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Document 62002CC0321

Conclusions de l'avocat général Léger présentées le 11 mars 2004.
Finanzamt Rendsbug contre Detlev Harbs.
Demande de décision préjudicielle: Bundesfinanzhof - Allemagne.
Sixième directive TVA - Article 25 - Régime commun forfaitaire applicable aux producteurs agricoles - Affermage d'une partie d'une exploitation agricole.
Affaire C-321/02.

Recueil de jurisprudence 2004 I-07101

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2004:142

Conclusions

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. PHILIPPE LÉGER
présentées le 11 mars 2004(1)



Affaire C-321/02



Finanzamt Rendsburg
contre
Detlev Harbs


[demande de décision préjudicielle formée par le Bundesfinanzhof (Allemagne)]

«Sixième directive TVA – Article 25 – Régime commun forfaitaire des producteurs agricoles – Affermage par un producteur agricole d'une partie des éléments de son exploitation – Application du régime général au produit de l'affermage»






1.        Dans la présente affaire, le Bundesfinanzhof (Allemagne) demande à la Cour de préciser quel est le champ d’application de l’article 25 de la sixième directive 77/388/CEE  (2) , qui concerne le régime commun forfaitaire des producteurs agricoles. Cette demande a pour origine un litige entre une administration fiscale nationale et un producteur agricole qui a affermé les éléments de son exploitation servant à la production de lait. Il s’agit de déterminer si le produit de cet affermage peut être soumis au régime commun forfaitaire prévu à l’article 25 de la sixième directive ou au régime général en matière de taxe sur la valeur ajoutée  (3) , ou bien encore s’il doit être entièrement exonéré.

I –    Le cadre juridique

2.        Dans la sixième directive, le législateur communautaire, en établissant une assiette uniforme de TVA pour l’ensemble de la Communauté européenne, a voulu harmoniser le champ d’application de cette taxe dans tous les États membres. En outre, il a donné du champ d’application de cette taxe une définition très large. Ainsi, cette taxe doit s’appliquer à toutes les livraisons de biens et prestations de services effectuées à titre onéreux par un opérateur économique agissant de manière indépendante dans le cadre d’une activité économique  (4) . Parmi ces activités économiques figurent également les activités agricoles  (5) .

3.        La TVA est conçue comme un impôt sur la consommation finale des ménages. Elle doit donc être neutre pour les opérateurs économiques. Toutefois, elle est appliquée par chaque opérateur qui intervient dans le circuit de production et de distribution ou de prestation de services. En pratique, cela signifie que chaque opérateur applique la TVA au prix de ses produits et de ses services et verse au Trésor public, à échéances périodiques, la taxe qu’il a ainsi recouvrée, mais après avoir déduit la TVA qu’il a acquittée lui‑même pour les achats des produits et des services nécessaires à son activité économique. La mise en œuvre d’un tel système nécessite donc de la part des assujettis la tenue d’une comptabilité suffisamment précise et détaillée pour permettre à la fois l’application de la TVA et son contrôle par l’administration fiscale  (6) .

4.        La tenue d’une telle comptabilité s’avérait très difficile pour certains opérateurs économiques, tels que les petites entreprises et la majorité des agriculteurs. Le législateur communautaire, dans la sixième directive, a donc voulu harmoniser les régimes particuliers qui avaient été instaurés par les États membres en faveur de ces catégories professionnelles  (7) . Ainsi, l’article 24 de la sixième directive énonce que les États membres peuvent soumettre les petites entreprises à un régime simplifié, fondé sur un système de franchise.

5.       À l’article 25 de la sixième directive, le législateur communautaire a également prévu que les États membres ont la faculté d’appliquer aux producteurs agricoles, pour lesquels l’assujettissement au régime normal de la TVA ou, le cas échéant, au régime simplifié visé à l’article 24 de la même directive se heurterait à des difficultés, un régime commun forfaitaire tendant à compenser la charge de la TVA qu’ils ont acquittée en amont sur leurs achats de biens et de services. Ces producteurs agricoles sont appelés «agriculteurs forfaitaires»  (8) .

6.        L’article 25 de la sixième directive prévoit que ce régime commun forfaitaire est soumis aux règles suivantes. Les États membres fixent, selon les modalités de calcul déterminées par ladite directive, des pourcentages forfaitaires de compensation. Ces pourcentages ne doivent pas avoir pour effet de procurer à l’ensemble des agriculteurs forfaitaires des remboursements supérieurs aux charges de TVA supportées en amont  (9) .

