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Document 61997CC0273

Conclusions de l'avocat général La Pergola présentées le 18 mai 1999.
Angela Maria Sirdar contre The Army Board et Secretary of State for Defence.
Demande de décision préjudicielle: Industrial Tribunal, Bury St Edmunds - Royaume-Uni.
Egalité de traitement entre hommes et femmes - Refus d'engager une femme comme cuisinière dans les Royal Marines.
Affaire C-273/97.

Recueil de jurisprudence 1999 I-07403

ECLI identifier: ECLI:EU:C:1999:246

61997C0273

Conclusions de l'avocat général La Pergola présentées le 18 mai 1999. - Angela Maria Sirdar contre The Army Board et Secretary of State for Defence. - Demande de décision préjudicielle: Industrial Tribunal, Bury St Edmunds - Royaume-Uni. - Egalité de traitement entre hommes et femmes - Refus d'engager une femme comme cuisinière dans les Royal Marines. - Affaire C-273/97.

Recueil de jurisprudence 1999 page I-07403


Conclusions de l'avocat général


Les questions préjudicielles

1 La présente procédure concerne une prétendue discrimination fondée sur le sexe dans le cadre du recrutement dans un corps d'élite des forces armées britanniques. La Cour a été saisie de six questions préjudicielles relatives au champ d'application du traité CE en général et, en particulier, à l'interprétation de l'article 224 de ce traité et de l'article 2, paragraphe 2, de la directive 76/207/CEE (ci-après la «directive») (1). En particulier, l'Industrial Tribunal de Bury St Edmunds invite la Cour à indiquer si une politique - qui, pour des raisons tenant à l'impératif d'assurer l'efficacité au combat des forces armées, exclut en temps de paix et/ou dans le cadre de la préparation à la guerre le recrutement des femmes des forces armées en général, ou d'un corps d'élite de fusiliers marins rigoureusement fondé, s'agissant de son organisation et de ses activités, sur ce que l'on appelle le principe de l'interopérabilité (2) - échappe purement et simplement au champ d'application du traité et de la directive ou, à titre subsidiaire, si elle se trouve en dehors du champ d'application de la directive en application de l'article 224 du traité ou, à titre plus subsidiaire, si elle peut se justifier sur la base de la dérogation prévue à l'article 2, paragraphe 2, de la directive. Les questions préjudicielles dont le juge de renvoi a saisi la Cour sont les suivantes:

«1. Les décisions politiques adoptées par un État membre, en temps de paix et/ou dans le cadre de la préparation à la guerre, en matière d'accès à l'emploi, de formation professionnelle, de conditions de travail, ou de déploiement au sein de ses forces armées, décisions qui sont prises dans le but d'assurer l'efficacité au combat, sont-elles en dehors du champ d'application du traité CE et/ou de sa législation dérivée, en particulier de la directive 76/207/CEE du Conseil?

2. Les décisions prises par un État membre dans le cadre de la préparation à la guerre ainsi qu'en temps de paix s'agissant du recrutement, de l'entraînement et du déploiement de soldats au sein des unités commandos de marine de ses forces armées, unités destinées au combat rapproché avec les forces ennemies en cas de guerre, sont-elles en dehors du champ d'application du traité CE ou de sa législation dérivée lorsque de telles décisions sont prises dans le but d'assurer l'efficacité au combat de ces unités?

3. L'article 224 du traité CE, correctement interprété, autorise-t-il les États membres à exclure du champ d'application de la directive 76/207/CEE du Conseil la discrimination fondée sur le sexe en matière d'accès à l'emploi, de formation professionnelle et de conditions de travail, y compris les conditions applicables au licenciement dans les forces armées en temps de paix et/ou dans le cadre de la préparation à la guerre dans le but d'assurer l'efficacité au combat?

4. La politique adoptée par un État membre consistant à exclure toutes les femmes, en temps de paix et/ou dans le cadre de la préparation à la guerre, du service en tant que Marines soumis à la règle de l'«interopérabilité» est-elle susceptible d'être exclue du champ d'application de la directive 76/207/CEE par le jeu de l'article 224? Dans l'affirmative, quels sont les lignes directrices ou critères qu'il convient d'appliquer pour déterminer si ladite politique peut valablement être exclue du champ d'application de la directive 76/207/CEE en vertu de l'article 224?

5. La politique adoptée par un État membre consistant à exclure toutes les femmes, en temps de paix et/ou dans le cadre de la préparation à la guerre, du service en tant que Marines soumis à la règle de l'«interopérabilité» est-elle susceptible d'être justifiée en vertu de l'article 2, paragraphe 2, de la directive 76/207/CEE du Conseil?

6. Dans l'affirmative, quel est le critère qu'un tribunal national doit appliquer lorsqu'il examine si l'application d'une telle politique est ou non justifiée?»

La réglementation communautaire pertinente

2 Selon l'article 224 du traité, «Les États membres se consultent en vue de prendre en commun les dispositions nécessaires pour éviter que le fonctionnement du marché commun ne soit affecté par les mesures qu'un État membre peut être appelé à prendre en cas de troubles intérieurs graves affectant l'ordre public, en cas de guerre ou de tension internationale grave constituant une menace de guerre, ou pour faire face aux engagements contractés par lui en vue du maintien de la paix et de la sécurité internationale».

Les dispositions pertinentes de la directive sont l'article 2, paragraphe 1, qui dispose que «Le principe de l'égalité de traitement au sens [de la directive] implique l'absence de toute discrimination fondée sur le sexe, soit directement, soit indirectement»; l'article 2, paragraphe 2: «La présente directive ne fait pas obstacle à la faculté qu'ont les États membres d'exclure de son champ d'application les activités professionnelles et, le cas échéant, les formations y conduisant, pour lesquelles, en raison de leur nature ou des conditions de leur exercice, le sexe constitue une condition déterminante»; l'article 3, paragraphe 1: «L'application du principe de l'égalité de traitement implique l'absence de toute discrimination fondée sur le sexe dans les conditions d'accès, y compris des critères de sélection, aux emplois ou postes de travail, quel qu'en soit le secteur ou la branche d'activité, et à tous les niveaux de la hiérarchie professionnelle»; et l'article 9, paragraphe 2: «Les États membres procèdent périodiquement à un examen des activités professionnelles visées à l'article 2 paragraphe 2 afin d'apprécier, compte tenu de l'évolution sociale, s'il est justifié de maintenir les exclusions en question. Ils communiquent à la Commission le résultat de cet examen».

Le cadre factuel et réglementaire national de l'affaire au principal

3 Madame Sirdar avait été engagée en tant que cuisinière dans l'armée britannique en 1983, à l'âge de 17 ans, et était affectée depuis 1990 au 29e régiment commando de la Royal Artillery (sans toutefois y prester de services en tant que combattante). En février 1994, elle a reçu un préavis de licenciement, motivé par l'existence d'un sureffectif, prenant effet un an plus tard. Ce licenciement, qui a touché plus de 500 cuisiniers des forces armées à l'époque, visait à réduire les coûts de la défense. Cependant, la Chefs Branch des Royal Marines manquait de cuisiniers, et le colonel Brook, commandant en second de la logistique de cette formation, a invité les personnes concernées par les coupes dans la défense à demander leur mutation auprès des Royal Marines, demande qui serait toutefois suivie d'une première sélection et d'un entraînement. Le 19 juillet 1994, le colonel Brook a également envoyé une lettre type en ce sens à Mme Sirdar, dont le nom figurait sur la liste des personnes qui seraient bientôt licenciées en raison du sureffectif. Peu après avoir envoyé cette lettre, le colonel Brook a appris du 29e régiment commando que le candidat auquel cette offre de mutation avait été adressée était en réalité une femme. Etant donné que les Royal Marines n'acceptent pas de femmes dans leurs rangs (pour des motifs que nous exposerons ci-après), le colonel Brook a fait savoir à Mme Sirdar que la lettre l'invitant à se faire muter lui avait été envoyée par erreur et que, dès lors, sa candidature ne pouvait être prise en considération. Le 28 février 1995, Mme Sirdar a été licenciée. Par la suite, elle a engagé un recours devant l'Industrial Tribunal au motif qu'elle avait été victime d'une discrimination illicite fondée sur le sexe.

4 Le Secretary of State for Defence et l'Army Board faisaient valoir dans la procédure au principal qu'il y avait lieu de considérer comme légitime le refus opposé à Mme Sirdar, qui découle d'une politique du Ministry of Defence visant à exclure les femmes du corps des Royal Marines afin d'en assurer l'efficacité au combat, dans la mesure où il est fondé sur le texte actuellement en vigueur de l'article 85, paragraphe 4, du Sex Discrimination Act de 1975 (ci-après le «SDA»). Cette loi établit une dérogation au principe général de l'égalité de traitement entre hommes et femmes; elle prévoit qu'«Aucune disposition de la présente loi ne peut avoir pour effet de rendre illégal un acte accompli aux fins d'assurer l'efficacité au combat des forces navale, terrestre ou aérienne de la Couronne» (3).

Le corps des Royal Marines et le principe de l'interopérabilité

5 Le corps d'élite des Royal Marines est constitué d'environ 5 900 militaires, soit approximativement 2 % de l'ensemble des forces armées du Royaume-Uni. Les Royal Marines sont les troupes de débarquement des forces amphibies de ce pays. Selon les termes de l'un de leurs commandants, le colonel Wilson, «les caractéristiques de cette force de débarquement de la taille d'une brigade sont celles d'une infanterie amphibie flexible et militairement équilibrée, entraînée pour des opérations de commando, mobile, rapidement opérationnelle et en mesure d'assurer dans des conditions extrêmes n'importe quel genre d'opération militaire» (4). En substance, les Royal Marines, une petite unité, constituent le fer de lance des forces armées britanniques et ont pour mission d'intervenir en premier, principalement en tant que commandos.

6 Selon le Ministry of Defence, le principe de l'interopérabilité suffit à justifier le refus que les Royal Marines ont opposé à Mme Sirdar: la présence de femmes dans ce corps ferait obstacle à l'interopérabilité et, dès lors, à l'efficacité des formations au combat. Le colonel Wilson décrit l'interopérabilité, qui imprègne l'organisation et l'activité des Royal Marines à tous égards, comme une double capacité des militaires en cause: en premier lieu, celle «d'un individu, quelle que soit sa spécialisation [comme par exemple un cuisinier], d'effectuer une série de tâches au sein d'une formation, et ce dans un bref délai»; en second lieu, celle (qui constitue l'essence même de cette doctrine) «d'un individu, quelle que soit sa spécialisation, de combattre en tant que soldat d'infanterie». «A cet égard, ajoute le colonel Wilson, tous les Royal Marines, officiers ou non, sont entraînés en tant que commandos» (5). En substance, il n'est pas possible d'entrer dans les Royal Marines pour y accomplir exclusivement des tâches de cuisinier, ou toute autre activité spécialisée. Grâce à son entraînement (identique pour tous les éléments de la formation), le cuisinier des Royal Marines est aussi et avant tout un commando.

7 Il appert de l'ordonnance de renvoi que le principe de l'interopérabilité est effectivement appliqué de manière constante et en toute circonstance. Le juge de renvoi rappelle, à titre d'exemple, le cas des cuisiniers de la Chefs Branch des Royal Marines qui ont activement combattu dans les Malouines et qui, dans certains cas, ont été tués. Même les membres des «unités statiques» (pas en service actif) des Royal Marines ont l'obligation de maintenir un niveau élevé d'efficacité physique et doivent passer trois fois par an un examen visant à vérifier leur forme physique, le Marine Basic Fitness Test (6). Sur la base des preuves que lui a fournies le Ministry of Defence, le juge national conclut que «[concernant le principe selon lequel tous les Royal Marines sont susceptibles d'être utilisés n'importe où en tant que fantassins,] les éléments de preuve tendent à montrer que: a) c'est ainsi que cela se passe en pratique; b) les Royal Marines sont organisés et entraînés exclusivement sur la base de ce principe; c) tous les hommes sont recrutés à cette fin (Nous relevons au passage que nous nous intéressons en l'espèce - sur la base des faits non contestés - au recrutement d'un cuisinier de l'armée au sein des Royal Marines); d) il n'existe aucune exception au moment du recrutement» (7).

