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Document 61974CC0009

Conclusions de l'avocat général Warner présentées le 11 juin 1974.
Donato Casagrande contre Landeshauptstadt München.
Demande de décision préjudicielle: Verwaltungsgericht München - Allemagne.
Affaire 9-74.

Recueil de jurisprudence 1974 -00773

ECLI identifier: ECLI:EU:C:1974:64

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. JEAN-PIERRE WARNER,

PRÉSENTÉES LE 11 JUIN 1974 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Le 15 octobre 1968, le Conseil, faisant usage du pouvoir d'arrêter, «par voie de règlement, les mesures nécessaires en vue de réaliser progressivement la libre circulation des travailleurs», que lui a conféré l'article 49 du traité CEE, a adopté le règlement CEE no 1612/68 (JO no L 257 du 19 octobre 1968). Le préambule de ce règlement dispose, entre autres, que «la libre circulation constitue pour les travailleurs et leurs familles un droit fondamental» et que «le droit de libre circulation exige, pour qu'il puisse s'exercer dans des conditions objectives de liberté et de dignité, que soit assurée, en fait et en droit, l'égalité de traitement pour tout ce qui se rapporte à l'exercice même d'une activité salariée et à l'accès au logement, et aussi que soient éliminés les obstacles qui s'opposent à la mobilité des travailleurs, notamment en ce qui concerne le droit pour le travailleur de se faire rejoindre par sa famille, et les conditions d'intégration de cette famille dans le milieu du pays d'accueil».

Les dispositions relatives aux familles des travailleurs figurent aux articles 10 à 12 du règlement, et c'est à l'article 12 que la Cour doit particulièrement s'intéresser dans la présente espèce. Le libellé de cet article est le suivant:

«Les enfants d'un ressortissant d'un État membre qui est ou a été employé sur le territoire d'un autre État membre sont admis aux cours d'enseignement général, d'apprentissage et de formation professionnelle dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet État, si ces enfants résident sur son territoire.

Les États membres encouragent les initiatives permettant à ces enfants de suivre les cours précités dans les meilleures conditions.»

Il n'est pas difficile de voir qu'en exigeant que les enfants d'un travailleur migrant soient admis aux cours d'enseignement d'un autre État membre «dans les mêmes conditions» que les ressortissants de cet État, le premier paragraphe de cet article a pour but d'assurer «l'intégration» visée par le préambule. De la même façon, on décèle sans difficulté, dans le deuxième paragraphe de cet article, l'intention générale des auteurs du règlement de faciliter, dans toute la mesure du possible, cette intégration dans le domaine de l'éducation (comme dans d'autres domaines visés par d'autres articles).

La présente affaire qui est parvenue devant la Cour à la suite d'une demande de décision à titre préjudiciel introduite par le tribunal administratif de Munich a trait à la compatibilité avec l'article 12 d'une loi bavaroise qui contient un élément de discrimination en matière d'allocations en vue d'encourager la formation. La «Bayerisches Ausbildungsförderungsgesetz» (à laquelle on se réfère dans un souci de brièveté sous le nom de «BayAföG»), est décrite dans son titre comme «complétant la loi fédérale sur l'encouragement individuel de la formation». Elle dispose que des allocations seront versées dans certaines circonstances dans lesquelles il est impossible d'obtenir des allocations au titre de la loi fédérale. En particulier, elle prévoit le versement d'allocations aux enfants des classes n 5 à 10, alors qu'au titre de la loi fédérale des allocations ne peuvent être perçues qu'à partir des classes plus avancées. L'article 1 de la BayAföG dispose qu'il y a lieu, en application de cette loi, de verser des allocations aux personnes dont les moyens ne leur permettraient pas autrement d'assurer leur entretien et leur éducation. L'article 3 toutefois limite le bénéfice des allocations aux ressortissants allemands, aux apatrides et aux étrangers auxquels le droit d'asile politique a été reconnu. Dans son ordonnance de renvoi, le tribunal administratif ne cache nullement qu'à son avis, cet élément de discrimination n'est pas compatible avec l'article 12.

Dans la procédure devant le tribunal administratif, le demandeur est un ressortissant italien, fils de parents italiens. Il est né le 29 décembre 1953, et a vécu depuis sa naissance à Munich, où son père, décédé le 24 janvier 1971, était employé. Pour l'année scolaire 1971-1972 jusqu'au 30 avril 1972, le requérant fréquentait l'école à Munich, en classe no 10. Il a demandé une allocation en application de la BayAföG pour sa période de scolarité. Elle lui a été refusée au motif qu'il n'entrait pas dans l'une des catégories de personnes mentionnées à l'article 3 de cette loi. Il a été affirmé en son nom, à l'audience, que c'est en raison de ce refus qu'il a dû quitter l'école.

