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Document 61983CC0072

    Conclusions de l'avocat général Sir Gordon Slynn présentées le 10 avril 1984.
    Campus Oil Limited et autres contre ministre pour l'Industrie et l'Energie et autres.
    Demande de décision préjudicielle: High Court - Irlande.
    Libre circulation des marchandises - Approvisionnement en produits pétroliers.
    Affaire 72/83.

    Recueil de jurisprudence 1984 -02727

    ECLI identifier: ECLI:EU:C:1984:154

    CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

    SIR GORDON SLYNN,

    PRÉSENTÉES LE 10 AVRIL 1984 ( 1 )

    Monsieur le Président,

    Messieurs les Juges,

    Le 1er septembre 1982, la société Campus Oil Limited et cinq autres sociétés de commercialisation de produits pétroliers raffinés en Irlande ont saisi la High Court en Irlande d'un recours contre le ministre irlandais de l'Industrie et de l'Énergie, l'Attorney General et l'Irish National Petroleum Corporation Limited aux fins de les voir déclarer que le Fuels (Control of Supplies) Order de 1982 (SI n° 280 de 1982) était incompatible avec les articles 30 et 31 du traité CEE et, partant, invalide. Elles ont également introduit une demande de référé visant à obliger les défendeurs à surseoir à l'exécution du décret en question jusqu'à la fin de la procédure.

    Le 9 décembre 1982, malgré l'opposition des défendeurs qui faisaient valoir que jusqu'à ce que les faits aient été établis il était prématuré de renvoyer l'affaire devant la Cour de justice en application de l'article 177 du traité, la High Court a décidé qu'il lui était nécessaire d'obtenir une réponse à deux questions pour pouvoir statuer en l'espèce. Les parties s'étaient mises d'accord sur l'énoncé d'un nombre limité de faits que la High Court a ordonné de joindre avec d'autres documents spécifiques à l'ordonnance de renvoi. Cette ordonnance a été envoyée à la Cour le 31 mars 1983, le retard étant apparemment dû à un appel contre l'ordonnance du juge, lequel a été rejeté. Selon l'ordonnance de renvoi, la High Court n'a pas encore instruit l'affaire ni entendu les arguments relatifs à l'objet du litige.

    Les questions posées sont les suivantes :

    «1.

    Les articles 30 et 31 du traité CEE doivent-ils être interprétés en ce sens qu'ils s'appliquent à un système tel que celui instauré par le ‘Fuels (Control of Supplies) Order’ de 1982 (ci-après le décret de 1982) dans la mesure où ce système exige des importateurs de produits pétroliers dans un pays membre de la Communauté économique européenne (en l'espèce l'Irlande) qu'ils achètent auprès d'une raffinerie étatique de pétrole jusqu'à 35 % de leurs besoins en huiles de pétrole?

    2.

    En cas de réponse affirmative à la question qui précède, les notions d'‘ordre public’ ou de ‘sécurité publique’ figurant à l'article 36 du traité précité doivent-elles être interprétées, en rapport avec un système tel que celui instauré par le décret de 1982, en ce sens:

    a)

    qu'un système comme celui qui est décrit ci-dessus échappe, en vertu de l'article 36 du traité, aux dispositions des articles 30 à 34 du traité, ou bien en ce sens

    b)

    qu'un pareil régime est susceptible d'y échapper dans certaines circonstances et, si c'est le cas, dans quelles circonstances?»

    Le décret de 1982, qui a été arrêté par le ministre le 25 août 1982 et abrogé par un autre décret du 1er janvier 1983 qui est toujours en vigueur, a été adopté en application de l'article 3 des Fuels (Control of Supplies) Acts de 1971 et 1982. L'article 3 de la loi modifiée permet au ministre de prendre des mesures en vue de réglementer ou de contrôler l'acquisition, l'approvisionnement, la distribution ou la commercialisation des combustibles et en vue de contrôler, de réglementer, de restreindre ou d'interdire leur importation ou exportation lorsque, par décret pris en application de l'article 2 de la loi, le gouvernement déclare que dans l'intérêt commun il est nécessaire que le ministre exerce un contrôle au nom de l'État. La durée de validité du décret de l'article 2 est limitée; à l'origine elle n'excédait pas six mois, mais depuis l'adoption de la loi de 1982, elle peut être portée à douze mois et être prorogée par un «décret de prorogation». Des décrets pris en application de l'article 2 sont en vigueur depuis 1979.