7.        Aux termes de l’article 25, paragraphe 5, de la sixième directive, ces pourcentages forfaitaires sont appliqués au prix hors taxes des produits et des prestations de services agricoles que les agriculteurs forfaitaires ont vendus à des assujettis autres que des agriculteurs forfaitaires. Cette compensation exclut toute autre forme de déduction.

8.        La compensation forfaitaire est versée aux agriculteurs forfaitaires soit par l’acheteur ou le preneur assujetti, soit par les pouvoirs publics. Dans le premier cas de figure, l’agriculteur forfaitaire facture à l’acquéreur ou au preneur assujetti le pourcentage forfaitaire de compensation fixé par l’État et retient pour son propre compte la TVA qu’il a ainsi encaissée. Dans le second cas de figure, les pouvoirs publics paient audit agriculteur le montant de la compensation forfaitaire qui résulte de l’application de ce pourcentage aux encaissements qu’il a effectués.

9.        Conformément à l’article 25, paragraphe 8, de la sixième directive, lorsque l’agriculteur forfaitaire vend ses produits ou fournit ses services à des acquéreurs ou à des preneurs non assujettis à la TVA ou à d’autres agriculteurs forfaitaires, la compensation de la charge de la TVA payée en amont est réputée être effectuée par l’acheteur ou le preneur.

10.      Au sens de l’article 25, paragraphe 2, cinquième tiret, de la sixième directive, sont considérées comme des «prestations de services agricoles» les «prestations de services énumérées à l’annexe B qui sont accomplies par un producteur agricole en utilisant ses moyens en main‑d’œuvre et/ou l’équipement normal de son exploitation agricole».

11.      L’annexe B de la sixième directive, qui comporte la liste des prestations de services agricoles, énonce que «sont considérées comme prestations de services agricoles les prestations de services qui contribuent normalement à la réalisation de la production agricole, et notamment […] la location, à des fins agricoles, des moyens normalement utilisés dans les exploitations agricoles».

12.      En droit allemand, le mécanisme de la compensation forfaitaire prévu à l’article 25 de la sixième directive est mis en œuvre par l’article 24 de l’Umsatzsteuergesetz 1991  (10) . En application de cet article, la taxe appliquée par les producteurs agricoles à leurs produits et à leurs services, fixée à 8 %, compense la TVA qu’ils ont dû supporter en amont, de sorte qu’ils n’ont pas à acquitter d’excédent.

II –   Les faits

13.      M. Detlev Harbs est un producteur agricole qui a donné en fermage à son fils, à compter du 15 novembre 1992 et jusqu’au 30 juin 2005, l’ensemble des éléments de son exploitation servant à la production de lait, c’est‑à‑dire 31,2 ha de terres, une étable à vaches, 65 vaches laitières et un quota laitier de plus de 300 000 kg. Le fermage a été fixé aux montants annuels de 9 360 DEM et 10 200 DEM pour les terres et l’étable ainsi qu’aux montants annuels de 6 000 DEM et 32 136,70 DEM pour les vaches laitières et le quota laitier. Postérieurement à ce contrat, M. Harbs a poursuivi son activité avec la partie restante de son exploitation agricole, constituée de 61,4 ha de terres, de bâtiments, d’un cheptel taurin de 60 bêtes environ pour l’engraissement et d’un élevage de 120 bovins.

14.      M. Harbs a considéré que le fermage était soumis en totalité au régime commun forfaitaire prévu à l’article 24 de l’UStG. Le Finanzamt Rendsburg (Allemagne) a estimé, au contraire, que, si l’affermage des terres et de l’étable est exonéré de taxes en vertu du droit allemand, en revanche, les sommes reçues au titre de la mise à disposition des vaches laitières et du quota laitier doivent être soumises au régime normal de la TVA. Il a émis à l’encontre de M. Harbs un avis de taxation de 361 DEM correspondant à la TVA due au titre de l’année 1992.

15.      Le Finanzgericht (Allemagne) a fait droit au recours de M. Harbs en considérant que la rémunération que celui‑ci tire de l’affermage en cause relève de l’article 24 de l’UStG. Le Finanzamt Rendsburg s’est pourvu en révision devant le Bundesfinanzhof.

III –   La question préjudicielle

16.      Le Bundesfinanzhof, en prémisse à l’argumentation contenue dans sa décision de renvoi, considère que M. Harbs, malgré l’affermage litigieux, a gardé la qualité de producteur agricole au sens de l’article 25 de la sixième directive, puisqu’il a poursuivi l’exploitation de la partie de son domaine non donnée à bail, qui est relativement importante.