Sur le fond

8 Face à l'affaire dont il est saisi, le juge de renvoi a estimé devoir formuler les quatre premières des six questions préjudicielles en distinguant le cas de l'accès aux forces armées en général (première et troisième questions) du cas spécifique de l'accès à un corps de commandos d'élite (deuxième et quatrième questions). En substance, toutefois, l'ensemble de ces quatre questions saisit la Cour de deux problèmes dont la solution ne saurait, à notre avis, différer selon que la discrimination fondée sur le sexe des intéressés concerne l'ensemble des forces armées ou une de leurs composantes seulement. Ce qu'on demande en réalité à la Cour, c'est: a) si l'emploi dans les forces armées, que ce soit dans leur ensemble ou dans un corps d'élite, échappe par sa nature au champ d'application du traité ou du droit dérivé ou bien b) si l'article 224 du traité permet aux États membres d'exclure ce domaine - que ce soit, ici encore, pour l'ensemble des forces ou pour certaines formations ou corps d'élite déterminés - du champ d'application de la directive, qui a justement été dictée par le souci d'assurer l'égalité de traitement entre hommes et femmes dans l'accès au travail. Les première et deuxième questions se réfèrent au problème indiqué ci-dessus sous a), les troisième et quatrième à celui qui figure sous b). Nous examinerons ensemble, car, comme nous l'avons dit, elles sont connexes, les questions qui figurent respectivement dans l'un ou l'autre des couples que nous venons de décrire.

Les première et deuxième questions préjudicielles

9 Par les deux premières questions, le juge britannique souhaite s'entendre dire en substance s'il faut considérer que les décisions sur les conditions d'emploi, y compris l'accès à l'emploi, dans les forces armées ou dans un de leurs corps d'élite, adoptées par un État membre à des fins d'efficacité au combat, en temps de paix et/ou dans le cadre de la préparation à la guerre, se trouvent en dehors du champ d'application du traité et du droit dérivé.

10 Le gouvernement britannique qui, tout comme Mme Sirdar, les gouvernements français et portugais et la Commission, a présenté ses observations, estime qu'il résulte nécessairement des termes de l'article 224 du traité que de telles décisions échappent au traité. Les gouvernement français et portugais font valoir que l'activité des forces armées est étroitement liée au concept de souveraineté que les États membres n'auraient «partagé», selon le traité, que dans certains domaines, autres que la défense. Cette dernière matière continuerait dès lors à relever de leur compétence exclusive (8) et le présent litige, qui la concerne, ne saurait être rapproché de celui que la Cour a tranché sur la base de sa jurisprudence consacrée au problème de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne non pas les forces armées mais les forces de police et de sécurité intérieure (9), ce qui n'a rien à voir, observent les gouvernements précités, avec la défense extérieure de l'État. Le gouvernement français a ensuite relevé que les forces armées échappent entièrement au champ d'application du traité eu égard à son article 48, paragraphe 4, qui exclut les emplois dans l'administration publique du champ d'application de la libre circulation garantie par le traité aux travailleurs. Pour sa part, Mme Sirdar réplique qu'on ne saurait considérer que la décision d'exclure les femmes des forces armées pour en assurer l'efficacité au combat échappe aux dispositions du traité ou de la directive. Un tel résultat ne serait prévu par aucune disposition spécifique de ces actes réglementaires et ne saurait être induit de l'ordre juridique communautaire en général. Quant à l'article 224 du traité, sur lequel le Royaume-Uni s'appuie pour conclure le contraire, celui-ci envisagerait, manifestement et exclusivement, des hypothèses exceptionnelles, absentes en l'espèce. Le point qui mérite à présent d'être clarifié sans tarder consiste à savoir si l'arrêt que la Cour a rendu dans l'affaire Johnston peut nous offrir un précédent utile pour poser et résoudre correctement les questions en cause. Pour notre part, nous estimons que c'est bien le cas, comme nous l'expliquons dans les considérations qui suivent.

11 L'affaire Johnston concernait l'exclusion des femmes des fonctions de police impliquant le port d'armes à feu. Les autorités du Royaume-Uni avaient adopté cette mesure par souci de maintien de l'ordre public, gravement menacé par la situation particulière en Irlande du Nord. Dans cette affaire, le gouvernement britannique avait déduit, en citant une série de dérogations prévues par le traité en matière de sécurité publique (les articles 36, 48, 56, 223 et 224), que ni le traité ni le droit dérivé n'auraient pu s'appliquer au domaine du litige (10). La Cour a cependant résolument rejeté ce point de vue dans les termes suivants: «[les dérogations spécifiques de caractère exceptionnel figurant dans le traité] ne permettent pas [de] déduire une réserve générale, inhérente au traité, pour toutes mesures prises au titre de la sécurité publique. Reconnaître une réserve générale à toute disposition du droit communautaire, en dehors des conditions spécifiques des dispositions du traité, risquerait de porter atteinte au caractère contraignant et à l'application uniforme du droit communautaire» (11).

12 Or, une expression aussi limpide et persuasive de votre jurisprudence s'applique, selon nous, tant à la sécurité extérieure qu'intérieure de chaque État membre. Nous ne voyons pas pour quel motif les exigences liées à la défense doivent être élevées au rang de «réserve générale, inhérente au traité» et constituer ainsi un ordre «privilégié» par rapport aux exigences de sécurité intérieure que la Cour a examinées dans l'affaire Johnston pour parvenir au résultat précité. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d'abord, depuis son arrêt Costa/Enel, la Cour a toujours rejeté l'idée selon laquelle les États membres disposeraient de pouvoirs de dérogation générale inhérents à l'économie du traité: «Lorsque le droit d'agir unilatéralement est reconnu aux États, c'est en vertu d'une clause spéciale précise (article 15, 93-3, 223 à 225 par exemple)». (12)

13 Nous constatons ensuite que les dérogations spécifiques relatives à la sécurité extérieure prévues par le traité présentent un caractère exceptionnel, à l'instar de celles qui concernent la sécurité intérieure. Les dérogations prévues aux articles 223 et 224 du traité ont même un caractère particulièrement exceptionnel, en ce sens qu'elles sont «tout à fait exceptionnelle[s]» (13) et non pas simplement «exceptionnelles» comme celles qu'envisagent, pour leur part, les articles 36, 48, paragraphe 3, et 56, paragraphe 1, du traité (14). Eu égard à leur nature, des dérogations présentées de la sorte devraient logiquement faire l'objet d'une interprétation particulièrement restrictive. On ne saurait en effet déduire de leur simple existence une quelconque réserve générale (de souveraineté étatique) sous-jacente au traité. La Cour l'a exclu en ce qui concerne la sécurité intérieure de l'État. Il convient d'en conclure de même pour ce qui est de la défense et de la sécurité extérieure. En vérité, indépendamment de l'affaire Johnston, le parallélisme entre les sphères extérieure et intérieure de la sécurité semble avoir été mis en lumière à divers égards par votre propre jurisprudence (ainsi, par exemple, en ce qui concerne la disposition de l'article 36 du traité) (15). Il est d'ailleurs significatif que ce soit le texte même de l'article 224 du traité qui met sur le même pied le cas des troubles intérieurs graves affectant l'ordre public (auxquels se référait la défense du gouvernement britannique dans l'affaire Johnston) et le cas de guerre ou de tension internationale grave (16).

14 Nous ajoutons que, comme l'a observé Mme Sirdar, lorsque le traité (voir son article 48, paragraphe 4) a entendu exclure l'emploi public, il l'a fait expressément, alors qu'il ne semble pas exister une quelconque règle (qu'elle soit explicite, implicite ou «inhérente») excluant du champ d'application du traité ou de la directive le domaine de l'emploi dans les forces armées en général ou dans des corps d'élite spécifiques, si ce n'est (le cas échéant) l'exception figurant à l'article 2, paragraphe 2, de ladite directive (sur laquelle nous reviendrons ci-après). Du reste, reconnaître une réserve implicite de caractère général ouvrirait la porte à une série potentiellement illimitée de réserves similaires, portant de plus en plus atteinte au caractère contraignant et à l'application uniforme du droit communautaire, comme l'a précisé la Cour dans son arrêt Johnston.

15 Le Royaume-Uni, qui, en l'espèce, plaide carrément l'extranéité au traité du domaine en cause, a lui-même expressément reconnu, en une autre occasion, que l'emploi dans les forces armées n'échappe pas non plus au droit communautaire et, en particulier, à la directive. En 1994, dans l'exposé des motifs accompagnant les SDA Regulations qui, sur la base de l'article 2, paragraphe 2, du European Communities Act de 1972, ont modifié l'article 85, paragraphe 4, du SDA, on affirmait ressentir le besoin d'abroger la règle antérieurement en vigueur qui excluait complètement les forces armées du champ d'application de cette loi, et ce «afin de rendre le Sex Discrimination Act conforme aux obligations découlant de la directive 76/207/CEE du Conseil, en ce qui concerne les forces armées de la Couronne» (17). Il convient de noter à ce propos que, à l'instar du Royaume-Uni, la Belgique (18), le Danemark (19), la Grèce (20), le Luxembourg (21) et les Pays-Bas (22) ont considéré que la directive était applicable à l'emploi dans les forces armées, alors que, en France, des dispositions en tous points analogues à celles de la directive sont applicables (23).

16 Vient ensuite la thèse du gouvernement français, selon laquelle le domaine faisant l'objet des questions préjudicielles se trouve en dehors du champ d'application du traité en vertu de son article 48, paragraphe 4, qui exclut de la libre circulation des travailleurs les emplois dans l'administration publique. Nous ne sommes pas du même avis. Comme l'a affirmé la Cour elle-même, «il y a lieu de souligner que la directive 76/207, de même d'ailleurs que la directive 75/117 (24), s'applique aux rapports d'emploi dans le service public. Ces directives, à l'instar de l'article 119 du traité CEE, ont une portée générale, inhérente à la nature même du principe qu'elles définissent; on ne saurait, en effet, introduire de nouvelles discriminations en exceptant certaines catégories de l'application de dispositions destinées à garantir l'égalité de traitement entre hommes et femmes dans l'ensemble de la vie professionnelle» (25). Dans la foulée de cette jurisprudence, on trouve en outre les arrêts précités Johnston (forces de police en Irlande du Nord) et Commission/France (éléments actifs du corps de police nationale et personnel de surveillance des maisons d'arrêt) (26), dans lesquels la Cour a concrètement appliqué la directive à l'emploi dans l'administration publique. Le fait que l'emploi dans l'administration publique en général et dans les forces armées en particulier relève du champ d'application du traité et du droit dérivé est ensuite confirmé par l'article 3, paragraphe 1, de la directive elle-même, dont la portée est extrêmement large. L'interdiction de toute discrimination fondée sur le sexe, qui se rattache au principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes - un des droits fondamentaux de la personne humaine (27) - y est littéralement défini comme s'appliquant «quel qu'en soit le secteur ou la branche d'activité»: les seules dérogations sont celles prévues au sein de la directive elle-même. Celle de l'article 2, paragraphe 2, en fait partie.