    Les décrets de 1982 et 1983 pris en application de l'article 3 de la loi ont dans les grandes lignes le même effet. Ils obligent toutes les personnes qui importent en Irlande certaines huiles de pétrole spécifiées à acheter un pourcentage de leurs besoins à l'Irish National Petroleum Corporation Limited (ci-après «INPC») une société étatique qui exploite la seule raffinerie d'Irlande à Whitegate dans le Comté de Cork. Le pourcentage des besoins qui doit être acheté à l'INPC par rapport au montant total des besoins de la personne concernée au cours d'un trimestre donné doit être égal au pourcentage que la production de la raffinerie de Whitegate représente dans le total des besoins de toutes les personnes auxquelles ce décret s'applique pour ce trimestre, l'obligation d'achat étant limitée à 35 % du total des besoins de la personne concernée en huiles de pétrole de tous types et 40 % du total des besoins pour un type particulier. Le prix auquel ces produits doivent être achetés est fixé par le ministre en tenant compte des frais encourus par l'INPC en rapport avec l'achat de pétrole brut, le transport, le stockage, la transformation et les opérations de raffinage, y compris les profits ou pertes réalisés dans la vente de produits pétroliers à la suite de mouvements dans les taux de change. D'après l'ordonnance de renvoi, les frais supplémentaires encourus par les personnes concernées par l'obligation d'achat peuvent être récupérés par des majorations de leur prix de vente; pour les sociétés soumises à la législation sur le contrôle des prix, les dispositions en la matière sont prises périodiquement par décret du ministre irlandais des Echanges, du Commerce et du Tourisme. Le consommateur se voit ainsi forcé de supporter les frais supplémentaires.

    L'ordonnance de renvoi affirme que l'INPC a été créé au mois de juillet 1979 en vue d'accroître la sécurité de l'approvisionnement en pétrole en Irlande. A cette fin, elle a conclu des contrats à terme pour la fourniture de pétrole brut avec différentes compagnies pétrolières nationales et en 1981 elle assurait environ 10 % de l'approvisionnement en pétrole de l'Irlande. Le pétrole brut qu'elle achetait était raffiné par la raffinerie de Whitegate en Irlande ou dans des raffineries situées au Royaume-Uni.

    La raffinerie de Whitegate, créée il y a juste vingt ans, était à l'origine contrôlée et gérée par l'Irish Refinery Company Limited, dont les seuls actionnaires étaient quatre grandes sociétés pétrolières. Au début, la raffinerie traitait pratiquement 100 % des besoins de l'État, mais à la suite de l'accroissement de la demande, ce pourcentage est tombé à 50 % du total des besoins. En 1981, les quatre sociétés pétrolières qui détenaient l'Irish Refinery Company Limited ont informé le ministre irlandais de l'Industrie et de l'Énergie de leur intention de mettre fin à l'activité de la raffinerie de Whitegate. Le gouvernement irlandais a, semble-t-il, cherché à persuader ces sociétés de poursuivre l'exploitation de l'usine de Whitegate. N'y étant pas parvenu et désirant maintenir la raffinerie en activité pour garantir l'approvisionnement du pays, le gouvernement irlandais, par l'intermédiaire de l'INPC, a racheté toutes les actions de l'Irish Refinery Company Limited. Il est constant que si le gouvernement n'avait pas pris cette décision, la raffinerie aurait été fermée et les sociétés pétrolières auraient dû s'approvisionner en totalité hors d'Irlande.

    Ayant également cherché sans succès à déterminer une base acceptable de vente des produits raffinés aux sociétés pétrolières de commercialisation (qui apparemment ne voulaient pas vraiment acheter à cette raffinerie), le ministre a pris les décrets en question afin de permettre la poursuite de l'exploitation de la raffinerie de Whitegate et la commercialisation de ses produits.

    Les parties demanderesses au principal sont des personnes morales établies en Irlande, regroupées dans une association professionnelle destinée à protéger les intérêts des négociants en produits pétroliers, dont le capital social est irlandais et qui exercent leur commerce exclusivement ou de façon prédominante sur le marché irlandais. D'après l'ordonnance de renvoi, elles fournissent approximativement 14 % de l'essence vendue sur le marché irlandais et un pourcentage un peu plus élevé des autres produits pétroliers. Le reste du marché irlandais est presque exclusivement approvisionné par des sociétés qui font partie de groupes multinationaux. Comparées à ces derniers, les demanderesses sont des sociétés relativement petites.