17.      En ce qui concerne le régime de TVA applicable, le Bundesfinanzhof estime, d’une part, que l’application à ce producteur agricole de deux régimes différents, à savoir le régime commun forfaitaire pour son exploitation en propre et le régime normal pour l’affermage en cause, pourrait apparaître comme contraire à l’objectif de simplification qui sous‑tend l’article 25 de la sixième directive.

18.      Le Bundesfinanzhof expose, d’autre part, qu’il éprouve des doutes sur le point de savoir si cet affermage peut être considéré comme une «prestation de services agricoles» au sens de l’article 25 de la sixième directive. En outre, dans l’hypothèse où ledit affermage ne relèverait pas du régime commun forfaitaire, il se demande si, eu égard à l’esprit et à la finalité de l’article 25 de la sixième directive, les revenus correspondant à cet affermage ne doivent pas être entièrement exonérés, de sorte que, comme le produit de la cession d’une machine agricole usagée, ils ne feraient l’objet d’une taxation ni dans le cadre du régime commun forfaitaire ni dans celui du régime général.

19.      C’est pourquoi le Bundesfinanzhof a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Le propriétaire d’une exploitation agricole

qui abandonne une partie de son exploitation (celle afférente à l’ensemble du cheptel laitier), qui donne à ferme les biens économiques nécessaires à cet effet à un autre agriculteur, et

qui continue dans une mesure non négligeable, même après l’affermage, une activité en qualité d’’agriculteur’

peut‑il faire relever le produit de l’affermage – comme le reste de son chiffre d’affaires – du régime commun forfaitaire des producteurs agricoles prévu à l’article 25 de la [sixième directive], ou la part de chiffre d’affaires afférente à l’affermage doit‑elle être soumise au régime général en matière de taxe sur le chiffre d’affaires?»

IV –   Appréciation

20.      Par sa question préjudicielle, le Bundesfinanzhof demande, en substance, si l’article 25 de la sixième directive doit être interprété en ce sens qu’un producteur agricole qui a donné en fermage une partie des éléments de son exploitation agricole et qui continue son activité d’agriculteur avec le reste de celle-ci, activité pour laquelle il est assujetti au régime commun forfaitaire prévu à cet article, peut faire relever le produit de l’affermage de ce régime commun forfaitaire, ou bien si le produit de cet affermage doit être soumis au régime général en matière de TVA.

21.      Il ressort de la motivation de la décision de renvoi que, par cette question, le Bundesfinanzhof a entendu soumettre à la Cour deux questions distinctes. La première tient au point de savoir si le produit de l’affermage litigieux peut ou non relever du régime commun forfaitaire des producteurs agricoles. La seconde vise à déterminer si, en cas de réponse négative à la première question, le produit de cet affermage doit être soumis au régime général de la TVA ou bien s’il peut être complètement exonéré. Nous examinerons successivement chacune de ces questions.

A –    Sur l’application du régime commun forfaitaire

22.      Comme le gouvernement allemand et la Commission des Communautés européennes, et contrairement au défendeur dans le litige au principal, nous estimons que le produit de l’affermage litigieux ne peut pas entrer dans le champ d’application du régime commun forfaitaire prévu à l’article 25 de la sixième directive. Cette conclusion découle assez logiquement, selon nous, d’une analyse des critères habituellement pris en compte par la Cour pour l’interprétation d’une disposition de droit communautaire, c’est‑à‑dire du libellé des dispositions pertinentes, de l’économie du régime commun forfaitaire et, enfin, des objectifs qui ont présidé à l’instauration de ce régime  (11) .

1.         Le libellé des dispositions pertinentes

23.      Nous avons vu que l’article 25 de la sixième directive prévoit que le régime commun forfaitaire des producteurs agricoles ne s’applique qu’aux agriculteurs qui exercent une activité de production agricole et de prestations de services agricoles.

24.      Aux fins d’assurer l’application uniforme de ce régime dans l’ensemble de la Communauté, le législateur communautaire a pris soin de définir ce que recouvre la notion de «prestations de services agricoles». Aux termes de l’article 25, paragraphe 2, cinquième tiret, de la sixième directive, il s’agit des «prestations de services énumérées à l’annexe B qui sont accomplies par un producteur agricole en utilisant ses moyens en main‑d’œuvre et/ou l’équipement normal de son exploitation agricole».