17 Nous observons que, de toute façon, l'article 48, paragraphe 4, du traité ne saurait s'appliquer au cas de Mme Sirdar pour deux raisons. D'une part, en raison de la nature purement interne de l'emploi (potentiel): on a refusé à une ressortissante britannique, non migrante, l'accès à un emploi au Royaume-Uni. D'autre part, le principe fondamental de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès au travail découle d'une réglementation (la directive, adoptée sur la base de l'article 235 du traité) qui relève de la politique sociale de la Communauté européenne (article 3, sous i), du traité (28)) plutôt que de l'objectif de réaliser un marché intérieur caractérisé, entre autres, par l'absence d'obstacles à la libre circulation des personnes (article 3, sous c), du traité) au sens de l'article 48 du traité.

18 Vers quelle conclusion nous portent les considérations développées ci-dessus en ce qui concerne les première et deuxième questions? A celle d'exclure que l'emploi dans les forces armées, même en temps de paix, constitue un domaine entièrement et nécessairement absorbé par la compétence nationale en vertu d'une réserve générale en faveur des États membres sous-jacente au traité même: un domaine pour lequel la souveraineté ne serait pas «partagée» aux fins du processus d'intégration. Nous expliquerons ci-dessous comment l'instrument de la directive a été utilisé pour attraire le domaine en cause dans l'ordre juridique communautaire sous l'angle fondamental des garanties liées à l'égalité de traitement entre hommes et femmes, sans préjudice de la dérogation consentie aux États membres pour tenir dûment compte des circonstances relevant de leur appréciation. Dans le même ordre d'idées, ce ne sont pas seulement les valeurs de la souveraineté nationale mais aussi de l'état de droit qui sont «partagées» par les rédacteurs de la directive. C'est ce qui ressort clairement de l'arrêt que vous avez rendu dans l'affaire Johnston. Il ressort des déclarations de la Cour dans cet arrêt que l'application du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes n'est sujette à aucune réserve générale en ce qui concerne les dispositions adoptées en temps de paix et/ou dans le cadre de la préparation à la guerre motivées par l'impératif d'assurer l'efficacité des forces armées au combat.

Les troisième et quatrième questions préjudicielles

19 La problématique soulevée par les troisième et quatrième questions concerne la disposition de l'article 224 du traité. La Cour est invitée à déterminer si celle-ci peut être interprétée de sorte à exclure au moins du champ d'application de la directive les décisions politiques concernant l'accès aux forces armées faisant l'objet des questions examinées ci-dessus.

20 Selon le gouvernement portugais, la dérogation prévue à l'article 224 du traité ne saurait présenter de pertinence en l'espèce. Les pouvoirs que cet article reconnaît aux États membres ne devraient s'appliquer qu'aux situations tout à fait exceptionnelles et non pas lorsque les choix relatifs à la préparation et à l'organisation des forces armées, même inspirés du souci d'assurer l'efficacité au combat, sont opérés dans un climat de normalité. Le Royaume-Uni et la Commission (29) estiment en revanche que l'espèce relève de la dérogation prévue à l'article 224 du traité. Le pouvoir d'adopter des mesures dérogeant au traité «en cas de guerre» s'appliquerait forcément aussi lorsqu'il s'agit de décisions dérogatoires analogues prises en temps de paix mais dans le cadre de la préparation à la guerre, toujours dans le but d'assurer l'efficacité au combat: d'autant plus, observe le Royaume-Uni en se référant aux déclarations de l'avocat général M. Jacobs dans l'affaire Macédoine, que «La guerre est par définition un événement imprévisible. La transition des redomontades au conflit armé peut être rapide et dramatique» (30). Mme Sirdar nie pour sa part la pertinence de l'article 224 du traité en l'espèce, en invoquant deux types d'arguments: a) dans l'arrêt Johnston, dit-elle, la Cour a qualifié de «tout à fait exceptionnelle» la dérogation prévue par ladite disposition, de sorte qu'elle ne se prête pas à une interprétation extensive (et, en cela, Mme Sirdar partage la position de la République portugaise); b) dans cette même affaire, l'avocat général M. Darmon a reconnu dans l'article 224 du traité une «`clause de sauvegarde' dont le champ d'application est général [et qui] ne trouve à s'appliquer qu'à défaut de règle spéciale [comme l'article 2, paragraphe 2, de la directive]» (31)

21 Nous nous rallions plutôt aux observations de la partie demanderesse au principal plutôt qu'à celles des gouvernements intéressés et de la Commission. Avant tout, les affirmations que la Cour a faites dans l'arrêt Johnston auxquelles nous renvoie Mme Sidar nous paraissent fondamentales pour l'analyse ci-après. Elles permettent de distinguer clairement le cas des dérogations «tout à fait exceptionnelles» (articles 223 et 224 du traité) de celles qui ne sont qu'«exceptionnelles» (articles 36, 48 et 56 du traité). A cela s'ajoute que, selon la jurisprudence Salgoil, les hypothèses envisagées par les articles 223 et 224 du traité sont «bien délimitées et ne se [prêtent] à aucune interprétation extensive» (32). Ces hypothèses sont donc nécessairement d'interprétation stricte, en raison de leur «caractère exceptionnel» et du fait que, contrairement aux cas dans lesquels il peut être dérogé à un aspect spécifique du marché commun (on pensera aux articles 36 ou 48, paragraphe 3, du traité), l'article 224 du traité permet de déroger au régime du marché commun dans son ensemble. Une fois défini le critère permettant d'interpréter correctement la disposition, nous estimons que les hypothèses prévues à l'article 224 du traité concernent des situations transitoires et non permanentes, et en même temps de véritable crise, dont la survenance met gravement en péril les intérêts vitaux sinon l'existence même d'un État membre (33). Le Royaume-Uni a justement adopté des mesures unilatérales au titre de l'article 224 du traité dans une situation de crise grave et temporaire qui s'est déclarée en 1982, lorsque des troupes argentines avaient occupé les îles Malouines (34), un territoire britannique d'outre-mer.

22 Nous partageons l'opinion formulée par Mme Sirdar sur ce point de même que celle, analogue, du gouvernement portugais. A notre avis aussi, le libellé de l'article 224 du traité ne saurait s'appliquer à des décisions politiques des États membres concernant l'enrôlement dans les forces armées dans des circonstances que nous oserions qualifier de «normales», pour les distinguer des cas de «guerre effective» et de «tension internationale grave» constituant une «menace de guerre». On dira que même en période de paix il existe des risques de troubles. D'accord: la préparation à la guerre ne souffre pas, en pratique, d'interruptions; après tout, la Cour a elle-même reconnu que «la sécurité d'un État peut de moins en moins être envisagée isolément dans la mesure où elle est étroitement liée à la sécurité de la communauté internationale dans son ensemble et de divers éléments qui la composent» (35). Or, c'est justement pour cette raison que je qualifierais d'illicite au regard du traité la conduite d'un État membre qui a pris des initiatives unilatérales, sous le couvert de l'article 224 du traité, simplement en prévision et en préparation d'un éventuel conflit. Si l'on accueillait la thèse formulée par le Royaume-Uni et la Commission en l'espèce, de sorte à justifier n'importe quelle mesure unilatérale d'un État membre visant à n'importe quel moment à préparer ses forces armées à la guerre, la situation envisagée par l'article 224 du traité comme quelque chose de tout à fait exceptionnel serait, pour ainsi dire, normalisée, c'est-à-dire traitée comme normale. Mais en plus, le risque identifié par la Cour dans son arrêt Johnston de voir porter atteinte au caractère contraignant de l'application uniforme du droit communautaire (36) se concrétiserait également.

23 Madame Sirdar a également invoqué, comme nous l'avons dit, les conclusions que l'avocat général M. Darmon a rendues sous l'arrêt Johnston, selon lesquelles l'article 224 du traité, en tant que clause de sauvegarde, constitue «l'`ultima ratio' à laquelle il ne peut être fait recours qu'à défaut d'une autre disposition communautaire permettant de satisfaire à la nécessité d'ordre public en cause» (37). Les cinquième et sixième questions portent justement sur cette disposition. Ainsi, l'observation avisée de M. Darmon revêt une importance pratique aux fins du présent litige également. Avant de passer à ces autres questions, nous souhaiterions cependant compléter l'analyse de ce problème-ci en nous attardant sur une autre argumentation menée par le gouvernement français.

24 Pour conclure que l'emploi dans les forces armées demeure étranger au champ d'application de la directive, le gouvernement français invoque également certaines remarques faites, d'une part, par l'avocat général M. Jacobs dans l'affaire Macédoine concernant l'interprétation de l'article 224 du traité et, d'autre part, par la Cour européenne des droits de l'homme (ci-après la «CEDH») dans le cadre de l'interprétation de l'article 15 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la «convention») qui, dans ce cadre conventionnel, constitue une disposition analogue à l'article 224 du traité (38). Ces éléments de jurisprudence (39) sont invoqués en l'espèce par la France pour faire valoir que, lorsqu'il porte sur une mesure adoptée unilatéralement par un État membre pour défendre ses intérêts vitaux, le contrôle juridictionnel est appelé à s'alléger sensiblement, sinon à disparaître complètement en tant que moyen de contrôle efficace des mesures et comportements qu'il appartiendrait au juge d'apprécier. Seul l'État concerné serait pleinement en mesure d'apprécier s'il existe une menace pour sa sécurité et par quels moyens il convient de l'affronter. Il en résulterait, dans la mesure pertinente en l'espèce, la conséquence suivante: les dispositions par lesquelles un État membre organise les forces armées, les recrute et les prépare à réaliser leurs missions ne sauraient se réduire à des liens et obligations qui toucheraient à la corde sensible de la souveraineté et dont le respect est difficilement contrôlable par la voie juridictionnelle. Or, ce n'est pas seulement la lettre de cette disposition qui détermine les conditions d'application de l'article 224 du traité, mais également diverses précisions prétoriennes la concernant, au nombre desquelles on peut ajouter les dispositions analogues de l'article 15 de la convention, telle qu'interprétée par la CEDH: un «cas de crise grave» (40), «une situation qui confine à un effondrement complet de la sécurité [extérieure]» (41), «[une situation] menaçant la vie de la nation» (42), ou «un danger pour la vie de la nation» (43). Si nous avons bien saisi, la France estime que, pour justifier son point de vue précité, il suffit d'un simple rapport instrumental entre les intérêts supérieurs dont les États membres assurent la sauvegarde, chacun dans sa propre sphère, au sens de l'article 224 du traité et les mesures adoptées, même en temps de paix, pour les sauvegarder. Que dire du raisonnement ainsi présenté à l'attention de la Cour? Nous n'ignorons certes pas la circonspection qui transparaît des termes utilisés par l'avocat général M. Jacobs dans ses conclusions sous l'arrêt Macédoine: il s'agit d'un appel à la prudence dont devrait s'inspirer le juge appelé à apprécier la légitimité de dispositions destinées par un État membre à sauvegarder ses intérêts dans des cas, ou en prévision des cas, de péril extrême. Nous n'estimons pas pour autant devoir partager les conclusions du gouvernement français qui nous laissent perplexe pour les motifs suivants.

