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Document 61975CC0130

Conclusions de l'avocat général Warner présentées le 22 septembre 1976.
Vivien Prais contre Conseil des Communautés européennes.
Affaire 130-75.

Recueil de jurisprudence 1976 -01589

ECLI identifier: ECLI:EU:C:1976:124

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. JEAN-PIERRE WARNER,

PRÉSENTÉES LE 22 SEPTEMBRE 1976 ( 1 )

Messieurs,

Le 15 février 1975, le Conseil a publié au Journal officiel des Communautés européennes (no C 36, p. 7) un avis de concours général «Conseil/LA/108». Il avait pour objet le recrutement d'un expert juriste/linguiste (traducteur) de langue maternelle anglaise et la constitution d'une réserve de recrutement. Il s'agissait d'un concours sur titres et épreuves, ces dernières comprenant des examens écrits et oraux. Les candidats étaient invités à présenter leur candidature à la participation au concours sur un formulaire. Les candidatures devaient être introduites avant le 1er avril 1975.

Le concours a été également annoncé dans la presse juridique (voir annexe 1 à la duplique). En réponse à une telle annonce parue dans le «Law Society's Gazette», la candidate, Mme Pearl Vivien Prais, qui exerce à Londres la profession de «Solicitor» a dûment introduit sa candidature au concours (une copie de son acte de candidature figure à l'annexe 1 au mémoire en défense).

Le 23 avril 1975, le secrétariat général du Conseil a informé par lettre Mme Prais que les épreuves écrites se dérouleraient le 15 mai 1975.

Il est clair que Mme Prais pensait avoir indiqué dans son acte de candidature qu'elle était de religion juive puisqu'elle a écrit au Conseil le 25 avril 1975 pour le remercier de sa lettre du 23 et lui faire savoir ce qui suit:

«Comme je l'ai indiqué dans mon acte de candidature, je suis de religion juive et le 16 est le premier jour de notre fête de Chavouoth (Pentecôte) pendant laquelle nous ne pouvons ni voyager ni écrire. Il ne me sera donc pas possible de subir l'épreuve ce jour-là.

Je vous serais reconnaissant de bien vouloir me proposer une autre date pour cette épreuve.»

(Annexe 2 au mémoire en défense.)

En fait, ainsi qu'il est à présent établi, les candidats n'étaient pas tenus d'indiquer leur religion dans leur acte de candidature et Mme Prais ne l'a pas fait dans le sien.

Le 5 mai 1975 le secrétariat général a répondu, en substance, à Mme Prais comme suit:

«Nous avons le regret de vous informer qu'il n'est pas possible de vous proposer une autre date pour cette épreuve car il est essentiel que tous les candidats subissent l'examen sur la base des mêmes épreuves, passées le même jour, et des arrangements ont déjà été pris pour que l'examen ait lieu le 16 mai à Bruxelles et à Londres.»

(Annexe I à la requête.)

Les épreuves écrites se sont déroulées à Londres et à Bruxelles le 16 mai 1975. Mme Prais n'a participé à celles-ci à aucun des deux endroits. Selon le Conseil il aurait été de même pour un certain nombre d'autres candidats qui avaient écrit qu'il ne pouvaient pas être présents à cette date. Les raisons pour lesquelles ces candidats n'ont pas pu se présenter ne sont pas connues. Il semble, en tout cas, qu'aucun d'entre eux n'ait formulé de réclamation à cet égard.

Le concours a abouti à la nomination au poste vacant de M. David Grant Lawrence qui est intervenu dans cette procédure à l'appui des thèses du Conseil.

Il ne semble pas que le concours ait en fait donné lieu à l'établissement d'une liste de réserve.

Le 14 juillet 1975, Mme Prais a saisi le secrétariat général du Conseil d'une réclamation au sens de l'article 90, paragraphe 2, du statut des fonctionnaires, par laquelle elle contestait la validité de la décision refusant de lui fixer une autre date pour ses épreuves (annexe 2 à la requête). Elle a fait valoir que ce refus a eu pour effet de l'empêcher de prendre part au consours en raison de ses convictions reli gieuses. Elle a invoqué l'article 27 du statut des fonctionnaires qui dispose, entre autres, que «les fonctionnaires sont choisis sans distinction de race, de croyance ou de sexe» et l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme aux termes duquel:

«(1)

Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique le droit de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.

