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Document 61997CC0295

Conclusions de l'avocat général Ruiz-Jarabo Colomer présentées le 4 mars 1999.
Industrie Aeronautiche e Meccaniche Rinaldo Piaggio SpA contre International Factors Italia SpA (Ifitalia), Dornier Luftfahrt GmbH et Ministero della Difesa.
Demande de décision préjudicielle: Tribunale di Genova - Italie.
Aides d'Etat - Article 92 du traité CE (devenu, après modification, article 87 CE) - Aide nouvelle - Notification préalable.
Affaire C-295/97.

Recueil de jurisprudence 1999 I-03735

ECLI identifier: ECLI:EU:C:1999:119

61997C0295

Conclusions de l'avocat général Ruiz-Jarabo Colomer présentées le 4 mars 1999. - Industrie Aeronautiche e Meccaniche Rinaldo Piaggio SpA contre International Factors Italia SpA (Ifitalia), Dornier Luftfahrt GmbH et Ministero della Difesa. - Demande de décision préjudicielle: Tribunale di Genova - Italie. - Aides d'Etat - Article 92 du traité CE (devenu, après modification, article 87 CE) - Aide nouvelle - Notification préalable. - Affaire C-295/97.

Recueil de jurisprudence 1999 page I-03735


Conclusions de l'avocat général


1. Par les questions qu'il pose à la Cour, le Tribunale di Genova (Italie) veut savoir, en premier lieu, s'il est possible d'utiliser le renvoi préjudiciel en vue d'obtenir une décision de la Cour sur la compatibilité d'une loi nationale avec les dispositions de l'article 92 du traité et, en second lieu, si certaines dispositions de cette loi peuvent être considérées comme des aides publiques en faveur des grandes entreprises auxquelles elle s'adresse.

Les faits, la procédure et les questions préjudicielles

2. Les faits les plus pertinents pour le présent litige, tels qu'ils sont décrits dans l'ordonnance de renvoi, sont les suivants:

- Industrie Aeronautiche e Meccaniche Rinaldo Piaggio SpA (ci-après «Piaggio») a acheté à la société allemande Dornier Luftfahrt GmbH (ci-après «Dornier») trois aéronefs militaires destinés aux forces armées italiennes, dont Piaggio a pris possession.

- Durant les années 1992 à 1994, pour assurer le paiement des avions, Piaggio a remis à Dornier diverses sommes d'argent et lui a cédé, délégué ou transféré des créances qu'elle détenait sur le ministère de la Défense italien et la société International Factors Italia SpA.

- Par décision du 29 octobre 1994, le Tribunale di Genova a constaté l'insolvabilité de Piaggio et a admis qu'elle pouvait bénéficier des dispositions de la loi n° 95/79, du 3 avril 1979 (ci-après la «loi n° 95/79») .

- Par décret du 28 novembre 1994 des ministères de l'Industrie et du Trésor, Piaggio a été placée sous le régime d'administration extraordinaire.

- Le 14 février 1996, Piaggio a saisi le Tribunale di Genova d'une action en révocation tendant à ce que ce dernier annule les paiements et cessions de créances effectués en faveur de Dornier au cours des deux années précédant la date du décret («période suspecte»), et dont le montant s'élevait à 30 028 894 382 LIT. Dornier a contesté cette demande en faisant valoir, entre autres arguments, l'incompatibilité de la loi n° 95/79 avec le droit communautaire.

- En raison des doutes existant à cet égard, le Tribunale di Genova pose à la Cour les deux questions préjudicielles suivantes:

«1) Un juge national peut-il demander à la Cour de justice des Communautés européennes de se prononcer directement sur la compatibilité d'une disposition de la législation d'un État membre avec les règles de l'article 92 du traité (aides accordées par les États)?

