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Document 61980CC0096

    Conclusions de l'avocat général Warner présentées le 28 janvier 1981.
    J.P. Jenkins contre Kingsgate (Clothing Productions) Ltd.
    Demande de décision préjudicielle: Employment Appeal Tribunal - Royaume-Uni.
    Égalité de rémunération.
    Affaire 96/80.

    Recueil de jurisprudence 1981 -00911

    ECLI identifier: ECLI:EU:C:1981:21

    CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

    JEAN-PIERRE WARNER,

    PRÉSENTÉES LE28 JANVIER 1981 ( 1 )

    Monsieur le Président,

    Messieurs les Juges,

    Cette affaire vient devant la Cour par le biais d'une demande de décision préjudicielle présentée par l'Employment Appeal Tribunal, siégeant à Londres. Elle soulève des questions d'interprétation de l'article 119 du traité CEE quant aux droits des travailleurs à temps partiel. D'un certain point de vue, elle pose aussi, au sujet des droits de ces travailleurs, des questions d'interprétation de la directive du Conseil 75/117/CEE, la «directive sur l'égalité des rémunérations».

    La demanderesse dans la procédure devant l'Employment Appeal Tribunal est M me Jeanette Pauline Jenkins. Le défendeur est son employeur, Kingsgate (Clothing Productions) Limited.

    Il exerce à Harlow, dans l'Essex, et à Milton Constable, dans le Norfolk, l'activité de fabricant de costumes et de manteaux de dames. M me Jenkins est employée dans son usine de Harlow comme machiniste à temps partiel. Elle travaille environ 30 heures par semaine. C'est une travailleuse expérimentée, capable de faire marcher et qui fait marcher en fait, une variété de machines, telles que des machines pour boutonnières, des machines à faufiler, etc.

    Dans cette affaire, la situation à l'usine du défendeur de Milton Constable où, semble-t-il, il n'y a pas de travailleurs à temps partiel, ne nous intéresse pas.

    Dans son usine de Harlow, le défendeur emploie environ 90 personnes. Selon des informations qu'il a données à l'Indus-trial Tribunal devant lequel l'affaire a été portée en première instance, le personnel de cette usine comprenait, à cette époque, 83 travailleurs à temps plein: 34 hommes et 49 femmes, dont la semaine normale de travail était de 40 heures. Il comprenait aussi six travailleurs à temps partiel: cinq femmes (y compris M me Jenkins) et un homme M. A. Kreitzmann. Ce dernier était considéré comme un cas exceptionnel. Il avait été récemment mis à la retraite et avait exceptionnellement été autorisé à rester au-delà de l'âge normal de la retraite. C'était un ouvrier expérimenté capable de faire presque tous les travaux dans l'usine. L'accord passé entre lui et le défendeur stipulait que, pendant une période d'essai, il travaillerait 16 heures par semaine. Nous n'avons pas eu d'informations sur ce qui s'est passé à la fin de cette période d'essai.

    Avant novembre 1975, le défendeur a payé son personnel masculin et féminin à des taux différents, mais aucune différence n'était faite dans les taux horaires des travailleurs à temps plein et à temps partiel, masculins ou féminins. La législation britannique sur l'égalité de traitement des travailleurs masculins et féminins (composée essentiellement de l'Equal Pay Act de 1970, tel qu'il a été amendé et d'une partie du Sex Discrimination Act de 1975) est entrée en vigueur le 29 décembre 1975. Au cours de ce mois de novembre, après des négociations avec l'association de son personnel et avec le syndicat intéressé, le National Union of Tailors and Garment Workers, le défendeur, a fixé de nouveaux taux de salaire, en vertu desquels les travailleurs à temps plein de l'un et l'autre sexe étaient payés au même taux horaire, comme l'étaient les travailleurs à temps partiel de l'un et l'autre sexe. Toutefois, en vertu de ces taux, les travailleurs à temps partiel — c'est-à-dire ceux travaillant moins de 40 heures par semaine — étaient payés 10 % de moins par heure que les travailleurs à temps plein. Ce taux horaire inférieur était également applicable à tout travailleur qui, quoique recruté comme travailleur à temps plein, n'accomplissait pas régulièrement 40 heures de travail par semaine. Les samedis matins, le «temps supplémentaire» était disponible pour les travailleurs à temps plein et à temps partiel, à des taux de prime.