(2)

La liberté de manifester sa religion et ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits des libertés d'autrui».

Mme Prais a fait valoir que «le respect de la liberté religieuse devrait impliquer que les institutions soient prêtes à arrêter les arrangements administratifs permettant aux candidats de passer des examens sans heurter leurs convictions religieuses, tel qu'on le pratique régulièrement lors des examens publics de ce pays». Par «ce pays» elle se référait bien sûr au Royaume-Uni.

Par lettre du 29 septembre 1975, le secrétaire général du Conseil a rejeté la réclamation de Mme Prais (annexe III à la requête). Il disait, entre autres:

«Nous regrettons que vous ayez été placée dans une situation dans laquelle vous avez estimé, en raison de vos convictions religieuses, ne pas pouvoir participer aux épreuves écrites.

Le principe selon lequel les fonctionnaires sont choisis sans distinction de race, de croyance ou de sexe, a toujours été strictement observé lors du recrutement par le Conseil puisque aucun candidat n'est interrogé sur sa religion et que le Conseil ne prend connaissance d'aucune information à cet égard.

Le refus de vous proposer une autre date pour les épreuves était malheureusement inévitable: il aurait été injuste envers les autres candidats de remettre, à la demande d'un seul, les épreuves écrites de l'ensemble des candidats à une autre date à laquelle, alors qu'elle pouvait vous convenir, certains autres n'auraient pas pu participer; en outre il serait contraire au principe de base des examens publics de permettre à un candidat de passer les mêmes épreuves à une date différente ou de subir des épreuves différentes. Pour ces raisons, de telles demandes visant à obtenir une date différente ont toujours été rejetées quels que soient les motifs sur lesquels elles étaient fondées. En conséquence nous sommes dans l'obligation de rejeter votre réclamation à ce sujet.»

Le 23 décembre 1975 Mme Prais a introduit son recours et entamé la présente procédure. A notre avis, c'est à juste titre que le Conseil ne s'est pas opposé à la recevabilité de cette action.

Dans son recours Mme Prais a, entre autres, conclu à «l'annulation des résultats du concours dans la mesure où ils peuvent avoir été affectés par le refus de lui proposer une autre date pour les épreuves écrites». Cependant, lors de l'audience son avocat a clairement indiqué (comme ses observations relatives à la demande d'intervention de M. Lawrence l'avait, dans une certaine mesure, laissé entrevoir) que ce que Mme Prais recherchait en réalité était non pas l'annulation de la nomination de M. Lawrence mais une décision de la Cour de justice confirmant le principe qu'elle invoquait. Peu lui importait la forme que revêtirait la décision de la Cour de justice si elle confirmait ce principe.

C'est également au cours de là procédure orale que le principe invoqué par Mme Prais est enfin clairement apparu. Selon ce principe il y aurait lieu d'assurer l'égalité des chances des candidats de toutes les religions devant l'accès aux services publics des Communautés. Ceci impliquait, selon la requérante, que les institutions communautaires s'assurent lors de l'organisation des concours permettant d'accéder à leurs services, qu'aucun candidat ne serait empêché d'y participer en raison de sa religion. A son avis, différentes méthodes étaient susceptibles d'assurer ce résultat; peu importait la méthode utilisée si le résultat était atteint. Les institutions pouvaient ainsi veiller à ne pas fixer les dates des concours aux jours connus comme fêtes religieuse des religions “prédominantes” ou “principales”. Ou alors elles pouvaient proposer aux candidats empêchés par leur religion de participer aux épreuves le jour fixé, soit des facilités pour les subir à une date différente en étant “surveillés” pendant la période où les autres candidats les passaient, ou bien des arrangements pour subir, à une date différente, des épreuves différentes mais comparables. De l'avis de Mme Prais, l'expérience de certains jurys d'examen au Royaume-Uni a démontré que cette solution était possible et on ne saurait la contester en affirmant qu'elle pouvait être inappropriée sur le plan administratif.

Devant la Cour Mme Prais s'est fondée, comme elle l'avait fait dans sa réclamation introduite au titre de l'article 90, paragraphe 2, du statut des fonctionnaires, sur l'article 27 de ce statut et sur l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans son argumentation, elle a également invoqué des constitutions et lois des États membres protégeant la liberté de religion, et l'article 14 de la Convention européenne aux termes duquel:

“La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, le régime national ou social, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation”.