25.      Il ressort donc assez clairement de cette définition que les prestations visées sont celles que l’agriculteur forfaitaire est en mesure d’accomplir avec la main‑d’œuvre et les équipements qu’il utilise d’habitude pour l’exploitation de son propre domaine agricole. Il s’ensuit que la référence de l’annexe B, cinquième tiret, de la sixième directive à la «location, à des fins agricoles, des moyens normalement utilisés dans les exploitations agricoles» doit être comprise, à la lumière de la définition contenue à l’article 25, paragraphe 2, cinquième tiret, de ladite directive, comme signifiant la location par un agriculteur forfaitaire des moyens qu’il utilise habituellement pour l’exploitation de son propre domaine agricole.

26.      Cela implique que l’élément loué puisse, malgré le contrat de location, être encore considéré comme faisant partie des éléments normalement utilisés par l’agriculteur forfaitaire pour l’exploitation de son domaine agricole. Le respect de cette condition dépend donc, selon nous, de deux critères, qu’il convient de prendre en compte conjointement, le premier tenant à la durée de la location et, le second, à son objet. Ainsi, il faut tout d’abord que la durée du contrat de location soit suffisamment brève pour que le ou les loueurs ne soient pas les utilisateurs exclusifs de l’élément en cause. Cette condition ne serait pas remplie si, par exemple, pendant toute la période des moissons, un agriculteur forfaitaire donnait en location sa moissonneuse‑batteuse et ne l’utilisait pas pour son propre compte. Il faut ensuite que les éléments loués n’excèdent pas les besoins de l’agriculteur forfaitaire pour sa propre exploitation. Cette condition ne serait pas satisfaite si ce dernier donnait en location plusieurs moissonneuses‑batteuses et les utilisait alternativement pour son propre compte, alors que, pour l’exploitation de son propre domaine, une seule serait nécessaire.

27.      Il s’ensuit, à notre avis, que la notion de «prestations de services agricoles», au sens de l’article 25 de la sixième directive, ne couvre pas un contrat tel que le contrat d’affermage passé en l’espèce, c’est‑à‑dire une convention par laquelle un agriculteur forfaitaire donne à un autre producteur la jouissance pour plusieurs années d’une partie des éléments de sa propre exploitation pour que ce dernier en perçoive lui‑même les fruits. En effet, en donnant à bail à un autre producteur, pour une durée de douze ans et demi, tous les éléments de son exploitation agricole servant à la production du lait, c’est‑à‑dire des bâtiments, des prés, son troupeau de vaches laitières et son quota laitier, le défendeur au principal a transféré à cet autre producteur, pour toute la durée du bail, l’usage exclusif de chacun de ces éléments ainsi que la possibilité d’en recueillir les fruits. Une telle convention ne peut donc pas être assimilée à une prestation accomplie par un agriculteur forfaitaire en utilisant l’équipement normal de son exploitation, puisque, par hypothèse, il ne pourra plus utiliser, pendant douze ans et demi, aucun de ces éléments pour l’exercice de son activité agricole. En d’autres termes, tous ces éléments, à compter de l’entrée en vigueur dudit contrat, ont cessé de faire partie des éléments normalement utilisés pour l’exploitation de son domaine agricole.

28.      Cette analyse du libellé des dispositions de l’article 25 et de l’annexe B de la sixième directive se trouve confortée par le fait que, dans un certain nombre de versions linguistiques  (12) , ladite directive fait expressément référence aux notions d’«affermage» et de «location» dans le cadre des dispositions relatives aux cas d’exonération de la TVA, à l’article 13, B, sous b), et C, sous a)  (13) . Ainsi que l’avocat général Jacobs l’a exposé au point 76 de ses conclusions dans l’affaire «Goed Wonen»  (14) , dans les versions danoise, allemande, française, italienne, néerlandaise et suédoise, ces deux termes désignent en droit interne des conventions dont le contenu diffère, en ce sens que la location a pour objet d’accorder au locataire le droit d’utiliser la propriété d’autrui alors que l’affermage vise, en plus, à accorder au preneur le droit de jouir des fruits produits par l’immeuble. Certes, ainsi que la Cour l’a jugé, les notions d’«affermage» et de «location» visées à l’article 13 de la sixième directive ne doivent pas être interprétées en fonction de leur signification en droit national. Elles doivent constituer des notions autonomes de droit communautaire, afin de garantir le caractère uniforme de l’assiette de la TVA  (15) . Toutefois, la circonstance que, dans ces mêmes versions linguistiques, la liste des prestations de services agricoles pouvant être effectuées par un agriculteur forfaitaire ne mentionne que «la location, à des fins agricoles, des moyens normalement utilisés dans les exploitations agricoles», à l’exclusion de toute référence à l’affermage, permet néanmoins de penser que le législateur communautaire n’a pas voulu inclure dans les prestations relevant du régime commun forfaitaire les conventions par lesquelles un agriculteur forfaitaire transfère à un tiers, comme en l’espèce, une partie de son activité ou de son outil de production.

