grande déférence et devrait exercer un contrôle minimal des actes communautaires basés sur ces appréciations, si tant est qu’elle exerce le moindre contrôle.
44. Il est exact que les juridictions ne doivent pas demeurer aveugles face à la situation institutionnelle. La Cour devrait donc être attentive au contexte international dans lequel elle opère ainsi qu’à ses limites. Elle doit être consciente de l’impact que ses arrêts peuvent avoir au-delà des frontières de la Communauté. Dans un monde de plus en plus interdépendant, les différents ordres juridiques devront s’efforcer de s’adapter aux recours juridictionnels existant dans d’autres ordres. Il en découle que la Cour ne saurait faire valoir en permanence un monopole pour déterminer la manière dont certains intérêts fondamentaux doivent être conciliés. Elle doit, dans la mesure du possible, reconnaître l’autorité d’institutions, telles que le Conseil de sécurité, mises en place en vertu d’un ordre juridique différent, et qui sont parfois mieux à même de peser ces intérêts fondamentaux. Néanmoins, la Cour ne saurait, contrairement aux opinions exprimées par ces institutions, faire fi des valeurs fondamentales sur lesquelles repose l’ordre juridique communautaire et qu’elle se doit de protéger. Le respect des autres institutions n’a de sens que s’il repose sur une compréhension partagée de ces valeurs et sur un engagement mutuel à les protéger. Par conséquent, dans des situations dans lesquelles des valeurs fondamentales de la Communauté sont en jeu, la Cour peut être appelée à apprécier, et éventuellement à annuler, des mesures adoptées par les institutions communautaires, même lorsque ces mesures reflètent les souhaits du Conseil de sécurité.
45. Le fait que les mesures en cause soient destinées à éradiquer le terrorisme international ne doit pas empêcher la Cour de remplir son obligation de préserver la prééminence du droit. Ce faisant, et plutôt que d’empiéter sur le domaine de la politique, la Cour réaffirme les limites que le droit impose aux décisions politiques. Ce n’est jamais une tâche facile, et c’est en effet un important défi pour une juridiction que de faire preuve de sagesse dans des domaines liés à la menace terroriste. Il en va cependant de même pour les institutions politiques. En matière de sécurité publique notamment, le processus politique risque d’être trop réactif face à l’urgence des préoccupations populaires, amenant les autorités à dissiper les craintes du plus grand nombre au détriment des droits de quelques‑uns. C’est précisément là où les juridictions doivent intervenir, afin de veiller à ce que les nécessités politiques d’aujourd’hui ne deviennent pas les réalités juridiques de demain. Leur responsabilité est de garantir que ce qui peut être opportun d’un point de vue politique à un moment donné est également conforme à la prééminence du droit, sans quoi aucune société démocratique ne peut, à long terme, prospérer véritablement. Comme l’a déclaré M. Aharon Barak, ancien président de la Cour suprême de l’État Israël:
«C’est lorsque les canons grondent que nous avons particulièrement besoin du droit […]. Toute lutte menée par l’État – que ce soit contre le terrorisme ou contre un autre ennemi – doit être conduite selon les règles et en application du droit. Il existe toujours une législation à laquelle État doit se conformer. Il n’existe aucun ‘trou noir’. […] La raison qui sous‑tend cette approche n’est pas seulement la conséquence pratique de la réalité politique et normative. Ses racines sont bien plus profondes. Elle est l’expression de la différence entre un État démocratique qui lutte pour sa survie et le combat de terroristes qui se soulèvent contre lui. L’État combat au nom du droit et du respect du droit. Les terroristes combattent le droit en le violant. La guerre contre le terrorisme est également une guerre du droit contre ceux qui le combattent» (49).
46. Il n’existe donc aucune raison que la Cour s’écarte, dans le cas d’espèce, de son interprétation habituelle des droits fondamentaux invoquée par la requérante. La seule question nouvelle est celle de savoir si la nécessité concrète, soulevée par la prévention du terrorisme international, justifie la limitation des droits fondamentaux de la requérante, inacceptable autrement. Cela n’implique pas une conception différente de ces droits fondamentaux et du degré de contrôle applicable. Cela signifie simplement que le poids qu’il convient de donner aux différents intérêts qui doivent toujours être mis en balance lors de l’application des droits fondamentaux en cause peut être différent du fait des besoins spécifiques qui découlent de la prévention du terrorisme international. Cela doit cependant être apprécié dans le cadre d’un contrôle juridictionnel normal exercé par la Cour. Les circonstances présentes peuvent donner lieu à un équilibre différent entre les valeurs en jeu pour la protection des droits fondamentaux, mais le critère de protection appliqué ne saurait varier.
