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Document 62002CC0425

    Conclusions de l'avocat général Léger présentées le 17 juin 2004.
    Johanna Maria Delahaye, épouse Boor contre Ministre de la Fonction publique et de la Réforme administrative.
    Demande de décision préjudicielle: Cour administrative - Luxembourg.
    Maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d'entreprise à l'État - Possibilité, pour l'État, d'imposer les règles de droit public - Réduction du montant de la rémunération.
    Affaire C-425/02.

    Recueil de jurisprudence 2004 I-10823

    ECLI identifier: ECLI:EU:C:2004:376

    Conclusions

    CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
    M. PHILIPPE LÉGER
    présentées le 17 juin 2004(1)



    Affaire C-425/02



    Johanna Maria Delahaye, épouse Boor,
    contre
    Ministre de la Fonction publique et de la Réforme administrative


    [demande de décision préjudicielle formée par la Cour administrative (Luxembourg)]

    «Directive 77/187/CEE – Maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises – Transfert d'une activité exercée par une personne morale de droit privé à une personne morale de droit public ou à un service public administratif – Obligation de droit national de modifier le contrat de travail conformément au statut d'employé public – Réduction du montant de la rémunération»






    1.        En cas de reprise par l’État d’activités antérieurement exercées par une association sans but lucratif (personne morale de droit privé), celui-ci, en tant que cessionnaire d’entreprise, est-il tenu, en vertu du droit communautaire, de maintenir en l’état les contrats de travail de droit privé existant à la date du transfert de ladite entreprise, sans réduction du montant de la rémunération des travailleurs, ou est-il en droit, conformément aux règles nationales en vigueur relatives au statut des employés publics, de procéder à une telle réduction?

    2.        Telle est, en substance, la question posée par la Cour administrative (Luxembourg). Par cette question, la juridiction de renvoi invite la Cour, dans le prolongement de la jurisprudence Mayeur  (2) , à interpréter la directive 77/187/CEE du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d’entreprises, d’établissements ou de parties d’établissements  (3) .

    I –   Le cadre juridique

    A –   La réglementation communautaire

    3.        La directive 77/187 vise, aux termes de son deuxième considérant, à «protéger les travailleurs en cas de changement de chef d’entreprise, en particulier pour assurer le maintien de leurs droits».

    4.       À cette fin, l’article 3, paragraphe 1, de la directive pose le principe selon lequel «les droits et obligations qui résultent pour le cédant d’un contrat de travail ou d’une relation de travail existant à la date du transfert au sens de l’article 1er, paragraphe 1 ,[ (4) ] sont, du fait de ce transfert, transférés au cessionnaire».

    5.        En outre, la directive prévoit le maintien par le cessionnaire des conditions de travail convenues par une convention collective (article 3, paragraphe 2), ainsi que la protection des travailleurs concernés contre le licenciement, par le cédant ou le cessionnaire, en raison du seul fait du transfert (article 4, paragraphe 1).

    6.        Par ailleurs, l’article 6, paragraphe 1, de la directive impose au cédant et au cessionnaire l’obligation d’informer les représentants des travailleurs concernés des conséquences juridiques, économiques et sociales du transfert pour ces travailleurs ainsi que des mesures envisagées à leur égard. Il est précisé que le cessionnaire est tenu de procéder à une telle information en temps utile et, en tout cas, avant que lesdits travailleurs ne soient directement affectés dans leurs conditions d’emploi et de travail par le transfert. L’article 6, paragraphe 2, de la directive complète cette obligation d’information, à la charge du cédant ou du cessionnaire, par une obligation de consultation en vue de rechercher un accord avec les représentants des travailleurs concernés lorsque des mesures sont envisagées à l’égard de ces travailleurs.

    7.        Dans l’hypothèse où ces mesures envisagées et soumises à consultation sont finalement décidées, l’article 4, paragraphe 2, de la directive prévoit que, «[s]i le contrat de travail ou la relation de travail est résilié [à l’initiative du travailleur] du fait que le transfert […] entraîne une modification substantielle des conditions de travail au détriment du travailleur, la résiliation du contrat de travail ou de la relation de travail est considérée comme intervenue du fait de l’employeur».