Lors de l'audience Mme Prais s'est en outre référée à l'article 21, paragraphe 2, de la Déclaration universelle des droits de l'homme et à l'article 25 de la Convention internationale sur les droits civiques et politiques. En résumé, ces dispositions reconnaissent le droit de tous les citoyens à l'égalité des chances devant l'accès aux services publics de leur pays sans distinction aucune, fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou toute autre distinction.

Pour notre part nous ne pensons pas qu'il soit possible d'aborder l'interprétation des dispositions invoquées par Mme Prais autrement qu'à la lumière de la législation et de la pratique des États membres des Communautés.

A cet égard nous commencerons avec le Royaume-Uni, d'une part parce que nous en connaissons le mieux la situation (grâce, en grande partie, aux preuves produites par Mme Prais) et d'autre part en raison de l'importance de la thèse présentée en son nom selon laquelle l'expérience acquise là-bas démontre qu'il est possible de mettre en pratique le principe qu'elle défend dans le sens qu'elle suggère.

Ces preuves consistent en deux lettres (produites dans l'annexe II à la réplique) dont l'une est adressée à Mme Prais par la “Civil Service Commission” (commission de la fonction publique) et l'autre est écrite par le “Education Officer of the Board of Deputies of British Jews” (le fonctionnaire chargé des questions d'éducation auprès du conseil des représentants des juifs britanniques). Ces documents montrent qu'il y a, en Grande-Britagne, une différence entre la pratique des jurys d'examens professionnels et universitaires d'une part et celle, d'autre part, de la Civil Service Commission qui est l'autorité principalement responsable du recrutement dans la fonction publique.

Il semble que la pratique constante des jurys d'examen professionnels et universitaires au Royaume-Uni soit de prendre, sur demande, d'autres arrangements pour les candidats Israélites pratiquants dont les examens tombent les jours des fêtes religieuse juives. La lettre du fonctionnaire chargé des questions d'éducation du conseil des représentants des juifs britanniques fournit les explications suivantes:

“Les arrangements différents sont généralement les suivants:

une nouvelle épreuve est prévue pour les candidats à une date convenue. Certains organismes professionnels préparent toujours une telle épreuve pour les candidats qui auraient été malades ou autrement indisposés, et les candidats juifs sont normalement autorisés à subir cette épreuve, ou bien

le candidat juif est placé sous la surveillance d'une tierce personne agréée (par exemple, dans les cas d'Oxford et Cambridge un ‘MA’ de l'université, ou dans le cas de ‘l'ICA’ un membre de ‘l'Institute of Chartered Accountants’) à partir du moment où l'examen doit commencer jusqu'à ce qu'il soit lui-même accompagné par le surveillant, après le Sabbat/Yom Tov, à son propre examen. Si, par exemple, la date de l'examen a été fixée le jour du sabbat et que l'étudiant a été autorisé à subir l'examen à une date antérieure, il est surveillé à partir du moment où son examen s'achève jusqu'à ce que tous les candidats aient terminé leurs épreuves.

Dans tous les cas il est généralement admis que les candidats qui ont demandé d'autres arrangements pour des motifs religieux assument tous les frais qui en résultent pour le jury d'examen.»

La lettre de la Civil Service Commission révèle que sa pratique est sensiblement différente. Sous le titre «critère pris en considération lors de la fixation des dates d'examen» elle précise:

«certains facteurs connus susceptibles d'avoir une incidence sur des groupes particuliers de candidats seraient, dans la mesure du possible, pris en considération au moment de l'établissement du programme. A titre d'exemple, le Conseil des représentants des juifs britanniques a, pendant de nombreuses années, mis à la disposition de la Commission une liste des dates considérées comme jours fériés juifs et il a été possible d'éviter les dates qui, de l'avis du Conseil, soulèveraient le plus de difficultés».

La lettre établit, ensuite, de manière catégorique, les points suivants:

«1.

La Commission exige de tous les candidats qu'ils prennent les dispositions leur permettant de participer à l'examen à la date (ou aux dates) fixées.

2.

Un examen n'est pas reporte et sa date n'est pas modifiée pour satisfaire aux besoins d'un candidat en particulier.

3.

Des sessions spéciales distinctes ne sont pas organisées pour les candidats qui ne peuvent pas se présenter aux dates d'examen.

4.