47. Le problème auquel doit faire face la requérante est que tous ses avoirs dans la Communauté ont été gelés pour plusieurs années, sans limite dans le temps et dans des conditions dans lesquelles il semble qu’il n’existe pas de moyen pertinent pour qu’elle puisse contester l’accusation de soutien au terrorisme. Elle a invoqué le droit de propriété, les droits de la défense et le droit à un recours juridictionnel effectif. Ces droits sont intimement liés dans le cadre de la présente affaire. Il est clair que le gel, pour une durée indéterminée, des avoirs d’un particulier ou d’une entité constitue une interférence caractérisée dans la jouissance paisible d’un bien. Pour la personne ou l’entité concernée, les conséquences peuvent être dévastatrices, même si des dispositions sont prises pour répondre aux dépenses de base. Cela explique évidemment pourquoi la mesure produit un effet coercitif aussi marqué et pourquoi des «sanctions intelligentes» de ce type peuvent être considérées comme un moyen adéquat, voire nécessaire, pour prévenir des actes terroristes. Néanmoins, cela met également en évidence la nécessité de sauvegardes procédurales qui exigent que l’autorité justifie l’adoption de ces mesures et démontre leur proportionnalité, non seulement de manière abstraite, mais dans les circonstances du cas d’espèce. La Commission a souligné, à juste titre, que la prévention du terrorisme international peut justifier des restrictions au droit de propriété. Toutefois, cela n’exonère pas ipso facto les autorités de l’exigence de démontrer que ces restrictions sont justifiées dans le cas de la personne ou de l’entité concernée dans cette affaire. Des sauvegardes procédurales sont précisément nécessaires pour garantir que c’est effectivement le cas. À défaut de telles sauvegardes, le gel d’avoirs pour une durée indéterminée porte atteinte au droit de propriété.
48. La requérante allègue que, au regard des sanctions en cause, il n’existe aucune sauvegarde. Dans ce contexte, elle demande à bénéficier du droit d’être entendue par une autorité administrative, ainsi que du droit à un contrôle juridictionnel par un tribunal indépendant.
49. Les droits de la défense et le droit à un contrôle juridictionnel effectif relèvent des principes généraux du droit communautaire. Selon une jurisprudence constante, «le respect des droits de la défense dans toute procédure ouverte à l’encontre d’une personne et susceptible d’aboutir à un acte faisant grief constitue un principe fondamental de droit communautaire qui doit être assuré même en l’absence de toute réglementation concernant la procédure […]. Ce principe exige que les destinataires de décisions, qui affectent de manière sensible leurs intérêts, soient mis en mesure de faire connaître utilement leur point de vue» (50) . En ce qui concerne le droit à un contrôle juridictionnel effectif, la Cour a jugé que «la Communauté européenne est une communauté de droit dans laquelle ses institutions sont soumises au contrôle de la conformité de leurs actes avec le traité et les principes généraux du droit dont font partie les droits fondamentaux […]. Dès lors, les particuliers doivent pouvoir bénéficier d’une protection juridictionnelle effective des droits qu’ils tirent de l’ordre juridique communautaire, le droit à une telle protection faisant partie des principes généraux de droit qui découlent des traditions constitutionnelles communes aux États membres» (51). De plus, il résulte de la même jurisprudence que tant les personnes physiques que les personnes morales bénéficient des droits de la défense et du droit à un recours juridictionnel effectif.
50. Les défendeurs font néanmoins valoir que, pour autant qu’il y ait eu des restrictions aux droits de la défense et au droit à un contrôle juridictionnel effectif, ces restrictions sont justifiées. Ils affirment que tout effort de la part de la Communauté ou de ses États membres pour offrir des procédures administratives ou judiciaires permettant de contester la légalité des sanctions imposées par le règlement attaqué serait contraire aux résolutions du Conseil de sécurité qui le sous-tendent et compromettrait donc la lutte contre le terrorisme international. Conformément à ce point de vue, ils n’ont pas présenté d’observations permettant à la Cour d’exercer son contrôle dans le cas de la situation spécifique de la requérante.