25 En premier lieu, affirmer que la matière en cause échappe, en tant qu'elle se prête mal au contrôle juridictionnel, à la sphère d'application du traité, nous paraît inverser l'ordre logique dans lequel il convient d'examiner les aspects sous lesquels la Cour peut examiner la question d'interprétation dont elle est saisie. Il faut d'abord avoir démontré que la matière dans laquelle s'inscrivent les mesures à contrôler est étrangère aux dispositions du droit communautaire, qu'il soit originaire ou dérivé. Ce n'est qu'alors, et dans aucun autre cas, que ces mesures ne pourront plus faire l'objet d'un contrôle juridictionnel qui, dans une communauté de droit telle que la Communauté européenne, est l'inévitable corollaire de l'obligation des États membres de respecter les règles établies par le traité ou sur sa base. En l'espèce cependant, pour les raisons déjà exposées et d'autres que nous expliquerons ci-après, les mesures litigieuses dans la procédure au principal relèvent d'une matière qui, comme elle fait l'objet de dispositions du droit communautaire, n'échappe pas au champ dans lequel le traité déploie ses effets et ne peut certainement pas en demeurer exclue par l'effet d'une interprétation.

26 En deuxième lieu, l'assujettissement des mesures unilatérales adoptées par les États membres au titre de l'article 224 du traité au contrôle juridictionnel est expressément prévu par l'article 225 du traité lui-même. Il s'agit d'un contrôle dont connaît de toute évidence la Cour dans la plénitude de ses attributions en tant que juge garant du respect du droit communautaire. En vérité, la Cour l'a exercé (sous la forme d'une ordonnance au titre de l'article 186 du traité) à l'égard de la Grèce dans une affaire où cet État arguait de l'existence d'une situation de «tension internationale grave constituant une menace de guerre» (44). A cette occasion, constatant que les arguments avancés par la Commission étaient «suffisamment pertinents et sérieux», la Cour a été d'avis qu'il lui appartient de «Vérifier si [...] les conditions mêmes d'application de l'article 224 ne sont pas réunies en l'espèce [même s'il] implique l'examen des questions juridiques complexes» (45). La Cour a également reconnu au juge de l'État membre concerné le pouvoir de contrôler des mesures adoptées (en temps de paix relative (46)) en vue de préserver la sécurité nationale, en affirmant que: «[dans le cadre du contrôle juridictionnel des restrictions quantitatives aux exportations de marchandises susceptibles d'être utilisées à des fins militaires,] il appartien[t] à la juridiction nationale de décider [au regard des faits] soumis à son appréciation [l'existence effective de motifs de sécurité publique]» (47).

27 En troisième lieu, il ne faut pas perdre de vue le caractère particulier de l'exception prévue à l'article 224 du traité, lequel impose, selon nous, de recourir aux critères herméneutiques relatifs à l'application de cette disposition. Si l'on incluait dans le champ d'application de l'article 224 du traité, l'organisation ordinaire des forces armées comme le souhaiteraient les gouvernements nationaux intervenus dans le litige, les États membres seraient autorisés à profiter d'une manière pratiquement «normale» de l'exception, élargissant indûment le cadre dans lequel on peut se prévaloir de la règle qui la prévoit (et nous renvoyons ici aux observations que nous avons développées ci-dessus aux points 21 et 22).

28 Il faut enfin garder présent à l'esprit que, en l'espèce, c'est un droit fondamental de Mme Sirdar qui est en jeu, à savoir celui de ne pas faire l'objet d'une discrimination fondée sur le sexe en ce qui concerne l'accès au travail. Il ne faut pas oublier, à cet égard, que l'article 6 de la directive exige que les États membres «introduisent dans leur ordre juridique interne les mesures nécessaires pour permettre à toute personne qui s'estime lésée par la non-application à son égard du principe de l'égalité de traitement au sens des articles 3, 4 et 5 de faire valoir ses droits par voie juridictionnelle». La thèse présentée par le gouvernement français semble passer sous silence cet aspect de notre affaire, et ce malgré l'interprétation que la Cour a faite de l'article 6 de la directive dans son arrêt Johnston, qui concernait l'ordre public d'un État membre, en le considérant comme «l'expression d'un principe général de droit qui se trouve à la base des traditions constitutionnelles communes aux États membres» (48).

29 A ce stade, nous souhaiterions brièvement récapituler notre position sur les quatre premières questions. La question de l'égalité de traitement entre hommes et femmes pour accéder à un emploi dans les forces armées n'est pas étrangère au droit communautaire et n'y échappe pas au titre de l'article 224 du traité. S'il est vrai que les États membres n'ont pas transféré à la Communauté de pouvoirs concernant l'organisation et la conduite de leurs forces armées, là n'est pas l'objet du litige. Le droit communautaire n'entend pas s'ingérer dans l'organisation des forces armées, mais se soucie des mesures exceptionnelles prises sur la base de l'article 224 du traité et du fonctionnement du marché commun, inclut cette matière dans son champ d'application et prévoit le contrôle juridictionnel y afférent. En outre, la directive règle la matière précisément sous l'angle de l'accès au travail; or la directive connaît une sphère d'application «universelle», dans laquelle la Cour a déjà inséré la sécurité intérieure, pouvoir «souverain» des États membres tout comme la défense. L'article 224 du traité ne saurait non plus permettre d'écarter l'application de la directive (a fortiori, dirions-nous, lorsqu'il s'agit de mesures adoptées en temps de paix). Il est cependant vrai que le droit communautaire prévoit des possibilités d'exclusion du champ de la directive, mais dans la directive elle-même, et c'est ce problème que nous nous apprêtons à aborder dans le cadre des cinquième et sixième questions.

La cinquième question préjudicielle

30 Par la cinquième question, le juge national demande à la Cour, à titre plus subsidiaire, si la politique adoptée par un État membre visant à exclure toutes les femmes, en temps de paix et/ou dans le cadre de la préparation à la guerre, du service dans une formation soumise à la règle de l'interopérabilité, comme l'est celle des Royal Marines, est susceptible d'être justifiée en vertu de l'article 2, paragraphe 2, de la directive. Pour être précis, il s'agit de savoir si le sexe constitue une condition déterminante pour l'accès au travail dans une formation présentant les caractéristiques décrites dans l'ordonnance de renvoi.

31 Ayant relevé les analogies entre la présente affaire et celle qui a été réglée par l'arrêt Johnston, tous les gouvernements intervenus dans la procédure et la Commission conviennent que le service dans la formation des Royal Marines peut être inclus dans le champ d'application de la dérogation prévue par l'article 2, paragraphe 2, de la directive en raison soit de sa nature soit des conditions de son exercice. Même Mme Sirdar semble l'admettre, du moins dans son principe.

32 S'agissant de la nature de l'activité des militaires servant dans cette formation, tous les gouvernements intervenus ainsi que la Commission en ont souligné les caractéristiques spéciales en tant que corps destiné à un engagement extrême au combat, s'attardant sur l'intensité et sur la continuité du pénible entraînement et sur les efforts physiques auxquels les commandos doivent être soumis, surtout dans le cadre des actions de guerre. A elles seules, ces considérations ne nous paraissent pas suffire à justifier l'applicabilité de la dérogation prévue par la directive (49). Dans l'affaire Johnston, la Cour est parvenue à la même conclusion dans un contexte fortement analogue à celui qui nous occupe, caractérisé par des dispositions nationales tout à fait analogues (50). Celles-ci correspondaient d'assez près à l'article 85, paragraphe 4, du SDA et - nous tenons à le signaler - , tout comme la réglementation relative aux forces de police en Irlande du Nord, le SDA s'applique (dans le domaine des «forces armées») indistinctement aux hommes et aux femmes. Nous pensons dès lors pouvoir emprunter en l'espèce, mutatis mutandis, la formule employée par la Cour dans son arrêt Johnston: étant donné que le SDA s'applique expressément aux emplois dans les forces armées et qu'à cet égard aucune distinction n'est faite entre les hommes et les femmes, la nature de l'activité professionnelle dans les forces armées n'entre pas en considération pour justifier la discrimination litigieuse (51).

33 Cela étant dit, il convient de vérifier si le sexe constitue, cette fois en raison des conditions particulières dans lesquelles l'activité des Royal Marines s'effectue, un facteur de distinction licite aux fins de la présente question. Il résulte de l'ordonnance de renvoi que la politique d'exclusion des femmes adoptée par le Ministry of Defence en ce qui concerne le corps des Royal Marines est exclusivement dictée par la préoccupation de préserver l'efficacité au combat de cette formation qui, prétend le gouvernement britannique, est véritablement entraînée et organisée dans ce but sans jamais se départir de la règle de l'interopérabilité (52). Le dossier de la procédure au principal atteste de l'existence de preuves certaines de l'application absolue de cette règle au moment, pertinent en l'espèce, auquel le militaire est enrôlé ou muté dans cette formation (53). Le corps des Royal Marines est entraîné de sorte à pouvoir être opérationnel dans un délai minimum indépendamment des circonstances ou de l'environnement: il s'agit du fer de lance des forces armées, nous dit le Royaume-Uni. Le Ministry of Defence a entendu conjurer même la simple possibilité que l'inclusion des femmes dans ce secteur névralgique du système de défense puisse en diminuer l'efficacité au combat. Il n'existe aucune preuve d'un tel risque de détérioration (comme le fait remarquer Mme Sirdar): toute expérimentation effective serait extrêmement risquée, en ce qu'elle devrait s'effectuer dans le cadre d'opérations militaires réelles (54). Il existe en revanche une simple conjecture résultant, tient à préciser le gouvernement britannique, d'une «évaluation militaire». Or, c'est justement une évaluation de ce type qui compte, nous semble-t-il, pour votre réponse à la question. Pour apprécier quelles sont, au sens de la directive, les conditions d'exercice des activités confiées aux Marines, il n'est d'autre critère de référence, dirions-nous, que ceux que nous offrent les données, avis et témoignages produits sur ce point par les autorités nationales responsables de la conduite et de l'organisation de ce corps armé. Nous avons cité ces éléments de procédure tels qu'ils ressortent de la motivation limpide et précise de l'ordonnance de renvoi et des considérations du gouvernement britannique. Nous en acquérons une certitude que nous pouvons formuler de la manière suivante: la règle inflexible de l'interopérabilité, qui s'oppose à l'engagement d'un cuisinier en l'espèce, détermine tant l'organisation que le rendement même de ce corps d'élite des forces armées. Si la règle est justifiée - et c'est en ce sens que nous penchons - on ne saurait exclure que la décision qui s'ensuit de ne pas accepter les femmes dans les rangs des Royal Marines puisse à son tour être justifiée. Les témoignages fournis dans la procédure au principal par le commandant de l'unité dépeignent des répercussions négatives qu'une éventuelle présence féminine exercerait sur la cohésion dans l'engagement de l'unité d'assaut, en raison du souci prévisible des fantassins de protéger les femmes, abstraction faite de l'aptitude physique de ces dernières (qui n'a jamais été mise à l'épreuve) aux actions de guerre ardues et à la lutte au corps à corps auxquelles l'unité est destinée. Nous laisserions de telles appréciations et d'autres du même genre aux soins des autorités nationales qui ont opéré le choix - toujours motivé et responsable, en démocratie - de maintenir la traditionnelle composition masculine d'un noyau de pointe dans les forces armées, qui, au Royaume-Uni, sont désormais largement accessibles aux femmes: «selon les circonstances, les autorités nationales compétentes disposent d'une certaine marge d'appréciation lorsqu'elles adoptent des mesures qu'elles estiment nécessaires pour garantir la sécurité publique d'un État membre» (55). Nous répétons ne pas être en mesure d'exclure avec certitude que la présence des femmes dans cette formation puisse, du moins à certains égards et au gré des circonstances, nuire aux objectifs d'efficacité maximum qu'exigent l'emploi et l'engagement dans les commandos de marine, ou avoir pour effet d'exposer les combattants à des risques accrus et d'affaiblir une ressource importante de la défense nationale.

