EUR-Lex Access to European Union law

Back to EUR-Lex homepage

This document is an excerpt from the EUR-Lex website

Document 61988CC0326

Conclusions de l'avocat général Van Gerven présentées le 5 décembre 1989.
Anklagemyndigheden contre Hansen & Soen I/S.
Demande de décision préjudicielle: Vestre Landsret - Danemark.
Transports - Sanctions aux infractions de droit communautaire - Responsabilité pénale objective - Règlement no 543/69/CEE.
Affaire C-326/88.

Recueil de jurisprudence 1990 I-02911

ECLI identifier: ECLI:EU:C:1989:609

61988C0326

Conclusions de l'avocat général Van Gerven présentées le 5 décembre 1989. - Anklagemyndigheden contre Hansen & Soen I/S. - Demande de décision préjudicielle: Vestre Landsret - Danemark. - Transports - Sanctions aux infractions de droit communautaire - Responsabilité pénale objective - Règlement no 543/69/CEE. - Affaire C-326/88.

Recueil de jurisprudence 1990 page I-02911
édition spéciale suédoise page 00459
édition spéciale finnoise page 00479


Conclusions de l'avocat général


++++

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1 . Cette affaire qui, à première vue, paraît assez simple et dans laquelle le Vestre Landsret vous a posé une question relative à l' interprétation du règlement ( CEE ) n° 543/69 ( 1 ) ( qui est aussi dénommé "règlement relatif aux tachygraphes", expression sous laquelle nous le désignerons par la suite ) nous oblige, si on l' examine plus attentivement, à nous interroger sur le pouvoir d' appréciation des États membres pour assortir les prescriptions de droit communautaire de sanctions pénales et, par voie de conséquence, sur la protection par le droit communautaire des droits fondamentaux des justiciables contre le comportement des États membres .

Les faits

2 . Le litige principal dans cette affaire concerne une procédure pénale, intentée contre une entreprise danoise, Hansen & Soen ( ci-après "Hansen "). Hansen emploie un conducteur routier danois qui, selon les constatations faites lors d' un contrôle effectué le 1er mars 1984 par la police néerlandaise, n' avait pas respecté les temps de repos prescrits par le règlement relatif aux tachygraphes ( voir les articles 7, paragraphe 2, et 11 dudit règlement ).

Le règlement relatif aux tachygraphes qui, selon sa dernière phrase, est directement applicable dans les États membres impose un certain nombre d' obligations tant aux membres d' équipage d' un véhicule ( conducteurs, convoyeurs et receveurs ) qu' aux employeurs de ces personnes . S' il est vrai que les règles relatives aux temps de conduite et de repos ne contiennent pas de dispositions expresses quant aux obligations incombant à l' employeur des membres d' équipage ( 2 ), toutefois, dans son arrêt Cagnon et Taquet de 1975 ( 3 ), la Cour a précisé que l' article 11 du règlement, qui soumet les membres d' équipage à des temps de repos minimaux, contient aussi une obligation analogue implicite pour l' employeur :

"l' expression 'avoir bénéficié d' un repos' , figurant ( dans ) ... ( le ) règlement ( CEE ) n° 543/69 ... doit être interprétée comme imposant le respect des dispositions relatives au repos journalier tant aux membres d' équipage eux-mêmes ... qu' à l' employeur exploitant d' un service de transport routier, tenu de prendre les mesures nécessaires afin de permettre aux membres d' équipage de bénéficier du repos journalier prescrit" ( point 10 ).

3 . Les obligations de l' employeur ont été, entre-temps, précisées par l' article 15 du règlement ( CEE ) n° 3820/85 ( 4 ), qui a succédé au règlement n° 543/69 et qui se lit comme suit :

"1 ) L' entreprise organise le travail des conducteurs de telle manière qu' ils puissent se conformer aux dispositions appropriées du présent règlement

...

2 ) L' entreprise vérifie périodiquement si ( le règlement a été respecté ). Si des infractions sont constatées, l' entreprise prend les mesures nécessaires pour éviter qu' elles se reproduisent ."

Toutefois, ce règlement n' était pas encore en vigueur au moment des faits qui ont engagé la responsabilité pénale de Hansen .

4 . La section VII du règlement relatif aux tachygraphes ( articles 14 à 18 ) contient un certain nombre de règles relatives aux contrôles et aux sanctions . Ces règles concernent la tenue de ce qu' il est convenu d' appeler les "livrets de contrôle", l' établissement de règles de service, l' installation d' appareils mécaniques de contrôle dans les véhicules et l' établissement d' un rapport global concernant l' application de ce règlement par la Commission . Le litige qui oppose les parties au principal concerne essentiellement l' article 18, qui est le dernier article de ladite section . Il se lit comme suit ( 5 ):

"1 ) Les États membres arrêtent, en temps utile, après consultation de la Commission, les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires à l' exécution du présent règlement .