2) En cas de réponse affirmative, peut-on estimer que, en adoptant la loi n° 95 du 3 avril 1979 instituant la procédure d'administration extraordinaire des grandes entreprises en crise - et en particulier les mesures contenues dans cette loi qui sont énumérées dans les motifs de la présente ordonnance -, l'État italien a accordé à certaines entreprises désignées par ce texte (à savoir les grandes entreprises) des aides contraires à l'article 92 du traité?»

Observation préliminaire

3. La Cour s'est prononcée récemment, dans l'arrêt du 1er décembre 1998, Ecotrade , sur l'aide d'État que peut constituer l'application de la loi n° 95/79, eu égard aux dispositions de l'article 4 du traité CECA. Répondant à une question préjudicielle posée par la Corte suprema di cassazione, elle a jugé que «L'application à une entreprise ... d'un régime, tel que celui instauré par la loi n° 95/79, du 3 avril 1979, et dérogatoire aux règles de droit commun en matière de faillite, doit être considérée comme donnant lieu à l'octroi d'une aide d'État, interdite par l'article 4, sous c), du traité CECA, lorsqu'il est établi que cette entreprise

- a été autorisée à poursuivre son activité économique dans des circonstances où une telle éventualité aurait été exclue dans le cadre de l'application des règles de droit commun en matière de faillite, ou

- a bénéficié d'un ou plusieurs avantages, tels qu'une garantie d'État, un taux réduit d'impôt, une exonération de l'obligation de paiement d'amendes et autres sanctions pécuniaires ou un renoncement effectif, total ou partiel, aux créances publiques, auxquels n'aurait pas pu prétendre une autre entreprise insolvable dans le cadre de l'application des règles de droit commun en matière de faillite».

4. S'il est vrai que le régime juridique des aides d'État instauré par le traité CECA diffère de celui applicable en vertu du traité CE, il est tout aussi vrai que la notion «d'aide d'État» doit s'interpréter de manière identique dans l'un et l'autre contexte; partant, la jurisprudence élaborée par la Cour dans l'arrêt Ecotrade serait applicable, en principe, à la présente question préjudicielle. Toutefois, les particularités des articles 91 à 93 du traité CE exigent que l'on examine certains traits distinctifs par rapport au régime CECA, ce qui interdit de parler de questions «manifestement identiques» aux fins de l'application de l'article 104, paragraphe 3, du règlement de procédure.

5. En tout état de cause, avant d'aborder le fond, j'estime nécessaire d'examiner les problèmes de recevabilité que posent les questions préjudicielles soulevées par le juge italien.

La recevabilité des questions

i) Sur les «références imprécises aux situations de fait et de droit visées par le juge national»

6. La Cour a déjà indiqué que la nécessité de parvenir à une interprétation utile du droit communautaire exige que soit défini le cadre juridique et factuel dans lequel doit se placer l'interprétation demandée et, dans un cas, n'a répondu que partiellement faute de disposer des informations nécessaires . L'arrêt Telemarsicabruzzo e.a. a renforcé cette exigence au point d'en faire la condition la plus significative et la plus importante qui s'impose au juge interne lorsqu'il recourt à la technique de la question préjudicielle.

7. Dans cette affaire, après avoir rappelé que «la nécessité de parvenir à une interprétation du droit communautaire qui soit utile pour le juge national exige que celui-ci définisse le cadre factuel et réglementaire dans lequel s'insèrent les questions qu'il pose ou qu'à tout le moins il explique les hypothèses factuelles sur lesquelles ces questions sont fondées», la Cour a refusé de répondre aux questions posées parce que les informations fournies par le juge italien étaient insuffisantes. Elle a ajouté par ailleurs que ces exigences «valent tout particulièrement dans le domaine de la concurrence, qui est caractérisé par des situations de fait et de droit complexes» .

8. La jurisprudence Telemarsicabruzzo e.a. a été appliquée et développée par la Cour dans un nombre appréciable d'ordonnances , qui ont déclaré irrecevables les questions préjudicielles déférées à la Cour. Dans toutes ces ordonnances, le raisonnement est le même: la Cour exige que la décision de renvoi définisse avec un degré de précision suffisant le cadre factuel et réglementaire dans lequel s'insèrent les questions posées. Cette exigence est jugée nécessaire pour que la Cour puisse donner une interprétation du droit communautaire qui soit utile au juge national.