En sa forme, la question qu'a posée à la Cour le tribunal administratif de Munich dans son ordonnance de renvoi est simplement la question de savoir si l'article 3 de la BayAföG est compatible avec le premier paragraphe de l'article 12.

Messieurs, il est bien établi que la Cour ne peut répondre de façon directe à une question formulée de la sorte, car elle n'a aucune compétence en application de l'article 177 pour statuer sur la validité d'une disposition de droit national. Cela ne signifie pas que la demande soit irrecevable, mais que la Cour doit distiller, à partir de la question posée, la question exacte de droit communautaire qu'elle soulève, statuer sur celle-ci, puis ensuite laisser à la juridiction nationale le soin d'appliquer sa solution à l'espèce spécifique dont elle est saisie. De nombreuses sources illustrent ce point. Certaines d'entre elles sont mentionnées dans les observations de la Commission. Nous nous bornerons à citer l'affaire 76-72 Michel S./Fonds national de reclassement social des handicapés, Recueil 1973, p. 457, qui fait autorité dans la présente espèce également sur d'autres points.

Il n'est heureusement pas difficile de déterminer en l'espèce la question de droit communautaire soulevée. Elle ressort à la fois des motifs de l'ordonnance du tribunal administratif et des observations, écrites et orales, qui ont été présentées devant la Cour. La question est de déterminer si le premier paragraphe de l'article 12 a trait uniquement à l'accès même des enfants de travailleurs migrants aux écoles et aux établissements d'éducation dans l'État d'accueil, ou s'il doit recevoir une interprétation extensive en ce sens qu'il concernerait tous les avantages que procure l'État d'accueil à ses nationaux dans le domaine de l'éducation, y compris les allocations en vue d'encourager la formation.

Logiquement, comme l'a souligné la Commission, la question se pose également de savoir si ce paragraphe, de quelque façon qu'il soit interprété, a un effet direct dans les ordres juridiques des États membres, de telle sorte qu'il confère aux enfants des travailleurs migrants eux-mêmes des droits qu'ils peuvent faire valoir devant les juridictions nationales. A notre avis, on ne saurait douter que la réponse à cette question doive être affirmative, Ceci ressort d'ailleurs de façon implicite de l'arrêt de la Cour dans l'affaire Michel S.

Il nous paraît utile, en raison de certaines observations présentées, de souligner qu'à notre avis la question qui se pose à la Cour dans cette affaire est celle de l'interprétation du premier paragraphe de l'article 12. Le deuxième paragraphe de cet article ne nous semble pas en cause, sauf dans la mesure où, conjointement avec d'autres dispositions du règlement no 1612/68, sans parler du préambule, il traduit l'intention générale des auteurs du règlement qui était, ainsi que nous l'avons déjà exprimé, de faciliter, dans toute la mesure du possible, l'intégration des familles des travailleurs migrants et en particulier de leurs enfants dans le pays d'accueil. Le deuxième paragraphe nous paraît précisément avoir trait aux encouragements donnés par les États membres aux initiatives en ce sens prises ou à prendre par d'autres, particuliers ou institutions charitables, plutôt qu'à l'action directe incombant aux organes de l'État eux-mêmes — et, dans ce contexte, nous utilisons l'expression «organes de l'État» pour qualifier les organes de gouvernement, nationaux ou locaux, car nous n'oublions pas que la défenderesse en l'espèce est la ville de Munich et que la loi en cause est une loi bavaroise. Passons maintenant à la question essentielle en l'espèce, la question qui a trait à la portée du premier paragraphe de l'article 12.

Son importance ne saurait faire de doute.

Du point de vue de la Bavière, son importance a été soulignée à l'audience par l'avocat représentant la «Staatsanwaltschaft» auprès du tribunal administratif de Munich. Bien que la demande du requérant lui-même porte sur une somme relativement modeste, il semble qu'il y ait en Bavière tellement d'enfants de travailleurs migrants dans la même situation ou dans une situation analogue, qu'une décision en sa faveur entraînerait pour cet État des dépenses de l'ordre de plusieurs millions de DM. Un autre argument avancé devant la Cour était que, en République fédérale, les politiques de l'éducation et de la culture sont des domaines particulièrement réservés aux Länder — ces domaines nous ont été décrits comme étant presque les derniers dans lesquels les Länder conservaient une quelconque indépendance — de telle sorte que tout empiètement du droit communautaire en la matière était considéré avec une certaine émotion.