    Ce décret a pour effet d'obliger les compagnies pétrolières à acheter un pourcentage de leurs besoins fixé par les autorités irlandaises, avec cependant un montant maximal, et à payer le prix fixé même s'il est supérieur à celui en vigueur sur le marché libre.

    L'un des arguments avancé par le gouvernement irlandais est que l'article 30 vise à interdire toute discrimination ayant pour but de protéger des produits nationaux par rapport à des produits importés; l'Irlande n'ayant pas de source nationale de pétrole brut, il en découle tout au plus qu'une certaine quantité de pétrole, qui aurait pu être importée sous forme de pétrole raffiné, doit être importée sous forme de pétrole brut et achetée après raffinage en Irlande.

    Cet argument confère à l'article 30 une interprétation trop restrictive. La définition que donne la Cour dans l'affaire 8/74 Procureur du Roi/Dassonville (Recueil 1974, p. 837, attendu 5) des mesures d'effet équivalent ne se limite pas à leur caractère discriminatoire ou protectionniste. Ce qui importe c'est que la mesure soit ou non susceptible d'entraver le commerce intracommunautaire. A première vue, il est clair que le décret irlandais est susceptible d'entraver le commerce intracommunautaire. Il est en tout état de cause discriminatoire dans la mesure où il oblige les négociants à acheter un pourcentage de leurs besoins à une raffinerie nationale à un prix fixé par les autorités.

    Cependant, il a également été fait référence à la partie de l'arrêt de la Cour dans l'affaire 120/78 Rewe/Bundesmonopolverwaltung für Branntwein (Recueil 1979, p. 649) qui reconnaît que

    «les obstacles à la circulation intracommunautaire résultant de disparités des législations nationales relatives à la commercialisation des produits en cause doivent être acceptés dans la mesure où ces prescriptions peuvent être reconnues comme étant nécessaires pour satisfaire à des exigences impératives tenant, notamment, à l'efficacité des contrôles fiscaux, à la protection de la santé publique, à la loyauté des transactions commerciales et à la défense des consommateurs».

    Le gouvernement irlandais a fait valoir que la Cour avait ainsi reconnu qu'il existait des exceptions à l'article 30, tout à fait indépendamment de celles de l'article 36. Le maintien de la capacité de raffinage nationale, «la source de vie du pays» qu'il est nécessaire de préserver au-delà de toute considération économique ordinaire, est également susceptible de constituer une exception.

    Toutefois, cette partie de l'arrêt de la Cour est tirée d'un paragraphe ayant trait à une situation dans laquelle il n'existe pas de réglementation commune de la production et de la commercialisation du produit en question et dans laquelle les obstacles «résultent» de disparités entre les législations nationales. Ces critères sont à nouveau clairement définis par la Cour au vingt cinquième attendu des motifs de l'arrêt qu'elle a rendu dans l'affaire 16/83 (Prantl, Recueil 1984, p. 1327). La situation est différente en l'espèce. Il existe un vaste ensemble de directives et de décisions adoptées par la Communauté en matière d'approvisionnement pétrolier ( 2 ), et les obstacles en question ne résultent pas simplement de disparités existant entre les législations nationales. En tout état de cause, nous sommes d'avis qu'en acceptant malgré tout que la liste des exigences imperatives qui figurent dans cette partie de l'arrêt n'est pas exclusive, il n'y a pas lieu de lui ajouter une limitation directe des sources d'approvisionnement et une obligation en matière de prix, même à l'égard d'un produit aussi important que le pétrole.

    L'article 31, second article dont il est fait mention dans l'ordonnance de renvoi, ne semble plus pouvoir s'appliquer en l'espèce. Comme l'a expliqué la Cour dans les affaires 7/61 Commission/Italie (Recueil 1961, p. 633) et 13/68 Salgoil/Italie (Recueil 1968, p. 661) il s'agit d'une mesure d'interdiction à titre transitoire. Comme à partir du 1er janvier 1975 au plus tard, toutes les mesures d'effet équivalent devaient être abolies en application de l'article 42 de l'acte relatif à l'adhésion de l'Irlande, l'interdiction générale énoncée à l'article 30 a pris effet à cette date.