Ces dispositions portent, entre autres, sur l' organisation, la procédure et les instruments de contrôle ainsi que sur les sanctions applicables en cas d' infraction .

2 ) Les États membres s' accordent mutuellement assistance en vue de l' application des dispositions du présent règlement et de son contrôle .

..."

5 . En ce qui concerne les sanctions, le Danemark a opté ( 6 ) pour le régime de ce qu' il est convenu d' appeler la "responsabilité pénale objective", en vertu duquel, en cas d' infraction au règlement par un de ses employés, l' employeur peut se voir infliger une amende ( mais pas une peine d' emprisonnement ) sans qu' il soit nécessaire de prouver l' intention ou la négligence dans son chef; pour que la responsabilité pénale de l' employeur soit engagée, il faut seulement que le voyage ait eu lieu principalement dans son intérêt ( 7 ). L' ordonnance de renvoi précise que, lorsque l' employeur est une société ( société par actions, société en participation ou autre société du même genre ), l' amende peut être infligée à l' entreprise en tant que telle ( c' est ce qui s' est produit dans le litige au principal ). La juridiction de renvoi relève aussi que le régime de la responsabilité pénale objective est le régime habituel au Danemark dans le domaine de la protection de l' environnement .

Pour plus de clarté, nous tenons à distinguer ici le régime danois des sanctions à l' égard de l' employeur de ce qu' il est convenu d' appeler le régime de la "responsabilité civile" de l' employeur, dans lequel l' employeur est déclaré civilement responsable du paiement des amendes auxquelles les travailleurs qu' il occupe ont été condamnés, sans toutefois qu' il fasse l' objet de poursuites pénales séparées .

6 . Hansen a été condamné, en première instance, à une amende de 1 500 DKR ( ce montant correspond, au taux de change actuel, à environ 186 écus ) et a interjeté appel de cette condamnation devant le Vestre Landsret . Il est constant que Hansen ne peut échapper à une condamnation que si la Cour déclare le régime danois de la responsabilité pénale objective incompatible avec le droit communautaire .

C' est à la lumière de ces faits que la juridiction de renvoi vous demande si le règlement relatif aux tachygraphes fait obstacle à l' application de dispositions nationales, selon lesquelles un employeur, dont un des employés a enfreint les dispositions dudit règlement relatives aux temps de conduite et de repos, peut être sanctionné même s' il n' y a pas eu intention ou négligence dans son chef . Ainsi qu' il ressortira par la suite ( point 11, ci-après ), nous considérerons cette question dans un sens un peu plus large que si elle se rapportait uniquement au règlement relatif aux tachygraphes .

Le problème juridique et les observations présentées

7 . Les observations écrites présentées à la Cour sont, dans une large mesure, consacrées à la question de savoir si la Communauté est compétente pour arrêter des règles de nature pénale ou si l' établissement de sanctions ( pénales ) en cas de violation des dispositions de droit communautaire relève de la compétence ( exclusive ) des États membres . Tant les représentants des gouvernements danois et britannique que la Commission ont admis à l' audience que ce problème n' était, en fait, pas pertinent en soi pour répondre à la question déférée à la Cour par la juridiction de renvoi . Nous partageons cet avis . En effet, une règle de droit pénal du genre de celle dont la validité est en cause dans le litige au principal a été arrêtée en exécution de l' obligation, imposée aux États membres par l' article 18 du règlement n° 543/69, de définir les sanctions nécessaires pour la mise en oeuvre du règlement . Le problème soulevé par la présente affaire n' a donc pas trait à la compétence : il est, en l' espèce, indéniable que cette compétence, qu' il s' agisse d' une compétence propre ou d' une compétence déléguée, appartient aux États membres . En revanche, la présente affaire soulève le problème plus limité de l' étendue de la marge d' appréciation dont les États membres disposent lorsqu' ils exécutent leurs obligations au titre de l' article 18 du règlement relatif aux tachygraphes .

Les gouvernements britannique et danois ont allégué, en substance, que la technique de la responsabilité pénale objective, utilisée dans la législation danoise, entre parfaitement dans le cadre de la liberté d' appréciation appartenant aux États membres . En effet, ils se prononcent en faveur d' une interprétation large de cette liberté d' appréciation : le règlement se bornerait à obliger les États membres à définir les sanctions "nécessaires" et "efficaces ". Selon eux, un système de responsabilité pénale objective satisfait à ces exigences, parce qu' il constitue un remède efficace ( et nécessaire ) contre la négligence déguisée dont les employeurs font preuve lorsqu' ils veillent au respect des règles du règlement par leurs employés . Le gouvernement danois a fait valoir que l' utilisation de cette technique répressive vise également à supprimer ou, du moins, à atténuer l' incitation financière pour l' employeur à violer la règle et, ce faisant, à encourager l' adoption de mesures de contrôle et de prévention .