Un candidat qui n'est pas en mesure de se présenter à la date spécifiée serait invité à se présenter au prochain examen similaire inscrit au programme.»

Ces documents ne révèlent pas les raisons de cette différence entre la pratique de la Civil Service Commission et la pratique des jurys d'examen professionnels et universitaires. Une explication possible est que les examens organisés par ces derniers ne sont destines qu'à vérifier si chaque candidat a atteint un certain niveau de compétence, le niveau requis pour son admission à la profession en question ou pour lui attribuer le diplôme qu'il cherche à obtenir. Il n'y a dans un tel examen aucun aspect de concours. En revanche, les examens de la fonction publique ont le caractère de concours. Ils ont pour objet de vérifier lesquels des candidats sont les plus aptes à être nommés à un nombre limité d'emplois. Vous vous souvenez, Messieurs, de l'argument soutenu au nom du Conseil selon lequel, dans le cas d'un tel concours, faute de ne pas faire subir les mêmes épreuves à la même date à l'ensemble des candidats, la comparaison directe entre eux risque d'être moins aisée, et également de son argument selon lequel, si des arrangements spéciaux sont pris pour certains candidats, il peut s'avérer difficile de préserver l'anonymat de leur copie.

Quoi qu'il en soit, deux conclusions importantes peuvent être tirées de ces preuves à propos de la pratique adoptée dans le Royaume-Uni.

La première est qu'elles sont loin de corroborer l'affirmation qui constitue, nous semble-t-il, une partie essentielle de la thèse de Mme Prais, affirmation selon laquelle la situation au Royaume-Uni est de nature à démontrer qu'il est possible, en fait, de mettre en application la règle qu'elle invoque, c'est-à-dire une règle selon laquelle, en tout état de cause, des arrangements doivent être pris pour donner à tous les candidats, quelle que soit leur religion, une chance de participer à chaque concours. C'est manifestement la pratique de la Civil Service Commission plutôt que celle des examens professionnels ou universitaires qui importe ici puisque c'est le recrutement dans le service public qui nous intéresse en l'espèce. La pratique de la Civil Service Commission vise, en substance, à éviter «dans la mesure du possible» de fixer des examens à des dates dont on «sait» qu'elles susciteraient des difficultés pour certaines «catégories particulières de candidats». Une fois que ces dates ont été fixées elle ne sont susceptibles d'aucune dérogation.

La seconde conclusion est que la solution adoptée au Royaume-Uni ne se fonde sur aucune disposition légale. Elle n'est que la conséquence de l'exercice du bon sens allié à l'esprit d'équité.

Aucune preuve n'a été fournie à la Cour en ce qui concerne la situation dans les autres Etats membres. Les recherches que nous avons pu effectuer ont abouti aux constatations suivantes.

Dans certains États membres le recrutement des services publics s'effectue simplement sur la base d'entretiens; il n'y a pas d'épreuves écrites. Il, semble qu'il en soit ainsi au Danemark, aux Pays-Bas et en république fédérale d'Allemagne, à l'exception de la Bavière. Nous en déduisons que dans ces pays la convenance des candidats est prise en considération lorsque la date des entretiens est fixée. En Bavière, où l'on organise des examens ayant le caractère de concours, le problème illustré par la présente affaire n'a, semble-t-il, jamais été rencontré.

En Irlande la Civil Service Commission n'a pas adopté une pratique déterminée aux fins d'éviter des dates particulières, mais lorsqu'elle est informée en temps utile par un candidat qu'il ne sera pas en mesure de concourir à une date particulière elle essaiera, dans la mesure du possible, de tenir compte de cette situation en ne fixant pas les examens à cette date.

Il semble qu'en Belgique on ne prenne pas en considération les fêtes religieuses lors de la fixation des dates des épreuves écrites ouvrant l'accès à la fonction publique. Certaines épreuves se déroulent même les samedis et dimanches. La date fixée pour une épreuve n'est jamais modifiée, pour quelque raison que ce soit. Les désirs des candidats sont pris en considération pour l'organisation des épreuves orales bien qu'à cet égard aussi on ne leur attribue pas une importance primordiale. La situation semble, en substance, être la même en France, en Italie et au Luxembourg où l'on note, et ce en tout état de cause dans le cas de la France, que l'on est moins disposé à tenir compte des souhaits des candidats pour la fixation des dates dès épreuves orales.