9. En outre, l'exposé, dans la décision de renvoi, du cadre factuel et réglementaire dans lequel s'insèrent les questions préjudicielles constitue une exigence qu'impose la Cour pour garantir le droit de présenter des observations que l'article 20 du statut CE de la Cour de justice reconnaît aux gouvernements des États membres et aux autres parties intéressées . Comme la décision de renvoi est la seule pièce qui leur soit notifiée, elle doit être suffisamment motivée, de sorte qu'il ne soit pas nécessaire de consulter le dossier du litige au principal.

10. Or, en l'espèce, force est de conclure que les dispositions internes que le juge de renvoi décrit sont extrêmement fragmentaires et insuffisantes. En effet, après avoir expliqué que la loi n° 95/79, applicable aux grandes entreprises de plus de 300 salariés, a pour finalité leur assainissement plutôt que leur liquidation , il affirme que les «mesures [de la loi 95/79] qui nous paraissent présenter les caractéristiques des aides interdites par la disposition communautaire ... sont ... les suivantes:

a) les dettes que la société faisant l'objet d'une procédure d'administration extraordinaire contracte auprès des institutions de crédit en vue de financer sa gestion courante ou de réactiver et de compléter les installations, les immeubles ou les équipements industriels sont garanties par le Trésor public (article 2 bis);

b) les transferts d'activités ou de groupes d'activités appartenant aux entreprises faisant l'objet d'une procédure d'administration extraordinaire sont assujettis au versement d'un droit d'enregistrement fixe d'un million de LIT (article 5 bis).

D'autres dispositions prévoient seulement de manière indirecte des mécanismes de financement que la défenderesse a définis comme forcé, constitués par des actions révocatoires susceptibles d'être engagées à l'égard de créanciers, dont le bénéfice s'additionne de toute façon aux ressources destinées à l'assainissement de l'entreprise».

11. Ce sont là les seuls éléments exposés par le juge a quo quant au cadre normatif interne, sur la compatibilité duquel avec l'article 92 du traité il interroge la Cour. La référence aux trois mesures précitées - garantie de l'État pour les dettes, réduction de l'impôt sur les transferts et exercice de l'action révocatoire - est incomplète, comme cela a été mis en évidence au cours de la procédure préjudicielle; en effet:

a) Quant à la garantie des dettes, il omet de dire qu'elle n'est pas accordée automatiquement, mais au cas par cas . Le gouvernement italien affirme qu'il a communiqué à la Commission sa proposition de lui notifier préalablement, une par une, les éventuelles garanties qu'il se disposerait à fournir, en subordonnant leur octroi à l'accord, dans chaque cas, de cette institution .

b) Quant au droit d'enregistrement perçu au titre des transferts, le gouvernement italien souligne qu'il s'agit d'une mesure favorable aux acquéreurs, sujets passifs de l'impôt, et non à l'entreprise en crise.

c) Quant à l'action révocatoire, son régime juridique est pour l'essentiel le même que celui qui figure dans la réglementation relative aux faillites , à laquelle renvoie l'article 3 de la loi n° 95/79. Il est vrai que cette dernière crée une «action révocatoire aggravée», qui se caractérise par une prorogation temporaire de la période suspecte au-delà des deux années prévues pour l'action ordinaire. Toutefois, l'ordonnance de renvoi ne fait référence ni à cet élément temporel ni à aucun autre élément.

12. En outre, l'exposé est insuffisant, car il ne décrit pas de manière rigoureuse les rapports (différences et ressemblances) entre le régime d'administration extraordinaire et le régime de droit commun de la faillite, dans lequel il existe également une procédure de liquidation administrative forcée. C'est précisément l'incompatibilité éventuelle de l'administration extraordinaire avec les règles de droit commun en matière de faillite qui a été la raison déterminante de la décision de la Cour dans l'arrêt Ecotrade, précité.