29.      C’est à la même analyse que conduit l’examen du système du régime commun forfaitaire des producteurs agricoles.

2.         Le système du régime commun forfaitaire des producteurs agricoles

30.      Ainsi qu’il ressort de l’article 25, paragraphe 1, de la sixième directive, les États membres se voient reconnaître la faculté d’appliquer un régime commun forfaitaire aux producteurs agricoles pour lesquels l’assujettissement au régime normal de la TVA ou, le cas échéant, au régime simplifié, se heurterait à des difficultés. Il s’ensuit que les agriculteurs relèvent, en principe, du régime normal de la TVA ou du régime simplifié et que le régime commun forfaitaire est une dérogation, qu’il appartient aux États membres de décider d’appliquer ou non.

31.      Le caractère dérogatoire du régime commun forfaitaire est encore confirmé par les dispositions de l’article 25, paragraphes 9 et 10, de la sixième directive qui prévoient, respectivement, que les États membres peuvent exclure de ce régime certaines catégories de producteurs agricoles et que les agriculteurs forfaitaires eux‑mêmes peuvent opter pour le régime normal ou le régime simplifié dans les conditions déterminées par chaque État membre.

32.      En tant que dérogation au principe de l’assujettissement des agriculteurs aux régimes normal ou simplifié, le champ d’application du régime commun forfaitaire doit faire l’objet d’une interprétation stricte  (16) . Une telle interprétation s’impose aux fins de respecter le principe de neutralité de la TVA qui en constitue l’un des principes directeurs. Ce principe implique, en effet, que les personnes se livrant aux mêmes opérations et que les opérations semblables soient traitées, respectivement, de la même façon (17) . Ainsi que la sixième directive l’a réaffirmé à son quatrième considérant, la neutralité de la TVA quant à l’origine des biens et des prestations de services est une condition de la réalisation d’un marché commun fondé sur une saine concurrence. Il s’ensuit que la définition des prestations de services agricoles auxquelles s’applique le régime commun forfaitaire des producteurs agricoles et qui échappent ainsi au régime général de la TVA doit donc faire l’objet d’une interprétation stricte. Par conséquent, le régime commun forfaitaire ne doit pas être appliqué à des prestations que le législateur n’a pas voulu expressément lui soumettre parce que cela pourrait porter atteinte au principe précité.

33.      Plus concrètement, nous avons vu que le régime commun forfaitaire fonctionne à partir des «pourcentages forfaitaires de compensation» qui doivent être déterminés par chaque État membre conformément à la méthode de calcul prévue à cet effet à l’article 25, paragraphe 3, de la sixième directive. Cette méthode de calcul vise à éviter que ces pourcentages, qui doivent être notifiés à la Commission avant leur mise en œuvre, aient pour effet de procurer à l’ensemble des agriculteurs forfaitaires des remboursements supérieurs aux charges de TVA supportées en amont. Le régime commun forfaitaire ne doit donc pas avoir pour effet de conférer à l’ensemble des agriculteurs forfaitaires une surcompensation de la charge de la TVA supportée pour les achats de biens et de services nécessaires à leur activité agricole. En d’autres termes, le régime commun forfaitaire ne doit pas avantager ou désavantager l’ensemble des agriculteurs forfaitaires parce que ce serait contraire aux objectifs de la sixième directive qui visent à garantir une perception équitable de la TVA et à éviter des distorsions de concurrence entre les différents États membres qui appliquent ledit régime. Or, nous pensons que ces exigences et, partant, le système du régime commun forfaitaire seraient compromis si les agriculteurs forfaitaires pouvaient affermer une partie de leur exploitation et inclure le produit de cet affermage dans ce régime duquel ils continuent de relever dans le cadre de l’exploitation de la partie de leur domaine non donnée à bail.