C'est à la lumière de ces situations que nous abordons l'interprétation des dispositions légales sur lesquelles Mme Prais se fonde.

Vous vous rappelez, Messieurs, que l'article 27 du statut des fonctionnaires dispose que «les fonctionnaires sont choisis sans distinction de race, de croyance ou de sexe». Cette disposition est précédée de l'article 26 aux termes duquel «aucune mention faisant état des opinions politiques, philosophiques et religieuses d'un fonctionnaire ne peut figurer au dossier individuel du fonctionnaire».

Ces dispositions pourraient être interprétées en ce sens qu'une institution communautaire a le devoir d'ignorer, ou en tout cas de ne tenir aucun compte, de la religion d'un de ses fonctionnaires ou d'un candidat à l'entrée dans son service. Cette interprétation semble en fait inspirer tant le contenu de la lettre adressée par le secrétaire général du Conseil à Mme Prais le 29 septembre 1975 (lettre que nous avons déjà citée) qu'une grande partie de l'argumentation développée par le Conseil dans son mémoire en défense comme en témoignent les passages suivants:

«En ce qui concerne la requérante, le secrétariat n'a exercé à son égard aucune discrimination, que ce soit pour un motif religieux ou pour tout autre motif. Conformément au statut, il n'a tenu compte ni de sa race, ni de sa croyance, ni de son sexe. Il l'a traitée sur une base de parfaite égalité avec tous les autres candidats au concours. Il a choisi pour organiser les épreuves un jour non férié ordinaire sans se'préoccuper des questions de religion.

… Il a refusé de lui proposer une nouvelle date comme il l'aurait fait pour n'importe quel autre candidat. A cet égard, il l'a traitée, là encore, sur une base de parfaite égalité avec les autres candidats.»

(Mémoire en défense, p. 5 et 6.)

Elle apparaît également dans l'argument selon lequel le fait d'inviter les candidats dont les convictions religieuses sont susceptibles de les empêcher de concourir à certaines dates à l'indiquer, «attribuerait à la question de religion une importance difficilement compatible avec les termes du statut» (Mémoire en défense, p. 8).

Le représentant de Mme Prais ayant toutefois souligné dans la réplique que la discrimination pouvait consister non seulement dans le fait de traiter différemment deux cas semblables, mais également dans le fait de traiter de la même façon deux cas différents, le Conseil a modifié son point de vue et (peut-être inspiré par la pratique adoptée en Irlande) affirmé qu'il appartenait au candidat dont la religion était de nature à l'empêcher de concourir à une date particulière, d'en informer l'institution intéressée en temps utile de sorte que cette institution soit en mesure de fixer les épreuves à une autre date. Le Conseil a même été jusqu'à soutenir qu'un tel candidat avait l'obligation d'agir en ce sens.

A notre avis, le Conseil a changé à juste titre son point de vue dans la mesure où l'article 27 n'interdit pas, pas plus que l'article 26, à un candidat d'indiquer, par exemple au moment où il présente sa candidature pour participer à un concours, qu'il appartient à une religion dont les principes l'empêcheraient de participer aux épreuves à une certaine date. Nous pensons que le candidat a la faculté de le faire pour essayer d'obtenir que les épreuves soient fixées à une autre date à laquelle il est libre de concourir. Une institution qui ignorerait une telle information reçue avant qu'elle ne fixe la date des épreuves et qui, bien que l'ayant reçue, fixe délibérément ou sans raisons les épreuves à la date «interdite» se rendrait, à notre avis, coupable de discrimination illégale. L'objectif des articles 26 et 27 est manifestement de prévenir toute discrimination. Il serait contraire à cet objectif que de considérer que ces articles doivent être interprétés dans un sens qui les transformerait, si nous pouvons nous permettre d'adopter une phrase familière aux «equity lawyers» ( 2 ) anglais en «instrument de discrimination». Mais nous estimons que le Conseil est allé trop loin lorsqu'il a affirmé qu'un tel candidat avait l'obligation de fournir cette information. Nous ne voyons pas comment l'existence d'une telle obligation peut être tirée des termes de ces articles.