    8.        Toutes ces dispositions ont été reprises, dans leur intégralité, par la directive 98/50/CE du Conseil, du 29 juin 1998, modifiant la directive 77/187  (5) , puis par la directive 2001/23/CE du Conseil, du 12 mars 2001, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprises, d’établissements ou de parties d’entreprises ou d’établissements  (6) , qui a codifié la directive 77/187, compte tenu des modifications substantielles opérées par la directive 98/50.

    B –   La réglementation nationale

    9.        En droit luxembourgeois, la réglementation nationale pertinente concernant le maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprise figure à l’article 36 de la loi du 24 mai 1989 sur le contrat de travail  (7) .

    10.      Son paragraphe 1 prévoit que, «s’il survient une modification dans la situation de l’employeur notamment par succession, vente, fusion, transformation de fonds, mise en société, tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et les salariés de l’entreprise».

    11.      Son paragraphe 2 ajoute, à son premier alinéa, que «le transfert de l’entreprise résultant notamment d’une cession conventionnelle ou d’une fusion ne constitue pas en lui-même un motif de licenciement pour le cédant ou le cessionnaire».

    12.      Enfin, l’article 36, paragraphe 2, deuxième alinéa, de ladite loi précise que, «si le contrat de travail est résilié du fait que le transfert entraîne une modification substantielle des conditions de travail au détriment du salarié, la résiliation du contrat est considérée comme intervenue du fait de l’employeur».

    II –  Les faits et la procédure au principal

    13.      Mme Delahaye, épouse Boor, a été embauchée comme secrétaire, en qualité de salariée, par l’association «Pour l’insertion professionnelle» (à compter du 2 janvier 1995), puis par l’association «Foprogest ASBL»  (8) (à compter du 1er avril 1998), à la suite de la reprise par cette seconde association de l’activité initialement exercée par la première. À l’occasion de cette reprise d’activité, le contrat de travail liant l’intéressée à la première association a été maintenu par la seconde sans que les conditions de travail et la rémunération de celle-ci n’en soient affectées.

    14.      Conformément à l’article 3 de ses statuts, Foprogest, sise à Luxembourg, avait pour objet la promotion et la mise en œuvre de diverses actions de formation destinées, notamment, à améliorer la situation des demandeurs d’emploi et des chômeurs afin de favoriser leur insertion ou leur réinsertion professionnelle. Elle était également chargée de dispenser une assistance technique et administrative dans le cadre de programmes de formation professionnelle et d’assurer la gestion des budgets de certains de ces programmes. Conformément à l’article 19 de ses statuts, les ressources de cette association, sans but lucratif, provenaient de cotisations, de dons et de legs, de subsides et de subventions.

    15.     À la fin de l’année 1999, l’activité exercée par Foprogest a été, à son tour, reprise par l’administration de l’État luxembourgeois, à savoir le ministère de l’Éducation nationale, de la Formation professionnelle et des Sports.

    16.      Dans le cadre de ce transfert d’activité, Mme Delahaye ainsi que d’autres employés de Foprogest ont été repris dans leur emploi par l’État luxembourgeois. Cette opération a donné lieu à la conclusion de plusieurs contrats entre le nouvel employeur et les travailleurs concernés. C’est dans ces conditions que Mme Delahaye a conclu, le 22 décembre 1999, un contrat à durée indéterminée avec le ministère de l’Éducation nationale, de la Formation professionnelle et des Sports. Ce contrat a pris effet le 1er janvier 2000.

    17.      Aux termes de l’article 2 dudit contrat, la qualité d’employée de l’État a été reconnue à l’intéressée, conformément aux dispositions de la loi modifiée du 27 janvier 1972 fixant le régime des employés de l’État. Selon l’article 4 de son contrat, l’engagement de Mme Delahaye était soumis au règlement du gouvernement en conseil, du 1er mars 1974, fixant le régime des indemnités des employés occupés dans les administrations et services de l’État.

    18.      Par lettre du 25 janvier 2001, Mme Delahaye a saisi le Ministre de la Fonction publique et de la Réforme administrative d’un recours gracieux contre un arrêté adopté par lui le 27 octobre 2000 par lequel celle-ci a été classée à un certain niveau de carrière et de grade  (9) . Cet arrêté est contesté en ce qu’il place l’intéressée, notamment en termes de rémunération, dans une situation moins favorable que celle dont elle bénéficiait auparavant auprès de son précédent employeur  (10) .