    Finalement, depuis novembre 1975, tous les ouvriers du défendeur, hommes ou femmes, étaient payés aux mêmes taux horaires, excepté que les ouvriers à temps Eartiel étaient payés 10 % de moins par eure. Ce traitement a été appliqué à M me Jenkins et aux autres travailleurs féminins à temps partiel de l'usine de Harlow, et également à M. Kreitzmann.

    Une abondante documentation nous a été fournie pour montrer que, dans l'ensemble de la Communauté, environ 90 % des travailleurs à temps partiel sont des femmes, la plupart du temps des femmes mariées ayant des responsabilités familiales. Cette documentation comprend principalement un avis du Comité économique et social du 1er juin 1978 sur l'emploi à temps partiel et ses effets (JO n° C 269 du 13. 11. 1978, p. 56), un article intitulé «Part-time employment in the European Community», publié par l'Organisation internationale du travail dans la «International Labour Review» de mai-juin 1979 (volume 118, n° 3, p. 299), un article intitulé «Part-time working in Great Britain», publié dans la «Gazette» du ministère britannique de l'emploi de juillet 1979 (p. 671) et une communication de la Commission au groupe permanent pour l'emploi du 17 juillet 1980, intitulée «Le travail volontaire à temps partiel» (COM(80) 405 final). La proportion des femmes parmi les travailleurs à temps partiel varie d'État membre à État membre. Si l'on prend, par exemple, les chiffres résultant des «Enquêtes par sondage sur les forces de travail» (tableau 3 joint en annexe à la communication de la Commission), la proportion était la plus élevée en Allemagne et au Royaume-Uni (93 °/o), moyenne au Danemark et en Belgique (91 et 88 %), plus faible en France et aux Pays-Bas (81 %) et la plus faible en Irlande et en Italie (68 et 67 %). Il n'existe pas d'indications chiffrées pour le Luxembourg. Les chiffres peu élevés de l'Irlande et de l'Italie paraissent liés au fait que le travail à temps partiel est moins répandu dans les pays où le taux d'emploi des femmes est faible (voir la communication de la Commission aux pages 3 et 4). La proportion varie aussi d'une activité à l'autre, étant, semble-t-il, la plus faible dans l'agriculture et la plus élevée dans les activités de service. En général, les travailleurs masculins à temps partiel sont soit des étudiants soit des hommes d'un certain âge soit encore des invalides partiels.

    A la fin de la procédure écrite, la Cour a posé à la Commission une question en vue de s'assurer s'il existait dans les États membres une législation exigeant que le salaire des travailleurs à temps partiel soit proportionnel à celui des travailleurs à temps plein. La réponse de la Commission, qui était fondée sur les réponses à certaines enquêtes qu'elle avait effectuées auprès des gouvernements, des organisations d'employeurs et des syndicats dans les États membres, a montré qu'aucun État membre n'avait une telle législation, bien que le gouvernement français ait adopté un projet de loi en ce sens en septembre 1980. Toutefois, la réponse a montré aussi que, dans de nombreux États membres, les conventions collectives avaient en général atteint ce résultat. En Italie, on est même parvenu à ce que, dans certains cas, le salaire pour le travail à temps partiel soit proportionnellement plus élevé que celui du travail à temps plein. Ce n'est qu'au Royaume-Uni que l'on a reconnu qu'il n'était pas rare que le travail à temps partiel soit payé à des taux horaires inférieurs.

    Le présent litige a débuté par une demande présentée par M me Jenkins à l'Industrial Tribunal le 3 octobre 1978.