Mais l'impact de votre décision, Messieurs, dans cette affaire, ne se limitera pas à la Bavière. Le premier paragraphe de l'article 12 exige que les enfants de travailleurs migrants soient assimilés aux ressortissants de l'État d'accueil «si ces enfants résident sur son territoire». La Commission a affirmé devant la Cour que si une telle assimilation prévalait d'ores et déjà en matière d'allocations scolaires dans certains États membres, par exemple en Italie, c'était loin d'être le cas dans d'autres. Ainsi, en Allemagne, les allocations au titre de la loi fédérale ne peuvent être versées pour un enfant étranger que s'il a résidé en République fédérale au cours d'une période de référence de cinq ans ou si l'un de ses parents y a résidé pendant au moins trois ans. En Belgique, il existe une période de référence analogue de cinq ans, et, en plus, une exigence de réciprocité: la loi du pays de l'enfant doit accorder les mêmes bénéfices aux enfants belges. En France, il apparaît qu'il n'existe aucune discrimination au niveau de l'enseignement primaire et secondaire, mais il existe des discriminations au niveau de l'université et autres établissements d'enseignement supérieur. Bien que la Commission ne prétende pas avoir fait une analyse exhaustive portant sur tous les États membres, elle ne fait aucun mystère du vif intérêt avec lequel elle attend votre décision, Messieurs, dans cette affaire: si cette décision est en faveur d'une interprétation extensive du premier paragraphe de l'article 12, elle se propose d'entreprendre des démarches de façon à s'assurer que tous les États membres s'y conforment.

Quelle est donc l'interprétation qu'il convient de donner à ce paragraphe? La Ville de Munich et la «Staatsanwaltschaft» soutiennent l'interprétation restrictive. Le requérant, la République italienne et la Commission, l'interprétation extensive.

Pour notre part, Messieurs, nous serions en faveur de l'interprétation extensive.

L'argument principal avancé au nom de la «Staatsanwaltschaft» et de la Ville de Munich consiste à dire que la portée du traité CEE, qui concerne essentiellement des matières économiques, ne s'étend pas aux matières relatives à l'éducation et à la culture en tant que telles, et que le pouvoir que tire le Conseil de l'article 49 du traité ne peut par. conséquent aller jusqu'à réglementer les allocations versées en vue d'encourager la formation.

Mais, Messieurs, personne ne suggère que le pouvoir que tire le Conseil de l'article 49 est un pouvoir qui lui permette de légiférer dans le domaine de l'éducation en tant que tel. C'est le pouvoir de légiférer en matière de libre circulation des travailleurs, ce qui inclut le pouvoir de légiférer sur les questions inhérentes à l'éducation de leurs enfants. Ce qu'ont d'ailleurs reconnu la «Staatsanwaltschaft» et la Ville de Munich, car elles n'ont pas excipé de la nullité de l'article 12. Par ailleurs, il y avait à notre avis un illogisme dans l'argument qu'elles ont avancé, car elles l'ont lié à l'affirmation selon laquelle les allocations versées en vue d'encourager la formation comptaient parmi les matières tombant sous le coup du deuxième paragraphe de l'article. 12 (qui, à leur avis, n'avait pas d'effet direct).

La «Staatsanwaltschaft» et la Ville de Munich ont également soutenu que les termes mêmes du premier paragraphe n'étaient pas susceptibles de viser plus que le libre accès aux établissements d'éducation.

Messieurs, à notre avis, ces termes vont au contraire dans le sens d'une portée étendue pour le premier paragraphe. Ils exigent que les enfants des travailleurs migrants soient admis aux cours d'enseignement de l'État d'accueil «dans les mêmes conditions» que les ressortissants de cet État. Que signifie cela, si ce n'est que ces enfants doivent se voir accorder les mêmes droits en ce qui concerne ces cours, que les enfants ressortissants de l'État d'accueil. L'idée même d'admission dans les mêmes conditions doit comprendre à notre avis l'admission aux mêmes conditions financières que celles-ci impliquent le paiement de frais de scolarité ou la perception d'allocations.