    19.      Mme Delahaye a soutenu que, en vertu de l’article 36 de la loi du 24 mai 1989 sur le contrat de travail, la modification de la situation juridique de l’employeur ne saurait être accompagnée d’une modification des conditions de travail et de rémunération. Il en irait notamment ainsi en cas de reprise, par une personne morale de droit public, d’activités exercées jusqu’alors par une personne morale de droit privé. En conséquence, Mme Delahaye a sollicité le rétablissement rétroactif des conditions de travail dont elle bénéficiait antérieurement au 1er janvier 2000, c’est‑à‑dire dans le cadre du contrat qui la liait à Foprogest.

    20.      L’administration compétente n’a pas donné suite à cette demande. Selon elle, il n’y aurait pas eu de modifications dans la situation de l’employeur, mais uniquement la formation d’une nouvelle relation de travail avec un nouvel employeur, ayant donné lieu à la conclusion d’un nouveau contrat, de sorte que les dispositions de droit national invoquées par Mme Delahaye n’auraient pas vocation à s’appliquer.

    21.      Cette dernière a alors saisi le Tribunal administratif (Luxembourg) aux fins de voir réformer ou annuler l’arrêté de classement litigieux ainsi que l’arrêté modificatif ultérieur, en ce que ni l’un ni l’autre ne lui permettent de bénéficier du maintien de son niveau de rémunération  (11) . À l’appui de son recours, Mme Delahaye s’est prévalue notamment des dispositions de l’article 36 de la loi du 24 mai 1989 sur le contrat de travail et de leur nécessaire interprétation conforme à celles de la directive 77/187, qui serait applicable à la situation de l’espèce en vertu de la jurisprudence Mayeur, précitée.

    22.      Par jugement du 13 mars 2002, le Tribunal administratif a rejeté le recours de Mme Delahaye. Selon cette juridiction, la situation de la requérante s’inscrit bien dans le cadre d’un transfert d’entité économique répondant aux conditions d’application de l’article 36 de la loi du 24 mai 1989. Toutefois, ladite juridiction a relevé que l’activité reprise est dorénavant exercée sous la forme d’un service public administratif et donc conformément aux règles de droit public, de sorte que la reprise de l’entité économique en question ne serait réalisable que dans la limite de sa compatibilité avec les règles impératives de droit public concernant notamment la rémunération des employés de l’État.

    23.      Le Tribunal administratif en a conclu que, si la diminution de rémunération dont se plaint Mme Delahaye est susceptible de constituer une modification substantielle de ses conditions de travail de nature à justifier une résiliation du contrat du fait de l’employeur, il est exclu que celle-ci puisse conserver sa relation contractuelle tout en bénéficiant d’une rémunération identique.

    24.      Mme Delahaye a formé appel contre ce jugement devant la Cour administrative. Selon elle, il résulterait de l’article 36 de la loi du 24 mai 1989 ainsi que de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 77/187 que tout transfert d’une entité économique entraîne le maintien sans restriction ni exception des droits des salariés. L’interprétation retenue par le Tribunal administratif de ces dispositions reviendrait, d’une part, à priver ces dernières de tout effet utile et, d’autre part, à méconnaître le principe de primauté du droit communautaire sur le droit national.

    25.      Quant au gouvernement luxembourgeois, il s’est demandé si l’activité autrefois exercée par l’association sans but lucratif Foprogest et reprise par l’État peut être considérée comme étant de nature économique au sens de la directive 77/187, telle que modifiée par la directive 98/50, s’agissant d’une activité de lutte contre le chômage pouvant être attachée à l’exercice de la puissance publique.

    III –  La question préjudicielle

    26.      Eu égard aux thèses avancées par les parties, la Cour administrative a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour une question préjudicielle visant à savoir:

    «Si, au vu des dispositions des directives 77/187/CEE, 98/50/CE et 2001/23/CE ci-dessus spécifiées, en cas de transfert d’entreprise depuis une association sans but lucratif, personne morale de droit privé, vers l’État, ce dernier en tant que cessionnaire peut être admis à mettre en œuvre la reprise des droits et obligations du cédant que dans la mesure de leur compatibilité avec ses propres règles de droit public, notamment en matière de rémunération où les modalités et montants des indemnités se trouvent fixés par voie de règlement grand‑ducal, étant entendu par ailleurs que, du statut d’employé public, découlent pour les agents intéressés des avantages légaux notamment en matière de développement de carrière et de stabilité de l’emploi et que les agents intéressés, définies en cas de désaccord sur les ‘modifications substantielles’ de la relation de travail au sens de l’article 4.2 des directives, gardent le droit de demander la résiliation de cette relation suivant les modalités déférées au texte dont question.»