34.      En effet, nous savons que, dans le régime commun forfaitaire, l’agriculteur forfaitaire reçoit la compensation de la TVA qui a grevé, en amont, les achats de biens et de services qu’il a effectués pour l’exercice de son activité agricole en appliquant aux prix hors taxes de ses propres produits et services le pourcentage fixé par les autorités nationales compétentes. En transférant à un tiers une partie de son activité, l’agriculteur se décharge également des frais nécessaires à l’exercice de celle‑ci. Ainsi, en affermant, comme en l’espèce, tous les éléments servant à la production de lait pour une durée de douze ans et demi, le défendeur au principal s’est également déchargé de tous les frais nécessaires à une telle production. Par exemple, il n’a plus à assumer la fourniture de fourrage pour l’alimentation et l’entretien du troupeau de vaches laitières. La charge de la TVA qu’il doit supporter en amont est donc diminuée d’autant. En revanche, si le produit de l’affermage litigieux entre dans le champ d’application du régime commun forfaitaire, le montant de la compensation forfaitaire due au producteur agricole concerné sera augmenté à concurrence de l’application à ce produit du pourcentage fixé par les autorités nationales compétentes. Cela signifie que l’agriculteur forfaitaire reçoit une compensation alors qu’il ne supporte plus en amont la charge de la TVA pour l’exercice de l’activité correspondant à la partie de l’exploitation qu’il a donnée à bail.

35.      Cette analyse se vérifie également lorsque, comme en l’espèce, l’affermage est conclu avec un producteur qui se trouve lui aussi soumis au régime commun forfaitaire. Ainsi que la Cour l’a jugé dans l’arrêt du 28 juin 1988, Commission/Italie  (18) , et comme le défendeur l’indique lui‑même dans ses observations écrites  (19) , lorsqu’un agriculteur forfaitaire vend ses produits ou effectue ses prestations de services à un non‑assujetti ou à un autre agriculteur forfaitaire, la compensation de la charge de TVA qu’il a supportée en amont est obtenue par le paiement d’un «prix global» de ses produits et services qui est réputé inclure ladite charge. Même dans un tel cas de figure, l’agriculteur forfaitaire peut donc obtenir la compensation de la charge de la TVA qu’il a supportée en amont en majorant le prix de ses produits et de ses services si les conditions du marché le permettent.

36.      C’est pourquoi nous estimons que, si l’article 25 de la sixième directive devait être interprété en ce sens que les agriculteurs forfaitaires peuvent affermer une partie de leur exploitation et faire entrer les produits de cet affermage dans le régime commun forfaitaire, il y aurait un risque sérieux de surcompensation de la charge de la TVA supportée en amont.

37.      En outre, le régime commun forfaitaire n’a pas pour objet, à notre avis, de couvrir les hypothèses dans lesquelles un producteur agricole afferme une partie de son exploitation.

3.         Les objectifs

38.      Certes, comme le souligne le Bundesfinanzhof, l’article 25 de la sixième directive répond à un impératif de simplification. Toutefois, il convient de rappeler pourquoi cet objectif de simplification a conduit le législateur communautaire à instaurer la faculté pour les États membres d’appliquer un régime commun forfaitaire.

39.      Comme l’indique expressément le libellé de l’article 25, paragraphe 1, de la sixième directive, ce régime a été prévu au bénéfice des producteurs agricoles pour lesquels l’assujettissement au régime normal de la TVA ou, le cas échéant, au régime simplifié, se heurterait à des difficultés. Ainsi que cela ressort de l’exposé des motifs de la proposition de sixième directive, présentée par la Commission au Conseil le 29 juin 1973  (20) , ce régime, conçu comme un régime d’exception, devait par essence s’appliquer à des petits agriculteurs incapables de supporter les obligations liées aux régimes normal ou simplifié  (21) . Il a été conçu comme un régime transitoire, destiné à décharger ces petits agriculteurs des obligations de comptabilité, de facturation, de déclaration et de paiement qui incombent aux autres assujettis et qu’ils étaient censés, au moment de l’entrée en vigueur de la sixième directive, être dans l’incapacité d’assumer  (22) .

40.      C’est pourquoi le champ d’application du régime commun forfaitaire, en ce qui concerne les prestations de services, a été défini restrictivement, de manière à exclure toutes les prestations effectuées régulièrement, ou au moyen d’un équipement qui pouvait être considéré comme excédant les besoins, les dimensions et les caractéristiques de l’exploitation agricole en question. À cet égard, la Commission avait même proposé que la sixième directive précise expressément que, pour ce type d’opérations, l’agriculteur forfaitaire, puisqu’il entre en concurrence avec des commerçants, des industriels ou d’autres prestataires de services, doit être soumis au régime normal de la TVA ou au régime simplifié, selon les modalités d’application à déterminer par chaque État membre  (23) . Dans cette logique, la Commission n’avait visé dans la liste des prestations de services agricoles, contenue à l’annexe B, cinquième tiret, de sa proposition de directive, que la «location de machines agricoles».

