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Document 61986CC0247

Conclusions de l'avocat général Mancini présentées le 31 mai 1988.
Société alsacienne et lorraine de télécommunications et d'électronique (Alsatel) contre SA Novasam.
Demande de décision préjudicielle: Tribunal de grande instance de Strasbourg - France.
Paiement d'indemnité de résiliation d'un contrat de location d'installations téléphoniques - Abus de position dominante.
Affaire 247/86.

Recueil de jurisprudence 1988 -05987

ECLI identifier: ECLI:EU:C:1988:267

61986C0247

Conclusions de l'avocat général Mancini présentées le 31 mai 1988. - Société alsacienne et lorraine de télécommunications et d'électronique (Alsatel) contre SA Novasam. - Demande de décision préjudicielle: Tribunal de grande instance de Strasbourg - France. - Paiement d'indemnité de résiliation d'un contrat de location d'installations téléphoniques - Abus de position dominante. - Affaire 247/86.

Recueil de jurisprudence 1988 page 05987


Conclusions de l'avocat général


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Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Le tribunal de grande instance de Strasbourg veut savoir si le fait qu' une entreprise de télécommunications, leader sur le marché régional d' un État membre, impose à ses clients des contrats d' adhésion contenant certaines clauses léonines constitue une exploitation abusive de position dominante au sens de l' article 86 du traité CEE .

Par citation du 19 juillet 1982, la Société alsacienne et lorraine de télécommunications et d' électronique ( ci-après "Alsatel ") a assigné en justice Novasam, entreprise de main-d' oeuvre et de services ayant son siège à Paris, en demandant la condamnation de cette dernière au paiement d' une pénalité égale à 125 834 FF . Novasam serait tenue au paiement de cette indemnité pour avoir résilié trois contrats de location-entretien relatifs à des installations téléphoniques mises en place par Alsatel dans les agences que cette entreprise parisienne possède à Strasbourg, Mulhouse et Colmar . La défenderesse s' oppose à cette demande en excipant, entre autres, de la nullité des contrats en question pour cause d' illégalité de certaines de leurs clauses .

Par jugement avant dire droit du 2 mai 1985, le tribunal de Strasbourg a invité les parties à se prononcer sur la conformité desdits contrats au regard des dispositions réglementaires, nationales et communautaires . Ce jugement a été suivi de deux autres, des 17 septembre et 10 décembre 1986, dans lesquels, considération prise de ce qu' Alsatel fait signer à ses clients des contrats de location et d' entretien de matériel téléphonique pour quinze ans, de ce que les contrats sont automatiquement reconduits pour une période de même durée si, par suite de modifications apportées à l' installation, le loyer initial subit une augmentation égale ou supérieure à 25 %, de ce que pour tout changement, déplacement, extension, mise en service de ligne et, en général, toute modification de l' installation, le locataire ne peut s' adresser à un autre fournisseur et que, en raison de cette interdiction, Alsatel, peut, en cas de modification, fixer unilatéralement le prix des appareils et des lignes supplémentaires, le juge alsacien vous demande si, eu égard à la part importante que détient Alsatel sur le marché régional, les contrats établis par cette société révèlent de sa part l' exploitation abusive d' une position dominante au sens de l' article 86 du traité CEE .

Dans la présente instance, les parties au principal et la Commission des Communautés européennes ont déposé des observations écrites et sont intervenues à l' audience .

Observons tout d' abord que le marché des télécommunications, de la production à la fourniture des appareils et du matériel en général, est soumis en France à un monopole d' État . En particulier, l' article L 33 du code des Postes et Télécommunications dispose qu' "aucune installation de télécommunication ne peut être établie ou employée à la transmission de correspondances que par le ministre des P & T ou avec son autorisation ".

Il est de fait, toutefois, que les P & T n' exercent pas le monopole de façon exclusive, mais délèguent à de nombreux opérateurs, dans les limites territoriales d' un ou plusieurs départements, la construction, la pose et l' entretien des installations téléphoniques . Bien entendu, pour exercer les activités y relatives, les entreprises intéressées - et, dans le cas des producteurs, également les installations - doivent être munies d' une autorisation administrative spécifique . En outre, alors que les "installateurs admis" sont libres de choisir n' importe quel type d' installation, pourvu qu' il soit dûment agréé, les "constructeurs autorisés" ne peuvent établir de centraux téléphoniques que s' il s' agit de leur propre production .