34 Le résultat auquel nous parvenons est conforté par l'arrêt que la Cour a rendu dans l'affaire Johnston. Elle y a en effet estimé que pouvait être justifiée, toujours au sens de la dérogation prévue par la directive, la décision d'exclure les femmes de la participation active dans des formations, à savoir celles du corps de police équipé d'armes à feu, pour maintenir l'ordre public en Irlande du Nord dans une situation de véritable guerre civile (56). La Cour a alors accueilli les arguments du gouvernement britannique, qui n'étaient pas substantiellement différents de ceux présentés en l'espèce. Dans l'affaire Johnston, le Royaume-Uni avait estimé que, pour exclure les femmes des formations de police d'Irlande du Nord, on avait tenu compte des risques prévisibles que l'emploi de femmes armées aurait comportés. La Cour a reconnu que l'exclusion des femmes des formations de police armée pouvait être justifiée, en affirmant littéralement que: «on ne saurait exclure la possibilité que, dans une situation de troubles intérieurs graves, le port d'armes à feu par des femmes policiers puisse créer des risques supplémentaires d'attentats sur elles et puisse dès lors être contraire aux exigences de la sécurité publique» (57). C'est le même ratio decidendi qui vient à notre secours en l'espèce: lorsqu'il s'agit des conditions d'exercice de l'activité en cause, la différence de traitement entre hommes et femmes est susceptible d'être justifiée si l'on ne parvient pas à exclure que le facteur du sexe puisse s'avérer déterminant pour l'adoption du critère de distinction invoqué en l'espèce. Il convient par ailleurs de préciser que, alors que l'arrêt de la Cour que nous venons de citer ne s'est fondé sur aucun élément effectif de preuve, mais seulement sur ce qu'on ne saurait qualifier que de «conjectures» des autorités compétentes, dans notre cas, notre conviction repose au moins sur des indications extraites de rapports militaires établis in tempore non suspecto, c'est-à-dire avant que ne se déclare le litige qui nous occupe aujourd'hui (58).

35 Il convient encore d'examiner un ultime aspect de la question, signalé par la Commission et le gouvernement français. Pour pouvoir considérer la dérogation applicable, l'activité professionnelle, pour laquelle le sexe constitue une condition déterminante et qui peut dès lors être exclue du champ d'application de la directive, doit être spécifique. Il ne fait aucun doute que la directive impose une telle exigence. La Cour l'a elle-même précisé dans son arrêt Commission/France: «il résulte [des articles 2, paragraphe 2, et 9, paragraphe 2, de la directive] que les dérogations prévues à l'article 2, paragraphe 2, ne peuvent viser que des activités spécifiques» (59). Or, l'activité des Royal Marines est spécifique comme l'exige l'article 2, paragraphe 2, de la directive. Il s'agit, pour être plus précis, d'une spécificité de la fonction confiée aux Royal Marines par rapport à celle du reste des forces armées. Nous nous trouvons face à une fonction spécifique en vertu de laquelle il faut considérer que chacune des actions dans lesquelles se concrétisent l'entraînement et l'intervention en guerre de cette formation présente un caractère spécifique. Ses missions, son organisation, son mode de fonctionnement caractéristique font d'elle, disions-nous, le fer de lance des forces armées britanniques de même que l'un des plus robustes éléments d'une formation qui est déjà d'élite, à savoir la Force d'intervention rapide de l'OTAN.

36 Ensuite, nous n'estimons pas que la «spécificité» du cas des Royal Marines soit contredite par la règle qui soumet tous les militaires de ce corps à l'interopérabilité. Cette règle est en effet appliquée de manière constante, répond à la raison d'être d'un corps structuré de la sorte et constitue une «réalité» et non pas une «fiction». L'espèce diffère de celle que la Cour a examinée dans l'affaire Commission/France. Dans cette affaire, la France avait adopté un système de recrutement dans cinq corps de la police nationale (60) par lequel elle limitait les possibilités d'accès des femmes, considérées comme peu aptes aux missions de police impliquant l'usage de la force. Selon la réglementation française, tous les fonctionnaires de police doivent être interchangeables et en mesure d'effectuer lesdites missions (61). La Cour a accueilli l'argument de la Commission, estimant que la réglementation française était trop générique et ne permettait pas de «vérifier si les pourcentages des recrutements distincts retenus correspondent effectivement aux activités spécifiques pour lesquelles, au sens de l'article 2, paragraphe 2, de la directive, le sexe constitue une condition déterminante» (62). Or, à notre avis, le principe de l'«interchangeabilité» invoqué par la France dans cette affaire peut être assimilé à celui de l'«interopérabilité» sur lequel la Cour se penche en l'espèce. Dans l'affaire Commission/France, il n'était pas certain que la règle de l'interchangeabilité soit nécessaire et concrètement appliquée dans tous les corps concernés de la police. En revanche, l'application effective et nécessaire de l'interopérabilité ne fait aucun doute dans l'affaire qui nous occupe. Tout doute étant écarté, il paraît manifeste que l'interopérabilité, telle qu'appliquée dans le corps des Royal Marines, confirme encore notre opinion selon laquelle le cas dans lequel la dérogation de la directive peut s'appliquer est suffisamment spécifique et clairement défini.

37 L'interprétation de l'article 2, paragraphe 2, de la directive en tant que norme justifiant une dérogation à un important principe général, à laquelle la Cour a procédé dans ses arrêts Commission/France et Commission/Royaume-Uni (63), nous paraît tout à fait conforme à la jurisprudence qu'elle a consacrée à l'interprétation de l'article 48, paragraphe 4, du traité, lequel permet également de déroger (pour les emplois dans l'administration publique) à un autre principe général important (à savoir la libre circulation de travailleurs). Par cette jurisprudence, la Cour a entendu adopter un critère fonctionnel d'application de la norme, qui en a restreint la portée «à certaines activités dans l'administration publique» (64).

38 En conclusion, les conditions dans lesquelles les Royal Marines sont contraints d'opérer plaident en ce sens que l'exigence du sexe masculin pour appartenir à cette formation doit être considérée comme déterminante, au sens de la directive, pour le bon déroulement des activités, à savoir des missions militaires, accomplies par de telles unités des forces armées.

La sixième question préjudicielle

39 En cas de réponse affirmative à la question précédente, le juge national s'enquiert, par sa dernière question, du critère à appliquer lorsqu'il examine si l'application d'une politique telle que celle décrite dans l'ordonnance de renvoi relève ou non du champ d'application de la dérogation prévue à l'article 2, paragraphe 2, de la directive.

40 La Commission et Mme Sirdar estiment que le juge national doit vérifier in concreto (et, s'agissant d'appliquer une dérogation, de manière particulièrement restrictive) si l'exclusion complète des femmes des Royal Marines est proportionnée à l'objectif d'assurer au maximum l'efficacité de cette formation au combat. Le gouvernement britannique reconnaît que le juge peut contrôler la décision d'exclure les femmes d'une formation déterminée, mais qu'il ne pourrait la censurer, étant donné la nature des intérêts sauvegardés (la défense nationale), que si elle est manifestement déraisonnable (65).

41 Dans l'affaire Johnston, la Cour répond à une question préjudicielle analogue à celle qui nous concerne. Nous avons commenté à plusieurs reprises la proximité de l'affaire Johnston et de l'espèce. La réponse à la question posée dans ce cadre nous paraît tout à fait pertinente aujourd'hui: «Il convient de rappeler en outre que, en déterminant la portée de toute dérogation à un droit individuel, tel que l'égalité de traitement entre hommes et femmes, consacrée par la directive, il faut respecter le principe de proportionnalité, qui fait partie des principes généraux du droit qui sont à la base de l'ordre juridique communautaire. Ce principe exige que les dérogations ne dépassent pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire pour atteindre le but recherché et il exige de concilier, dans toute la mesure du possible, le principe d'égalité de traitement avec les exigences de la sécurité publique qui sont déterminantes pour les conditions d'exercice de l'activité en question. Dans le cadre de la répartition des compétences prévue par l'article 177 du traité CEE, il incombe à la juridiction nationale [...] de veiller au respect du principe de proportionnalité et de vérifier si le refus de renouveler le contrat de Mme Johnston ne pourrait pas être évité par l'attribution, à des femmes, des tâches qui peuvent, sans risque pour les buts poursuivis, être effectuées sans armes» (66). Dans l'arrêt Johnston, la Cour n'assujettit donc pas le pouvoir de contrôle du juge national à la limitation invoquée par le gouvernement britannique. Et cela «dans une situation de troubles intérieurs graves», caractérisée par de nombreux attentats terroristes et des centaines de victimes. Pour sa part, l'avocat général M. Darmon, toujours dans l'affaire Johnston, observait ce qui suit: «Disons le nettement: une dérogation à un principe de la personne humaine aussi fondamental que celui de l'égalité de traitement doit s'apprécier de façon restrictive» (67).

42 La politique des Royal Marines exclut totalement les femmes de toute charge au sein de cette formation. Etant donné que cette question touche à un droit fondamental de la personne humaine, la mission qui incombe au juge consiste à vérifier in concreto si l'absoluité qui semble caractériser cette politique est strictement nécessaire ou si, au contraire, elle ne dépasse pas ce que serait approprié pour néanmoins assurer l'efficacité des Royal Marines au combat. Il nous semble que, au nombre des éléments que le juge de renvoi pourrait prendre en considération pour l'appréciation visée par la sixième question préjudicielle (68), on compte avant tout la «spécificité» des Royal Marines, ou bien la circonstance que la dérogation au principe général concerne un corps qui ne représente que 2 % des forces armées, au sein desquelles, par ailleurs, les femmes sont acceptées pour une grande partie des emplois au point de constituer plus de 7 % des effectifs. En second lieu, le fait que le principe de l'interopérabilité, qui se caractérise chez les Royal Marines par son absoluité, est effectivement appliqué de manière constante, nous semble important.

43 Il y a ensuite lieu d'examiner attentivement la portée de l'exception à la règle de l'interopérabilité prévue en ce qui concerne les membres de la fanfare militaire. C'est la seule exception. On pourrait se demander pourquoi il n'en existe aucune autre, ne fût-ce qu'en ce qui concerne les activités «statiques» auprès du quartier général, de la base ou du centre d'entraînement du corps. On comprendra aisément qu'une question de ce type soulève toutefois la question de l'autonomie d'organisation, qui appartient aux États membres et à leurs organes militaires. Si l'on décide d'identifier des activités à soustraire à l'interopérabilité, il faut nécessairement reconnaître que, dans toute une série de cas, on peut identifier de nouvelles missions pouvant être entièrement confiées à des fusiliers marins non «interchangeables». Dans l'arrêt Johnston, la Cour ne s'est pas avancée aussi loin. Elle s'est bornée à suggérer qu'on pourrait peut-être attribuer à des femmes des tâches compatibles avec les objectifs poursuivis et qui s'effectuent sans port d'armes (69). Dans cette affaire, les polices britanniques présentes en Irlande du Nord effectuaient toute une série d'activités n'exigeant pas de porter des armes. Ainsi, les autorités compétentes en ont déterminé une en particulier, en employant Mme Johnston comme standardiste (70). En l'espèce, par contre, le corps des Royal Marines ne prévoit qu'une activité, celle de commando interchangeable. Identifier, au sein de cette formation, l'activité de cuisinier non interchangeable reviendrait à «créer», à la place des autorités nationales compétentes, une tâche là où elle n'existait pas auparavant. Une analyse des motifs pour lesquels la fanfare des Royal Marines n'est pas soumise au principe de l'interopérabilité permettrait peut-être de dégager un autre parcours logique, afin de vérifier ensuite si l'un ou l'autre de ces motifs est également pertinent pour des tâches telles que, par exemple, celle de cuisinier au quartier général ou au centre d'entraînement. Du reste, l'avocat de Mme Sirdar a observé à l'audience que «certains cuisiniers de la marine britannique ne font pas partie du système de l'interopérabilité».