    Il ne semble pas qu'il ait été fait mention du droit communautaire dans la procédure devant ce tribunal. M me Jenkins a alors fondé sa plainte sur la législation britannique. Elle a allégué qu'elle avait été embauchée pour le même travail qu'un machiniste masculin de même grade travaillant à temps plein et que le fait de ne pas lui payer le même taux horaire de base contrevenait à cette législation. Le défendeur a reconnu que M me Jenkins avait été embauchée pour un même travail que l'homme. Pour sa défense, il s'est fondé sur une disposition de la législation britannique, la section 1 (3) de l'Equal Pay Act de 1970 tel qu'il a été amendé par le Sex Discrimination Act de 1975, dont l'effet est d'exempter du régime de cette législation «une différence entre le contrat de la femme et celui de l'homme si l'employeur prouve que la différence est véritablement due à une différence pertinente (autre que la différence de sexe) entre son cas et le sien». Le défendeur soutenait que la raison pour laquelle il paye les travailleurs à temps partiel à un taux inférieur à celui des travailleurs à temps plein n'avait rien à voir avec leur sexe mais qu'il désirait décourager l'absentéisme dans son usine et encourager tout son personnel (y compris M me Jenkins) à travailler une semaine complète de 40 heures, de manière que ses machines soient utilisées chaque jour pendant le plus grand nombre d'heures possible.

    Après avoir entendu la déposition d'un certain nombre de témoins, l'Industrial Tribunal a estimé que l'argument du défendeur était justifié et, en conséquence, il a admis son moyen de défense. Le tribunal a estimé que, puisque M meÍenkins ne travaillait que 75 % des teures que le défendeur désirait la voir accomplir, il existait une différence pertinente, autre que le sexe, entre son cas et celui de l'homme et que le taux différent de salaire était par conséquent justifié. Toutefois, le tribunal a fait remarquer que, tandis que telle était sa conclusion sur le plan juridique, si des taux différents de salaire étaient légalement payables à des travailleurs à temps partiel et à des travailleurs à temps plein, «ce fait présentait en soi un certain relent d'inégalité entre les sexes parce que, par la nature même des choses, les travailleurs à temps partiel sont pour la plupart nécessairement des femmes».

    C'est de cette décision que M me Jenkins fait maintenant appel devant l'Employment Appeal Tribunal.

    Devant cette juridiction, l'avocat de M me Jenkins a reconnu, qu'eu égard aux constatations de fait de l'Industrial Tribunal et à certaines décisions antérieures de l'Employment Appeal Tribunal lui-même, il ne pouvait pas avoir gain de cause devant ce dernier sur la base de la législation britannique seule. A la place, il a fait valoir des arguments fondés sur l'article 119 du traité et sur l'article 1 de la directive sur l'égalité des rémunérations.

    Telles sont les circonstances dans lesquelles l'Employment Appeal Tribunal a posé à la Cour les questions suivantes:

    «1.

    Le principe d'égalité de rémunération qui figure à l'article 119 du traité CEE et à l'article 1 de la directive sur l'égalité des rémunérations exige-t-il que la rémunération accordée pour un travail payé au temps soit la même, et cela indépendamment:

    (a)

    du nombre d'heures ouvrées par semaine, ou

    (b)

    de la question de savoir si l'employeur a économiquement intérêt à encourager ses salariés à faire la semaine de travail la plus longue possible, et s'il a donc intérêt à verser une rémunération plus élevée aux travailleurs faisant 40 heures par semaine qu'à ceux qui travaillent moins e 40 heures par semaine?

    2.

    Si la réponse à la question 1 (a) ou (b) est négative, quels critères faut-il utiliser pour établir si le principe de l'égalité de rémunération s'applique ou non lorsqu'il existe une différence dans les salaires horaires liée au nombre total d'heures de travail par semaine?

    3.

    La réponse à la question 1 (a) ou (b) ou à la question 2 serait-elle différente (et, dans ce cas, à quels égards) s'il devait s'avérer qu'un pourcentage considérablement plus faible de travailleurs féminins que de travailleurs masculins est en mesure d'effectuer le nombre minimum d'heures par semaine qui est requis pour pouvoir prétendre au salaire horaire à taux plein?

    4.