13. Or, il est certain que les arguments des parties à la procédure préjudicielle permettent une connaissance suffisante du cadre réglementaire italien que la Cour a d'ailleurs déjà examiné dans l'arrêt Ecotrade, précité. Par conséquent, l'irrecevabilité des questions préjudicielles, découlant des déficiences de l'ordonnance de renvoi, pourrait être réputée couverte. Il n'en est pas de même de l'absence de nécessité objective des questions elles-mêmes, point que j'aborderai ci-après.

ii) De la nécessité objective des questions posées

14. La jurisprudence communautaire confère au juge national le pouvoir d'apprécier la nécessité et la pertinence des questions préjudicielles qu'il pose pour résoudre le litige au principal dont il est saisi. Toutefois, la Cour a établi une exception à cette règle, en estimant dans l'arrêt Salonia qu'il est possible de déclarer irrecevable une question préjudicielle s'il apparaît de manière manifeste que l'interprétation du droit communautaire ou l'examen de la validité d'une règle communautaire, demandés par le juge national, n'ont aucun rapport avec la réalité ou l'objet du litige principal. Cette affirmation a été reprise ultérieurement dans une abondante jurisprudence, qui a connu un essor important dans les années 90 .

15. Or, cette exigence a entraîné l'irrecevabilité totale ou partielle des questions posées à la Cour dans un nombre de cas plutôt limité. En effet, dans certaines affaires (Falciola , Monin Automobiles II , Nour, Karner et Lindau ), la Cour a rendu des ordonnances d'irrecevabilité fondées sur l'absence de lien entre toutes les questions posées et l'objet du litige. A l'inverse, l'exigence d'un lien entre les questions et l'objet du litige au principal a entraîné l'irrecevabilité de certaines des questions posées par les juges nationaux, entre autres dans les affaires Lourenço Dias , Corsica Ferries , USSL n° 47 di Biella , et Grado et Bashir .

16. En l'espèce, l'absence de nécessité objective des questions préjudicielles me paraît évidente. Dans la mesure où elles ont trait aux «mesures contenues dans la loi [n° 95/79] qui sont énumérées dans les motifs de la présente ordonnance», les questions préjudicielles soit n'ont aucun rapport avec les faits objet du litige, soit sont dépourvues de pertinence pour le résoudre.

17. En effet, des trois mesures prévues par la loi qui sont citées dans l'ordonnance de renvoi, les deux premières n'ont aucun rapport avec les faits. En ce qui concerne la première mesure, il n'apparaît pas que l'État italien ait accordé en l'espèce de garanties pour les dettes de Piaggio, ce qui rend superflue la référence à ce point de la loi. Quant à la deuxième mesure, aucun avis d'imposition relatif au droit d'enregistrement n'ayant été émis (puisqu'il n'y a pas eu transfert de l'entreprise), il n'y a pas lieu non plus de prendre en compte l'article de ladite loi qui accorde la réduction d'impôt.

18. S'agissant de l'action révocatoire, il convient de souligner qu'en l'espèce c'est l'action de droit commun qui a été exercée - c'est-à-dire l'action ordinaire, prévue par le régime applicable aux faillites -, dans le délai de deux ans imparti par ce régime. Compte tenu de la déclaration d'insolvabilité de Piaggio (antérieure au décret la plaçant sous administration extraordinaire), l'action révocatoire pouvait être exercée aussi bien dans le cadre d'une faillite normale que dans celui d'une procédure extraordinaire. Les modalités, finalités, sujets actifs et passifs, créances et autres conditions d'exercice sont identiques dans l'un et l'autre cas. On ne voit donc pas l'incidence que peut avoir l'exercice de ce type d'action quant à l'existence ou non d'une aide publique.