51. Je ne m’attarderai pas sur l’allégation de violation des droits de la défense. Il suffit d’indiquer que, bien que certaines restrictions à ces droits soient envisageables pour des raisons d’ordre public, dans le cas présent, les institutions communautaires n’ont donné à la requérante aucune possibilité de présenter ses observations sur le point de savoir si les sanctions prises à son encontre sont justifiées et si elles doivent être maintenues. À cet égard, l’existence d’une procédure de radiation de la liste au niveau des Nations unies n’est d’aucune consolation. Cette procédure permet aux demandeurs de soumettre au comité des sanctions ou à leur gouvernement une requête visant à supprimer leur nom de la liste (52). Pourtant, le traitement de cette demande est une consultation purement intergouvernementale. Le comité des sanctions n’a, en fait, aucune obligation de tenir compte de l’opinion exprimée par les demandeurs. En outre, la procédure de radiation ne donne aucun accès, ne serait-ce que minime, aux informations sur la base desquelles la décision d’inclure le demandeur sur la liste a été prise. En réalité, l’accès à ces informations est refusé sans tenir compte d’une éventuelle requête documentée quant à la nécessité de protéger leur confidentialité. L’une des raisons essentielles pour lesquelles les droits de la défense doivent être respectés est de permettre aux parties concernées de défendre leurs droits de manière efficace, notamment dans les procédures judiciaires susceptibles d’être ouvertes après la clôture de la procédure administrative de contrôle. En ce sens, le respect des droits de la défense a une pertinence directe pour la garantie du droit à un contrôle juridictionnel effectif. Des sauvegardes procédurales au niveau administratif ne peuvent jamais faire disparaître la nécessité d’un contrôle juridictionnel postérieur. Néanmoins, l’absence de telles sauvegardes administratives a des impacts négatifs significatifs sur le droit de la requérante à une protection juridictionnelle effective.
52. Le droit à une protection juridictionnelle effective tient une place importante parmi les droits fondamentaux. Alors que certaines restrictions à ce droit peuvent être autorisées s’il existe d’autres intérêts importants, il n’est pas acceptable dans une société démocratique de porter atteinte à la nature même de ce droit. Ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme l’a jugé dans son arrêt Klass et autres c. Allemagne, «[la prééminence du droit] implique, entre autres, qu’une ingérence de l’exécutif dans les droits d’un individu soit soumise à un contrôle efficace que doit normalement assurer, au moins en dernier ressort, le pouvoir judiciaire car il offre les meilleures garanties d’indépendance, d’impartialité et de procédure régulière» (53).
53. Le nom de la requérante a été inscrit pour plusieurs années à l’annexe I du règlement attaqué et les institutions communautaires refusent pourtant de lui accorder une possibilité de contester les motifs du maintien de son inscription sur la liste. Elles ont en effet porté des accusations extrêmement graves à son encontre et lui ont infligé, sur cette base, de lourdes sanctions. Pourtant, elles rejettent toute possibilité qu’un tribunal indépendant puisse apprécier la légitimité de ces accusations et le caractère raisonnable des sanctions infligées. Il en résulte une possibilité réelle que les sanctions prises contre la requérante dans la Communauté soient disproportionnées, voire même mal orientées, tout en restant pourtant en vigueur indéfiniment. La Cour n’a aucun moyen de savoir si c’est effectivement le cas, mais la simple possibilité qu’il puisse en être ainsi constitue un anathème dans une société qui respecte la prééminence du droit.
54. Si un véritable mécanisme de contrôle juridictionnel effectif effectué par un tribunal indépendant avait existé au niveau des Nations unies, cela aurait pu affranchir la Communauté de l’obligation de fournir un contrôle juridictionnel des mesures de transposition applicables dans l’ordre juridique communautaire. Toutefois, un tel mécanisme n’existe pas à l’heure actuelle. Comme l’ont eux‑mêmes souligné la Commission et le Conseil dans leurs observations, la décision de radier ou non une personne de la liste des sanctions établie par les Nations unies demeure de l’entière discrétion du comité des sanctions, un organe diplomatique. Dans ces circonstances, il y a lieu de considérer que le droit à un contrôle juridictionnel par un tribunal indépendant n’a pas été garanti au niveau des Nations unies. Par conséquent, les institutions communautaires ne sauraient se dispenser d’un contrôle juridictionnel dûment exercé lors de la mise en œuvre dans l’ordre juridique communautaire des résolutions en cause du Conseil de sécurité.