    27.      De prime abord, il convient de relever que cette question préjudicielle vise à la fois la directive 77/187, la directive 98/50 et la directive 2001/23. Or, le litige au principal se situe à une date antérieure à celle de l’expiration du délai de mise en œuvre de la directive 98/50, fixée au 17 juillet 2001, ainsi qu’à celle de sa transposition en droit luxembourgeois, intervenue ultérieurement grâce à la loi du 19 décembre 2003  (12) . Il s’ensuit que la directive 98/50 n’est pas applicable au litige au principal  (13) . Il en va de même en ce qui concerne la directive 2001/23, destinée à codifier la directive 77/187, compte tenu des modifications opérées par la directive 98/50. Il n’est donc pas nécessaire, dans le cadre du litige au principal, de s’interroger sur l’interprétation de la directive 98/50 ou de la directive 2001/23, d’autant plus que les dispositions pertinentes de la directive 77/187 ont été reprises dans leur intégralité par les directives 98/50 et 2001/23. Seule l’interprétation de la directive 77/187 importe et, en particulier, celle de son article 3, paragraphe 1  (14) .

    28.      Il s’ensuit que, par cette question, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si l’article 3, paragraphe 1, de la directive 77/187 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que, en cas de transfert d’entreprise consistant en la reprise par l’État d’activités antérieurement exercées par une personne morale de droit privé, celui-ci, en tant que nouvel employeur, procède du fait de ce transfert à une réduction du montant de la rémunération des travailleurs, conformément aux règles nationales en vigueur relatives au statut des employés publics.

    29.      Comme dans l’affaire Mayeur, précitée, cette question préjudicielle s’inscrit dans le cadre d’une opération de reprise par une personne morale de droit public, agissant selon les règles spécifiques du droit administratif, d’activités antérieurement exercées par une personne morale de droit privé.

    30.      Toutefois, contrairement à ce qui était le cas dans cette précédente affaire, la Cour n’est pas interrogée sur le point de savoir si une telle opération est susceptible de constituer un transfert d’entité économique au sens de la directive 77/187.

    31.      La juridiction de renvoi s’est déjà prononcée sur ce point, notamment à la lumière de l’arrêt Mayeur, précité  (15) . À cet égard, elle a pris soin d’indiquer que des activités comparables à celles visées dans le litige au principal ont déjà été reconnues par la Cour comme étant de caractère économique  (16) . La juridiction de renvoi en a conclu que la reprise par l’État de l’activité autrefois exercée par Foprogest constitue bien un transfert d’entreprise au sens de la directive 77/187, de sorte que cette dernière a vocation à s’appliquer au cas d’espèce.

    32.      Dans le prolongement de l’arrêt Mayeur, précité, ladite juridiction se limite à inviter la Cour à préciser les conséquences qu’il convient de tirer, dans ce cas de figure, de l’existence d’un transfert d’entité économique quant à la situation des travailleurs, en particulier en ce qui concerne leur rémunération.

    IV –  Analyse

    33.      Au point 106 de nos conclusions dans l’affaire Mayeur, précitée, nous avons rappelé que la directive ne vise pas à modifier les droits nationaux en vigueur en réalisant une harmonisation complète des droits des travailleurs communautaires en cas de changement d’employeur à la suite d’un transfert d’entreprise, mais seulement à assurer, autant que possible, la continuation du contrat de travail ou de la relation de travail, sans modification avec le cessionnaire  (17) . Nous avons ajouté que la directive vise donc à empêcher que les travailleurs concernés par le transfert de l’entreprise ne soient placés dans une position moins favorable du seul fait de ce transfert  (18) .

    34.      Nous en avons tiré la conséquence que la directive ne pourrait pas être interprétée en ce sens qu’elle obligerait les États membres à modifier leur droit national afin de permettre à une entité de droit public de maintenir les contrats de travail de droit privé, contrairement aux règles nationales en vigueur  (19) .

    35.      Nous avons souligné toutefois que, dans cette hypothèse, l’article 4, paragraphe 2, de la directive devrait s’appliquer  (20) .

