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Document 61970CC0035
Opinion of Mr Advocate General Dutheillet de Lamothe delivered on 8 December 1970. # S.A.R.L. Manpower v Caisse primaire d'assurance maladie de Strasbourg. # Reference for a preliminary ruling: Commission de première instance du contentieux de la sécurité sociale et de la mutualité sociale agricole du Bas-Rhin - France. # Case 35-70.
Conclusions de l'avocat général Dutheillet de Lamothe présentées le 8 décembre 1970.
S.A.R.L. Manpower contre Caisse primaire d'assurance maladie de Strasbourg.
Demande de décision préjudicielle: Commission de première instance du contentieux de la sécurité sociale et de la mutualité sociale agricole du Bas-Rhin - France.
Affaire 35-70.
Conclusions de l'avocat général Dutheillet de Lamothe présentées le 8 décembre 1970.
S.A.R.L. Manpower contre Caisse primaire d'assurance maladie de Strasbourg.
Demande de décision préjudicielle: Commission de première instance du contentieux de la sécurité sociale et de la mutualité sociale agricole du Bas-Rhin - France.
Affaire 35-70.
Recueil de jurisprudence 1970 -01251
ECLI identifier: ECLI:EU:C:1970:104
CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,
PRÉSENTÉES LE 8 DÉCEMBRE 1970
Monsieur le Président
Messieurs les Juges,
Cette affaire est, semble-t-il, la première qui va vous amener à confronter l'activité des entreprises de «main-d'œuvre temporaire» ou de «travail intérimaire» avec les dispositions communautaires sur les travailleurs migrants.
C'est la raison pour laquelle vous aviez souhaité avoir quelques renseignements sur ces entreprises et sur l'importance de leur activité dans les cinq États membres où elles ont le droit de fonctionner.
La Commission n'a malheureusement pas pu vous fournir de données d'ensemble.
Nous n'avons pu, pour notre part, que recueillir quelques indications statistiques concernant uniquement la France et, grâce à un ouvrage publié en 1968 par l'Institut de sociologie de l'Université libre de Bruxelles, quelques renseignements de droit comparé.
Pour fragmentaires et imprécises qu'elles soient, nous ne pensons pas trop abuser de votre temps en vous résumant brièvement les informations que nous avons pu ainsi rassembler.
Nées, semble-t-il, en Grande-Bretagne, les entreprises de travail temporaire se sont surtout développées entre les deux guerres mondiales aux États-Unis.
Quelques entreprises de ce type apparaissent bien dans certains pays européens à la même époque, notamment en France, où la première : «Business Aid», est fondée en 1926, mais elles n'ont qu'une importance très réduite et leur activité est surtout consacrée à satisfaire les besoins temporaires des entreprises en personnel de bureau (dactylographes, téléphonistes, etc.).
Ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale que les entreprises de travail temporaire vont connaître, dans cinq des États membres, un prodigieux développement.
En 1967-1968, on dénombrait en France environ 150 entreprises de travail temporaire, dont 117 étaient affiliées à une «Chambre nationale des entreprises de travail temporaire» dont le rôle est important puisqu'elle est parvenue, semble-t-il, à uniformiser les contrats passés entre ces entreprises et les salariés qui ont recours à elles.
Le chiffre d'affaires global de ces entreprises pour l'année 1967 paraissait avoisiner 450 millions de francs.
Le nombre des travailleurs ayant eu recours à leurs services correspondait à 0,6 ou 0,7 % de la population active française; il était en effet de 105000 travailleurs environ, dont 64000 en usines et 41000 dans les emplois de bureau.
La société Manpower apparaissait, en 1967, comme la plus grosse entreprise française de ce type puisque le nombre des salariés recrutés par elle dépassait le chiffre de 13000.
Du point de vue juridique, ces entreprises ont posé à tous les États membres un problème commun: celui de leur compatibilité avec les accords internationaux et avec les législations internes relatives au placement.
Vous le savez, Messieurs, en vertu tant de la convention no 96 de l'OIT que de législations internes souvent très voisines, l'activité des bureaux de placement à but lucratif est interdite et ce sont en général des organes d'État ou des organismes agréés par l'État qui ont le monopole du placement.
La question se posait dès lors de savoir si l'activité des entreprises de travail temporaire n'était pas assimilable à celle des bureaux de placement à but lucratif.
Un seul pays l'a admis: l'Italie, où, par deux arrêts, la Cour de cassation s'est prononcée en ce sens et où le Parlement est intervenu pour confirmer expressément cette interprétation et pour en étendre même la portée par une loi no 1369 du 23 octobre 1960.
Tous les autres États membres ont au contraire admis que l'assimilation n'était pas possible et reconnu ainsi le caractère licite de l'entreprise de main-d'œuvre temporaire.
Cette reconnaissance s'est faite relativement facilement dans certains États, comme par exemple la France; plus difficilement dans d'autres, comme par exemple l'Allemagne fédérale où il fallut attendre, pour que la question soit tranchée, un arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, du 4 avril 1967, déclarant inconstitutionnelle une disposition législative qui avait précisément pour objet d'interdire l'activité des entreprises de travail temporaire.