55. Il en découle que l’allégation de la requérante selon laquelle le règlement attaqué viole les droits de la défense, le droit à un contrôle juridictionnel et le droit de propriété est fondée. La Cour doit ainsi annuler le règlement attaqué dans la mesure où il concerne la requérante.
V – Conclusion
56. Je propose donc à la Cour:
1) d’annuler l’arrêt du 21 septembre 2005, Yusuf et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission (T-306/01), et
2) d’annuler le règlement (CE) n° 881/2002 du Conseil, du 27 mai 2002, instituant certaines mesures restrictives spécifiques à l’encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al‑Qaida et aux Talibans, et abrogeant le règlement (CE) nº 467/2001, du Conseil interdisant l’exportation de certaines marchandises et de certains services vers l’Afghanistan, renforçant l’interdiction des vols et étendant le gel des fonds et autres ressources financières décidés à l’encontre des Talibans d’Afghanistan, dans la mesure où il concerne le requérant.
1 – Langue originale: l’anglais.
2 – Règlement du Conseil, du 6 mars 2001, interdisant l’exportation de certaines marchandises et de certains services vers l’Afghanistan, renforçant l’interdiction des vols et étendant le gel des fonds et autres ressources financières décidés à l’encontre des Talibans d’Afghanistan, et abrogeant le règlement (CE) n° 337/2000. Le nom de la requérante a été repris par le règlement (CE) nº 2062/2001 de la Commission, du 19 octobre 2001, modifiant, pour la troisième fois, le règlement nº 467/2001 (JO L 277, p. 25).
3 – Règlement instituant certaines mesures restrictives spécifiques à l’encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Talibans, et abrogeant le règlement (CE) n° 467/2001 (JO L 139, p. 9).
4 – Position commune du 27 mai 2002, concernant des mesures restrictives à l’encontre d’Oussama ben Laden, des membres de l’organisation Al-Qaida ainsi que des Talibans et autres personnes, groupes, entreprises et entités associés, et abrogeant les positions communes 96/746/PESC, 1999/727/PESC, 2001/154/PESC et 2001/771/PESC (JO L 139, p. 4). Voir, notamment, article 3 et neuvième considérant du préambule.
5 – S/RES/1267 (1999), du 15 octobre 1999.
6 – S/RES/1333 (1999), du 19 décembre 2000.
7 – S/RES/1390 (2002), du 16 janvier 2002.
8 – Position commune du 27 février 2003, concernant des exceptions aux mesures restrictives imposées par la position commune 2002/402 (JO L 53, p. 62).
9 – Règlement n° 561/2003 modifiant, en ce qui concerne les exceptions au gel des fonds et des ressources économiques, le règlement n° 881/2002 (JO L 82, p. 1).
10 – Rec. p. II-3533.
11 – Points 107 à 171 de l’arrêt frappé de pourvoi.
12 – Point 169 de l’arrêt frappé de pourvoi.
13 – Points 190 et suiv. de l’arrêt frappé de pourvoi.
14 – Points 226 à 283 de l’arrêt frappé de pourvoi.
15 – L’article 103 de la charte des Nations unies dispose que, «[e]n cas de conflit entre les obligations des Membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront». Il est généralement reconnu que cette obligation s’étend aux résolutions contraignantes adoptées par le Conseil de sécurité. Voir ordonnance du 14 avril 1992 de la Cour internationale de justice dans Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. États-unis d’Amérique), ordonnance de référé du 14 avril 1992, Rapports CIJ 1992, p. 3, point 39.
16 – Voir points 286 à 346 de l’arrêt frappé de pourvoi.
17 – Arrêt du 5 février 1963 (26/62, Rec. p. 11).
18 – Arrêt du 23 avril 1986, Les Verts/Parlement (294/83, Rec. p. 1339, point 23).