    36.      En effet, nous avons considéré que l’obligation de résilier les contrats de droit privé souscrits par l’entité économique cédante qui serait imposée à un employeur, personne morale de droit public, par une disposition de droit national, alors que toutes les conditions d’un transfert d’entreprise sont réunies, devrait être considérée comme une modification substantielle des conditions de travail au détriment du travailleur  (21) .

    37.      Nous en avons conclu que, conformément aux dispositions de l’article 4, paragraphe 2, de la directive, il incomberait au nouvel employeur, cessionnaire de l’activité jusqu’alors exercée par l’ancienne entité, d’assumer la responsabilité du licenciement intervenu de son fait  (22) .

    38.      La Cour a rejoint notre analyse dans l’arrêt Mayeur, précité.

    39.      En effet, elle ne s’est pas limitée à souligner que l’éventuelle existence de règles nationales imposant à une personne morale de droit public de résilier les contrats de travail de droit privé, en cas de reprise d’une activité autrefois exercée par une personne de droit privé, n’a pas en principe pour effet de faire échapper cette opération de reprise d’activité du champ d’application de la directive  (23) .

    40.      La Cour a pris soin d’indiquer qu’une éventuelle obligation, prescrite par le droit national, de résilier les contrats de travail de droit privé en cas de transfert d’une activité à une personne morale de droit public constitue une modification substantielle des conditions de travail au détriment du travailleur résultant directement du transfert, de sorte que la résiliation desdits contrats de travail doit, dans une telle hypothèse, être considérée comme intervenue du fait de l’employeur, conformément à l’article 4, paragraphe 2, de la directive  (24) .

    41.      Comme l’ont relevé à juste titre le gouvernement luxembourgeois ainsi que la Commission des Communautés européennes, ces développements jurisprudentiels apportent un éclairage intéressant en vue de répondre à la question préjudicielle.

    42.      En effet, il ressort de la jurisprudence Mayeur, précitée, que, en cas de transfert à une personne morale de droit public d’une entité économique relevant d’une personne morale de droit privé, l’application de la directive n’implique pas nécessairement le maintien des contrats de travail en cours lors du transfert, conformément à l’article 3, paragraphe 1, de la directive.

    43.      Ainsi, dans l’hypothèse où le droit national prévoirait, dans le cadre de ce type de transfert, une obligation de résiliation des contrats de travail de droit privé, la directive ne s’opposerait pas à la réalisation d’une telle résiliation.

    44.      Toutefois, dans cette hypothèse, une résiliation imposée par le droit national devrait être considérée comme intervenue du fait de l’employeur, conformément à l’article 4, paragraphe 2, de la directive, car l’obligation de droit national dont elle procéderait constituerait une modification substantielle des conditions de travail au détriment des travailleurs.

    45.      Selon nous, cette jurisprudence Mayeur est transposable à la situation du litige au principal. Deux séries d’arguments militent en ce sens.

    46.      Premièrement, il ressort de l’ordonnance de renvoi, comme du jugement de première instance, que la réduction du montant de la rémunération litigieuse résulte de l’application, aux travailleurs concernés par un transfert d’activité d’une personne morale de droit privé à une personne morale de droit public, de règles nationales impératives régissant la situation des employés de l’État. En d’autres termes, selon l’interprétation que le juge national a donnée de son droit interne, l’État, en tant que nouvel employeur, est tenu de fixer la rémunération des travailleurs concernés par ledit transfert à un montant inférieur à celui qui était prévu dans le cadre des contrats de travail de droit privé qui liaient ces travailleurs à l’ancien employeur  (25) .

    47.      Deuxièmement, selon nous, une telle obligation de réduction du montant de la rémunération constitue une modification substantielle des conditions de travail au détriment des travailleurs, au sens de l’article 4, paragraphe 2, de la directive.

    48.      En effet, force est de reconnaître que la rémunération constitue une condition essentielle du contrat de travail  (26) . Selon nous, il s’ensuit que l’obligation, prescrite en droit national, de réduction du montant de la rémunération des travailleurs concernés par le transfert en question constitue, par nature, une modification substantielle des conditions de travail au détriment de ces travailleurs. Cette qualification s’impose quelle que soit l’ampleur de la réduction en cause  (27) . Admettre le contraire risque de susciter de nombreux contentieux et de donner lieu à des appréciations divergentes de la part des juridictions nationales quant à la qualification de la réduction du montant de la rémunération en question. Une telle perspective ne répondrait pas à la nécessité de garantir une protection uniforme des droits des travailleurs face à une telle réduction.