Il nous semble également qu'il serait incompatible avec l'esprit du règlement no 1612/68 en général, et de l'article 12 en particulier, d'adopter l'interprétation restrictive. Comme nous l'avons à ce qu'il nous semble démontré, leur but, pour ce qui nous intéresse, est l'intégration de la famille d'un travailleur migrant dans le pays d'accueil. Cela implique entre autres l'égalité de traitement, la non-discrimination entre les enfants de ce travailleur et les enfants de ses collègues qui sont des ressortissants de ce pays. Ainsi que l'a affirmé Monsieur l'avocat général Mayras dans l'affaire Michel S., (Recueil 1973, p. 471), cela implique l'égalité de chances entre ces enfants. Il ne peut y avoir une telle égalité de chances si un enfant a la possibilité de rester à l'école ou à l'université ou y est encouragé par une allocation, tandis que ce n'est par le cas pout l'autre.

Enfin, il nous semble que l'adoption de cette interprétation restrictive serait incompatible avec l'arrêt de la Cour dans l'affaire Michel S.; en premier lieu, parce que cet arrêt était manifestement fondé sur l'idée que le premier paragraphe de l'article 12 devait recevoir une interprétation large, et deuxièmement, parce que la décision impliquait le rejet de toute distinction à l'intérieur de ce paragraphe entre les prestations en nature et les prestations en espèces — cf. les faits sous-jacents à l'affaire tels que les expose Monsieur l'avocat général Mayras (Recueil 1973, p. 466).

La «Staatsanwaltschaft» a avancé à l'audience un autre argument, que ses observations écrites n'avaient pas laissé prévoir. Cet argument se fonde sur le fait que la BayAföG s'applique uniquement en Bavière. Les personnes résidant dans les autres «Länder» ne peuvent demander à en bénéficier et, dans certains au moins de ces Länder, une personne se trouvant dans la même situation que le requérant ne pourrait demander aucune allocation, même s'il était un ressortissant allemand. Donc, poursuivait cette thèse, telle que nous l'avons comprise, les prestations découlant de la BayAföG n'étaient pas des prestations fournies par un État membre, et pour cette seule raison, elles n'étaient pas régies par les dispositions du premier paragraphe de l'article 12. Messieurs, admettre cet argument pourrait entraîner d'étranges conséquences. Dans certains pays, l'Angleterre par exemple, les allocations en vue d'encourager la formation sont pour la plupart versées par les autorités locales, en application de dispositions qui sont soit totalement discrétionnaires, soit partiellement obligatoires et partiellement discrétionnaires. Dans la mesure où le droit communautaire est en cause, l'enfant d'un travailleur migrant n'aurait-il en conséquence droit, dans un tel pays, à aucune allocation, ou n'aurait-il droit qu'à l'allocation obligatoire ou à l'allocation qui lui serait versée par la moins généreuse des autorités locales de ce pays? Les difficultés ne s'arrêtent d'ailleurs pas là. Ainsi, la législation relative à l'éducation, et en particulier celle qui réglemente les allocations versées pour encourager la formation, est différente en Angleterre et en Écosse. Cette thèse pourrait ainsi avoir pour conséquence d'entraîner que l'enfant d'un travailleur migrant ne pourrait revendiquer aucun droit en application du droit communautaire dans aucune partie du Royaume-Uni, car il n'existe pas de législation en la matière applicable dans l'ensemble de cet État membre.

Messieurs, les droits des enfants des travailleurs migrants, en application du droit communautaire, ne sauraient dépendre de la mesure ou de la manière dont les responsabilités en matière d'éducation sont partagées à l'intérieur d'un État membre entre le gouvernement central et les autorités locales. De la même façon, ils ne sauraient dépendre de ce que cet État membre a une constitution fédérale ou unitaire un régime hybride.

A notre avis, le premier paragraphe de l'article 12 doit être interprété en ce sens que, quelle que soit la structure interne d'un État membre, les enfants d'un travailleur migrant résidant sur une partie quelconque de son territoire ont droit aux mêmes avantages que ceux qui sont donnés aux ressortissants de cet État dans cette partie de son territoire.

Nous concluons par conséquent qu'il y a lieu de répondre de la façon suivante à la question posée à la Cour par le tribunal administratif de Munich:

«Le premier paragraphe de l'article 12 du règlement CEE no 1612/68 du Conseil étend aux enfants d'un ressortissant d'un État membre qui est, ou a été, employé sur le territoire d'un autre État membre, le droit, si ces enfants résident sur une partie quelconque du territoire de ce dernier État, aux mêmes avantages en matière d'éducation, y compris les allocations, que ceux qui sont fournis aux ressortissants de cet État sur cette partie de son territoire».


( 1 ) Traduit de l'anglais.

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