La Commission aboutit à la même conclusion en partant d' une argumentation un peu plus étroite : l' introduction d' un système de responsabilité pénale objective tel que celui existant au Danemark n' entraîne pas une extension des obligations imposées aux employeurs par le règlement, constitue un moyen efficace d' assurer le respect de ces obligations et est également appliquée en cas d' infractions aux réglementations nationales analogues ( par exemple, celles relatives à la protection de l' environnement ).

En revanche, Hansen a fait valoir devant la juridiction du fond et au cours de l' audience que la technique répressive danoise outrepasse à un double titre les limites du pouvoir d' action, attribué aux États membres par le règlement n° 543/69 . Il a soutenu i ) que la technique danoise aboutit à l' égard de l' employeur à élargir la notion de délit par rapport à celle qui peut être déduite de l' arrêt Cagnon et Taquet ( 8 ) et du règlement n° 3820/85, qui est de date plus récente, ce qui fait qu' elle ne trouve aucun fondement juridique dans le règlement, et ii ) que la législation pénale danoise va plus loin que celle de tous les autres États membres et conduit, de ce fait, à des distorsions dans les rapports de concurrence entre les entreprises de transport des différents États membres . Une matière qui relève de la compétence de la Communauté serait ainsi de facto "renationalisée ".

L' analyse de la technique pénale danoise, que nous effectuerons ci-après, s' inscrira dans une double perspective : d' une part, dans le cadre du règlement n° 543/69 ( points 8 à 10 ci-après ) et, d' autre part, dans le cadre plus large des principes fondamentaux du droit communautaire ( points 11 à 16 ci-après ).

Une application "efficace" du droit communautaire

8 . En vertu du principe de collaboration loyale, inscrit à l' article 5 du traité CEE, les États membres sont tenus de prendre "toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l' exécution des obligations ... résultant des actes des institutions de la Communauté ". En ce qui concerne plus particulièrement la fixation de sanctions pour les violations des dispositions du droit communautaire, la Cour a repris les termes de cet article dans l' arrêt Amsterdam Bulb de 1977 ( 9 ). La Commission et les gouvernements danois et britannique ont observé, à juste titre, que les États membres peuvent revendiquer, à cet égard, un large pouvoir d' appréciation . Bien entendu, ce pouvoir d' appréciation a, en l' espèce, un caractère lié et il doit satisfaire à deux conditions .

En premier lieu, les États membres doivent veiller à ce que les sanctions soient efficaces, dissuasives et proportionnelles ( 10 ). "Efficaces" signifie entre autres que les États membres sont tenus de chercher à atteindre et à mettre en oeuvre les buts des dispositions concernées du droit communautaire . Il ressort de l' historique ( 11 ) et du préambule du règlement n° 543/69 que les buts que ce règlement cherche à atteindre sont tant d' ordre social ( harmonisation et amélioration des conditions de travail, harmonisation des restrictions à la durée du travail, amélioration de la sécurité routière ) que d' ordre économique ( harmonisation des conditions de concurrence dans le secteur des transports par route; accroissement des coûts dans ce secteur par rapport au secteur du transport par fer ). "Dissuasives" et "proportionnelles" signifient que la rigueur des sanctions doit être suffisante, mais pas disproportionnée, eu égard aux buts poursuivis . En second lieu, les États membres doivent sanctionner les violations des dispositions du droit communautaire de la même manière que les violations des règles de droit national de même nature et de même importance ( 12 ).

Examinons brièvement la technique pénale danoise à la lumière de ces conditions . En ce qui concerne la seconde condition, nos observations peuvent être brèves . Il est indéniable que les sanctions, prévues par la législation danoise en cas d' infraction au règlement, correspondent aux sanctions des infractions aux règles nationales de même nature et de même importance ( 13 ). En ce qui concerne maintenant la première condition : il est indéniable qu' une responsabilité pénale quasi "automatique" d' un employeur en cas de violation d' une règle de droit communautaire par un de ses employés constitue une mesure dissuasive, qui est de surcroît de nature à inciter efficacement cet employeur à contrôler régulièrement le respect des dispositions relatives aux temps de conduite et de repos par ses employés et à adopter une politique active de prévention des infractions . Du reste, Hansen ne le conteste pas non plus . Il apparaîtra plus loin, lors de l' examen du second argument avancé par Hansen ( point 10 ci-après ), que la technique prévue, telle qu' elle est appliquée, n' est pas non plus disproportionnée, du moins à notre avis .