    49.      Conformément à cette logique, la Cour a jugé, dans l’arrêt du 7 mars 1996, Merckx et Neuhuys  (28) , que «un changement du niveau de la rémunération accordée au travailleur figure au nombre des modifications substantielles des conditions de travail au sens [des dispositions de l’article 4, paragraphe 2, de la directive], même lorsque la rémunération dépend notamment du chiffre d’affaires réalisé»  (29) .

    50.      Dans cette affaire, un concessionnaire de vente de véhicules automobiles avait refusé, en sa qualité de cessionnaire de l’entité transférée, de garantir à deux délégués vendeurs le maintien de la rémunération dont ils bénéficiaient auprès du cédant. Cette rémunération était fonction notamment du chiffre d’affaires réalisé, de sorte que le montant de ladite rémunération est susceptible de varier sensiblement. En dépit de cette particularité, la Cour a considéré, d’une manière générale, que tout changement du niveau de la rémunération constitue une modification substantielle des conditions de travail.

    51.      Cette jurisprudence Merckx et Neuhuys, précitée, ne saurait être écartée au motif que, contrairement à ce qui était le cas dans cette affaire, Mme Delahaye aurait acquis à l’occasion du transfert le statut d’employé public dont découleraient (comme le souligne la juridiction de renvoi dans sa question préjudicielle) certains avantages légaux, notamment en matière de développement de carrière et de stabilité de l’emploi.

    52.      En effet, selon nous, dès lors que la réduction du montant de la rémunération constitue par nature une modification substantielle des conditions de travail, il importe peu de savoir si ladite réduction est susceptible d’être compensée, en tout ou en partie, par l’attribution de certains avantages  (30) .

    53.      Il résulte de l’ensemble de ces considérations que ce qui vaut, selon l’arrêt Mayeur, précité, pour une éventuelle obligation, prescrite par le droit national, de résilier les contrats de travail de droit privé lorsqu’une entité économique est transférée à une personne morale de droit public vaut également, comme c’est le cas dans le litige au principal, pour une éventuelle obligation, prescrite par le droit national, de réduire dans de telles circonstances le montant de la rémunération prévu par des contrats de travail de droit privé.

    54.      Dans la logique des arrêts précités Mayeur ainsi que Merckx et Neuhuys, nous considérons que l’article 3, paragraphe 1, de la directive ne s’oppose pas à la réduction du montant de la rémunération litigieuse, mais que l’éventuelle résiliation du contrat de travail pour ce motif devrait être considérée comme intervenue du fait de l’employeur, conformément à l’article 4, paragraphe 2, de la directive. Ainsi, contrairement à ce que prétend Mme Delahaye, le maintien des conditions de travail existant au jour du transfert ne constitue pas un principe absolu ou intangible.

    55.      Cette interprétation de la directive reflète le souci du législateur communautaire de concilier les différents intérêts en présence: ceux du nouvel employeur afin que celui-ci soit en mesure de procéder aux ajustements et aux adaptations nécessaires au fonctionnement de l’entité économique transférée, ainsi que ceux des travailleurs concernés par le transfert afin de préserver autant que possible leurs intérêts.

    56.      En conséquence, il convient de répondre à la présente question préjudicielle que l’article 3, paragraphe 1, de la directive doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce que, en cas de transfert d’entreprise consistant en la reprise par l’État d’activités antérieurement exercées par une association sans but lucratif (personne morale de droit privé), celui-ci, en tant que nouvel employeur, procède du fait de ce transfert à une réduction du montant de la rémunération des travailleurs, conformément aux règles nationales en vigueur relatives au statut des employés publics. Toutefois, cette réduction du montant de la rémunération constitue, par nature, une modification substantielle des conditions de travail au détriment des travailleurs concernés par le transfert, de sorte que la résiliation de leur contrat de travail doit être considérée comme intervenue du fait de l’employeur, conformément aux dispositions de l’article 4, paragraphe 2, de la directive.