    En conséquence, d'après nous, la réponse à la première question, eu égard à l'article 30, si nous envisageons cet article indépendamment de l'article 36, est oui.

    Le défenseur du gouvernement irlandais et de l'INPC allègue que la Cour ne devrait pas répondre à la seconde question qui lui a été déférée en grande partie parce que les faits n'ont pas encore été établis. Nous rejetons cette allégation. La première partie de la question vise à déterminer si le système adopté est justifié en soi sur la base de l'«ordre public» ou de la «sécurité publique» au sens de l'article 36; en cas de réponse négative à cette première partie, la seconde vise à connaître les circonstances dont la juridiction nationale doit tenir compte pour décider si le système tel qu'il est prévu et appliqué est effectivement justifié pour des raisons d'ordre public ou de sécurité publique. L'absence d'examen en fait limite la précision avec laquelle la Cour peut répondre à la question, mais il existe en l'expèce un énoncé clair d'un nombre suffisant de faits établis pour permettre à la Cour d'indiquer une ligne de conduite en répondant aux questions posées. A notre avis, le juge était habilité à déférer la seconde question à la Cour de la manière et au stade qu'il a choisi pour ce faire.

    A propos de cette seconde question, le gouvernement irlandais et l'INPC, d'une part, les demanderesses au principal et la Commission, d'autre part, ont adopté avec fermeté des positions diamétralement opposées.

    Les premiers prétendent que l'obligation d'achat à des prix fixes pour couvrir les frais de l'INPC est pleinement justifiée pour des raisons d'ordre public ou de sécurité publique, domaines qui, à leur avis, relèvent entièrement des gouvernements nationaux. L'obligation est justifiée, car elle procède de la nécessité vitale de garantir la sécurité de l'approvisionnement pétrolier. A cet égard, l'Irlande est dans une situation vulnérable spécialement en période de pénurie aiguë en pétrole brut ou en cas de crise née d'une guerre éventuelle, étant donné que l'Irlande est un pays non aligné et surtout n'est pas membre de l'OTAN; elle est extrêmement dépendante des produits pétroliers en tant que source d'énergie sans pourtant avoir elle-même de pétrole brut; elle est également très largement dépendante du Royaume-Uni et des grandes compagnies pétrolières qui y sont installées; elle a des difficultés à maintenir des stocks de pétrole et si elle n'avait pas sauvé la raffinerie de Whitegate, il n'y aurait plus eu de raffinerie en Irlande; les grandes compagnies pétrolières n'auraient pas acheté de pétrole à Whitegate après 1981 si elles n'y avaient pas été obligées par un régime s'appliquant équitablement à toutes les compagnies. Les dispositions prises n'étaient en aucune manière de nature économique et, en tout état de cause, elles constituent un arrangement temporaire qui sera modifié dès que possible.

    La Commission et les demanderesses allèguent, au contraire, que ce régime n'est rien d'autre qu'une restriction de nature économique imposée pour des raisons économiques.

    Il ne relève en rien de l'ordre public ou de la sécurité publique. Il s'agit de manière non équivoque d'un projet qui vise à garantir que du pétrole brut importé en Irlande pour y être raffiné (mesures que le gouvernement est parfaitement autorisé à prendre) pourra être commercialisé sans perte financière grâce à l'imposition d'une obligation d'achat (ce que le gouvernement n'est pas autorisé à faire en vertu des obligations que lui impose le traité). Si tant est qu'il soit possible d'invoquer l'ordre public et la sécurité publique pour justifier des restrictions aux importations de produits pétroliers, le gouvernement irlandais n'a pas réussi à prouver que la sécurité publique est menacée d'une quelconque manière en l'espèce, si les produits ne passent pas par Whitegate. Au reste, la Commission souligne que cette obligation d'achat ne saurait effectivement permettre d'éviter une menace de pénurie d'approvisionnement en pétrole ni d'y faire face. La cause de la crise est la pénurie de pétrole brut, et le simple fait d'avoir une raffinerie n'y remédie en rien particulièrement quand il existe un excédent de capacité de raffinage dans la Communauté. La véritable solution est de détenir des stocks appropriés conformément aux obligations découlant des directives communautaires et de conclure en outre des contrats à long terme pour la fourniture de pétrole brut qui peut parfaitement être raffiné à un autre endroit dans le marché commun.