Toutefois, l' argumentation de Hansen ne concerne pas tellement les conditions précitées, mais, ainsi qu' il a déjà été dit, elle part de l' idée que la législation danoise a outrepassé les limites de l' obligation qu' impose le règlement n° 543/69 et conduit à des distorsions entre les entreprises de transport des différents États membres . Cette argumentation n' est, toutefois, pas de nature à nous convaincre .

9 . En ce qui concerne le premier argument de Hansen, nous ne voyons pas comment la technique pénale danoise aurait outrepassé les limites ( définies par référence au règlement ) des obligations incombant à l' employeur . Cette technique vise à sanctionner la négligence déguisée d' un employeur qui i ) doit prendre les mesures nécessaires pour mettre ses employés en mesure de bénéficier des temps de conduite et de repos ( voir l' arrêt Cagnon et Taquet ) et ii ) doit contrôler de manière effective le respect des dispositions du règlement : en effet, nous sommes d' avis que les moyens de contrôle, prévus par la section VII du règlement, sont destinés à permettre non seulement le contrôle par les pouvoirs publics, mais tout autant le contrôle préventif par l' employeur ( 14 ). La technique pénale danoise n' étend pas la portée des obligations précitées, mais elle comporte seulement une sanction ( plus ) lourde de ces obligations en infligeant automatiquement une sanction à l' employeur chaque fois qu' un de ses employés enfreint les règles en question .

Hansen semble prétendre que le règlement n' imposait qu' une obligation de moyen ( 15 ) à l' employeur et que cette obligation de moyen a été transformée de facto en une obligation de résultat par la technique pénale danoise . Même si tel était le cas, il s' agirait uniquement d' une conséquence de la technique pénale appliquée . Or, le législateur national dispose, à cet égard, d' un pouvoir d' appréciation : en effet, dans l' arrêt Amsterdam Bulb ( 16 ), précité, la Cour a affirmé que lorsque les États membres prennent des mesures pour assurer l' exécution des règles de droit communautaire en vertu de l' article 5 du traité CEE,

"en l' absence d' une disposition dans la réglementation communautaire prévoyant des sanctions particulières en cas de non-observation par des particuliers de ladite réglementation, les États membres sont compétents pour choisir les sanctions qui leur semblent appropriées" ( point 33 ).

Du reste, même si la mise en oeuvre de l' article précité par un État membre entraînait une extension des obligations effectives de l' employeur, il n' y aurait pas encore nécessairement incompatibilité avec le règlement relatif aux tachygraphes . C' est ce qui ressort de l' article 13 du règlement, qui autorise expressément cette extension en ce qui concerne les obligations des employés . Selon nous, les États membres sont, déjà sur la base de cette disposition, habilités - afin d' atteindre les buts du règlement - à étendre les obligations des employés ( obligations qui ne sont pas expressément reprises dans le règlement, mais qui sont définies dans l' arrêt Cagnon et Taquet ).

10 . Ainsi qu' il a déjà été indiqué, Hansen soutient par son second argument que l' application d' un système de responsabilité pénale objective conduit à des distorsions dans les conditions de concurrence entre les États membres . Il est certain que l' harmonisation des conditions de concurrence était un des buts fondamentaux du règlement n° 543/69 . En choisissant la forme d' un règlement, le législateur communautaire a cherché à imposer un certain nombre d' obligations détaillées et directement applicables aux personnes et aux entreprises opérant dans le secteur des transports, de manière à éviter des discordances entre les législations nationales ( 17 ). Ce but d' une harmonisation maximale a beau être atteint en ce qui concerne les règles ( de conduite ) applicables, il ne l' a pas été en ce qui concerne les contrôles et les sanctions de ces règles . En dépit des insistances de la Commission, des règles uniformes n' ont jamais été arrêtées dans ce secteur, et cela, semble-t-il, en raison du refus explicite des États membres de renoncer à leur compétence en matière pénale ( 18 ). Cette situation a inévitablement pour effet que le contrôle et les sanctions des règles du règlement varieront d' un État membre à l' autre .