44 Enfin, nous ne reconnaissons en l'espèce que peu de pertinence à une certaine suggestion de la Commission, du moins de la manière dont elle a été formulée. Pour évaluer la proportionnalité de la politique concernée, dit la Commission, il faudrait également tenir compte des résultats de l'examen périodique auquel le Royaume-Uni prétend procéder régulièrement au sens de l'article 9, paragraphe 2, de la directive. En vertu de cette disposition, les États membres sont tenus d'examiner périodiquement les activités qui échappent à la directive afin d'apprécier s'il est justifié de maintenir ces exclusions, compte tenu «de l'évolution sociale». En l'espèce, le gouvernement britannique ne s'est pas fondé sur l'état actuel de l'évolution sociale du pays pour justifier sa politique, mais sur des appréciations et conjectures strictement militaires. On trouve trace, dans le dossier, d'un réexamen périodique de ces dernières appréciations mais ses résultats ne semblent pas révéler de grandes variations en ce qui concerne la formation auprès de laquelle Mme Sirdar souhaiterait se voir muter (71).

45 Toujours dans l'intention de fournir au juge de renvoi des considérations concrètes pour l'application du critère de la proportionnalité, la suggestion de la Commission nous donne cependant l'occasion d'indiquer quelle pourrait être une interprétation alternative de l'article 9, paragraphe 2, de la directive. La Commission et le Royaume-Uni se réfèrent à la notion de l'«évolution sociale» de l'ensemble de la population d'un État membre. Toutefois, étant donné que le «monde des forces armées» présente notoirement de nombreuses particularités, si bien qu'on peut parler d'une véritable culture spécifique qui leur est propre (par ailleurs, elles sont souvent soumises à un ordre juridique spécifique, on pensera par exemple au code pénal militaire), nous croyons qu'il serait possible, en respectant les obligations découlant de la directive et afin de «promouvoir [dans la mesure du possible] l'égalisation dans le progrès des conditions de vie et de travail de la main-d'oeuvre [dans les forces armées]» (72), de passer à une interprétation «moderne» de la disposition concernée, en procédant à un examen périodique de l'évolution sociale au sein des forces armées elles-mêmes. Celle-ci pourrait révéler, par certains aspects, et tout en reflétant dans une large mesure l'évolution générale d'un pays, que des changements sont intervenus dans un certain secteur d'activités professionnelles de sorte à justifier une ouverture progressive aux femmes d'activités encore réservées aux hommes. Cette piste est suscitée par la constatation qu'au coeur de l'argumentation du gouvernement britannique visant à justifier l'exclusion des femmes des Royal Marines en raison d'impératifs d'efficacité au combat se trouve l'appréhension que la participation de celles-ci puisse se répercuter négativement «sur le moral et sur la cohésion» des équipes de commandos (les «fire teams») (73). Les observations de l'avocat du gouvernement britannique figurant dans un document présenté au juge national dans le cadre du litige au principal et annexé aux observations écrites de Mme Sirdar (74) vont dans le même sens, quoiqu'avec un accent nettement plus «social». Nous nous demandons alors s'il n'est pas possible de vérifier, comme cela s'est effectivement fait (du moins à titre expérimental et limité) au sein des forces armées canadiennes à partir du début des années 1980 déjà, si l'efficacité au combat peut être assurée même lorsque les femmes sont admises, en tenant compte surtout de la manière dont des compagnons d'armes de sexe masculin perçoivent effectivement leur présence. Ces expérimentations ont débouché sur des conclusions positives. Non seulement l'efficacité au combat n'a pas été compromise, mais l'emploi des femmes, loin de diminuer la cohésion des soldats, en avait justement renforcé l'esprit de corps (75).

46 Il existe ensuite une considération indiquant le contraire, permettant éventuellement d'étoffer la série d'éléments utiles à l'appréciation de la proportionnalité d'une mesure discriminatoire telle que la mesure litigieuse en l'espèce. On pourrait en effet déduire de l'attitude de cet État membre qu'il se borne à «constater» l'état d'évolution sociale de ses formations sans s'investir, dans l'esprit de la directive qui vise au «progrès des conditions de vie et de travail de la main-d'oeuvre» (76), pour en augmenter, dans la mesure du possible, la sensibilité et le degré d'acceptation de compagnons d'armes de sexe féminin: à ce qu'il nous semble, ce sont justement des initiatives de ce genre qui ont été prises, toujours dans les années 80, au sein des forces armées canadiennes, et en particulier de la force aérienne (77). De même, les efforts des forces armées des États-Unis visant à encourager la cohésion entre militaires «blancs» et «noirs» ont été couronnés d'un succès total, mais cela seulement grâce à une «conduite et à une planification minutieuses» («careful leadership and planning») (78).

47 En conclusion, nous avons indiqué les éléments dont le juge national peut s'inspirer pour vérifier si, dans l'exercice du contrôle qui lui appartient et selon le critère de proportionnalité, l'exclusion des femmes du corps des Royal Marines, susceptible d'être justifiée sur le plan des principes comme nous l'avons conclu ci-dessus, est justifiée dans les circonstances concrètes de l'espèce.

Conclusions

48 Dès lors, il conviendrait selon nous de répondre de la manière suivante aux questions soulevées par l'Industrial Tribunal de Bury St Edmunds:

«1) Les décisions qu'un État membre adopte à des fins d'efficacité au combat, en temps de paix et/ou dans le cadre de la préparation à la guerre, en ce qui concerne les conditions d'emploi dans ses forces armées ou dans une formation d'élite telle que celle qui est décrite dans l'ordonnance de renvoi ne se trouvent pas en dehors du champ d'application de l'ordre juridique communautaire.

2) L'article 224 du traité CE ne permet pas d'exclure du champ d'application de la directive 76/207/CEE du Conseil des discriminations fondées sur le sexe en ce qui concerne les conditions d'emploi dans les forces armées ou dans une formation d'élite telle que celle qui est décrite dans l'ordonnance de renvoi, discriminations appliquées, en temps de paix et/ou dans le cadre de la préparation à la guerre, dans le but d'en assurer l'efficacité au combat.

3) La politique adoptée par un État membre visant à exclure les femmes, en temps de paix et/ou dans le cadre de la préparation à la guerre, du service dans une formation telle que celle qui est décrite dans l'ordonnance de renvoi relève du champ d'application de la dérogation prévue à l'article 2, paragraphe 2, de la directive 76/207/CEE du Conseil.

4) Pour vérifier si les motifs sur lesquels l'État membre s'est fondé pour appliquer ladite politique justifient l'application de l'article 2, paragraphe 2, de la directive 76/207/CEE du Conseil, il appartient au juge national d'apprécier si la mesure en question respecte le principe de proportionnalité».

(1) - Directive 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (JO L 39, p. 40).

(2) - Selon le Ministry of Defence britannique, l'«interopérabilité» peut être résumée comme la capacité d'un individu à accomplir plus d'une tâche. S'agissant de fusiliers marins, il s'agit de la capacité d'intervenir soit comme militaire disposant d'une qualification spécifique (par exemple un cuisinier) soit comme commando à part entière (voir le point 2 de l'ordonnance de renvoi).

(3) - Traduction libre. Le nouveau texte de l'article 85, paragraphe 4, a été introduit par le Sex Discrimination Act 1975 (Application to the Armed Forces etc) Regulations du 20 décembre 1994 (S.I. 1994/3276; ci-après les «SDA Regulations») afin de se conformer aux obligations découlant de la directive. Avant cette modification, les forces armées échappaient totalement au champ d'application du SDA en vertu de l'ancien article 85, paragraphe 4.

(4) - Voir le point 14 de l'ordonnance de renvoi (traduction libre). Eu égard à leurs caractéristiques, les Royal Marines font partie de la Force d'intervention rapide de l'OTAN. Le juge de renvoi nous informe aussi que les Royal Marines opèrent par petites unités tactiques (les «fire teams») composées de quelques hommes qui travaillent par deux et atteignent ainsi un degré d'entente maximum.

(5) - Voir le point 18 de l'ordonnance de renvoi (traduction libre). En outre, toujours selon les termes du colonel Wilson, «La principale raison pour laquelle l'interopérabilité présente une importance aussi fondamentale pour les Royal Marines est liée à son rôle de première importance consistant en la conduite d'opérations amphibies. Une fois que la brigade a débarqué sur les plages, éventuellement sur une côte hostile, elle doit se débrouiller jusqu'à se trouver un point d'appui et jusqu'à l'arrivée de renforts. Les forces amphibies débarquées de la mer ne disposent pas des lignes arrières dont dispose normalement l'armée, grâce auxquelles elle peut rapidement se renforcer et se réapprovisionner. Par conséquent, les forces amphibies doivent être autonomes et compter sur leurs propres moyens. Ainsi, tout Royal Marine de la brigade doit être en mesure de combattre, quel que soit le lieu où il rencontre l'ennemi, apportant là encore la démonstration de l'interopérabilité» (voir le point 23 de l'ordonnance de renvoi; traduction libre).

(6) - La raison pour laquelle tout Royal Marine, indépendamment de sa spécialisation, doit se maintenir en parfaite condition physique figure dans un rapport intitulé «Nouvelle politique d'emploi pour les femmes dans l'armée - Effets sur le corps des Royal Marines» et publié le 10 juin 1994 (quelques semaines avant que le colonel Brook n'envoie à Mme Sirdar la lettre l'invitant à demander sa mutation): «2 (b) Interopérabilité. Comme ils constituent un noyau de taille restreinte, tous les Royal Marines doivent être capables, en temps de crise et de manque d'effectifs, de servir à tout moment à leurs grade et niveau de compétence dans une unité commando. Les procédures de réaffectation des effectifs exigent le redéploiement de jusqu'à 1 150 hommes et officiers, à partir de leur base d'entraînement, de leurs unités de base et quartiers généraux, vers les unités commando et en tant que force de remplacement des pertes subies au combat, dans le cadre du déploiement des forces armées pour faire face à une crise majeure. L'emploi de femmes au sein des Royal Marines ne permettra pas d'assurer cette interopérabilité» (voir le point 42 de l'ordonnance de renvoi; traduction libre).

(7) - Voir le point 44 de l'ordonnance de renvoi (traduction libre; en revanche, le soulignement figure dans l'original). Nous précisons que, selon les indications de Mme Sirdar, non contestées par le gouvernement britannique, les membres de la fanfare militaire des Royal Marines, dans laquelle les femmes sont admises et pour laquelle, dès lors, la règle de l'interopérabilité ne s'applique pas, semblent constituer l'unique exception au moment du recrutement.

(8) - Le gouvernement français, en particulier, estime que la défense devrait être traitée à l'instar des autres fonctions traditionnellement réservées aux États, comme la justice, la diplomatie, les finances publiques et la police.

(9) - Arrêt du 15 mai 1986, Marguerite Johnston/Chief Constable of the Royal Ulster Constabulary (222/84, Rec. p. 1651).

(10) - Voir le point 24 de l'arrêt.

(11) - Voir le point 26 de l'arrêt (c'est nous qui ajoutons les caractères italiques).

(12) - Voir l'arrêt du 15 juillet 1964, Costa/Enel (6/64, Rec. p. 1141, en particulier p. 1159; c'est nous qui ajoutons les caractères italiques).

(13) - Voir le point 27 de l'arrêt Johnston.

(14) - Cette observation a été faite par l'avocat général M. Jacobs dans les conclusions qu'il a rendues dans l'affaire dite «Macédoine» (point 46; ordonnance de radiation du 19 mars 1996, Commission/Grèce, C-120/94, Rec. p. I-1513).