Mais, si ces entreprises ont ainsi réussi à acquérir «droit de cité» dans cinq des États membres, il résulte de l'étude faite par l'Université libre de Bruxelles que leur structure et leurs modalités d'action varient énormément selon les pays.
En France, par exemple, ces entreprises sont, pour la plupart, des sociétés commerciales et le contrat qui les lie à des salariés a été qualifié par la Cour de cassation française de contrat de travail.
En Belgique, la situation est beaucoup plus complexe. Certaines de ces entreprises sont des sociétés commerciales, d'autres des sociétés coopératives, d'autres enfin des associations de fait. Les contrats qui les lient à ceux qui ont recours à leurs services sont tantôt des contrats de travail, tantôt des contrats d'entreprise conclus avec des travailleurs indépendants, tantôt même de simples mandats, et la même diversité se retrouve dans d'autres États membres. Il y a lieu enfin de remarquer que dans plusieurs États une législation tendant à réglementer l'action de ces entreprises est en cours d'élaboration: c'est le cas en France et en république fédérale d'Allemagne, mais pour le moment seule la Hollande, par une loi du 31 juillet 1965, a réglementé l'activité des entreprises de travail temporaire ou, comme on le dit parfois, des «agences intérim».
Ainsi vous le voyez, Messieurs, c'est à une époque où les droits nationaux sont encore très fluctuants et mal déterminés que vous allez avoir à apprécier, du point de vue de l'application de la loi communautaire, certaines formes d'activité des sociétés de main-d'œuvre temporaire.
L'origine de l'affaire qui va vous y amener est la suivante :
La société à responsabilité limitée Manpower, centre régional de Strasbourg, avait embauché, le 11 août 1969, un ouvrier spécialisé français, M. Francis Fehlmann.
Elle l'avait envoyé travailler sur le territoire français du 11 août au 28 septembre 1969, puis à partir du 29 septembre dans une entreprise allemande à Karlsruhe. Mais, le jour même de son arrivée, M. Fehlmann fut victime, sur le chantier, d'un accident du travail. Cet accident n'entraîna heureusement aucun arrêt de travail, mais fut l'occasion de certaines dépenses médicales et pharmaceutiques.
Aussi la société Manpower, conformément à la législation française du travail, déclara-t-elle cet accident à la Caisse primaire de Strasbourg en lui demandant d'envoyer au médecin allemand, pour le paiement de ses honoraires, les imprimés prévus à cet effet par la réglementation communautaire sur les travailleurs migrants.
A cette demande la caisse opposa une fin de non-recevoir catégorique. A son avis, les dispositions de l'article 13, a, du règlement no 3, sur lesquelles la société Manpower s'était fondée, étaient inapplicables au cas d'espèce et les caisses françaises ne pouvaient assurer la charge d'aucune prestation à l'occasion de l'accident survenu.
Cette décision fut contestée par la société Manpower selon la procédure prévue par les textes qui régissent en France le contentieux de la sécurité sociale, et la Commission de première instance de Strasbourg, après avoir analysé le contrat intervenu entre Manpower et M. Fehlmann, a sursis à statuer, compte tenu de l'importance que pouvait présenter la question sur le plan communautaire et, par la voie d'un recours en interprétation, vous a saisis de la question suivante :
«Une entreprise d'un Etat membre exerçant une activité analogue à celle de la société à responsabilité limitée Manpower peut-elle se prévaloir des dispositions de l'article 13, a, du règlement no 3?»
L'article 13 du règlement no 3, vous vous en souvenez, Messieurs, est l'article qui pose un certain nombre de dérogations au principe général posé à l'article 12 et selon lequel la législation sociale applicable à un salarié est en principe la législation du lieu où il travaille.
La première de ces exceptions est prévue par le paragraphe a de cet article 13.
Ce texte, depuis sa modification en 1964 sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure, est ainsi libellé :
«Le travailleur salarié ou assimilé étant au service d'une entreprise ayant sur le territoire d'un État membre un établissement dont il relève normalement et détaché par cette entreprise sur le territoire d'un autre État membre pour y effectuer un travail pour cette entreprise reste soumis à la législation du premier État membre, comme s'il continuait à être occupé sur son territoire, à la condition que la durée prévisible du travail qu'il doit effectuer n'excède pas douze mois et que ce travailleur ne soit pas envoyé en remplacement d'un autre travailleur arrivé au terme de la période de son détachement.»
I
Un premier point nous paraît certain: c'est que les auteurs de ce texte n'ont probablement pas pensé, lorsqu'ils l'ont rédigé, aux entreprises de travail temporaire. Les situations auxquelles ils ont voulu faire face sont visiblement des situations beaucoup plus simples et beaucoup plus fréquentes: par exemple celle où un industriel, en livrant une machine à l'étranger, la fait accompagner par un technicien chargé d'en surveiller l'installation et les essais ainsi que d'aider pendant quelque temps le personnel de l'utilisateur à la faire fonctionner.
Si l'on veut appliquer ce texte au cas des entreprises de travail temporaire, il faut donc procéder à certaines assimilations.