D' autre part, l' abonné - par exemple, une société comme Novasam - qui entend se doter d' un central téléphonique peut choisir entre l' achat et la location de l' installation . A cette fin, selon les informations qui nous ont été données par la Commission, il y a lieu de distinguer entre les installations simples, qui consistent en deux ou trois lignes, et les installations complexes, qui sont dotées de plusieurs lignes et présentent en sus divers avantages techniques . Pour pouvoir disposer de ces dernières, il était nécessaire, à une certaine époque, de se tourner vers les installateurs admis . Depuis quelques années toutefois, les P & T fournissent également du matériel complexe à des conditions particulièrement avantageuses; le secteur dans lequel organisme public et entreprises privées se font concurrence tend par conséquent à s' étendre ( observations de la Commission, p . 4 ).

En ce qui concerne ensuite le choix entre location et acquisition, il semble - toujours aux dires de l' institution - que les installateurs admis soient en mesure de vendre des installations en tout genre et d' en assurer l' entretien . En revanche, la location et le service d' entretien y afférent ne peuvent être offerts que par des installateurs ayant des disponibilités financières suffisantes pour acquérir l' appareillage requis et l' amortir au cours de la période fixée pour la location . Les P et T, quant à elles, ne proposent que des contrats de ce dernier type .

Examinons à présent les aspects principaux du litige pendant devant le juge national . Sur les attaches juridiques et économiques d' Alsatel, les décisions de renvoi demeurent muettes . La Commission, de son côté, se borne à affirmer que, ensemble avec quinze autres entreprises, cette société fait partie d' un groupement d' intérêt économique dénommé Intertel, dont l' objet est d' assurer à ses membres les conditions de marché les meilleures aux fins de l' approvisionnement en matériel .

Plus significatives, mais démenties en vrac par Alsatel, sont les informations fournies par Novasam . Aux dires de cette dernière, la requérante est une concessionnaire et filiale de Télic-Alcatel, leader mondial de la télécommunication d' entreprise et elle-même contrôlée par la Compagnie générale d' électricité . Les entreprises qui constituent ce groupe observent des pratiques concertées, parmi lesquelles le fait d' imposer des contrats semblables à ceux que la société parisienne a dû souscrire .

Sont, en revanche, constants - du moins en l' espèce - la nature et l' objet de tels contrats : ils concernent en effet la location et l' entretien de trois centraux téléphoniques qui - aux dires de la Commission - appartiennent à la catégorie la plus simple des installations dites "complexes ". Produites par la plupart des constructeurs autorisés, ces installations sont offertes en location par les P & T et par les installateurs privés à des conditions concurrentielles .

Dans leurs observations écrites, Novasam et la Commission vous demandent d' examiner le litige non seulement sous l' angle de l' article 86, mais également à la lumière de l' interdiction édictée par l' article 85 du traité . A cet égard, l' exécutif communautaire reconnaît en vérité ne pouvoir "faire état ... que d' un certain parallélisme de comportement entre, notamment, des installateurs de mêmes groupements" ( p . 22 ). Toutefois, sur la base des éléments dont il dispose ( mais ignorés par le juge a quo ), il suppose que ce juge pourrait conclure à l' existence, dans la situation décrite au point 2, d' une pratique concertée "ayant pour objet de fixer ... des conditions de transaction ( et ) tombant de ce fait dans la catégorie visée à l' article 85, paragraphe 1, sous a ). En conséquence, toute clause contractuelle conforme à cette entente serait, en application de l' article 85, paragraphe 2, nulle de plein droit" ( p . 24 ).

Ces mêmes clauses - continue la Commission - pourraient également s' analyser comme des accords verticaux entre entreprises et, en particulier, comme accords d' approvisionnement exclusif d' une durée minimale de quinze ans . D' autre part, du fait qu' ils ne portent pas sur la fourniture de produits destinées à la revente, ils n' entrent pas dans le champ d' application du régime - règlement n° 67/67 du 22 mars 1967 ( JO L 57, p . 849 ) - relatif aux exemptions par catégories; comme, par ailleurs, ils n' ont pas été notifiés au sens et aux fins de l' article 85, paragraphe 3, la seule autorité qui puisse les déclarer nuls est le juge national .

Cette thèse, que nous venons de résumer, ne peut pas être accueillie . Observons en effet que, dans l' instance principale, Novasam a soutenu l' applicabilité de l' article 85 au cas d' espèce et que le juge n' a pas estimé utile d' interroger la Cour sur ce point, pas plus d' ailleurs qu' à l' occasion du jugement du 10 septembre 1986, rendu pourtant à la demande expresse de la partie défenderesse . Dans ces conditions, il est impensable - comme le confirment les motifs de la décision - qu' il ait improprement formulé sa question .