Il est vrai que l' absence d' harmonisation des règles relatives au contrôle et aux sanctions ne constitue pas un blanc-seing pour les États membres . Ainsi qu' il a déjà été observé plus haut, l' article 5 du traité CEE restreint le choix des États membres quant à une technique pénale déterminée, ces restrictions étant fondées, entre autres, sur les buts du règlement, qui comprennent le souci d' éviter les distorsions dans les conditions de concurrence à l' intérieur du marché commun ( 19 ). Contrairement à Hansen, nous estimons quant à nous - mais l' ultime appréciation en revient évidemment à la juridiction de renvoi - qu' un système tel que le système danois ne comporte pas de distorsions de ce genre . Il ressort d' une étude comparative récente concernant les sanctions des règles du règlement relatif aux tachygraphes dans les États membres que le Danemark ne prévoit pas de sanctions plus lourdes ou moins lourdes que celles qui sont appliquées dans les autres États membres ( 20 ). Le représentant du gouvernement danois a indiqué à l' audience que chaque infraction donnait normalement lieu à une amende d' environ 1 000 DKR ( équivalant à environ 124 écus au taux de change actuel ) et que les amendes ne sont, en fait, fortement relevées qu' en cas de récidives réitérées . La fréquence des contrôles et la pratique répressive ne s' écartent pas non plus sensiblement de celles existant dans les autres États membres ( 21 ). Même si, du moins en ce qui concerne les sanctions des règles du règlement relatif aux tachygraphes, le Danemark semble être le seul pays qui utilise la technique de la responsabilité pénale objective, cette technique n' aboutit, du point de vue économique, pas à un résultat différent par rapport au système ( plus répandu ) de la responsabilité civile de l' employeur pour les amendes infligées à ses employés . Dans ces conditions, nous estimons qu' il n' y a pas de distorsion dans les conditions de concurrence .

"Nulla poena sine culpa ": le problème des droits fondamentaux

11 . Même si ce qui précède nous conduit à conclure qu' un système de responsabilité pénale objective, tel qu' il est décrit ci-dessus, sanctionne efficacement les règles du règlement n° 543/69, notre analyse n' est pas terminée pour autant . Il y a déjà été fait allusion à l' audience, dans le cadre d' une question de la Cour : un système qui permet la condamnation pénale d' une personne sans aucune preuve de faute ou de négligence n' est-il pas contraire au principe "nulla poena sine culpa"?

Le représentant du gouvernement danois a affirmé au cours de l' audience que l' introduction de la responsabilité pénale objective au Danemark n' a pas soulevé, à cet égard, d' objections d' ordre constitutionnel . Toutefois, il ne s' agit pas, en l' espèce, d' un problème interne au Danemark ( pour lequel la Cour n' est pas compétente ), étant donné que la disposition danoise litigieuse a été introduite en exécution d' une règle de droit communautaire, en particulier l' article 18 du règlement n° 543/69 . Étant donné que les États membres sont tenus de mettre en oeuvre le droit communautaire en observant les principes généraux du droit communautaire ( et plus particulièrement les droits fondamentaux des justiciables ), la juridiction nationale doit aussi apprécier sur ce point la législation d' exécution nationale à la lumière du droit communautaire ( 22 ). Concrètement, il faut se demander si le règlement n° 543/69, considéré à la lumière des principes fondamentaux du droit communautaire, permet aux États membres de sanctionner les violations des règles du règlement au moyen d' un système de responsabilité pénale objective . Eu égard à la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l' homme et à l' intérêt fondamental du respect des droits fondamentaux dans l' ordre juridique communautaire, nous voudrions nous pencher brièvement sur ce problème, et cela afin de compléter la réponse à donner à la juridiction de renvoi . Du reste, ce problème subsiste dans la version actuelle du règlement relatif aux tachygraphes .

12 . Il a été précisé à l' audience, en réponse à un certain nombre de questions de la Cour, que dans le système danois l' employeur ne peut absolument pas échapper à une sanction dès qu' il est établi qu' un de ses employés a violé les règles du règlement et que le voyage a eu lieu principalement dans l' intérêt de l' employeur . Il n' est pas nécessaire de prouver une quelconque faute ( intention ou négligence ) dans son chef : le seul fait que son employé a commis une infraction permet en quelque sorte d' inférer une présomption irréfragable ( en d' autres termes, une fiction juridique ) de ce que l' employeur a commis une négligence lors du contrôle de ses employés et/ou de la mise en oeuvre d' une politique active de prévention . Quelle est la situation d' un tel système au regard des principes généraux du droit communautaire, en particulier les droits fondamentaux? Conformément à la jurisprudence constante de la Cour ( 23 ), nous examinerons si l' on peut considérer ce système comme conforme aux traditions constitutionnelles communes aux États membres et aux déclarations d' intention faites au niveau international en matière de protection des droits de l' homme et auxquelles les États membres ont collaboré ou adhéré, en particulier la convention européenne de sauvegarde des droits de l' homme et des libertés fondamentales .

Nous tenons à rappeler au préalable qu' une législation telle que la législation danoise contient indéniablement des sanctions de nature pénale, c' est-à-dire de nature répressive et dissuasive, destinées à sanctionner et à prévenir les infractions ( 24 ).