41.      Il s’ensuit que l’objectif de simplification, qui sous‑tend l’article 25 de la sixième directive, ne doit pas conduire, selon nous, à élargir la notion de «prestations de services agricoles» visée à cet article à un contrat par lequel un agriculteur forfaitaire transfert à un autre producteur agricole une partie de son exploitation.

42.      En outre, il ne saurait être soutenu sérieusement qu’un agriculteur qui, comme en l’espèce, donne en fermage 31,2 ha de terres, une étable à vaches, 65 vaches laitières et un quota laitier de plus de 300 000 kg, et qui continue d’exploiter en propre le reste d’un domaine qui comprend 61,4 ha de terres, des bâtiments, un cheptel taurin de 60 bêtes environ pour l’engraissement et un élevage de 120 bovins, est dans l’incapacité d’appliquer parallèlement le régime général de la TVA pour les produits de l’affermage et le régime commun forfaitaire pour son exploitation en propre, compte tenu des formalités comptables et administratives qu’implique aujourd’hui, dans un État membre, l’exploitation d’un tel domaine agricole.

43.      Nous estimons, en conséquence, que l’article 25 de la sixième directive doit être interprété en ce sens qu’un producteur agricole qui a donné en fermage une partie des éléments de son exploitation agricole et qui continue son activité d’agriculteur avec le reste de celle-ci, activité pour laquelle il est assujetti au régime commun forfaitaire prévu à cet article, ne peut pas faire relever le produit de l’affermage de ce régime commun forfaitaire.

B –    Sur l’application du régime général

44.      La réponse à la seconde question du Bundesfinanzhof se déduit déjà en partie des éléments que nous avons exposés ci‑dessus. Nous avons vu que, conformément à l’article 2 de la sixième directive, la TVA s’applique à toutes les prestations de services effectuées par un assujetti agissant en tant que tel. Aux termes de l’article 4 de la sixième directive, est considéré comme assujetti quiconque accomplit une activité économique d’une façon indépendante et, selon ledit article 4, paragraphe 2, est notamment considérée comme une activité économique une opération comportant l’exploitation d’un bien corporel ou incorporel en vue d’en tirer des recettes ayant un caractère de permanence.

45.      Une convention par laquelle un agriculteur forfaitaire donne à un tiers, en contrepartie d’une rémunération, l’usage exclusif de certains éléments de son exploitation, sous la forme d’un contrat de location ou d’un contrat d’affermage visant à lui conférer, en plus, le droit d’en percevoir les fruits, constitue bien a priori une activité économique au sens de cette définition. En l’espèce, l’affermage, par un agriculteur forfaitaire, pour une durée de douze ans et demi, des éléments de son exploitation servant à la production de lait s’analyse bien en une opération effectuée à titre indépendant et qui comporte l’exploitation de biens corporels et incorporels afin d’en tirer des recettes ayant un caractère de permanence. Pour reprendre l’exemple donné par le Bundesfinanzhof dans sa décision de renvoi, une telle prestation de services ne saurait être assimilée à une opération purement occasionnelle ou ponctuelle comme la cession d’un matériel agricole usagé.

46.      En outre, il ressort d’une jurisprudence constante qu’il ne peut être dérogé au principe général selon lequel la TVA doit être perçue sur chaque prestation de services effectuée à titre onéreux par un assujetti que dans les cas expressément visés par la sixième directive et que les dispositions qui prévoient de telles dérogations doivent faire l’objet d’une interprétation stricte  (24) . Si, aux termes de l’article 13, B, sous b), de la sixième directive, l’affermage et la location des biens immeubles sont, en principe, exonérés de la TVA, aucune dérogation n’est prévue en ce qui concerne la mise à disposition à titre onéreux de bien meubles, corporels ou incorporels, tels qu’un troupeau de vaches laitières et un quota laitier. À cet égard, il convient de rappeler que la Cour a jugé qu’une disposition nationale qui étendait à la location de certains biens meubles l’exonération de la TVA que l’article 13, B, sous b), de la sixième directive réserve à la location des biens immeubles était contraire aux dispositions de ladite directive  (25) .