19 – Voir, par exemple, arrêts du 4 décembre 1974, van Duyn (41/74, Rec. p. 1337, point 22), et du 24 novembre 1992, Poulsen et Diva Navigation (C-286/90, Rec. p. I-6019, points 9 à 11).
20 – Voir, par exemple, arrêts du 12 décembre 1972, International Fruit Company e.a. (21/72 à 24/72, Rec. p. 1219), et Poulsen et Diva Navigation, précité note 19; du 16 juin 1998, Racke (C‑162/96, Rec. p. I-3655); du 14 décembre 2000, Dior e.a. (C‑300/98 et C-392/98, Rec. p. I‑11307, point 33), et du 11 septembre 2007, Merck Genéricos‑Produtos Farmacêuticos (C-431/05, Rec. p. I-7001).
21 – Arrêt du 30 mai 2006 (C-317/04 et C‑318/04, Rec. p. I-4721). Voir, également, arrêt du 9 août 1994, France/Commission (C-327/91, Rec. p. I-3641).
22 – Avis 2/94 du 28 mars 1996 (Rec. p. I‑1759, point 35).
23 – Voir, par exemple, délibération 1/78 du 14 novembre 1978 (Rec. p. 2151, point 33); avis 2/91 du 19 mars 1993 (Rec. p. I-1061, points 36 à 38), et arrêt du 19 mars 1996, Commission/Conseil (C-25/94, Rec. p. I-1469, points 40 à 51).
24 – Arrêt du 10 mars 1998 (C-122/95, Rec. p. I-973).
25 – Voir, par exemple, avis 2/94, précité note 22, points 30, 34 et 35.
26 – Arrêt du 30 juillet 1996 (C-84/95, Rec. p. I-3953).
27 – Ibidem, point 26.
28 – La saisie de l’aéronef de Bosphorus Airways a été réalisée conformément à la résolution 820(1993) du Conseil de sécurité. Le comité des sanctions avait décidé que la carence des autorités à saisir l’aéronef équivaudrait à une violation de la résolution.
29 – Conclusions présentées par l’avocat général Jacobs dans l’affaire Bosphorus, précitée note 26, point 53. Voir également point 34 de l’avis 2/94, précité note 22.
30 – Points 235 à 241 de l’arrêt frappé de pourvoi.
31 – Articles 297 CE et 60, paragraphe 2, CE. Voir, également, arrêts du 17 octobre 1995, Werner (C-70/94, Rec. p. I-3189), et Leifer e.a. (C-83/94, Rec. p. I-3231), ainsi que conclusions de l’avocat général Jacobs présentées le 6 avril 1995 dans l’affaire Commission/Grèce (arrêt du 19 mars 1995, C-120/94, Rec. p. I-1513).
32 – Arrêt du 14 janvier 1997, Centro-Com (C-124/95, Rec. p. I-81, point 25).
33 – Arrêt du 18 juin 1991 (C-260/89, Rec. p. I-2925). Voir, également, arrêts du 26 juin 1997, Familiapress (C-368/95, Rec. p. I-3689), et du 11 juillet 2002, Carpenter (C‑60/00, Rec. p. I‑6279).
34 – Dans certains systèmes juridiques, il semble très peu probable que les mesures nationales de mise en œuvre de résolutions du Conseil de sécurité bénéficieraient de l’immunité de contrôle juridictionnel (ce qui montre de manière incidente qu’une décision de la Cour d’exclure des mesures comme le règlement attaqué de la possibilité d’un contrôle juridictionnel pourrait entraîner des difficultés pour la réception du droit communautaire dans certains ordres juridiques nationaux). Voir, par exemple, les sources suivantes. Allemagne: Bundesverfassungsgericht, ordonnance du 14 octobre 2004 (Görgülü) 2 BvR 1481/04, publiée dans NJW 2004, p. 3407 à 3412; République tchèque: Ústavní soud, 15 avril 2003 (I. ÚS 752/02), et Ústavní soud, 21 février 2007 (I. ÚS 604/04); Italie: Corte Costituzionale, 19 Mars 2001, Nº 73; Hongrie: 4/1997 (I. 22.) AB határozat; Pologne: Orzecznictwo Trybunału Konstytucyjnego (zbiór urzędowy), 27 avril 2005, P 1/05, pkt 5.5, Seria A, 2005 Nr 4, poz. 42, et Orzecznictwo Trybunału Konstytucyjnego (zbiór urzędowy), 2 juillet 2007, K 41/05, Seria A, 2007 Nr 7, poz. 72.