19. Toutefois, il est vrai que, dans l'affaire Ecotrade, la Cour, confrontée à une objection analogue, a opté pour la recevabilité de la question préjudicielle. En l'occurrence, la suspension des actions exécutoires individuelles contre la masse des créanciers jouait aussi bien dans la procédure d'administration extraordinaire que dans la procédure ordinaire de faillite. Malgré cela, la Cour a déclaré: «... rien ne permet d'affirmer d'emblée que, si AFS avait été soumise à la procédure ordinaire de faillite, la situation d'Ecotrade aurait été en tous points identiques, en particulier, quant à ses chances de recouvrer ses créances au moins partiellement, ce qui relève de l'appréciation du juge national».

20. A mon sens, une interprétation aussi généreuse de l'appréciation de la pertinence des questions préjudicielles débouche, de fait, sur l'admission de renvois abstraits et hypothétiques que la Cour devrait éviter. Il en est ainsi à plus forte raison lorsque c'est un problème de compatibilité de lois nationales avec l'ordre juridique communautaire qui est sous-jacent à ces questions.

21. Si, devant les doutes émis par un juge national quant à l'interprétation du droit communautaire, la réponse de la Cour n'est pas susceptible d'affecter, compte tenu des termes du litige au principal, la solution de ce dernier, cette réponse cesse d'être une indication juridictionnelle décisive permettant au juge national de statuer pour devenir un exercice didactique ou un simple avis abstrait.

22. C'est, à mon sens, le cas en l'espèce: le litige au principal porte uniquement sur le point de savoir si Dornier est tenue de reverser à la masse des créanciers les sommes qu'elle a reçues de Piaggio au cours de la période suspecte. La nullité des paiements effectués durant cette période n'a rien à voir avec la procédure - ordinaire ou extraordinaire - de faillite, car il s'agit d'une mesure générale, connue dans la plupart des procédures de concours. La déclaration privant ces paiements de tout effet est donc totalement étrangère aux particularités du régime d'administration extraordinaire prévues par la loi spéciale italienne. Et, quant aux possibilités accrues ou moindres de recouvrer, à l'avenir, sa créance (argument clé de la recevabilité de l'affaire Ecotrade, comme je l'ai indiqué auparavant), il s'agit d'une question étrangère à l'exercice de l'action révocatoire en tant que telle.

23. En résumé, j'estime que les conditions procédurales nécessaires pour que la Cour puisse donner une réponse utile aux questions posées par la juridiction de renvoi ne sont pas réunies. En tout état de cause, et à titre subsidiaire, pour le cas où cette position ne serait pas partagée par la chambre qui doit rendre l'arrêt, je m'arrêterai sur l'analyse des deux questions préjudicielles.

La première question préjudicielle

24. Le Tribunale di Genova veut savoir si un juge national peut demander à la Cour de se prononcer directement sur la compatibilité d'une disposition de la législation d'un État membre avec les règles de l'article 92 du traité.

25. La réponse à cette première question, telle qu'elle a été formulée, doit être nécessairement négative. En premier lieu, selon une jurisprudence constante, la procédure préjudicielle prévue à l'article 177 du traité CE n'est pas l'instrument approprié pour juger directement de la compatibilité d'une norme interne avec le droit communautaire. Dans le cadre de cette procédure, toutefois, la Cour peut fournir au juge national les éléments d'interprétation du droit communautaire qu'elle juge opportuns pour la solution du litige.

26. En second lieu, s'agissant plus précisément de la mission respective des juridictions nationales et de la Cour de justice pour déterminer si des aides d'État sont ou non compatibles avec les dispositions du droit communautaire, la jurisprudence de la Cour peut être résumée dans les termes que celle-ci a employés dans l'arrêt du 11 juillet 1996, SFEI e.a. :

- Dans le système de contrôle des aides d'État institué par le traité CE, il faut tenir compte du fait que l'interdiction de principe de ces aides n'est ni absolue ni inconditionnelle, puisque notamment l'article 92, paragraphe 3, du traité accorde à la Commission un large pouvoir d'appréciation en vue d'admettre des aides par dérogation à l'interdiction générale énoncée au paragraphe 1 dudit article. L'appréciation, dans ces cas, de la compatibilité ou de l'incompatibilité avec le marché commun d'une aide d'État soulève des problèmes impliquant la prise en considération et l'appréciation de faits et circonstances économiques complexes et susceptibles de se modifier rapidement.