    L'avocat du gouvernement du Royaume-Uni, qui est intervenu dans la procédure, fait valoir que, si les dérogations au principe de la libre circulation des marchandises doivent être interprétées de manière stricte, elles ne doivent pas être interprétées de manière à rester sans effet. Il faut trouver un équilibre entre la volonté de favoriser la libre circulation des marchandises et la protection des intérêts légitimes et fondamentaux de l'État. Même si l'article 36 permet de protéger des intérêts économiques, ceux-ci ne doivent pas impliquer de discrimination ni constituer une restriction déguisée dans le commerce. La notion de sécurité publique est assez large pour couvrir le maintien des services publics essentiels ou pour permettre à l'État de fonctionner de manière sûre et efficace.

    A notre avis, les problèmes soulevés dans cette affaire, peut-être plus que dans toute autre, illustrent l'importance de trois principes mis en lumière depuis longtemps par la Cour; le fait que l'interdiction des restrictions quantitatives et des mesures d'effet équivalent est au centre des objectifs que poursuit la Communauté; qu'il ne faut en aucun cas donner un sens large aux dérogations de l'article 36; et qu'il n'est pas possible d'invoquer ces dérogations pour justifier des restrictions de nature économique mais qu'il faut leur trouver une autre justification. Selon nous, ce dernier principe ne ressort pas directement de la deuxième phrase de l'article 36 mais est souligné par elle. Ainsi, un État membre ne peut en aucun cas invoquer l'ordre public ou la sécurité publique pour justifier ce qui après analyse s'avère être la protection d'un intérêt qui est essentiellement économique. Suivant les termes de l'arrêt rendu dans l'affaire 238/82 Duphar/État néerlandais (arrêt rendu le 7. 2. 1984, Recueil 1984, p. 523) l'article 36 ne peut pas justifier [une mesure qui vise] «avant tout un objectif budgétaire».

    Cependant, les restrictions à l'importation que l'article 36 soustrait à l'interdiction contenue dans l'article 30 naissent inévitablement dans un contexte économique sans quoi elles ne relèveraient pas d'abord de l'article 30. L'inclusion dans l'article 36 de mesures justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale en est l'exemple le plus évident. La protection de cette propriété revêt une grande importance économique mais peut néanmoins être justifiée par des motifs non économiques tels que l'avantage qu'il y a à protéger les inventions, à éviter les confusions entre les biens et le plagiat de la création intellectuelle. Ce n'est pourtant pas là un exemple isolé. D'autres exceptions sont tout aussi concevables et il est possible de s'en réclamer pour autant qu'elles ne soient pas «invoquées à des fins économiques», pour reprendre les termes, qui semblent heureux, de l'article 2, paragraphe 2, de la directive du Conseil 64/221 du 25 février 1964 (JO 1964, p. 850).

    Il est clair que l'obligation d'acheter un pourcentage des besoins en pétrole à un prix fixé a des effets de nature économique et constitue une mesure équivalant à une restriction quantitative. Si elle avait véritablement été instituée «à des fins économiques» pour des motifs protectionnistes, il est clair qu'elle ne relèverait pas de l'article 36 et serait interdite.

    Toutefois, à l'heure actuelle, il y a lieu d'admettre que le fait de disposer d'un approvisionnement approprié en pétrole est crucial pour le bien-être de l'État, afin de pouvoir garantir le fonctionnement des services essentiels et l'approvisionnement. L'État a un intérêt fondamental et légitime, lorsqu'il utilise les moyens voulus, à protéger l'approvisionnement en pétrole, qui, pour certains usages, n'a pas de substitut et diffère peut-être en cela d'autres produits auxquels il a été fait référence.

    On a beaucoup débattu en l'espèce du point de savoir si des mesures prises par l'État pour protéger son approvisionnement en pétrole pourraient relever de l'«ordre public» ou de la «sécurité publique». De ces deux notions, celle d'«ordre public» semble plus générale puisqu'elle fait intervenir des intérêts essentiels de l'État de manière assez large pour couvrir, comme dans l'affaire 7/78 Regina/Thompson (Recueil 1978, p. 2247), la protection du droit de frappe de la monnaie.