    Les dispositions de l'article 119 du traité CEE ou de l'article 1 de la directive citée qui sont applicables à la matière, selon le cas, sont-elles, directement applicables en l'occurrence dans les Etats membres?»

    Aucune argumentation ne nous a été présentée au nom du défendeur. Nous possédons ses rapports et ses comptes pour la période qui a pris fin le 30 novembre 1978; ils font apparaître qu'il s'agit d'une société relativement petite qui ne se trouve pas dans une situation financière solide. Elle est probablement typique de beaucoup d'entreprises de confection. Elle a estimé que, sans l'assistance judiciaire, elle ne pourrait pas se permettre d'être représentée devant la Cour. Une demande d'assistance judiciaire présentée en son nom a toutefois été rejetée par la première chambre.

    D'autre part, M me Jenkins a été soutenue, au cours de son procès, par son syndicat, le National Union of Tailors and Garment Workers, et par l'Equal Opportunities Commission qui, comme vous le savez Messieurs, est un organisme public établi en Grande-Bretagne par le Sex Discrimination Act de 1975, et doté, entre autres, du pouvoir de prêter assistance dans les procédures judiciaires visant à éliminer les discriminations entre hommes et femmes. Son argumentation nous a donc été présentée de manière très complète.

    Outre cela, nous avons bénéficié d'observations écrites des gouvernements belge et britannique et d'observations écrites et orales de la Commission. Les observations du gouvernement belge ont été très brèves et s'en sont tenus aux faits en ce qui concerne la situation juridique des travailleurs à temps partiel en Belgique. D'une manière générale, celles du gouvernement britannique soutenaient le défendeur, tandis que celles de la Commission soutenaient M me Jenkins.

    Nous nous proposons de commencer, comme les avocats l'ont fait dans leur argumentation, par traiter des questions de l'Employment Appeal Tribunal dans la mesure où elles se rapportent à l'article 119 du traité et de considérer ultérieureme nt l'importance possible de l'article 1 de la directive sur l'égalité des rémunérations.

    La première question de l'Employment Appeal Tribunal fait ressortir ce que nous pouvons peut-être appeler une argumentation à deux volets qui a été placée au premier plan de la thèse de M me Jenkins, et qui a été soutenue par la Commission. Le sens de cette argumentation était en premier lieu que les termes mêmes de l'article 119 exigeaient que le salaire pour un travail payé au temps soit le même indépendamment du nombre d'heures ouvrées chaque semaine et, en second lieu, qu'en vertu de l'article 119, tout bénéfice commercial qu'un employeur peut tirer d'un encouragement au travail à temps plein en le rémunérant à des taux plus élevés, est sans importance.

    Tel que nous l'avons compris, le premier volet de l'argumentation était fondé sur les termes du troisième alinéa de l'article 119 qui sont les suivants:

    «Légalité de rémunération, sans discrimination fondée sur le sexe, implique:

    (a)

    que la rémunération accordée pour un même travail payé à la tâche soit établie sur la base d'une même unité de mesure;

    (b)

    que la rémunération accordée pour un travail payé au temps soit la même pour un même poste de travail».

    L'argumentation reposait sur la supposition que cette expression «un même poste de travail» dans le sous-alinéa (b) signifiait qu'un «poste de travail» était le même, qu'il s'agisse de temps partiel ou de temps plein. Toutefois, admettre cette supposition nous paraît revenir à traiter l'expression «le même poste de travail» dans ce sous-alinéa comme ayant la même signification que l'expression «un même travail» dans le premier paragraphe de l'article 119 et dans le sous-alinéa (a) du troisième paragraphe.

    Il n'est pas douteux que M me Jenkins accomplissait un «même travail» que les travailleurs à temps plein de son grade. En fait, s'il n'en avait pas été ainsi, son cas ne se serait pas posé. Dans ces conditions, affirmer que, bien qu'ils fussent employés à temps plein et elle seulement à temps partiel, leurs «travaux» étaient les mêmes nous paraît impliquer que «un même travail» et «un même poste de travail» sont employés à l'article 119 comme synonymes.