- Pour ce motif, le traité a prévu, en son article 93, une procédure spéciale organisant l'examen permanent et le contrôle des aides par la Commission. En ce qui concerne les aides nouvelles que les États membres auraient l'intention d'instituer, il est établi une procédure préalable sans laquelle aucune aide ne saurait être considérée comme régulièrement instaurée.

- L'intervention des juridictions nationales, quant à elle, résulte de l'effet direct reconnu à l'interdiction de mise à exécution des projets d'aide édictée par l'article 93, paragraphe 3, dernière phrase. A cet égard, la Cour a précisé que le caractère immédiatement applicable de l'interdiction de mise à exécution visée par cet article s'étend à toute aide qui aurait été mise à exécution sans être notifiée et que, en cas de notification, il se produit pendant la phase préliminaire et, si la Commission engage la procédure contradictoire, jusqu'à la décision finale.

- Les juridictions nationales doivent garantir aux justiciables que toutes les conséquences d'une violation de l'article 93, paragraphe 3, dernière phrase, du traité en seront tirées, en ce qui concerne tant la validité des actes d'exécution que le recouvrement des soutiens financiers accordés au mépris de cette disposition.

- Lorsqu'elles tirent les conséquences d'une violation de l'article 93, paragraphe 3, dernière phrase, les juridictions nationales ne peuvent pas se prononcer sur la compatibilité des mesures d'aide avec le marché commun, cette appréciation relevant de la compétence exclusive de la Commission, sous le contrôle de la Cour.

- Afin d'être à même de déterminer si une mesure étatique instaurée sans tenir compte de la procédure d'examen préliminaire établie par l'article 93, paragraphe 3, devait ou non y être soumise, une juridiction nationale peut être amenée à interpréter la notion d'aide, visée à l'article 92 du traité. Si elle éprouve des doutes sur la qualification d'aide d'État des mesures en cause, la juridiction nationale peut demander à la Commission des éclaircissements sur ce point et peut ou doit, conformément à l'article 177, deuxième et troisième alinéas, du traité, poser une question préjudicielle à la Cour sur l'interprétation de l'article 92 du traité.

27. La réponse à la première question préjudicielle posée par le Tribunale di Genova doit, logiquement, reprendre ces critères, en vertu desquels une juridiction nationale ne peut demander à la Cour, en recourant à la procédure préjudicielle, de se prononcer directement sur la compatibilité d'une règle législative interne avec l'article 92 du traité, sans préjudice de la possibilité, pour cette juridiction, de demander à la Cour, par la même voie procédurale, d'interpréter les dispositions de droit communautaire relatives à la notion d'aides d'État.

La seconde question préjudicielle

28. La seconde question ne se pose qu'en cas de réponse affirmative à la première question. Eu égard aux considérations exposées antérieurement, il n'y a pas lieu de se prononcer sur cette seconde question. La Commission, dans ses observations, partage ce point de vue et estime également qu'il est inutile d'examiner, dans le présent litige, si l'article 92 du traité est applicable à la procédure d'administration extraordinaire prévue par la loi n° 95/79.

29. En tout cas, puisque le travail de coopération entre la Cour et le juge a quo le permet, je pense qu'il ne serait pas superflu de fournir à ce dernier quelques règles d'interprétation de la notion d'aide d'État au regard d'une réglementation interne telle que celle qui figure dans la loi italienne. Des règles d'interprétation similaires se trouvent dans l'arrêt Ecotrade, précité, dont le dispositif a été reproduit antérieurement (voir le point 3) et qu'il n'est donc pas nécessaire de répéter.