    Il est clair que la «sécurité publique» ne se limite pas à la sécurité militaire extérieure qui rentre largement dans le cadre des articles 223 à 225 du traité, lesquels ne sont pas invoqués en l'espèce. A notre avis, elle n'est pas non plus limitée à la sécurité intérieure, au sens de la défense du droit et de l'ordre, laquelle ne va pas aussi loin que les «troubles intérieurs graves affectant l'ordre public» que recourvre l'article 224, bien qu'elle puisse les inclure. La garantie de l'approvisionnement essentiel en pétrole nous paraît pouvoir rentrer dans le cadre de la «sécurité publique» dans la mesure où cette garantie est vitale pour la stabilité et la cohésion de la vie d'un État moderne. Si nous n'avions pas été amenés à adopter cette opinion, nous aurions conclu que cette garantie était susceptible de relever de l'«ordre public».

    Mais ce n'est là que le début du problème. S'il est possible que des restrictions à l'importation de pétrole soient justifiées par des raisons de sécurité publique ou d'ordre public, ainsi que nous ile pensons, est-ce le cas de ces restrictions particulières? La réponse à cette question nécessite l'examen des motifs, du caractère impératif et de l'effet des restrictions quantitatives et des restrictions en matière de prix qui ont été imposées- Pour cette seule raison, il est impossible de répondre à la question 2 a) de manière affirmative uniquement à la lecture du texte de l'ordonnance. S'il fallait répondre à la question sur la base de l'ordonnance et des faits établis, nous ne serions pas convaincu pour notre part que la preuve a été faite que les restrictions en question sont justifiées. Cependant, à notre avis, répondre à la question uniquement sur la base de ces faits constituerait à ce stade une erreur. Le juge a souligné qu'il n'avait pas recueilli de preuves ni entendu l'ensemble des moyens des parties, et il nous semble que les défenderesses sont en droit de voir l'affaire soumise à un examen exhaustif avant que la décision finale ne soit prise.

    Nous croyons comprendre que ce que le juge désire obtenir (s'il est impossible de répondre sans plus à la question 2a), c'est une indication sur les considérations qui doivent entrer en ligne de compte.

    En premier lieu, il est clair qu'il appartient à l'État membre de prouver que les restrictions particulières visées étaient justifiées sur la base des trois principes que nous avons mentionnés et ce n'est pas là une tâche facile. Contrairement à ce que semble affirmer le défenseur du gouvernement irlandais, le simple fait que le gouvernement ait décidé de manière discrétionnaire d'adopter les mesures en question ne constitue pas une justification.

    Pour trancher cette question, il convient d'abord d'éliminer tous les avantages économiques qui en découlent, quelque intérêt qu'ils puissent avoir en soi. Ainsi la protection de l'emploi, toute amélioration de la balance des paiements, le profit financier, l'intérêt de maintenir en activité une industrie nationale et, pour des raisons commerciales, d'éviter d'acheter à des fournisseurs en dehors du pays, ne contribuent pas à établir que les mesures sont justifiées.

    En second lieu, selon nous, les mesures adoptées ne sont pas justifiées s'il existe d'autres moyens n'impliquant pas de restriction au droit d'acheter des importations en provenance d'autres Etats membres ou s'il est raisonnablement possible de mettre en place de tels moyens. Dans ce contexte, il est nécessaire d'envisager non seulement les contrats qui pourraient être conclus avec d'autres compagnies pétrolières, mais aussi les droits et obligations existant sur le plan communautaire. Nous ne songeons pas uniquement au «principe de solidarité inscrit parmi les fondements de la Communauté» (affaire 77/77 BP/Commission, Recueil 1978, p. 1513) et aux dispositions générales du traité, mais aussi aux directives et décisions spécifiques auxquelles nous avons fait référence plus haut.

    En application de la directive 72/425, par exemple, chaque État membre est tenu de détenir des stocks minimaux de produits pétroliers équivalant au moins à 90 jours de consommation moyenne, — ces stocks pouvant être constitués ou dans l'État membre en question ou, après accord avec le gouvernement, dans un. autre État membre, auquel il est interdit d'interférer dans leur transfert vers l'État membre pour le compte duquel ces stocks ont été constitués. Si des problèmes se posent en matière d'approvisionnement de la Communauté en pétrole, des dispositions prévoient une consultation entre les États membres et la coordination des mesures à prendre par ceux-ci. Lorsque des difficultés surviennent dans l'approvisionnement en pétrole brut ou produits pétroliers, la Commission peut décider de subordonner les échanges intracommunautaires à un système d'autorisation d'exportation. Le principe est exprimé dans les considérants de la décision n° 77/186, à savoir «conformément au principe de solidarité et de non-discrimination, la charge des déficits dans les approvisionnements en pétrole brut et produits pétroliers doit être partagée entre les États membres de manière équitable». Il existe également des dispositions visant à autoriser ou exiger des restrictions à la consommation et l'octroi d'une priorité d'accès à des produits pétroliers à des groupes particuliers d'utilisateurs.