    V –  Conclusion

    57.      Eu égard à l’ensemble de ces considérations, nous proposons à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par la Cour administrative de la manière suivante:

    «L’article 3, paragraphe 1, de la directive 77/187/CEE du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d’entreprises, d’établissements ou de parties d’établissements, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce que, en cas de transfert d’entreprise consistant en la reprise par l’État d’activités antérieurement exercées par une association sans but lucratif (personne morale de droit privé), celui-ci, en tant que nouvel employeur, procède du fait de ce transfert à une réduction du montant de la rémunération des travailleurs, conformément aux règles nationales en vigueur relatives au statut des employés publics. Toutefois, cette réduction du montant de la rémunération constitue, par nature, une modification substantielle des conditions de travail au détriment des travailleurs concernés par le transfert, de sorte que la résiliation de leur contrat de travail doit être considérée comme intervenue du fait de l’employeur, conformément à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 77/187.»


    1
    Langue originale: le français.


    2
    Arrêt du 26 septembre 2000 (C‑175/99, Rec. p. I‑7755).


    3
    JO L 61, p. 26 (ci‑après la «directive 77/187» ou la «directive»).


    4
    L’article 1er, paragraphe 1, de la directive précise que «[l]a présente directive est applicable aux transferts d’entreprises, d’établissements ou de parties d’établissements à un autre chef d’entreprise, résultant d’une cession conventionnelle ou d’une fusion».


    5
    JO L 201, p. 88.


    6
    JO L 82, p. 16.


    7
    .Mémorial A n° 35, 1989, p. 611.


    8
    Ci‑après «Foprogest».


    9
    Le classement en question est le suivant: carrière A, grade 1.


    10
    Mme Delahaye prétend, sans être contredite par le gouvernement luxembourgeois, avoir subi du fait du transfert d’activité en question une réduction de rémunération à hauteur de 37 %, sachant que son salaire initial s’élevait, selon ses dires, à 2 000 euros par mois.


    11
    Par un arrêté du 6 juillet 2001, qui annule et remplace celui du 27 octobre 2000, Mme Delahaye a été classée comme suit: carrière B, grade 2.


    12
    .Mémorial GD n° 182, 2003, p. 3678.


    13
    Pour une situation comparable, voir, notamment, arrêt du 20 novembre 2003, Abler e.a. (C‑340/01, non encore publié au Recueil, point 5).


    14
    Nous faisons référence à l’article 3, paragraphe 1, de la directive (concernant les droits résultant d’un contrat de travail), à l’exclusion de son article 3, paragraphe 2 (concernant les conditions de travail convenues par une convention collective). En effet, il a été précisé à l’audience que la rémunération dont Mme Delahaye sollicite le maintien découle du seul contrat de travail, qui la liait à Foprogest, et non d’une éventuelle convention collective qui aurait lié cette association, de sorte que l’article 3, paragraphe 2, de la directive n’est pas susceptible de s’appliquer.


    15
    Voir ordonnance de renvoi (p. 4). Dans le même sens, le Tribunal administratif avait souligné qu’il était constant que l’activité exercée antérieurement par Foprogest, ainsi que le personnel, l’organisation, les méthodes et les moyens de travail sont restés les mêmes, de sorte que l’entité en question a gardé son identité et qu’il y a donc eu transfert d’une entité économique (voir jugement du 13 mars 2002, p. 5). La prise en compte de ces divers éléments par le juge national, auquel il revient d’apprécier si les conditions d’un transfert sont remplies, s’inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence constante de la Cour. Voir, notamment, arrêts du 18 mars 1986, Spijkers (24/85, Rec. p. 1119, point 13); du 11 mars 1997, Süzen (C‑13/95, Rec. p. I‑1259, point 14); du 2 décembre 1999, Allen e.a. (C‑234/98, Rec. p. I‑8643, point 26); Mayeur, précité (point 52), et, en dernier lieu, Abler e.a., précité (point 33).


    16
    Voir ordonnance de renvoi (p. 4). Il y est fait référence aux arrêts du 19 mai 1992, Redmond Stichting (C‑29/91, Rec. p. I‑3189), à propos d’une activité d’aide aux toxicomanes; du 10 décembre 1998, Hidalgo e.a. (C‑173/96 et C‑247/96, Rec. p. I‑8237), à propos d’une activité d’aide à domicile de personnes défavorisées, ainsi que Mayeur, précité, à propos d’une activité de publicité et d’information pour le compte d’une commune en ce qui concerne les services que cette dernière offre au public (points 38 à 41).