13 . Voyons, tout d' abord, les règles constitutionnelles et la pratique des États membres . Il en ressort que, bien que le caractère punissable dépende, en général, de la condition que le délit puisse d' une manière ou d' une autre être imputé au prévenu (" nulla poena sine culpa "), ce principe connaît toutefois certaines dérogations dans un certain nombre de cas - relativement exceptionnels . Selon la documentation disponible à la Cour, quatre États membres admettent qu' un employeur ou une entreprise peut, dans des domaines spécifiques tels que la protection de l' environnement, du milieu de travail et du consommateur, être déclaré pénalement responsable des infractions commises par ses employés ou par ses préposés dans le cadre de l' activité professionnelle de l' employeur, même si ces infractions ne lui sont pas imputables personnellement ( 25 ). Ces États considèrent que ce principe est justifié, entre autres, par la nécessité d' une protection efficace de l' intérêt général dans un domaine déterminé, par le fait qu' il facilite la sanction d' une réglementation déterminée ( surtout dans le cas des infractions dont le "véritable" auteur ne peut pas ou pas facilement être identifié ), par le fait qu' il favorise une politique active de prévention, etc .

Dans d' autres États membres, les mêmes considérations conduisent en pratique à rendre l' employeur ou l' entreprise civilement responsable du paiement des amendes infligées à la suite du comportement de ses employés ou de ses préposés . Bien qu' il ne s' agisse pas ici d' une sanction pénale au sens formel ( ce qui s' explique parfois aussi par la circonstance que l' ordre juridique concerné n' admet pas la sanction pénale des personnes morales ), un tel système a, en fait, les mêmes effets concrets . Ce qui précède nous conduit à la conclusion que l' on ne peut pas déduire de la tradition constitutionnelle commune aux États membres une interdiction absolue d' introduire, dans des circonstances particulières, un système de responsabilité pénale objective .

14 . Une même approche nuancée ressort de l' interprétation donnée par la Cour européenne des droits de l' homme à l' article 6, paragraphe 2, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l' homme . Selon cette disposition, toute personne accusée d' une infraction est présumée innocente jusqu' à ce que sa culpabilité ait été légalement établie . La Cour européenne des droits de l' homme a confirmé que, bien que la convention européenne de sauvegarde des droits de l' homme n' interdise, pas en principe, d' utiliser en matière pénale les présomptions de droit ou de fait, les États membres ne peuvent toutefois pas dépasser, à cet égard, une certaine limite "raisonnable ": ils doivent tenir compte de l' importance des intérêts en jeu et du respect des droits de la défense ( 26 ). Ce critère correspond à la règle de proportionnalité, que votre Cour utilise dans sa jurisprudence relative au respect des droits fondamentaux en droit communautaire : ces droits peuvent être soumis à des restrictions à condition que ces restrictions répondent effectivement à des objectifs d' intérêt général qu' elles cherchent à réaliser et ne conduisent pas à porter atteinte à la substance même de ces droits ( 27 ). Comme on le sait, la même règle de proportionnalité est d' ailleurs utilisée depuis longtemps par votre Cour pour apprécier les mesures de contrôle et les sanctions pénales, dont les États membres assortissent les libertés garanties par les traités communautaires . Dans ce cas aussi, les restrictions sont admissibles lorsqu' elles ne vont pas au-delà de ce qui est strictement nécessaire, ne règlent pas les contrôles d' une manière qui aboutit à supprimer une liberté visée par le traité et n' infligent pas aux justiciables des peines disproportionnées par rapport à la gravité de l' infraction à un point tel qu' elles entravent la liberté en question ( 28 ).

La règle de proportionnalité, utilisée par la Cour européenne des droits de l' homme en ce qui concerne l' article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l' homme, admet donc certaines restrictions au principe "nulla poena sine culpa ". Si ( comme la Cour européenne des droits de l' homme l' a confirmé ) la licéité des restrictions des droits fondamentaux est admise pour les employeurs qui sont des personnes physiques, elle doit, à plus forte raison, être admise pour les employeurs qui sont des personnes morales ( comme c' est le cas dans l' affaire principale ): en effet, selon votre Cour, les personnes morales et les entreprises ne peuvent pas invoquer automatiquement et comme tels les droits prévus par la convention européenne de sauvegarde des droits de l' homme ( 29 ).

15 . Nous pensons qu' un système de responsabilité pénale objective satisfait à ce critère de proportionnalité lorsqu' il apparaît qu' il doit permettre la réalisation d' intérêts importants, tels que la promotion de la sécurité routière et l' amélioration des conditions de travail des travailleurs, et que les peines infligées en application de la réglementation ne sont pas excessives . Les intérêts garantis par une telle réglementation sont souvent d' ordre "général" en ce sens que la violation de la règle ne cause pas nécessairement un dommage à des personnes déterminées ( ce qui réduit, en fait, fortement les risques de poursuites et de sanctions ) et peut même, au contraire, procurer un avantage économique à l' employeur . Dans de telles circonstances, l' intérêt que présente pour un État membre le fait de protéger pénalement ces intérêts sans exiger qu' il y ait faute ou imputation peut prévaloir sur le droit de principe de l' employeur ou de l' entreprise de n' être sanctionné que pour des faits qui peuvent lui être imputés personnellement . Il incombe évidemment à la juridiction de renvoi d' effectuer cette appréciation au regard de la législation danoise concernée .