    Ces dispositions sont très utiles pour garantir que les pénuries de pétrole de la Communauté recevront une solution au niveau communautaire. Si elles fournissent des garanties suffisantes à un État membre eu égard à ses besoins probables en cas de crise, d'autres mesures ne seraient, à notre avis, pas justifiées au titre de l'article 36 du traité (voir affaire 35/76, Simmenthal/Ministero delle Finanze, Recueil 1976, p. 1871 et. affaire 5/77, Tedeschi, Recueil 1977, p. 1555). Si c'est un fait que l'Irlande n'a pas maintenu ce niveau de stocks, à moins que ce ne soit pour des raisons indépendantes de sa volonté, la conclusion est la même puisqu'il est clair qu'elle aurait dû le faire.

    Si l'on considère que 90 jours de stocks ne sont pas suffisants et que ces accords ne constituent pas une garantie appropriée, on est contraint de se demander pourquoi alors ne pas détenir des stocks plus importants; pour avoir des réserves suffisantes.

    Par ailleurs, l'Irlande est membre de l'Agence internationale de l'énergie créée par décision du Conseil de l'organisation pour la coopération et le développement économique. Le programme international de l'énergie mis en œuvre par cet organisme prévoit des mesures destinées à garantir un approvisionnement suffisant ainsi que des mesures d'urgence lorsqu'un pays participant subit, ou est raisonnablement susceptible de subir, une réduction de ses approvisionnements en pétrole.

    En troisième lieu, les mesures en question ne sont pas justifiées si elles n'atteignent pas leur objectif en matière de sécurité publique. Comme la Commission l'a prétendu, il paraît très douteux que même la présence d'une raffinerie y réussira nécessairement. Les situations de crise naissent d'une pénurie de pétrole brut. Si un pays cesse de fournir du pétrole brut, posséder une raffinerie n'apporte rien. En des temps où il y a suffisament de pétrole brut, la capacité de raffinage de la Communauté est, affirme-t-on, en tout état de cause excédentaire, de sorte qu'on peut se procurer du pétrole raffiné. En conséquence, même si pour maintenir la raffinerie en activité, il est essentiel d'empêcher les négociants d'acheter jusqu'à 35 % de leur approvisionnement en dehors de Whitegate, il n'en résulte pas qu'en cas de crise Whitegate sera en mesure d'assurer l'approvisionnement; à vrai dire, il se peut que les fournisseurs de pétrole raffiné ne soient pas en mesure ou ne veuillent pas prêter leur concours devant la réduction du volume de leurs importations.

    On peut également se demander s'il est véritablement nécessaire d'obliger les négociants à acheter à l'INPC. Le gouvernement a avancé des raisons à cela qu'il faudra examiner, en particulier, le point de savoir si les compagnies pétrolières n'achèteraient pas si elles n'y étaient pas forcées ou en tout état de cause la proportion de la production de Whitegate qui serait achetée spontanément non seulement par les grandes entreprises mais également par les petites.

    En quatrième lieu, les mesures doivent être proportionnées par rapport au but à atteindre. Cela amène, entre autres, à se pencher sur le chiffre de 35 %. A première vue, ce pourcentage ne paraît pas exagéré, mais une question nécessite réflexion. Au cours des débats sur le projet de loi qui ont eu lieu le 13 juillet 1982, le ministre a exposé que la limite supérieure de 35 % correspondait en gros au niveau d'exploitation minimal de la raffinerie et, en représentant environ 35 % du marché irlandais, «elle réduira la charge qui pèse sur l'économie de manière générale et sur les compagnies pétrolières se trouvant dans une mauvaise conjoncture économique». D'autre part, on a fait valoir qu'«une telle limite était souhaitable dans la mesure où elle représentait les besoins stratégiques nationaux minimaux en cas de crise aiguë». Par rapport à l'obligation communautaire de maintenir un certain niveau de stocks, il nous semble en fait difficile de justifier une restriction aux échanges en vue de préserver des moyens stratégiques nationaux minimaux. A l'audience, l'avocat de l'Irlande a précisé que, comme le ministre semble l'indiquer, la véritable idée était de vendre la quantité équivalant à la capacité d'exploitation effective minimale de la raffinerie. Il y a lieu de la maintenir en activité pour pouvoir augmenter la production en cas d'urgence. Cependant, la production et la capacité d'exploitation minimale ont apparemment été réduites à la suite d'une baisse de la demande alors que le pourcentage de 35 % a été maintenu. Quel est le montant minimal requis pour maintenir l'usine en service?