Or, il résulte clairement de votre jurisprudence qu' une demande ayant ces caractéristiques ne saurait être corrigée ni adaptée . L' article 177 - lit-on aux points 5 à 7 de l' arrêt du 9 juillet 1969 dans l' affaire 10/69 Portelange, ( Rec . 1969, p . 309 ) - ne ( permet ) pas ( à la Cour ) ... de censurer les motifs des demandes en interprétation ... La question de savoir si les dispositions ou les notions de droit communautaire dont l' interprétation est demandée sont effectivement applicables au cas d' espèce échappe à ( sa ) compétence et relèvent de celle du juge national . Il appartient donc à ce dernier - ajoute le point 5 de l' arrêt du 14 février 1980 dans l' affaire 53/79, ONPTS/Damiani ( Rec . 1980, p . 273 ) - "seul ( sujet ) à avoir une connaissance directe des faits de l' affaire comme aussi des arguments mis en avant par les parties, ... d' apprécier, en pleine connaissance de cause, la pertinence des questions ... soulevées par le litige dont il se trouve saisi et la nécessité d' une décision préjudicielle ".

Si donc la Commission est véritablement convaincue que les clauses de quibus peuvent faire obstacle au commerce intracommunautaire et faussent de façon délibérée ou objective le jeu de la concurrence sur le marché commun, elle n' a d' autre choix que d' en faire grief aux entreprises intéressées, d' inviter ces dernières à exprimer leur point de vue sur les faits qui leur sont reprochés et, éventuellement, de les obliger par voie de décision à mettre fin à l' infraction . Il est notoire de surcroît que cette décision - négative ou positive - peut être soumise au contrôle direct de la Cour .

Pour l' heure, en revanche, c' est au seul juge national qu' il appartient de vérifier si ces clauses sont contraires ou compatibles avec l' interdiction visée à l' article 85; or, le dossier de l' affaire ne nous permet pas de lui fournir de critères qui puissent le guider dans cette tâche . On ne peut pas non plus faire fond sur le "certain parallélisme de comportement" relevé par la Commission; évaluer un phénomène de ce genre ne peut se faire, en effet, qu' à partir de la nature des rapports existant entre les entreprises du groupe, et, comme nous l' avons vu, sur ce point, les décisions de renvoi et les observations des parties ne présentent pas d' indices concordants . En particulier, il n' est nullement évident que lesdites entreprises poursuivent une même ligne d' action sur le marché de la location et de l' entretien des centraux téléphoniques ( voir arrêt du 4 mai 1988 dans l' affaire 30/87, Bodson, non encore publié, point 20 ). Le juge national pourra de toute façon - s' il l' estime opportun - approfondir le problème en soumettant à la Cour une question préjudicielle .

Examinons à présent la question qui vous a été posée, telle qu' elle a été circonscrite dans le libellé de la décision de renvoi . Comme on le sait, l' article 86 interdit les pratiques abusives liées à l' exploitation qu' une ou plusieurs entreprises font d' une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci . L' interdiction toutefois ne s' applique que dans la mesure où de telles pratiques sont de nature à affecter de manière sensible le commerce entre les États membres . Aux fins d' une correcte application de la norme, il est donc nécessaire : a ) de définir le marché en cause et son extension territoriale; b ) de vérifier si, dans ce cadre, une ou plusieurs entreprises se trouvent dans une position dominante et mettent en oeuvre des pratiques abusives; c ) d' établir si, en raison de tels comportements, les échanges intracommunautaires subissent un préjudice sensible .

Quant au premier point, il a été dit au point 3 que le marché dont s' agit est relatif à la location et à l' entretien de centraux téléphoniques à l' usage des entreprises et appartenant à la classe des installations relativement "simples" au sein de la catégorie des appareillages réputés "complexes ". En ce qui concerne ensuite sa dimension géographique, l' exécutif communautaire observe à juste titre que dans ce secteur les installateurs et les constructeurs n' agissent que sur autorisation des P & T et qu' ils sont avec ces dernières en concurrence directe . Il y aurait donc lieu d' apprécier leur comportement par référence au territoire sur lequel s' exerce le monopole . Sur le plan pratique, toutefois, la nature même du service en cause fait que la concurrence entre les installateurs se déroule, en premier lieu, au niveau régional ou local; ce qui implique que la preuve de la position dominante doit être rapportée dans ce cadre .

Or, le tribunal de Strasbourg nous informe que, dans les départements alsaciens et lorrains, les demandes d' autorisation émanant d' Alsatel comptent pour "plus de la moitié", de cette donnée, et compte tenu de la concurrence exercée par les P et T, la Commission déduit que sur le marché de la location des installations relativement complexes, l' entreprise dont s' agit détient une part légèrement supérieure à un tiers . En d' autres termes, les P & T et Alsatel ont une position grosso modo semblable; or, si tel est bien le cas, on ne saurait évidemment légitimement parler d' une suprématie économique d' Alsatel ni sur le marché régional ni, a fortiori, sur le plan national .