A notre avis, Mme Prais est également dans l'erreur lorsqu'elle cherche à déduire de l'article 27 une obligation positive à la charge des institutions communautaires qui assurerait à tout candidat, dans tous les concours d'entrée aux services d'une telle institution, une chance de participer à ce concours, quelle que soit sa situation religieuse. Comme le débat dans cette affaire l'a abondamment démontré, le fait d'attribuer une telle garantie aux candidats exigerait un mécanisme administratif compliqué. Le fait d'attribuer aux auteurs du statut des fonctionnaires, sur la base de la règle concise qu'ils ont énoncé dans l'article 27 et selon laquelle les fonctionnaires «sont choisis sans distinction de race, de croyance ou de sexe», l'intention de voir mettre en œuvre un tel mécanisme nous semble incompatible, d'une part, avec le fait qu'un tel mécanisme n'existe dans aucun des États membres et, d'autre part, avec la circonstance que l'annexe III à ce statut contient des dispositions détaillées régissant la procédure de concours. Aucune disposition de cette annexe III ne concerne même de loin le problème qui nous occupe en l'espèce. Cependant, si les auteurs du statut des fonctionnaires avaient voulu traiter de ce problème on peut supposer qu'ils l'auraient fait dans le cadre de l'annexe ou dans quelque fascicule de dispositions analogues.

Nous en concluons que, si l'obligation invoquée par Mme Prais existe, elle doit être fondée sur une règle de droit extérieure et supérieure au statut des fonctionnaires.

Pour les raisons que nous avons déjà exposées, une telle règle ne saurait être tirée des constitutions ou des lois des États membres. Aucun d'eux ne la reconnaît.

Nous en arrivons ainsi aux articles 9 et 14 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Permettez-nous de regretter ici que cette convention ne confère ni à cette Cour, ni aux juridictions nationales, le pouvoir de déférer à titre préjudiciel à la Cour européenne des droits de l'homme des questions d'interprétation qui surgissent dans les affaires dont elles sont saisies. Cependant, en l'absence d'un tel pouvoir nous devons faire de notre mieux.

Il ne nous semble pas utile, Messieurs, d'abuser de votre temps en examinant les décisions rendues par la Cour européenne des droits de l'homme et la Commission européenne des droits de l'homme relatives à l'interprétation des articles 9 et 14 de la Convention. Aucune d'entre elle ne nous semble aborder le problème soulevé en l'espèce.

Parmi les jugements rendus par les juridictions nationales cités au cours des débats il n'en est à notre avis, qu'un auquel il y ait lieu de se référer. Il s'agit de l'arrêt rendu par la commission d'appel (chômage) belge dans l'affaire Office national de l'emploi/Cymerman (JT 1963, p. 285). Mme Prais se fonde naturellement sur cette jurisprudence. Toutefois nous ne pensons pas qu'elle soit réellement pertinente. Le problème dont la commission d'appel était saisie dans cette affaire portait en substance sur l'interprétation de la législation belge régissant les circonstances dans lesquelles une personne a le droit de toucher une allocation de chômage. La législation disposait qu'aux fins de percevoir cette allocation une personne doit être au chômage pendant au moins 6 jours ouvrables et que faute de se présenter au «pointage» à l'un des jours ouvrables, la personne en cause serait présumée avoir travaillé cette date. La commission d'appel a considéré que cette présomption n'était pas irréfragable. Le requérant était un juif orthodoxe dont la religion lui interdisait toute activité (en dehors de la participation à des services religieux) le samedi, y compris celle de se présenter au «pointage» mais pour lequel le dimanche était normalement un jour de travail. Il a prouvé ses allégations grâce à un certificat établi par le rabbin et la Commission a considéré qu'il avait réfuté la présomption. Pour aboutir à cette conclusion la commission d'appel a bien entendu tenu compte du fait qu'autrement le requérant et toutes les autres personnes dans sa situation auraient été placés devant le dilemme soit de renoncer à une allocation de sécurité sociale à laquelle elles ont en principe droit, soit d'ignorer un principe de leur religion, et l'on peut voir l'analogie entre ce dilemme et celui auquel Mme Prais s'est trouvée confrontée en l'espèce: elle devait soit renoncer à participer au concours, soit ne pas respecter une règle de sa religion.

Mais l'analogie s'arrête là. Comme le révèle le jugement, l'affaire Office national de l'emploi/Cymerman portait principalement sur les problèmes de droit belge et sur la question de savoir ce qui était faisable sur le plan administratif dans la situation particulière créée par cette législation.