Conclusion

16 . Eu égard aux considérations qui précèdent, nous vous proposons de répondre dans les termes suivants à la question déférée à titre préjudiciel par le Vestre Landsret :

"Ni l' article 18 du règlement ( CEE ) n° 543/69 relatif à l' harmonisation de certaines dispositions en matière sociale dans le domaine des transports par route ni les principes généraux du droit communautaire ne font obstacle à ce qu' un État membre introduise un système de 'responsabilité pénale objective' , en vertu duquel un employeur, dont le travailleur-conducteur a violé les articles 7, paragraphe 2, et 11 du règlement précité, puisse être sanctionné par une amende, lors même que cette infraction ne peut pas être imputée à la négligence ou à l' intention de l' employeur, s' il apparaît que l' intérêt de l' État membre de poursuivre de cette manière la réalisation des buts du règlement précité prévaut sur l' intérêt que présente pour l' employeur l' exigence d' une faute en tant que condition de la sanction ."

(*) Langue originale : le néerlandais .

( 1 ) Règlement du Conseil, du 25 mars 1969, relatif à l' harmonisation de certaines dispositions en matière sociale dans le domaine des transports par route ( JO L 77, p . 49 ).

( 2 ) A l' exception de l' article 15, paragraphe 1, du règlement relatif aux tachygraphes, qui dispose que "tout exploitant d' un service régulier doit établir un horaire de service et un registre de service ".

( 3 ) Arrêt du 18 février 1975 dans l' affaire 69/74, Rec . p . 171 .

( 4 ) Règlement du Conseil, du 20 décembre 1985, relatif à l' harmonisation de certaines dispositions en matière sociale dans le domaine des transports par route ( JO L 370, p . 1 ).

( 5 ) Cette disposition figure actuellement à l' article 17 du règlement ( CEE ) n° 3820/85 .

( 6 ) L' ordonnance de renvoi cite une loi d' habilitation de 1972 et deux décrets d' application ( de 1981 et 1986 ) du ministre du Travail danois .

( 7 ) Une amende peut aussi être infligée au conducteur-employé qui enfreint les dispositions du règlement . A l' audience, l' avocat de Hansen a insisté sur le fait qu' en pratique les conducteurs-employés ne supportent pas l' amende, sauf en cas de flagrant délit, ce qui était le cas en l' espèce . Toutefois, cette argumentation concerne la pratique danoise habituelle des poursuites contre les travailleurs et sort donc du cadre de la présente affaire, qui concerne la technique de la sanction des employeurs; nous n' y reviendrons donc plus par la suite .

( 8 ) Cité plus haut, à la note 3 .

( 9 ) Arrêt du 2 février 1977, Amsterdam Bulb BV/Produktschap voor Siergewassen, point 32 ( 50/76, Rec . p . 137 ).

( 10 ) Voir l' arrêt du 21 septembre 1989, Commission/Grèce, point 24 ( 68/88, Rec . p . 0000 ), et les arrêts du 10 avril 1984, Von Colson en Kamann, point 15 ( 14/83, Rec . p . 1891 ), et Harz, points 21 à 28 ( 79/83, Rec . p . 1921 ).

( 11 ) L' historique du règlement concerné a été exposé en détail entre autres par Butt Philip, A : "The Application of the EEC Regulations on Drivers' Hours and Tachographs in the Road Transport Sector", dans Making European Policies Work ( Siedentopf, H . et Ziller, J ., red .), Londres, 1988, p . 88 et suiv .

( 12 ) Voir l' arrêt dans l' affaire 68/88, déjà cité à la note 10, point 24 .

( 13 ) Le représentant du gouvernement danois a attiré l' attention sur le fait que le système de la responsabilité pénale objective est aussi utilisé dans la législation sur la protection du milieu de travail . Ainsi qu' il ressort de la documentation disponible à la Cour, on peut aussi citer d' autres cas d' application, tels que la législation destinée à protéger l' environnement, la législation relative aux centrales nucléaires et la législation en matière douanière .

( 14 ) Ces deux obligations sont aujourd' hui expressément reprises dans la nouvelle version du règlement relatif aux tachygraphes ( voir le paragraphe 3 plus haut ). Les conclusions auxquelles notre analyse nous conduira valent donc aussi bien pour la version actuelle de ce règlement .