    A notre avis, le changement de «equal work» au premier alinéa de l'article 119 en «the same work» au sous-alinéa (a) du troisième alinéa, n'a aucune importance, car cette modification n'est faite que dans les textes anglais et irlandais du traité. Mais le changement de «equal» (ou «the same») «work» en «the same job» a lieu dans tous les textes du traité et il semble être voulu. Il vous paraîtra peut-être utile de voir les équivalents dans les autres langues. Ce sont:

    Danois:«samme arbejde» et «samme slags arbejde»;

    Allemand:«gleiche Arbeit» et «gleicher Arbeistplatz»;

    Grec:«omoia ergasia» et «omoia thesi»;

    Français:«même travail» et «même poste de travail»;

    Irlandais:«obair chomhionann» et «ceann oibre céanna»;

    Italien:«stesso lavoro» et «posto di lavoro uguale»;

    Néerlandais:«gelijke arbeid» et «zelfde functie».

    Nous ne pensons donc pas qu'il soit possible de considérer que le texte de l'article 119 oblige à admettre la conclusion soutenue au nom de M me Jenkins et de la Commission. Ces termes sont pour le moins compatibles avec l'opinion selon laquelle un travailleur à temps partiel et un travailleur à temps plein n'ont pas «le même poste de travail», même s'ils font «un même travail».

    Les arguments avancés au nom de M me Jenkins et au nom de la Commission à l'appui du second volet de l'argumentation étaient différents.

    L'avocat de M me Jenkins s'est fondé sur ce qu'il a appelé le «Clay Cross

    approach», d'après la décision de la Court of Appeal d'Angleterre et du pays de Galles dans l'affaire Clay Cross (Quarry Services) Ltd/Fletcher (1979) I.C.R., p. 1. Dans cette affaire, une femme employée comme commis aux ventes réclamait l'égalité de salaire avec un homme qui avait été recruté plus tard qu'elle pour faire le même travail, En fait, elle avait dû lui montrer comment faire son travail. Il était payé à un taux hebdomadaire supérieur au sien parceque, lorsque le poste qu'il occupait était evenu vacant, il avait été le seul candidat convenable pour l'occuper et parce qu'il avait demandé à recevoir le même salaire que celui qu'il gagnait dans son poste antérieur. Pour les employeurs, il était indifférent de recruter un homme ou une femme et ils soutenaient, en vertu de la section 1 (3) de l'Equal Pay Act 1970 tel qu'il a été amendé, que la différence entre le contrat de la femme et celui de l'homme était due à une différence pertinente, autre que celle du sexe, entre son cas et le sien. La Court of Appeal a rejeté cette thèse pour des motifs dont Lord Denning a énoncé la nature de la manière suivante;

    «L'employeur peut ne pas avoir l'intention de faire une discrimination contre la femme en la payant moins; mais si le résultat de son action est qu'elle se trouve victime d'une discrimination, alors la conduite de l'employeur est illégale, qu'il en ait eu ou non l'intention.

    Un employeur ne peut pas éluder ses obligations en vertu de la loi en disant: ‘Je le paie davantage parce qu'il m'a demandé davantage’ ou bien ‘je la paie moins parce qu'elle voulait bien venir pour moins’. Si une excuse de ce genre était admise, la loi resterait lettre morte. Telles sont les raisons précises pour lesquelles il existait une inégalité de salaire avant cette loi. Telles sont les circonstances précises dans lesquelles cette dernière est destinée à s'appliquer».

    A notre avis, ces considérations sont aussi applicables dans le contexte de l'article 119 du traité que dans celui de la législation britannique qui intéressait Lord Denning. Mais nous ne pouvons trouver aucun appui dans l'affaire Clay Cross en faveur de la thèse d'une grande portée que l'avocat de M me Jenkins a cherché à en tirer, à savoir que tout bénéfice commercial qu'un employeur peut obtenir en faisant une différence entre des catégories de travailleurs est sans importance. A notre avis, l'affaire Clay Cross, dont les jugements doivent être lus à la lumière de ses faits, n'entre pas en considération ici. Il en serait autrement s'il était permis de conclure que la véritable raison pour laquelle le défendeur payait ses travailleurs à temps partiel à un taux horaire inférieur à celui des travailleurs à temps plein était que les travailleurs à temps partiel sont généralement des femmes dont la position sur le marché du travail est plus faible que celle des hommes, ou que cette différenciation était une survivance de l'époque où le défendeur payait tout son personnel féminin à des taux inférieurs à ceux de son personnel masculin. Toutefois, eu égard aux constatations de l'Industrial Tribunal, une telle conclusion n'est pas admissible.