35 – Arrêt précité note 18, point 23.
36 – Arrêt du 12 juin 2003 (C-112/00, Rec. p. I-5659, point 73).
37 – Pour un exemple récent d’arrêt relatif aux obligations d’un État membre en vertu de l’article 307 CE, voir arrêt du 1er février 2005, Commission/Autriche (C-203/03, Rec. p. I-935, point 59).
38 – Voir, de manière analogue, concernant l’exigence d’unité dans la représentation internationale de la Communauté, avis 1/94 du 15 novembre 1994 (Rec. p. I-5267, points 106 à 109), et arrêt Commission/Conseil, précité note 23, points 40 à 51.
39 – La notion de «question d’ordre politique» a été inventée par Taney, président de la Cour suprême des États-Unis, dans l’affaire Luther/Borden, 48 US 1 (1849), 46 et 47. La signification exacte de cette notion dans le contexte communautaire est loin d’être claire. La Commission ne s’est pas étendue sur cet argument, soulevé lors de l’audience de plaidoiries, mais la suggestion semble être que la Cour devrait s’abstenir d’exercer un contrôle juridictionnel, puisqu’il n’existe aucun critère judiciaire à l’aune duquel les questions en cause pourraient être appréciées.
40 – Cour suprême des États-Unis, Korematsu/États-Unis, 323 US 214, 233 et 234 (1944) (Murphy, J., opinion dissidente) (guillemets internes omis).
41 – Montesquieu, De l’Esprit des Lois, Livre XII.
42 – La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que les États contractants «ne sauraient prendre, au nom de la lutte contre […] le terrorisme, n’importe quelle mesure jugée par eux appropriée» (arrêt Klass et autres c. Allemagne du 6 septembre 1978, série A n° 28, § 49). De plus, dans son arrêt Bosphorus Airways, cette même juridiction a longuement discuté de la question de sa compétence sans jamais faire allusion à la possibilité qu’elle pourrait ne pas être en mesure d’exercer son contrôle, parce que les mesures contestées mettaient en œuvre une résolution du Conseil de sécurité [affaire Bosphorus Hava Yollari Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi (Bosphorus Airways) c. Irlande (nº 45036/98)]. L’arrêt Bosphorus Airways semble donc soutenir l’argument d’un contrôle juridictionnel. Cependant, selon le Conseil, la Commission et le Royaume-uni, il découlerait de la décision de recevabilité dans l’affaire Behrami que les mesures nécessaires à la mise en œuvre de résolutions du Conseil de sécurité sont automatiquement exclues du champ d’application de la Convention [Voir Cour eur. D. H., arrêt Behrami c. France du 2 mai 2007 (n° 71412/01) et Saramati c. France, Norvège et Allemagne du 2 mai 2007 (n° 78166/01)]; voir, également, décisions de recevabilité du 5 juillet 2007 dans l’affaire Kasumaj c. Grèce (nº 6974/05) et du 28 août 2007 dans l’affaire Gajic c. Allemagne (nº 31446/02). Toutefois, il semble qu’il s’agit là d’une lecture trop extensive de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme. L’arrêt Behrami c. concernait une allégation de violation de droits fondamentaux par la force de sécurité déployée au Kosovo sous les auspices des Nations unies. Les États défendeurs avaient fourni un contingent à cette force de sécurité. Pourtant, la Cour européenne des droits de l’homme a décliné sa compétence ratione personae principalement parce que l’autorité et le contrôle de la mission de sécurité demeuraient en dernier lieu du ressort du Conseil de sécurité et que les actions et carences reprochées étaient donc imputables aux Nations unies et non aux États défendeurs (voir points 121 et 133 à 135 de l’arrêt). À cet égard, la Cour européenne des droits de l’homme a en effet soigneusement distingué cette affaire de l’affaire Bosphorus Airways (voir, en particulier, point 151 de l’arrêt). La position de la Cour européenne des droits de l’homme semble donc être que, lorsque, conformément aux règles du droit international public, les actes contestés sont imputables aux Nations unies, cette juridiction n’a pas de compétence ratione personae, puisque les Nations unies ne sont pas partie contractante à la convention. En revanche, lorsque les autorités d’un État contractant ont pris des mesures procédurales pour mettre en œuvre une résolution du Conseil de sécurité dans l’ordre juridique national, les mesures ainsi prises sont imputables à cet État et sont donc susceptibles d’un contrôle juridictionnel en vertu de la convention (voir, également, points 27 à 29 de la décision de recevabilité du 16 octobre 2007 dans l’affaire Beric e.a. c. Bosnie-Herzégovine).