Notre examen pourrait s' arrêter là . L' exécutif, toutefois, affirme qu' il y a lieu d' analyser le cas d' espèce sous l' angle plus large de la position dominante collective et, à cet effet, il observe que, considéré globalement, le marché de la location téléphonique se répartit en deux grandes catégories d' opérateurs : les P et T, qui en détiennent un tiers, et les installateurs admis, qui détiennent les deux autres tiers . D' autre part, selon la jurisprudence de la Cour, on peut également discerner une position dominante dans le fait que plusieurs entreprises, appartenant à un même groupe ou établissant une entente, ont ensemble le pouvoir d' entraver une concurrence effective . Or, comme on l' a vu, la Commission estime - sans en avoir, il est vrai, la certitude - qu' il y a entre les sociétés du groupe Intertel un certain "parallélisme de comportement ".

Observons encore une fois que le dossier de l' affaire ne contient pas d' éléments propres à nourrir une telle suspicion . Au contraire, la circonstance que les P & T exercent depuis quelque temps une concurrence plus rude vis-à-vis des installateurs-loueurs d' équipements relativement complexes, en offrant aux abonnés des services analogues, mais à des conditions plus favorables, semblerait militer à l' encontre de l' hypothèse avancée par la Commission .

Vérifier la réalité de cette hypothèse sur le marché des locations téléphoniques incombe en tout état de cause au juge national . Dans cette recherche, il devra avoir à l' esprit que constitue au sens de l' article 86 une position dominante la "situation de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d' une concurrence effective sur le marché en cause en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et, finalement, des consommateurs ". Il ne saurait en outre "se limiter à l' examen des seules caractéristiques objectives des ( produits et des services ) en cause, mais il ( lui faudra ) également prendre en considération les conditions de concurrence et la structure de la demande et de l' offre sur le marché" ( arrêt du 9 novembre 1983 dans l' affaire 322/81, Michelin/Commission, Rec . 1983, p . 3461, points 30 et 37 ). Enfin, le juge ne saurait ignorer que l' article 86 est applicable, même si l' absence ou la limitation de la concurrence est favorisée par des dispositions législatives ou réglementaires ( arrêt du 4 mai 1988, précité, point 26 ).

Venons-en aux deux autres conditions prévues par l' article 86 . En ce qui concerne le caractère abusif des pratiques litigieuses ( les clauses imposées à l' utilisateur, la durée des contrats et le loyer versé pour la location ), le tribunal de Strasbourg devra se demander si et dans quelle mesure elles sont nécessaires à l' activité d' Alsatel et à l' amortissement du capital investi par l' entreprise . A cette fin, il pourra être opportun de prendre en considération la valeur du matériel mis en oeuvre, le prix versé par l' abonné pour l' installation et le rapport entre le montant du loyer et le coût de l' entretien . Il y aurait lieu de confronter ces données avec les chiffres correspondants des contrats proposés par les P et T, sans toutefois perdre de vue que l' entreprise nationale bénéficie de ressources provenant du budget public .

Rappelons enfin que la Commission a admis ne pas posséder les éléments indispensables pour établir si la part de matériel téléphonique importé d' autres États membres et vendu sur le marché français est "suffisamment importante pour que l' on puisse conclure à une affectation 'sensible' du commerce entre les États membres ". La collecte de tels éléments - tâche on ne peut plus ingrate - incombera donc également au juge a quo .

Sur la base des considérations qui précèdent, nous vous proposons de répondre à la question à vous soumise par le tribunal de grande instance de Strasbourg par jugements des 17 septembre et 10 décembre 1986, dans l' instance pendante devant ce tribunal entre les sociétés Alsatel et Novasam, comme suit :

"L' interdiction visée à l' article 86 du traité CEE s' applique aux pratiques abusives mises en oeuvre par une ou plusieurs entreprises détenant, sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci, une situation de puissance économique lui ou leur donnant le pouvoir de faire obstacle au maintien d' une concurrence effective sur le marché en lui fournissant la possibilité de comportements dans une certaine mesure indépendants vis-à-vis de ses ( leurs ) concurrents, de ses ( leurs ) clients et, en définitive, de ses ( leurs ) consommateurs . A défaut de telles conditions et d' un préjudice sensible pour les échanges intracommunautaires, les pratiques mises en oeuvre par une ou plusieurs entreprises, même si on peut les tenir pour abusives, sont exorbitantes du champ d' application de l' article 86 ."

(*) Traduit de l' italien .

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