    La question du prix demandé réclame une attention particulière à la lumière de l'affaire Duphar par exemple. Nous entrevoyons difficilement comment ce prix, basé sur les frais et charges de l'INPC, pourrait être justifié sur la base des arguments avancés jusque-là, mais il appartient à la juridiction nationale de mener des recherches dans le cadre des dispositions de l'article 92 du traité qui, s'il est applicable, permet de vendre des produits à des prix compétitifs et encourage de la sorte les opérateurs, pas seulement, répétons-le, les grandes sociétés mais aussi les petites, à acheter à Whitegate.

    Il importe également en l'espèce de rechercher si, tout en ayant peut-être été justifiée lors de son introduction, cette restriction est encore susceptible de l'être alors qu'apparemment la qualité s'est améliorée et les coûts, et donc les prix, ont été réduits, et que l'approvisionnement aurait pu être réglé par d'autres dispositions.

    En outre, nous estimons qu'une telle restriction ne peut être justifiée que dans la mesure où elle assure la protection des besoins en pétrole et produits pétroliers pour des services et un approvisionnement essentiels.

    Enfin, il y a lieu de s'interroger sur le point de savoir si ces mesures constituent un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée aux échanges entre les États membres.

    Comme nous l'avons déjà montré, c'est au juge national qu'il appartient de trancher toutes ces questions. De toute façon, ce n'est que si elle remplit ces critères que cette restriction aux importations est susceptible d'être justifiée par des raisons de sécurité publique ou d'ordre public. L'adoption de critères moins rigoureux rendrait trop aisée l'utilisation des notions d'«ordre public» et de «sécurité publique» dans un sens restreignant le concept de base d'un marché commun entre les États membres. Comme le disait le juge Burrough dans Richardson/Mellish (1824) (2 Bing 229, p. 252), l'ordre public «est un cheval très fougueux dont vous ne savez jamais où il vous entraînera lorsque vous l'enfourchez». La domaine de la «sécurité publique» mérite, lui aussi, une attention prudente.

    Pour ces motifs, nous sommes d'avis qu'il convient de répondre en ce sens aux questions posées:

    1)

    Une réglementation nationale qui exige des importateurs de produits pétroliers dans un État membre d'acheter auprès d'une raffinerie étatique de pétrole jusqu'à 35 % de leurs besoins en huiles de pétrole est prohibée par l'article 30 du traité.

    2)

    Une telle réglementation est justifiée aux termes de l'article 36 par des raisons de sécurité publique et donc pas interdite par l'article 30, s'il est nécessaire pour des raisons autres qu'économiques de maintenir des services et approvisionnement essentiels. Cette nécessité n'existe pas lorsque l'approvisionnement requis en pétrole peut être assuré par d'autres moyens qui ont un effet moins restrictif sur les importations, tel que le stockage.

    Les frais occasionnés aux parties au principal par la procédure de renvoi relèvent de la décision au principal. Il n'y a pas lieu de statuer sur les dépens de la Commission et du gouvernement du Royaume-Uni.


    ( 1 ) Traduit de l'anglais.

    ( 2 ) Directives 68/414 du 20. 12. 1968 (JO L 308, 1968, p. 14), 72/425 du 19. 12. 1972 (JO L 291, 1972, p. 154) et 73/238 du 24. 7. 1973 (JO L 228, 1973, p. 1) et décisions 68/416 du 20. 12. 1968 (JO L 308, 1968, p. 19), 77/186 du 14. 2. 1977 (JO L 61, 1977, p. 23, amendé par la décision 79/879 du 22. 10. 1979, JO L 270, 1979, p. 58), 77/706 du 7. 11. 1977 (JO L 292, 1977, p. 9), 78/890 du 28. 9. 1978 (JO L 311, 1978, p. 13) et 79/639 du 15. 6. 1979 (JO L 183, 1979, p. 1).

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