( 15 ) Hansen déduit la portée de cette obligation de l' article 15, précité ( paragraphe 3 ), du règlement relatif aux tachygraphes de 1985 . Il estime que ce règlement se borne à préciser ce qui était déjà prévu par le règlement ( CEE ) n° 543/69, ainsi qu' il ressort de l' arrêt Cagnon et Taquet .

( 16 ) Déjà cité à la note 9 .

( 17 ) A . Butt Philip, loco citato, p . 90 .

( 18 ) A . Butt Philip, loco citato, p . 105 .

( 19 ) Le préambule de la résolution ( CEE ) 85/C 348/01 du Conseil et des représentants des gouvernements des États membres, réunis au sein du Conseil, du 20 décembre 1985 ( JO C 348, p . 1 ), dit du reste expressément qu' il est nécessaire d' "assurer l' application homogène et efficace des règlements en question par les États membres, notamment afin d' éviter des distorsions dans les conditions de concurrence entre entreprises de transport" ( voir le dernier considérant du préambule; le mot souligné l' est par nous ). Cette résolution a été approuvée en même temps que le règlement ( CEE ) n° 3820/85 .

( 20 ) Voir le tableau dans A . Butt Philipp, loco citato, p . 103 et 104 .

( 21 ) Ibidem .

( 22 ) Ce point de vue est confirmé par la jurisprudence récente de la Cour . Voir l' arrêt du 30 septembre 1987, Demirel, point 28 ( 12/86, Rec . p . 3747 ), dans lequel la Cour a refusé de vérifier la compatibilité avec l' article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l' homme, parce que la réglementation nationale n' avait pas à "exécuter une disposition de droit communautaire ". Voir aussi l' arrêt du 13 juillet 1989, Wachauf, point 19 ( 5/88, Rec . p . 0000 ), dans lequel la Cour a affirmé que les exigences qui découlent de la convention européenne de sauvegarde des droits de l' homme "lient également les États membres lorsqu' ils mettent en oeuvre cette réglementation communautaire"; voir aussi, dans l' affaire citée en dernier lieu, les conclusions de l' avocat général M . F . G . Jacobs, qui estime qu' il est évident que, "lorsqu' ils agissent en vertu de pouvoirs qui leur sont conférés par le droit communautaire, les États membres doivent être soumis aux mêmes obligations que le législateur communautaire" ( version dactylographiée, p . 14 ). Pour d' autres références, voir Lenaerts, K .: Le juge et la Constitution aux États-Unis d' Amérique et dans l' ordre juridique européen, 1988, p . 580 et suiv .

( 23 ) Voir, par exemple, l' arrêt récent du 21 septembre 1989, Hoechst ( 46/87 et 227/88, Rec . p . 0000 ), et l' arrêt Wachauf, point 18, précité à la note 22, avec renvoi à l' arrêt du 13 décembre 1979, Hauer ( 44/79, Rec . p . 3727 ).

( 24 ) Voir les critères retenus par la Cour européenne des droits de l' homme dans les affaires OEzturk, arrêt du 21 février 1984, Publications de la Cour européenne des droits de l' Homme, série A, vol . 73, et Lutz, arrêt du 25 août 1987, ibidem, vol . 123-A .

( 25 ) Nous comprenons ces législations en ce sens qu' elles sont aussi basées sur la conviction que l' employeur a une responsabilité spéciale en ce qui concerne certains actes dangereux, commis par des personnes agissant sur sa demande et dans son intérêt ( économique ).

( 26 ) Voir l' affaire Salabiaku, arrêt du 7 octobre 1988, à publier dans la série A, vol . 141-A, en particulier le point 28 des motifs de l' arrêt .

( 27 ) Voir l' arrêt Wachauf, point 18, précité à la note 22 .

( 28 ) Voir les arrêts du 11 novembre 1981, Casati, point 27 ( 203/80, Rec . p . 2595 ); du 7 juillet 1976, Watson et Belmann, points 17 et 18 ( 118/75, Rec . p . 1185 ); et du 17 décembre 1976, Donckerwolcke, points 32 à 38 ( 41/76, Rec . p . 1921 ).

( 29 ) En ce qui concerne l' article 6 de la convention européenne des droits de l' homme et des libertés fondamentales, voir, en dernier lieu, les arrêts du 18 octobre 1989, Orkem, points 30 et 31 ( 374/87, Rec . p . 0000 ), et Solvay, points 27 et 28 ( 27/88, Rec . p . 0000 ). Voir aussi les conclusions de l' avocat général M . Darmon dans ces affaires, version dactylographiée, paragraphes 135 à 137 et 145 . En ce qui concerne l' article 8 de la convention précitée, voir l' arrêt du 26 juin 1980, National Panasonic, point 19 ( 136/79, Rec . 1980, p . 2033 ).

Top