La Commission vous demande de le faire en vous expliquant longuement qu'une telle assimilation est souhaitable du point de vue des intérêts des travailleurs et conforme à une interprétation téléologique du règlement no 3.
La Caisse primaire de sécurité sociale de Strasbourg soutient au contraire qu'une telle interprétation est contraire à la lettre même d'un texte qui, ayant un caractère dérogatoire, ne peut être que strictement interprété.
La Commission a certainement raison lorsqu'elle soutient qu'en déclarant applicables, sous certaines conditions, aux salariés des entreprises de travail temporaire les dispositions de l'articles 13, a, on respecterait en tout cas l'esprit et les intentions profondes du règlement communautaire.
Vous avez en effet déjà décidé par votre arrêt du 5 décembre 1967 (affaire 19-67, Recueil XIII-1967, p. 446) que ce règlement, «dans l'intérêt tant des travailleurs que des caisses, vise à éviter tout cumul ou enchevêtrement inutile des charges et des responsabilités qui résulteraient d'une application simultanée ou alternative de plusieurs législations».
Or, il est bien évident que sa non-application au cas des travailleurs recrutés par une entreprise de travail temporaire aboutirait directement à des complications et enchevêtrements inutiles.
Le cas de M. Fehlmann, qui est à l'origine de la présente affaire, le montre fort bien: du 11 août au 28 septembre il a travaillé en France, puis du 29 septembre au 1er octobre en Allemagne. On voit quelles complications susciterait pour lui-même et encore plus peut-être pour sa famille, s'il en a une, un changement d'affiliation d'une caisse française à une caisse allemande pendant ces deux mois d'activité.
Il n'en reste pas moins que l'assimilation qu'il vous est demandé de faire entre la situation du personnel des entreprises de travail temporaire et celle visée à l'article 13, a, se heurte à des obstacles juridiques sérieux dont il convient d'examiner la valeur.
II
A — |
Le premier de ces obstacles juridiques a pour origine le fait que l'article 13, a, est une disposition instituant une exception à la règle posée par l'article 12 et selon laquelle c'est en principe le lieu du travail qui détermine la législation sociale applicable. Or, vous dit-on, le principe général du droit selon lequel les exceptions sont toujours de droit strict s'opposerait à ce que vous donniez à cette disposition une portée plus grande que celle que lui attribue son texte même. Cet argument peut, à notre avis, être assez aisément écarté. Il ne s'agit pas en effet en l'espèce tellement d'étendre par la voie de l'interprétation le champ d'application de l'article 13, a, du règlement no 3 de façon à lui donner une portée telle qu'il soit applicable, dans tous les cas, à un organisme de travail temporaire, quelles que soient les conditions de son intervention et les liens juridiques qui unissent cet organisme aux salariés. Il s'agit bien plutôt d'analyser une situation juridique qui vous est décrite par le juge qui vous a renvoyé l'affaire pour savoir si cette situation est assimilable à celle visée par l'article 13 du règlement communautaire. Ce qui vous est demandé par la société Manpower et ce qui vous est recommandé par la Commission, ce n'est pas à proprement parler d'étendre le champ d'application de l'article 13 à une situation juridique qu'il ne prévoirait pas, mais bien plutôt de dire que la situation juridique analysée par la juridiction de Strasbourg est bien de la nature de celles qui sont visées par l'article 13 du règlement no 3. C'est en réalité une analyse très semblable à celle à laquelle vous avez procédé dans votre décision 19-67 relative à l'application de cet article 13, a, à une autre situation juridique. |
B — |
La seconde objection juridique est tirée justement du fait que, si le règlement communautaire vise bien une relation entre salariés, entreprise d'origine et établissement utilisateur, cette relation n'est pas de la même nature que celle qui existe dans le cas de fourniture de main-d'œuvre temporaire, bien qu'elles soient toutes deux de caractère «triangulaire». Cette objection soulève en réalité trois questions : Première question: l'entreprise de travail temporaire reste-t-elle l'employeur du salarié lorsqu'il est mis à la disposition de l'entreprise utilisatrice? Deuxième question: le salarié continue-t-il à travailler pour l'entreprise de maint-d'œuvre temporaire lorsqu'il travaille dans l'entreprise utilisatrice? Enfin, troisième question: le salarié peut-il être considéré, lorsqu'il est mis à la disposition de l'entreprise utilisatrice, comme «détaché» au sens que donne à cette expression le règlement no 3?
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Nous concluons donc à ce que vous disiez pour droit que :
Un travailleur salarié ou assimilé qui, relevant normalement d'une entreprise de travail intérimaire ayant son siège dans un État membre, est envoyé par son employeur dans un autre État membre pour une durée prévisible n'excédant pas douze mois afin d'y effectuer un travail pour le compte de cet employeur et qui demeure juridiquement dépendant de celui-ci, reste soumis à la législation du premier État au sens de l'article 13, alinéa a, du règlement no 3, à condition qu'il ne soit pas envoyé en remplacement d'un autre travailleur arrivé au terme de son détachement et que les formalités requises par l'article 11 du règlement no 4 pour éviter les fraudes ou abus aient été remplies.