    Les affirmations de la Commission à l'appui du second volet de cette argumentation nous ont paru peu convaincants, en partie parce que leur contenu était politique plutôt que juridique et en partie parce qu'elles semblaient être fondées sur la supposition que la discrimination entre travailleurs à temps plein et travailleurs à temps partiel doit toujours être assimilée à une discrimination entre hommes et femmes, indépendamment des circonstances de chaque cas particulier. Après tout, un cas pourrait se présenter où, en raison des caractères particuliers d'une activité donnée, les travailleurs à temps partiel seraient principalement ou exclusivement des ommes, et la même chose serait vraie des travailleurs à temps plein. Une discrimination quelconque entre eux pourrait alors difficilement être «fondée sur le sexe».

    A notre avis, toute l'argumentation avancée au nom de M me Jenkins et de la Commission sur la première question a négligé le fait que l'article 119 traite et traite uniquement de la discrimination «fondée sur le sexe». Il ne considère pas la discrimination fondée sur d'autres critères. Le fait est, qu'à l'époque en question, le défendeur avait dans son usine de Harlow davantage de travailleurs féminins à temps plein que de travailleurs masculins à temps plein et que les travailleurs à temps plein de l'un et l'autre sexe étaient payés au même taux. De plus, l'Industrial Tribunal a établi en fait, sur la base des témoignages qu'il avait entendus, que le défendeur avait des raisons fondées de payer ses travailleurs à temps partiel à un taux horaire inférieur à celui de ses travailleurs à temps plein, indépendamment de leur sexe.

    Dans l'affaire 129/79 Macarthys Ltd Smith (1980) Recueil p. 1275, la Cour a déclaré:

    «Il faut admettre cependant ... qu'on ne saurait exclure qu'une différence de rémunération entre deux travailleurs occupant un même poste de travail, mais à des périodes différentes dans le temps puisse s'expliquer par l'intervention de facteurs étrangers à toute discrimination selon la différence de sexe. Il s'agit là d'une question de fait qu'il appartient au juge d'apprécier» (attendu n° 12).

    A notre avis, il en est de même d'une différence en taux horaire de salaire entre deux travailleurs accomplissant le même travail pour un nombre d'heures hebdomadaire différent.

    Venons en à la deuxième et à la troisième questions de l'Employment Appeal Tribunal, que nous estimons commode de traiter ensemble.

    Ces questions, en particulier la troisième, font ressortir une argumentation subsidiaire qui a été avancée au nom de M me Jenkins au cas où sa première argumentation ne serait pas admise. Selon cette argumentation, s'il était prouvé qu'une condition donnée pour obtenir un salaire égal pour un travail égal, comme le fait d'accomplir un nombre minimal d'heures chaque semaine, frappait de façon disproportionnée les travailleurs d'un des sexes, l'application d'une telle condition serait contraire au principe de l'égalité de salaire à moins qu'il ne soit prouvé qu'elle était «manifestement liée aux services en question». A l'audience, l'avocat de M me Jenkins a expliqué que cette affirmation signifiait «en clair» que si, comme tel était manifestement le cas, les femmes étaient moins capables de travailler 40 heures par semaine que les hommes, en raison de leurs responsabilités familiales, l'exigence qu'un travailleur doit travailler 40 heures par semaine pour gagner le taux horaire complet doit évidemment frapper, de manière disproportionnée, les femmes, par comparaison avec les hommes. Cela ne signifiait pas nécessairement qu'il y avait discrimination, mais certainement, qu'à première vue, il existait une discrimination de fait, qui exigeait «une justification spéciale de la part de l'employeur». L'avocat a appelé cela le Griggs approach» d'après la décision de la Cour suprême des États-Unis dans l'affaire Griggs/Duke Power Company (1971) 401 U.S. 424.