En l'état actuel de la jurisprudence et eu égard aux termes explicites des articles 9 et 14 de la Convention européenne nous considérons comme impossible de conclure que ces articles, ou l'un d'entre eux, engendrent l'effet que Mme Prais invoque. Nous estimons au contraire qu'une telle conclusion impliquerait l'idée que la plupart des États membres des Communautés ont uniformément enfreint la Convention ou, si vous préférez, la conclusion qu'en adhérant à la Convention ces États ont sans le vouloir endossé des obligations absolument incompatibles avec leurs pratiques internes. Il convient, bien sûr, de rappeler aussi qu'il y a, en dehors des États membres des Communautés, de nombreux pays européens qui sont parties contractantes à la Convention européenne dont nous ne connaissons par les pratiques internes de sorte que le fait d'interpréter la Convention dans le sens souhaité par Mme Prais risquerait d'aboutir à imposer également à ces États des obligations qu'ils n'ont jamais eu l'intention d'assumer.

Ce qui est vrai pour la Convention européenne des droits de l'homme se vérifie, à notre avis, inévitablement aussi pour les autres instruments internationaux qui ont été évoqués lors de la procédure orale à l'appui de la thèse de Mme Prais, à savoir la Déclaration universelle des droits de l'homme et la Convention internationale sur les droits civiques et politiques.

Nous en concluons que ce recours ne peut aboutir. Mais lorsque nous disons qu'il ne peut aboutir nous entendons simplement par là qu'il ne peut réussir sur le plan juridique: c'est-à-dire qu'à notre avis aucune réparation juridique ne saurait être attribuée à Mme Prais.

Nous ne pensons pas que ce recours s'avère inutile.

Si vous partagez, Messieurs, notre point de vue, il aura servi en premier lieu à rejeter l'interprétation antérieurement adoptée par le secrétariat général du Conseil (et, nous le soupçonnons, par d'autres institutions) selon laquelle les articles 26 et 27 du statut des fonctionnaires obligeaient ces institutions, qu'elles le veuillent ou non, à ignorer les problèmes religieux auxquels se heurtent les candidats qui se proposent d'entrer aux services des Communautés. Le recours aura démontré que de telles difficultés peuvent être prises en considération et qu'elles ne sauraient, en effet, être ignorées délibérément ou sans motif. Il aura en particulier établi qu'un candidat peut, lorsqu'il présente sa demande de participation à un concours, informer l'institution concernée que les principes de sa religion l'empêcheront de concourir à une certaine date et demander à l'institution de fixer une autre date pour le concours, à moins que des raisons déterminantes ne s'y opposent. Il est vrai, comme cela était noté au nom de Mme Prais lors de l'audience, qu'un candidat peut ne pas savoir qu'il dispose de ce droit. Ce qui importe, toutefois, à notre avis, c'est qu'il ait ce droit à sa disposition.

En second lieu le recours aura attiré l'attention des institutions communautaires sur la pratique louable de la Civil Service Commission au Royaume-Uni en ce qu'elle cherche à éviter, dans la mesure du possible, de fixer les concours à des dates susceptibles de soulever des difficultés pour des catégories particulières de candidats. A un moment il a presque semblé que l'argument avancé à l'appui de la thèse de Mme Prais était que les institutions avaient l'obligation de s'assurer qu'aucune date susceptible de gêner un quelconque candidat ne soit fixée pour un concours. Les représentants du Conseil ont soutenu que le nombre et la diversité des religions et sectes religieuses potentiellement représentées aujourd'hui en Europe de l'Ouest étaien tels qu'on ne pouvait pas satisfaire, d'une manière réaliste, à une telle exigence (voir annexe III à la duplique). Nous en convenons. On ne saurait ériger en droit fondamental de l'homme ce qui n'est pas davantage que ce que nous avons tenté de décrire comme l'exercice du bon sens allié à l'esprit d'équité. Nous ajouterons que, selon notre interprétation des preuves produites, il semblerait que le fait pour la Civil Service Commission au Royaume-Uni d'éviter des «dates interdites» est, en grande partie sinon entièrement, le résultat de démarches effectuées dans ce sens par les autorités religieuses dans cet État membre, et particulièrement de démarches faites par le «Board of Deputies of British Jews». Nous ne pensons pas qu'une charge plus lourde que celle qui est assumée par la Civil Service Commission devrait être endossée par les institutions communautaires. A notre avis, il appartient aux autorités religieuses d'informer ces institutions des dates qui, selon leurs dogmes religieux respectifs, devraient être évitées pour l'organisation des épreuves.