43 – Voir, par exemple, arrêt du 14 octobre 2004, Omega (C-36/02, Rec. p. I-9609, point 33).
44 – Voir préambule, ainsi que articles 19 et 46, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (ci-après la «CEDH»).
45 – Voir article 46, paragraphe 2.
46 – Voir point 39 du rapport du 16 août 2006 du rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans le cadre de la lutte contre le terrorisme (A/61/267): «Étant donné que l’inscription aboutit au blocage de fonds, il est indispensable qu’elle puisse être contestée. À l’échelon international, il n’existe pas à l’heure actuelle de procédures qui permettent d’exercer ce droit. Elles existent cependant dans quelques juridictions nationales. Le rapporteur spécial estime que, si aucun recours approprié ou adéquat n’est disponible à l’échelon international, des procédures nationales de contrôle – même pour les listes internationales – sont nécessaires, et que les États qui appliquent les sanctions doivent en disposer».
47 – Voir, en particulier, deuxième rapport de l’Équipe d’appui analytique et de surveillance des sanctions créée en application de la résolution 1526(2004) concernant l’organisation Al-Qaida et les Talibans et les personnes et entités qui leur sont associées, qui indique au point 54 que «la manière dont des entités ou des particuliers sont ajoutés à la liste de terroristes du Conseil et l’absence d’examen ou de recours pour ceux dont le nom figure sur la liste soulèvent de sérieux problèmes de responsabilité, voire de violation des normes et conventions relatives aux droits de l’homme fondamentaux» et, au point 58, que «[c]es révisions apportées à la procédure de radiation pourraient contribuer à conjurer l’éventualité d’une ou de plusieurs décisions judicaires potentiellement négatives qui risqueraient d’entraver le processus d’application des sanctions». Dans ce contexte, le rapport mentionne spécifiquement la Cour. Voir, également, annexe I du sixième rapport de l’Équipe d’appui analytique et de surveillance des sanctions (S/2007/132) pour un panorama des recours juridictionnels contre des aspects du régime de sanctions.
48 – Conformément à l’article 61 du statut de la Cour de justice.
49 – Cour suprême de l’État d’Israël, HCJ 769/02 (2006), le Comité public contre la torture en Israël e.a./Gouvernement de l’État d’Israël, points 61 et 62 (guillemets internes omis).
50 – Arrêt du 24 octobre 1996, Commission/Lisrestal e.a. (C-32/95 P, Rec. p. I-5373, point 21). Voir, également, article 41, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
51 – Arrêt du 25 juillet 2002, Unión de Pequeños Agricultores/Conseil (C-50/00 P, Rec. p. I-6677, points 38 et 39). Voir, également, article 47 de la Charte des droits fondamentaux et articles 6 et 13 de la Cour européenne des droits de l’homme.
52 – Cette procédure de radiation a subi plusieurs modifications depuis l’adoption initiale des mesures visant la requérante. Sous l’empire du régime initial, la personne concernée ne pouvait présenter une demande de radiation qu’auprès de l’État de sa citoyenneté ou de sa résidence. En vertu de la procédure en vigueur, les demandeurs qui souhaitent présenter une demande de radiation peuvent le faire soit par le biais d’un «point focal» des Nations unies, soit par le biais de l’État de leur citoyenneté ou de leur résidence. Toutefois, la procédure de radiation a conservé son caractère fondamentalement intergouvernemental. Voir résolution 1730(2006) du Conseil de sécurité du 19 décembre 2006 et directives du comité des sanctions pour la conduite de son travail disponibles sur Internet à la page http://www.un.org/sc/committees/1267/index.shtml
53 – Arrêt précité note 42, point 55.