    La Commission a rejeté catégoriquement cette approche qu'elle a qualifiée de «demi-étape» et dont l'adoption, disait-elle, aboutirait à un système «qui pourrait bien être difficile à contrôler en pratique».

    Néanmoins, c'est à notre avis l'approche correcte, la seule qui concilie la nécessité d'empêcher les discriminations à l'égard des femmes sous le couvert d'une différenciation entre travailleurs à temps plein et travailleurs à temps partiel avec la nécessité de prévenir une injustice pour un employeur qui différencie entre travailleurs à temps plein et travailleurs à temps partiel pour de solides raisons sans aucun lien avec leur sexe. Nous ne sommes pas frappé par l'argument selon lequel cette approche aboutit à un système qu'il serait difficile de contrôler. Il laisse le contrôle aux juridictions nationales qui sont, nous semble-t-il, les mieux qualifiées pour en être chargées.

    Comme on l'a observé plus d'une fois, la Cour suprême des États-Unis et notre Cour se trouvent souvent affrontées à des problèmes semblables. Bien que, naturellement, les dispositions du «Civil Rights Act de 1964» des États-Unis qui était en question dans l'affaire Griggs étaient rédigées différemment de l'article 119 du traité, leur but essentiel était le même, excepté dans la mesure où la disposition en cause dans l'affaire Griggs traitait de la discrimination raciale, et non pas de la discrimination fondée sur le sexe. En fait, dans l'affaire Dothard/Rawlinson (1977) 433 U.S. 321, la Cour suprême a appliqué le même raisonnement à la discrimination fondée sur le sexe. Nous tirons un appui considérable de la constatation que notre conclusion concorde avec celles de cette Cour dans ces affaires.

    Nous tirons un appui semblable du fait que cette conclusion concorde avec une jurisprudence bien connue de votre Cour, affaire 152/73 Sotgiu/Deutsche Bundespost (1974) Recueil volume 1, p. 153; affaire 61/77 Commission/Ireland (1978) Recueil p. 417 et affaire 237/78 CRAM/Toia (1979) Recueil p. 2645. Bien entendu, ces affaires portaient sur la discrimination pour des raisons de nationalité et non pas de sexe. Elles établissent 3u'une règle qui, à première vue, fait une istinction entre des personnes sur la base d'un critère autre que la nationalité enfreint néanmoins une disposition du droit communautaire interdisant cette discrimination si son application conduit en fait au même résultat, à moins que la différenciation ne soit justifiable par des raisons «objectives». Nous ne voyons pas de raison d'appliquer un principe différent à la discrimination fondée sur le sexe.

    Sur cette base, la quatrième question de l'Employment Appeal Tribunal se ramène à ceci: les dispositions de l'article 119 du traité ont-elles un effet direct dans les États membres dans la mesure où un employeur qui paie des taux horaires différents à des travailleurs à temps plein et à des travailleurs à temps partiel est tenu, par ces dispositions, de prouver que la différenciation ne trouve pas son origine dans une discrimination entre hommes et femmes mais est justifiée par des raisons objectives?

    Selon nous, la réponse à cette question est évidemment affirmative. Nous avons déjà indiqué, qu'à notre avis, les juridictions nationales sont les mieux qualifiées pour appliquer le test dans chaque cas. De plus, aucune législation communautaire ou nationale n'est nécessaire pour leur permettre de le faire. Le test est parfaitement clair. Son application ne nécessite que la prise en considération des faits de chaque cas.