    17
    Nous avons fait référence, notamment, aux arrêts du 11 juillet 1985, Danmols Inventar (105/84, Rec. p. 2639, point 26), et du 10 février 1988, Tellerup, dit «Daddy’s Dance Hall» (324/86, Rec. p. 739, point 16). Voir également point 9 de l’arrêt Daddy’s Dance Hall, précité.


    18
    Voir, notamment, arrêts Danmols Inventar, précité (point 26), et du 14 septembre 2000, Collino et Chiappero (C-343/98, Rec. p. I‑6659, point 37).


    19
    Point 106 de nos conclusions dans l’affaire Mayeur, précitée.


    20
    Ibidem (point 107).


    21
    Ibidem (point 108).


    22
    Idem. La qualification d’une résiliation d’un contrat de travail ou d’une relation de travail comme relevant de l’initiative ou du fait de l’employeur est susceptible, selon le droit national applicable, de présenter certains avantages pécuniaires pour le travailleur concerné. Elle peut ainsi ouvrir droit à des indemnités de licenciement ou à des dommages et intérêts.


    23
    Voir, en ce sens, arrêt Mayeur, précité (points 50 à 55).


    24
    Ibidem (point 56).


    25
    Cette interprétation du droit national est contestée par Mme Delahaye. Selon elle, le contrat de travail d’un employé de l’État continuerait à relever d’un régime de droit privé et échapperait donc à l’application des règles impératives concernant les fonctionnaires, notamment en matière de rémunération. Nous ne nous prononcerons pas sur cette question d’interprétation du droit interne qui relève de la seule compétence du juge national.


    26
    D’ailleurs, l’existence d’une rémunération est nécessairement prise en considération pour caractériser une relation de travail et l’application corrélative des règles de droit communautaire en matière de libre circulation des personnes. En effet, selon une jurisprudence constante, «la caractéristique essentielle de la relation de travail est la circonstance qu’une personne accomplit, pendant un certain temps, en faveur d’une autre et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle touche une rémunération» (souligné par nous). Voir, notamment, arrêts du 3 juillet 1986, Lawrie‑Blum (66/85, Rec. p. 2121, points 16 et 17); du 21 juin 1988, Brown (197/86, Rec. p. 3205, point 21), et du 21 novembre 1991, Le Manoir (C‑27/91, Rec. p. I‑5531, point 7). Il en résulte qu’il ne saurait y avoir de relation de travail sans rémunération.


    27
    À notre avis, la réduction du niveau de la rémunération devrait être distinguée d’autres modifications des conditions de travail, telles que les changements d’horaires ou de lieu de travail. Certes, dans certains cas, de tels changements peuvent affecter la situation des travailleurs de manière significative et constituer ainsi des modifications substantielles des conditions de travail. Tel serait le cas, notamment, dans l’hypothèse d’une conversion du travail de jour en travail de nuit ou d’un déplacement du lieu de travail à un endroit éloigné du lieu initial. Toutefois, dans d’autres cas, les changements d’horaires ou du lieu de travail peuvent avoir peu d’incidence sur la situation des travailleurs, de sorte qu’il serait excessif d’y voir des modifications substantielles des conditions de travail. C’est la raison pour laquelle, selon nous, contrairement à la réduction du montant de la rémunération qui constitue par nature une modification substantielle des conditions de travail, des changements d’horaires ou de lieu de travail devraient conduire à un examen au cas par cas afin de déterminer s’ils constituent effectivement une modification substantielle des conditions de travail.


    28
    C‑171/94 et C‑172/94, Rec. p. I‑1253.


    29
    Point 38.


    30
    Cette conception peut être rapprochée de la méthode retenue par la Cour pour vérifier le respect du principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins. En effet, dans l’arrêt du 17 mai 1990, Barber (C‑262/88, Rec. p. I‑1889, point 35), la Cour a jugé que «[l]e principe de l’égalité des rémunérations doit être assuré pour chaque élément de la rémunération et non pas seulement en fonction d’une appréciation globale des avantages consentis aux travailleurs». Cette analyse repose sur l’idée qu’il serait particulièrement difficile pour les juridictions nationales de se livrer à une évaluation et à une comparaison de l’ensemble des avantages de nature variée consentis, selon les cas, aux travailleurs masculins ou féminins. Voir, également, arrêt du 30 mars 2000, Jämställdhetsombudsmannen, dit «Jämo» (C‑236/98, Rec. p. I‑2189, point 43).

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