(15) - Arrêts du 4 octobre 1991, Richardt et Les Accessoires Scientifiques (C-367/89, Rec. p. I-4621, point 22); du 17 octobre 1995, Fritz Werner Industrie-Ausrüstungen/Allemagne (C-70/94, Rec. p. I-3189, point 25), et du 17 octobre 1995, Leifer e.a. (C-83/94, Rec. p. I-3231, point 26).

(16) - Quant à la thèse du gouvernement français fondée sur la compétence exclusive des États membres en ce qui concerne les fonctions, comme celle de police, traditionnellement réservées aux États, nous observons en outre que, conformément à sa jurisprudence Johnston, la Cour n'a pas hésité à déclarer, dans son arrêt du 30 juin 1988, Commission/France (318/86, Rec. p. 3559), que relevaient du champ d'application de la directive tant les sections actives du corps de police nationale (bien que le gouvernement français eût souligné «l'impératif fondamental du maintien de l'ordre», point 21, et de «ne pas compromettre le bon exercice des tâches de sécurité publique», point 22) que le corps des surveillants des maisons d'arrêt (activité qui implique des contacts réguliers avec des détenus).

(17) - Voir l'«explanatory Note» qui accompagnait les SDA Regulations (c'est nous qui ajoutons les caractères italiques). Le titre de la loi («Sex Discrimination Act 1975 [Application to Armed Forces etc] Regulations») nous paraît déjà on ne peut plus éloquent. Toujours dans cet exposé des motifs, on lit que «le texte de l'ancien paragraphe 4 de l'article 85 [qui excluait les forces armées du champ d'application de la loi] est à présent abrogé (si bien que la loi s'applique désormais également au service dans les forces armées)» (traduction libre; c'est nous qui ajoutons les caractères italiques).

Nous notons ensuite que, en 1991 déjà, le ministère britannique de la Défense avait reconnu devant la High Court que sa politique consistant à renvoyer de l'armée les femmes enceintes était contraire à la directive, reconnaissant ainsi sa pertinence précisément en ce qui concerne les forces armées (voir la question écrite n_ E-2447/94 de Robin Teverson à la Commission du 30 novembre 1994, JO 1995 C 81, p. 33). La politique de licenciement des femmes enceintes pourrait également être considérée comme nécessaire pour ne pas porter atteinte, dans une certaine mesure, au niveau d'efficacité au combat du corps auquel elles appartiennent, en ce qu'elles s'en absentent pour une période certes considérable si bien qu'il faut y substituer un autre militaire.

(18) - Une circulaire du ministère de la Défense nationale déclare sans ambiguïté que la loi du 4 août 1978 (de transposition de la directive) s'applique également au personnel militaire.

(19) - L'article 13, paragraphe 1, de la loi n_ 213, du 3 avril 1978, qui transpose la directive, est l'équivalent de l'article 2, paragraphe 2, de la directive elle-même et le ministre de la Défense l'a appliqué pendant des années à l'emploi des femmes dans les troupes de combat et comme pilote de chasse. Il n'a plus été fait usage de cette dérogation depuis 1993, à savoir depuis que les femmes sont admises dans n'importe quelle formation des forces armées danoises. Il ressort en outre d'un récent rapport de l'OTAN que, en application d'une nouvelle loi adoptée le 19 février 1998, les femmes ne sont plus exclues d'aucune activité dans les forces armées danoises à compter du 1er juin 1998 (voir Women in the NATO Forces - Year-In-Review 1998, édité par The Advisory Office on Women in the NATO Forces, Bruxelles, 1998, p. 14 à 16).

(20) - La jurisprudence administrative reconnaît l'applicabilité aux forces armées et à la police d'un principe constitutionnel de non-discrimination en tous points analogue à celui prévu par la directive. Le Conseil d'État s'est en outre directement et itérativement référé à la directive pour prononcer l'illégalité d'une décision ministérielle prévoyant des quotas annuels d'admission des femmes aux écoles militaires (voir ÄÅöÁÈ 2470/1991, ÓôÅ 2857/1993, ÓôÅ 1067/1994, ÓôÅ 744/1995 et ÓôÅ 870/1995).

(21) - A la suite d'un recours engagé par la Commission au titre de l'article 169 du traité (voir l'affaire 180/86, Commission/Luxembourg, JO C 215, p. 3; cette affaire a été radiée), le Luxembourg a modifié les dispositions concernant l'organisation de ses forces armées qui s'avéraient contraires à la directive (a notamment été abrogée la règle qui prévoyait que seuls les hommes pouvaient servir en tant que volontaires).

(22) - L'article 5, paragraphe 2, de la Wet gelijke behandeling van mannen en vrouwen (loi sur l'égalité de traitement entre hommes et femmes) reprend le dispositif de l'article 2, paragraphe 2, de la directive. Une politique du ministère de la Défense exclut les femmes seulement de sections spécifiques comme les sous-mariniers et les fusiliers marins («korps mariniers»).

(23) - Même s'il n'a pas été expressément adopté pour se conformer aux obligations découlant de la directive, l'article 6 de la loi du 13 juillet 1983 sur le statut des fonctionnaires prévoit une dérogation au principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en tous points analogue à celle prévue par l'article 2, paragraphe 2, de la directive. Cette dérogation s'applique également aux forces armées et un décret du ministre de la Défense du 29 avril 1998 énumère les emplois dans les forces armées et dans la gendarmerie auxquels les femmes n'ont pas accès (s'agissant des forces terrestres, on y cite, en particulier, les emplois qui impliquent la possibilité d'un contact direct et prolongé avec l'ennemi).

(24) - Directive 75/117/CEE du Conseil, du 10 février 1975, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins (JO L 45, p. 19).

(25) - Arrêt du 21 mai 1985, Commission/Allemagne (248/83, Rec. p. 1459, point 16).

(26) - Voir également les arrêts du 17 octobre 1995, Kalanke (C-450/93, Rec. p. 3051), concernant le cas d'un technicien horticulteur dans le service des espaces verts de la commune de Brême, et du 30 avril 1996, P/S (C-13/94, Rec. p. I-2143), concernant un gestionnaire dans un établissement d'enseignement dépendant de l'autorité administrative territorialement compétente.

(27) - Voir, entre autres, les arrêts du 15 juin 1978, Defrenne/Sabena (149/77, Rec. p. 1365, point 27); du 20 mars 1984, Razzouk et Beydoun/Commission (75/82 et 117/82, Rec. p. 1509, point 16, et P/S, précité, point 19).

(28) - Même si, à l'époque de l'adoption de la directive, son libellé n'était pas le même qu'aujourd'hui, l'article 3, sous i), du traité semble avoir conservé, depuis lors, la substance de l'objectif actuellement poursuivi par la Communauté.

(29) - Toutefois, la Commission avance ce point de vue à titre subsidiaire par rapport à sa position principale, qui consiste à plaider l'applicabilité en l'espèce de l'article 2, paragraphe 2, de la directive, qui fait l'objet des deux dernières questions préjudicielles. Dans ses observations, la Commission suit en réalité l'ordre logique de la motivation de l'arrêt Johnston, dans lequel la Cour a examiné la question sous l'angle exclusif de la directive, pour déclarer ensuite qu'il n'y a plus lieu de procéder à un examen sur la base de l'article 224 (point 60).

(30) - Point 52 des conclusions.

(31) - Voir le point 5 des conclusions.

(32) - Arrêt du 19 décembre 1968, Salgoil/Ministère du Commerce extérieur de la République italienne (13/68, Rec. p. 661, partie III.2). Dans le même sens, l'avocat général M. Gand qui a considéré que l'article 224 du traité «a un cadre limité et correspond à une situation particulière. Ce sont des dispositions d'exception, d'interprétation stricte, qui ne peuvent être invoquées pour nier l'existence des droits nés d'autres dispositions du traité» (partie IV, p. 687 des conclusions).

(33) - Selon M. J. Verhoeven, compte tenu du libellé et de l'esprit des articles 223 et 224 du traité, il semblerait raisonnable de dire que l'article 223 du traité se réfère aux mesures générales qu'un État prend en temps «normal» pour assurer sa sécurité, alors que l'article 224 du traité se rapporte aux mesures particulières qui s'imposent dans une situation de crise effective, qui s'est déjà manifestée (voir Commentaire du Traité instituant la CEE, sous la direction de V. Constantinesco, J-P Jacqué, R. Kovar et D. Simon, Economica, Paris, 1992, rubrique consacrée à l'article 224 du traité, point 2). Selon MM. P.J.G. Kapteyn et P. Verloren van Themaat, les mesures que les États membres peuvent prendre sur la base de l'article 224 du traité vont bien au-delà de celles qui peuvent être adoptées en vertu de l'article 36 du traité, et cela eu égard aux circonstances spéciales prévues par la première de ces dispositions (voir Introduction to the Law of the European Communities, Kluwer et Graham & Trotman, Deventer-London, 2e édition, 1990, p. 406). Dans le «commentaire Megret» également, il est question, au sujet de l'article 224 du traité, des «mesures nécessaires en cas de crise» (AA.VV., Le droit de la Communauté économique européenne, Université de Bruxelles, 1987, volume 15, p. 435), alors qu'il est fait référence, dans le «Commentario Quadri-Monaco-Trabucchi», aux mesures unilatérales d'une «durée strictement nécessaire» pour faire face à «des circonstances exceptionnelles et d'une gravité particulière» (voir R. Quadri, R. Monaco, A. Trabucchi, Commentario al Trattato istitutivo della Comunità economica europea, Giuffré, Milan, 1965, volume III, commentaires afférents à l'article 224 du traité, p. 1633 et 1634).

(34) - Voyez le deuxième considérant du règlement n_ 877/82 du Conseil, du 16 avril 1982, qui suspend les importations de tout produit originaire d'Argentine (JO L 102, p. 1) et déclare que: «considérant que, à la suite des mesures déjà prises par le Royaume-Uni, les États membres se sont consultés au titre de l'article 224 du traité instituant la Communauté économique européenne».

(35) - Voir les arrêts Werner, précité, point 26, et Leifer e.a., précité, point 27.

(36) - Voir le point 26 de l'arrêt.

(37) - Point 5 des conclusions.

(38) - Cette disposition, intitulée «Dérogation en cas d'état d'urgence» dispose, au paragraphe 1, que, en cas de guerre ou en cas d'autres dangers publics menaçant la vie de la nation, toute autre partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la convention, dans la stricte mesure où la situation l'exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international. La teneur de cette règle est manifestement en tous points analogue à celle de l'article 224 du traité: l'une et l'autre introduisent une dérogation à un régime général (respectivement la protection des droits de l'homme et le marché commun), mais seulement dans des hypothèses tout à fait exceptionnelles d'une nature tellement grave qu'elle ne s'accomode pas d'autres solutions que des dérogations de ce genre.

(39) - Selon l'avocat général M. Jacobs, «il est clair que l'étendue du contrôle juridictionnel exercé au titre de l'article 225 [sur les mesures adoptées par un État membre au sens de l'article 224] est très limitée (...) également en raison de l'objet même du litige» et «il n'existe aucun critère juridique à l'aune duquel de telles questions [comme la proportionnalité de la réaction d'un État membre face à une menace pesant sur ses intérêts vitaux] peuvent être appréciées [par la Cour]» (points 63 et 65 des conclusions sous l'arrêt Macédoine).

Selon la CEDH, «Il incombe d'abord à chaque État contractant, responsable de `la vie de (sa) nation', de déterminer si un `danger public' la menace et, dans l'affirmative, jusqu'où il faut aller pour essayer de le dissiper. En contact direct et constant avec les réalités pressantes du moment, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la présence de pareil danger comme sur la nature et l'étendue de dérogations nécessaires pour le conjurer» (arrêt du 18 janvier 1978, CEDH, série A, volume 25 (1978), p. 78 et 79; ce passage est cité par l'avocat général M. Jacobs au point 55 de ses conclusions sous l'arrêt Macédoine).