    A cet égard, une difficulté apparaît toutefois à la suite de certaines affirmations de la Cour dans l'affaire 43/75, la seconde affaire Defrenne (1976) Recueil volume 1, p. 455, et dans l'affaire Macarthys Ltd/Smith (déjà citées). Nous avons attiré l'attention sur cette difficulté dans nos conclusions dans l'affaire 69/80 Worringham/Lloyds Bank Ltd, qui est encore en instance devant vous. Ces affirmations pourraient être interprétées comme signifiant que le test destiné à déterminer s'il y a discrimination «dissimulée» dans le sens retenu dans les affaires Sotgiu, Commission/Ireland et Toia, est le même que le test destiné à identifier le genre de discrimination à l'égard de laquelle l'article 119 n'a pas d'effet direct. A notre avis, les deux tests ne sont pas les mêmes et nous doutons que la Cour ait jamais voulu affirmer qu'ils l'étaient. En réponse à une question que nous lui avons posée, l'avocat de M me Jenkins nous a dit, à l'audience, qu'il pensait que le problème était un problème de terminologie et nous croyons qu'il avait raison. La confusion est née en majeure partie des textes anglais des arrêts de la Cour en la matière, dans lesquels notamment les termes «overt», d'une part, et «disguised», d'autre part, sont chacun employés, à propos de discrimination, pour désigner des notions à notre avis différentes. Si l'on examine les textes français de ces arrêts, on s'aperçoit que la Cour a constamment utilisé les termes «ostensibles» et «dissimulées» en exprimant la dichotomie dans les affaires Sotgiu, Commission/Ireland et Toia, tandis que, dans la seconde affaire Defrenne et dans l'affaire Macarthys/Smith, elle a employé les expressions contrastantes «directes et ouvertes» et «indirectes et déguisées». Néanmoins, il ne nous semble pas que cette dernière expression, quelle que soit la manière de la rendre en anglais, soit appropriée pour décrire les genres de discrimination à l'égard desquels l'article 119 n'a pas d'effet direct. A notre avis, il est plus exact de dire que l'article 119 n'a pas d'effet direct lorsqu'une juridiction ne peut pas appliquer ses dispositions sur la base des simples critères qu'elles établissent elles-mêmes et lorsque, par conséquent, une législation d'exécution, soit communautaire soit nationale, est nécessaire pour établir les critères applicables en la matière. Il serait utile, disons le respectueusement, que dans l'arrêt rendu dans cette affaire, ou peut-être dans l'arrêt rendu dans l'affaire Worringham /Lloyds Bank, vous clarifiiez ce point.

    Enfin, il nous faut traiter de l'article 1 de la directive sur l'égalité des rémunérations. Nous pouvons le faire brièvement. Le premier paragraphe de cet article dispose:

    «Le principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins, qui figure à l'article 119 du traité et qui est ci-après dénommé ‘principe de l'égalité des rémunérations’, implique pour un même travail ou pour un travail auquel est attribué une valeur égale, l'élimination dans l'ensemble des éléments et conditions de rémunération de toute discrimination fondée sur le sexe.»

    Il ne nous semble pas que, pour la présente affaire, ce texte ajoute quelque chose au contenu de l'article 119. Le second paragraphe traite des systèmes de classification professionnelle et n'entre pas en considération dans cette affaire.

    En définitive, nous estimons qu'en réponse aux questions posées à la Cour par l'Employment Appeal Tribunal, vous devriez déclarer ce qui suit:

    1)

    Ni l'article 119 du traité CEE ni l'article 1 de la directive sur l'égalité des rémunérations n'exige que le salaire pour un travail payé au temps soit le même indépendamment du nombre d'heures ouvrées chaque semaine et du bénéfice que l'employeur peut tirer en encourageant le travail à temps plein.

    2)

    Lorsqu'il existe une différence dans les salaires horaires par rapport au nombre total d'heures ouvrées chaque semaine, les dispositions de l'article 119 du traité exigent que l'employeur prouve que la différence est justifiée par des raisons objectives sans aucun lien avec une discrimination quelconque fondée sur le sexe.

    3)

    Dans la mesure où elles posent cette exigence, les dispositions de l'article 119 ont un effet direct dans les États membres en ce sens qu'elles confèrent aux individus des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder.

    4)

    A cet égard, l'article 1 de la directive sur l'égalité des rémunérations n'affecte pas les effets de l'article 119.


    ( 1 ) Traduit de l'anglais.

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