Nous notons également avec satisfaction que, comme le représentant du Conseil l'a indiqué lors de l'audience, cette institution organisera à brève échéance un autre concours en vue du recrutement d'un juriste linguiste «de langue maternelle anglaise». Il sera loisible à Mme Prais de participer à ce concours et il serait surprenant, eu égard à ce qui s'est produit dans cette affaire, que les épreuves soient fixées à une date à laquelle elle ne pourrait pas se présenter.

Il reste la question des dépens. Il n'y a, bien sûr, aucune difficulté quant aux dépens entre Mme Prais et le Conseil. La question débattue concernait les frais de M. Lawrence, l'intervenant. L'on a soutenu, au nom de Mme Prais, qu'elle ne saurait, en tout état de cause, être condamnée à payer ces frais. Cette thèse se fondait sur deux arguments.

Selon le premier argument, Mme Prais était en droit de supposer, aux termes de l'article 70 du règlement de procédure de la Cour, que si son recours était rejeté, les frais qu'elle aurait à assumer se limiteraient à ses propres frais. Selon son avocat, le véritable objet et l'intention de cet article seraient déjoués si les personnes visées par le statut des fonctionnaires seraient découragées d'introduire des recours sur la base de ce statut eu égard au risque d'avoir à payer les frais d'une partie intervenante.

Le second motif invoqué au nom de Mme Prais était que les frais de M. Lawrence ont été inutilement exposés parce qu'il n'a présenté aucun argument qui n'ait pas déjà été exposé par le Conseil devant cette Cour.

La jurisprudence de la Cour relative à la question des frais de la partie intervenante dans une affaire relative au personnel est rare. Le seul arrêt en la matière qui nous a été cité a été rendu dans l'affaire 24-71 Meinhardt/Commission (Recueil 1972, p. 269). Dans cette affaire le recours avait abouti et la partie intervenante avait été condamnée à assumer ses propres frais.

Il ne fait pas de doute que la raison de la rereté de la jurisprudence réside dans le fait que les interventions dans les affaires relatives au personnel sont, peut-être d'une manière surprenante, rares.

Nous pensons qu'il y a lieu de rejeter la thèse de Mme Prais. M. Lawrence, dont la validité de l'engagement a été contestée par Mme Prais, même si ce n'était qu'avec hésitation, avait certainement le droit d'intervenir. C'est en effet ce qu'a décidé l'ordonnance de la Cour autorisant son intervention. Le fait qu'il n'ait, au cours de la procédure, exposé aucun argument personnel importe peu. Il avait le droit d'être représenté à l'audience afin que tout ce qui pouvait devoir être dit en son nom puisse être exposé. En outre, rien dans l'article 70 ne justifie la thèse avancée par Mme Prais. Selon ses dispositions cet article ne s'applique qu'aux frais d'une institution défenderesse. Sa seule signification est que le requérant dans un recours de fonctionnaire ne doit pas être condamné à payer les frais de l'institution à moins qu'il les ait fait exposer de manière frustratoire ou vexatoire. La disposition qui s'applique ici est l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure selon lequel la partie qui succombe est condamnée aux dépens «s'il est conclu en ce sens». Le texte authentique anglais de l'article 69, paragraphe 2, ajoute «in the successful party's pleading». S'il n'y avait que le texte anglais on pourrait en tirer un argument en ce sens qu'un intervenant n'est pas précisément une «partie» de sorte que ses frais ne sont pas couverts par l'article 69, paragraphe 2. Mme Prais a le mérite de ne pas avoir invoqué cet argument qui ne résisterait pas aux termes de l'article 69, paragraphe 2, dans les autres versions authentiques. En conséquence il suffit de condamner Mme Prais à rembourser les frais exposés par M. Lawrence dans la mesure où elle est, si vous partagez, Messieurs, notre point de vue, la partie qui succombe, et que M. Lawrence a conclu en ce sens.

En conséquence, nous concluons:

1)

Au rejet du recours;

2)

Qu'il n'y a pas lieu de statuer sur les frais entre la requérante et le Conseil;

3)

A ce que la requérante soit condamnée à payer les frais de la partie intervenante.


( 1 ) Traduit de l'anglais.

( 2 ) Ndt: Juristes pratiquant devant la Chancery Division.

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