30. J'avoue toutefois que la solution à laquelle parvient la Cour dans l'arrêt Ecotrade ne me paraît pas exempte d'inconvénients, dans la mesure où son dispositif s'articule autour du binôme règles générales/règles spéciales en matière de faillite. En laissant de côté l'octroi de garanties étatiques que la République italienne - comme on l'a déjà dit - est disposée à notifier au cas par cas à la Commission (voir le point 11 ci-dessus), je ne suis pas sûr que le critère de la spécialité, par opposition au régime général de la faillite, soit suffisant pour résoudre le problème. Dans une telle hypothèse, suffirait-il d'inclure dans le régime général de la faillite les autres mesures de la loi n° 95/79 (c'est-à-dire les dispositions relatives à l'exonération du paiement d'amendes, à la renonciation à certaines créances publiques, ou au taux réduit du droit d'enregistrement) pour qu'elles cessent d'être des aides d'État?

31. A mon sens, plutôt que de formuler un jugement global sur l'ensemble des mesures prévues dans la loi n° 95/79, il aurait peut-être été préférable de donner une réponse qui indique au juge national que ce n'est qu'au vu des circonstances de chaque cas concret qu'il serait possible d'apprécier si une aide d'État a effectivement existé. Comme elle n'a pas opté pour cette démarche, la Cour a été amenée dans l'arrêt Ecotrade - et c'était sans doute inévitable, compte tenu des limites inhérentes à la procédure préjudicielle -, à rendre une décision plutôt hypothétique, en laissant au juge national le soin d'apprécier si l'application du régime spécial entraîne pour l'État «une plus grande perte que [celle qu'entraînerait, le cas échéant], le régime de droit commun». Une telle appréciation est extrêmement difficile, voire impossible, car l'État, dans le cadre des procédures ordinaires de faillite de grandes entreprises, se voit également contraint d'accepter normalement des solutions coûteuses pour le Trésor public, et dont le montant est difficilement déterminable a priori.

32. D'un point de vue économique par conséquent, il n'est pas du tout facile de dire si les pertes finales de l'État - en d'autres termes, le solde de l'intervention étatique - auraient été moins importantes en recourant à la procédure de droit commun des faillites plutôt qu'au régime d'administration extraordinaire. Par sa nature même, ce dernier implique un certain pari sur l'avenir, en raison de la renonciation au recouvrement actuel de certaines créances publiques pour tenter de maintenir l'activité de l'entreprise et, à travers elle, la possibilité de recouvrer ultérieurement non seulement les créances déjà échues, mais également les recettes publiques (impôts, cotisations sociales) qui grèveront l'activité future de l'entreprise. En réalité, la situation d'un grand créancier privé (une société financière par exemple) n'est pas très différente, ce dernier pouvant avoir, parfois, davantage intérêt à maintenir l'activité de l'entreprise débitrice, si elle est viable, plutôt qu'à liquider son patrimoine et à recouvrer seulement une partie de la dette. Dans un tel cas, ce serait plutôt l'absence totale de viabilité, et non pas tant les mesures d'administration extraordinaire, qui constitue la clé permettant de se prononcer sur l'existence d'aides d'État incompatibles avec le marché commun.

33. Si, en dépit de ces réflexions, la Cour juge opportun de maintenir la jurisprudence exposée dans l'arrêt Ecotrade, il me faut souligner que la Commission (qui est intervenue au sujet de la loi n° 95/79 par une série de décisions, les unes de caractère général , les autres relatives à des dossiers particuliers ) a qualifié l'application de cette loi d'«aide d'État existante». Cette qualification pose un problème que la Cour n'a pu examiner dans l'arrêt Ecotrade; sous le régime du traité CECA en effet, la distinction entre aides d'État existantes et aides nouvelles n'a pas l'importance qu'elle revêt dans le traité CE.