47.      Dès lors, si les prestations de services agricoles effectuées à titre onéreux par un agriculteur forfaitaire ne sont pas couvertes par la définition contenue à l’article 25 de la sixième directive, elles tombent dans le champ d’application du régime général. La circonstance que le bailleur est soumis, pour la partie de son exploitation qu’il continue d’exploiter lui‑même, au régime commun forfaitaire ne saurait constituer un motif d’exonération du produit de cet affermage. Il s’ensuit que le produit de la location du troupeau de vaches laitières et du quota laitier doit être soumis au régime général en matière de TVA, c’est-à-dire au régime normal ou au régime simplifié.

48.      Nous proposerons donc à la Cour de dire que le produit de l’affermage, par un agriculteur forfaitaire, d’une partie des éléments de son exploitation agricole doit être soumis au régime général en matière de TVA.

V –   Conclusion

49.      Au vu des considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre de la manière suivante à la question posée par le Bundesfinanzhof:

«L’article 25 de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme, doit être interprété en ce sens qu’un producteur agricole, qui a donné en fermage une partie des éléments de son exploitation agricole et qui continue son activité d’agriculteur avec le reste de celle-ci, activité pour laquelle il est assujetti au régime commun forfaitaire prévu à cet article, ne peut pas faire relever le produit de l’affermage de ce régime commun forfaitaire. Le produit de cet affermage doit être soumis au régime général en matière de taxe sur la valeur ajoutée.»


1
Langue originale: le français.


2
Directive du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (JO L 145, p. 1, ci‑après la «sixième directive»).


3
Ci‑après la «TVA».


4
Articles 2 et 4.


5
Article 4, paragraphe 2.


6
Article 22 de la sixième directive.


7
Quinzième considérant.


8
Article 25, paragraphe 2, troisième tiret.


9
Article 25, paragraphe 3.


10
Loi relative à la taxe sur le chiffre d'affaires, ci‑après l’«UStG».


11
Voir, pour une application de cette méthode d’interprétation en matière de TVA, arrêt du 16 janvier 2003, Maierhofer (C‑315/00, Rec. p. I‑563, point 27).


12
Il s’agit des versions danoise, allemande, espagnole, française, italienne, néerlandaise, suédoise et anglaise. Les versions grecque, portugaise et finnoise utilisent un seul terme.


13
L’article 13 dispose que, sans préjudice d’autres dispositions communautaires, les États membres exonèrent «l’affermage et la location de biens immeubles» [partie B, sous b)] et que les États membres peuvent accorder à leurs assujettis le droit d’opter pour la taxation «de l’affermage et de la location de biens immeubles» [partie C, sous a)].


14
Arrêt du 4 octobre 2001 (C‑326/99, Rec. p. I‑6831).


15
Ibidem (point 47).


16
Voir, notamment, arrêts du 11 août 1995, Bulthuis-Griffioen (C‑453/93, Rec. p. I‑2341, point 19), et du 18 janvier 2001, Stockholm Lindöpark (C‑150/99, Rec. p. I‑493, point 25).


17
Voir, en ce sens, arrêt du 7 septembre 1999, Gregg (C‑216/97, Rec. p. I‑4947, point 20).


18
3/86, Rec. p. 3369 (point 21).


19
Page 3.


20
Proposition de sixième directive du Conseil en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (Bulletin des Communautés européennes, supplément 11/73).


21
Voir, également, premier rapport de la Commission au Conseil sur le fonctionnement du système commun de la taxe sur la valeur ajoutée présenté conformément à l’article 34 de la sixième directive (COM/83/426 final).


22
Dans les années soixante, l’agriculture de la Communauté était caractérisée par un très grand nombre d’exploitations agricoles, en majorité de faibles dimensions. Au 1er janvier 1967, il y avait environ 6,2 millions d’exploitations d’1 ha ou plus; 85 % de celles-ci avaient une superficie inférieure à 20 ha; seules 170 600 exploitations avaient une superficie excédant 50 ha. En outre, la majeure partie de ces exploitations s’adonnait à la polyculture et une part importante de leur production était consommée à la ferme, servant à l’alimentation humaine et à celle du bétail (Ries, A., «L’application de la TVA à l’agriculture de la CEE», Revue du marché commun, 1968, p. 560).


23
Proposition de directive, article 27, paragraphe 12, sous b).


24
Voir, notamment, arrêts «Goed Wonen», précité (point 46), et du 20 novembre 2003, Taksatorringen (C‑8/01, non encore publié au Recueil, point 36).


25
Arrêt du 3 juillet 1997, Commission/France (C‑60/96, Rec. p. I‑3827, point 16).

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