(40) - Conclusions de l'avocat général M. Gand sous l'arrêt du 15 octobre 1969, Württembergische Michvewertung/Ugliola (15/69, Rec. p. 363, en particulier p. 374, partie III.1).

(41) - Conclusions de l'avocat général M. Jacobs dans l'affaire Macédoine, au point 47 desquelles il se réfère à un «effondrement complet de la sécurité intérieure».

(42) - Article 15, paragraphe 1, de la convention.

(43) - Arrêt de la CEDH dans l'affaire Irlande/Royaume-Uni, précitée.

(44) - Ordonnance du 29 juin 1994, Commission/Grèce (C-120/94 R, Rec. p. I-3037, point 31).

(45) - Voir le point 69 de l'ordonnance (c'est nous qui ajoutons les caractères italiques).

(46) - Le cas d'espèce concernait l'exportation d'Allemagne de marchandises à double usage (produits convenant pour la fabrication d'armes chimiques) destinées à l'Irak à l'époque où cet État était en guerre avec l'Iran (dans les années 80), conflit au cours duquel des armes chimiques étaient utilisées (voir le point 57 des conclusions de l'avocat général M. Jacobs).

(47) - Voir l'arrêt Leifer e.a., précité, point 29 (c'est nous qui ajoutons les caractères italiques). Voir, dans le même sens, l'arrêt du 27 octobre 1977, Regina/Boucherau (30/77, Rec. p. 1999), dans lequel on lit que, «en tant qu'il peut justifier certaines restrictions à la libre circulation des personnes relevant du droit communautaire, le recours par une autorité nationale à la notion de l'ordre public suppose, en tout cas, l'existence, en dehors du trouble pour l'ordre social que constitue toute infraction à la loi, d'une menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société» (point 35 de l'arrêt; c'est nous qui ajoutons les caractères italiques). La Cour a sans aucun doute voulu dire par là qu'un contrôle juridictionnel portant sur l'existence des prémisses mêmes de la mesure nationale limitant une liberté garantie par l'ordre juridique communautaire doit être possible.

(48) - Voir le point 18 de l'arrêt; pour sa part, l'avocat général M. Darmon a affirmé que «l'ordre public ne peut justifier que l'on s'affranchisse du contrôle du juge» (voir le point 5 des conclusions). Dans le même sens, bien que dans un cadre factuel différent, voyez l'arrêt du 10 avril 1984, Von Colson Et Kamann/Land Nordrhein-Westfalen (14/83, Rec. p. 1891, point 18).

(49) - Certaines femmes au moins, particulièrement entraînées et en excellente condition physique, pourraient supporter, sur le plan physique, les mêmes épreuves que celles auxquelles sont soumis les Royal Marines. Le concept de l'infériorité physique des femmes par rapport aux hommes n'a pas de fondement réel tant il est vrai que, dans les forces armées de certains pays, les femmes sont admises à assumer des rôles qu'on pensait autrefois devoir réserver aux hommes pour une simple question de force physique (il résulte du rapport 1998 de l'OTAN, précité à la note 19, que les femmes sont employées dans l'une des unités qui accomplissent certaines des fonctions les plus dures et exigeantes dans l'absolu de toutes les forces armées canadiennes, à savoir le «Search and Rescue», voir p. 12; on aura de même égard aux cas de la Belgique, du Danemark et de la Norvège, qui acceptent les femmes dans toute formation, y compris, pensons-nous, celles qui sont analogues aux Royal Marines). Et que dire alors du fait que les résultats sportifs des femmes de notre époque dépassent dans diverses disciplines, souvent de loin, les records masculins établis il y a des années?

Dans l'affaire Commission/France, qui concernait des activités de police qui «exigent l'usage de la force ou la démonstration de la capacité d'utiliser la force», l'avocat général Sir Gordon Slynn a observé que, même si «en moyenne, les hommes sont plus grands et plus forts que les femmes», cela «pourrait, en soi, ne pas être suffisant [pour considérer que] le sexe puisse être un facteur déterminant [au sens de l'article 2, paragraphe 2, de la directive]» (Rec. p. 3571).

(50) - L'égalité de traitement entre hommes et femmes concernant l'accès et l'emploi dans le corps de police auxiliaire dans lequel Mme Johnston servait était sanctionnée par le Sex Discrimination (Northern Ireland) Order de 1976. L'article 53, paragraphe 1, de cette loi, assez analogue au SDA pour ce qui est de son contenu et de ses objectifs, dispose qu' «aucune de ses dispositions interdisant des discriminations `ne peut avoir pour effet de rendre illégal un acte intervenu aux fins de sauvegarder la sûreté de l'État ou de protéger la sécurité ou l'ordre publics'» (point 3 de l'arrêt).

Estimant que la nature de l'activité professionnelle dans la police ne saurait justifier la discrimination fondée sur le sexe (point 34 de l'arrêt), la Cour a implicitement rejeté l'argument du gouvernement britannique selon lequel la différence de force physique entre les deux sexes fait partie des critères à prendre en considération lorsqu'il s'agit des corps de police en Irlande du Nord (point 31 de l'arrêt).

Toujours dans l'affaire Johnston, l'avocat général M. Darmon a écrit qu'«il ne paraît pas qu'une autorité nationale puisse, en conformité avec le droit communautaire, s'opposer à l'accès des femmes à l'emploi de policier armé parce qu'elle ferait sien le jugement de Hamlet : `Frailty, thy name is woman'» (point 8 des conclusions).

(51) - Point 34 de l'arrêt.

(52) - Voir le libellé du rapport du 10 juin 1994 intitulé «Nouvelle politique d'emploi pour les femmes dans l'armée - Effets sur le corps des Royal Marines» (précité à la note 6). A cela s'ajoute le contenu du rapport de février 1997 intitulé «Politique d'emploi des femmes dans les Royal Marines» et cité au point 24 des observations du Royaume-Uni: «L'intégration de femmes au sein de petites équipes étroitement soudées dont le rôle principal est d'approcher et de tuer l'ennemi pourrait avoir une incidence négative sur le moral et la cohésion de ces équipes, ce qui aurait une incidence sur l'efficacité au combat, avec des implications possibles pour les vies de nos troupes et, en définitive, pour la sécurité nationale» (traduction libre).

(53) - Voir le point 7 ci-dessus.

(54) - Peut-être pourrait-on demander la collaboration ou le conseil de ces pays qui, comme la Belgique, le Danemark et la Norvège (tous membres de l'OTAN), ne prévoient aucun type d'entrave à l'emploi des femmes dans les forces armées (voir le rapport 1998 de l'OTAN précité, p. 7, 14 et 31).

(55) - Arrêt Leifer e.a., précité, point 35.

(56) - «Troubles intérieurs graves», selon la Cour; point 36 de l'arrêt.

(57) - Voir le point 36 de l'arrêt; c'est nous qui ajoutons les caractères italiques.

(58) - Voir le rapport précité à la note 7.

(59) - Voir le point 25 de l'arrêt; l'avocat général Sir Gordon Slynn s'était prononcé dans le même sens (Rec. p. 3570 et 3571); voir également l'arrêt du 8 novembre 1983, Commission/Royaume-Uni (165/82, p. 3431, point 16).

(60) - Les commissaires de police, les commandants et officiers de paix, les inspecteurs, les enquêteurs et les gradés et gardiens (Rec. p. 3561 et 3562).

(61) - Voir les conclusions de l'avocat général M. Jacobs (Rec. p. 3571), qui anticipe la décision de la Cour sur ce point.

(62) - Point 27 de l'arrêt (c'est nous qui ajoutons les caractères italiques).

(63) - Voir le point 35 et la note 59 ci-dessus.

(64) - Arrêt du 12 février 1974, Sotgiu/Deutsche Bundespost (152/73, Rec. p. 153, point 4); dans le même sens, voyez, entre autres, les arrêts du 17 décembre 1980, Commission/Belgique (149/79, Rec. p. 3881, points 10 et suiv.); du 26 mai 1982, Commission/Belgique (149/79, Rec. p. 1845); du 16 juin 1987, Commission/Italie (225/85, Rec. p. 2625), et du 27 novembre 1991, Bleis (C-4/91, Rec. p. I-5627).

(65) - Le gouvernement britannique a soutenu, en se référant à l'exigence d'assurer l'efficacité de cette formation au combat, motif sur lequel est fondée la politique d'exclusion des femmes des Royal Marines, qu'une appréciation du bien-fondé de ce motif et de l'éventualité qu'il puisse effectivement justifier ladite politique doit être «restreinte», c'est-à-dire qu'elle doit tenir compte «d'une certaine marge d'appréciation» des autorités nationales, étant donné qu'il s'agit de «mesures qu'elles estiment nécessaires pour garantir la sécurité publique» (arrêt Leifer e.a., précité, point 35).

(66) - Voir les points 38 et 39 de l'arrêt (c'est nous qui ajoutons les caractères italiques).

(67) - Point 9 des conclusions.

(68) - «Même s'il appartient à la juridiction nationale, dans le cadre d'un renvoi préjudiciel, de constater [les faits] dans le cas concret dont elle est saisie, la Cour, appelée à fournir au juge national des réponses utiles, est compétente pour donner des indications, tirées du dossier de l'affaire au principal ...» (arrêt du 30 mars 1993, Thomas e.a., C-328/91, Rec. p. I-1247, point 13; c'est nous qui ajoutons les caractères italiques).

(69) - Voir le point 39 de l'arrêt.

(70) - Voir la description des faits dans l'arrêt, Rec. p. 1666.

(71) - Voir les éléments figurant au point 2 b) du rapport «Nouvelle politique d'emploi pour les femmes dans l'armée - Effets sur le corps des Royal Marines», précité à la note 7 des présentes conclusions; voir également les conclusions d'un rapport analogue de 1997, précité à la note 52.

(72) - Voir le troisième considérant de la directive (c'est nous qui ajoutons les caractères italiques).

(73) - Voir l'extrait tiré d'un rapport militaire de 1997 cité dans les observations écrites du Royaume-Uni (voir la note 52 ci-dessus).

(74) - Voir l'annexe 4 auxdites observations: «Further and better particulars of the amended grounds of resistance», point 1 (ii).

(75) - Voir l'arrêt de la Cour canadienne des droits de l'homme (ci-après la CCDH) du 20 février 1989, TD 3/89, Gauthier e.a./Canadian Armed Forces, annexe 5 aux observations écrites de Mme Sirdar, point 6 de l'arrêt, en particulier p. 26; les tests menés par les forces armées canadiennes sont connus sous le nom de «SWINTER» (Service Women in Non-Traditional Environments and Roles).

(76) - Voir le troisième considérant de la directive. La Cour s'est également prononcée en ce sens: «[l'article 119 qui impose d'assurer aux hommes et aux femmes une rémunération égale] relève des objectifs sociaux de la Communauté, celle-ci ne se limitant pas à une union économique, mais devant assurer en même temps, par une action commune, le progrès social et poursuivre l'amélioration constante des conditions de vie et d'emploi des peuples européens, ainsi qu'il est souligné par le préambule du traité» (arrêt du 8 avril 1976, Defrenne/Sabena, 43/75, Rec. p. 455, points 7 à 11; c'est nous qui ajoutons les caractères italiques).

(77) - Voir CCDH, arrêt Gauthier e.a./CAF, point 8.

(78) - Voir CCDH, arrêt Gauthier e.a./CAF, point 10 (d).

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