34. Comme on le sait, celui-ci prévoit que les aides «existantes» dans les États membres originaires lors de l'entrée en vigueur du traité CE (ou, dans le cas d'autres États membres, avant leur adhésion aux Communautés européennes) peuvent continuer à être exécutées tant que la Commission n'a pas constaté leur incompatibilité avec le marché commun . Tant que cette constatation n'intervient pas, il n'est pas nécessaire d'examiner si, et dans quelle mesure, ces aides sont susceptibles d'échapper, en vertu de l'article 90, paragraphe 2, du traité, à l'interdiction de l'article 92.

35. Au contraire, les aides d'État «nouvelles» doivent, en tout état de cause, être notifiées préalablement à la Commission par les États membres, sous peine d'être déclarées incompatibles avec le droit communautaire. Comme je l'ai indiqué auparavant, en m'appuyant sur l'arrêt SFEI e.a., les juridictions internes doivent garantir l'applicabilité immédiate de l'interdiction énoncée à l'article 93, paragraphe 3, du traité, lorsqu'il s'agit d'aides nouvelles qui n'ont pas été notifiées préalablement.

36. La Commission reconnaît que la loi n° 95/79 a été, comme il est évident, adoptée après l'entrée en vigueur du traité CE, et admet également qu'elle n'a pas été notifiée conformément aux dispositions de l'article 93, paragraphe 1. Elle affirme toutefois qu'elle a décidé de la traiter comme un régime d'aide existante, pour des «raisons d'opportunité». Parmi ces raisons figurent ses propres doutes, qui se sont prolongés durant quatorze ans, quant au caractère d'aide publique que pouvait revêtir la loi n° 95/79; le fait que l'identification des éléments d'aide d'État contenus dans cette loi soit aujourd'hui encore «complexe et pas évidente à première vue»; la confiance des opérateurs économiques à cet égard; l'absence de plainte des concurrents d'entreprises soumises à ce régime; l'application peu fréquente de ce dernier; enfin, l'impossibilité pratique d'obtenir le remboursement des sommes éventuellement récupérables.

37. A mon avis, toutes ces raisons d'opportunité ne sauraient prévaloir sur les considérations découlant du principe de légalité. En vertu de ce principe, force est de conclure que, si la procédure adoptée par le législateur italien dans la loi n° 95/79 peut être considérée comme une aide d'État, elle doit être qualifiée d'aide nouvelle au sens de l'article 93 du traité CE, et non d'aide existante à la date d'entrée en vigueur de ce dernier.

38. Cette question étant tranchée, si la Cour choisit de répondre à la seconde question préjudicielle et juge approprié de maintenir la jurisprudence énoncée dans l'arrêt Ecotrade (relative, en l'espèce, à l'article 92 du traité CE, et non à l'article 4 du traité CECA), elle devrait indiquer au juge national que l'absence de notification d'une aide d'État à la Commission empêche son application, conformément à l'article 93, paragraphe 3, du traité.

Conclusion

39. En conséquence, j'invite la Cour à déclarer irrecevables les questions préjudicielles soulevées par le Tribunale di Genova dans le cadre du présent litige ou, subsidiairement, à lui répondre de la manière suivante:

«1) Une juridiction nationale ne peut demander à la Cour, en recourant à la procédure préjudicielle, de se prononcer directement sur la compatibilité d'une règle législative interne avec l'article 92 du traité CE, sans préjudice de la possibilité, pour cette juridiction, de demander à la Cour, par la même voie procédurale, d'interpréter les dispositions de droit communautaire relatives à la notion d'aides d'État.

2) Les critères énoncés dans l'arrêt de la Cour du 1er décembre 1998, Ecotrade (C-200/97), relatifs à l'application d'un régime tel que celui institué par la loi italienne n° 95/79, du 3 avril 1979, qui introduit des dérogations aux règles de droit commun en matière de faillite, peuvent être étendus à la notion d'aide d'État visée à l'article 92 du traité. L'absence de notification d'une aide d'État à la Commission empêche son application, conformément à l'article 93, paragraphe 3, du traité CE.»

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