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Document 61962CC0036

Conclusions de l'avocat général Lagrange présentées le 17 octobre 1963.
Société des Aciéries du Temple contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.
Affaire 36-62.

édition spéciale anglaise 1963 00585

ECLI identifier: ECLI:EU:C:1963:31

Conclusions de l'avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

17 octobre 1963

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

Vous avez à vous prononcer sur un recours formé par la Société des Aciéries du Temple (qui est aux droits de la Société nouvelle des usines de Pontlieue-Aciéries du Temple ou S.N.U.P.A.T. que vous connaissez bien) tendant à l'allocation d'une indemnité pour faute de la Haute Autorité sur la base de l'article 40 du traité C.E.C.A.

Cette faute aurait consisté :

1o

dans une erreur de droit commise par la Haute Autorité dans la conciliation qu'elle était tenue d'opérer entre l'objet de la péréquation, objet essentiellement économique, et le respect du principe de l'égalité entre les contribuables, principe qui aurait été violé;

2o

dans la persévérance dont la Haute Autorité a fait preuve au sujet de cette erreur et l'incertitude qu'elle a entretenue parmi les entreprises concernant leurs droits véritables.

En ce qui concerne l'erreur de droit, la requérante rappelle longuement — avec une certaine nostalgie pourrait-on dire — la thèse développée dans son premier recours, d'après laquelle l'objet, essentiellement économique, du mécanisme de péréquation aurait été fondé sur la notion de marché, d'où il suit que les mouvements de ferraille n'ayant pas de répercussion sur le marché, tels ceux des ferrailles de groupe, n'auraient pas dû être imposés: c'est ainsi, d'ailleurs, que les fondateurs de la Caisse de péréquation l'avaient toujours entendu. Sans doute, la requérante déclare-t-elle s'incliner devant la jurisprudence de la Cour qui en a jugé autrement, en considérant que le fait générateur de la contribution était la consommation de ferraille et non la participation au marché de la ferraille; mais il n'en reste pas moins, ajoute-t-elle, que les décisions de la Haute Autorité et la manière dont elles avaient été appliquées suggéraient une interprétation autre que celle qui a été finalement donnée par la Cour, induisant ainsi les entreprises en erreur.

Nous ferons simplement observer sur ce point que, s'il est possible que les fondateurs du mécanisme n'aient entendu faire supporter la charge de la péréquation qu'aux entreprises achetant la ferraille sur le marché, puisqu'aussi bien ce sont les difficultés d'approvisionnement sur le marché qui avaient provoqué l'institution du mécanisme entre les intéressés, la conception a pu se modifier dès lors que, le système étant devenu obligatoire pour tous les consommateurs de ferraille, l'idée de solidarité entre l'ensemble de ces consommateurs, acheteurs ou non sur le marché, est devenue prédominante. En tout cas, les décisions de base instituant et régissant le mécanisme obligatoire ont été interprétées en ce sens par la Cour et déclarées légales. On ne pourrait, dès lors, imaginer l'existence d'une faute de service de la part de leur auteur que s'il était démontré que, par son comportement, celui-ci aurait induit les intéressés en erreur quant à l'application régulière des décisions, comme par exemple dans l'affaire 19-60, Société Fives-Lille-Cail et autres, arrêt du 15 décembre 1961(Recueil, VII, p. 590 et s.), car l'obscurité ou la mauvaise rédaction d'un règlement ne peuvent guère suffire, en elles-mêmes, à caractériser une faute. Son illégalité même ne peut être invoquée dans une action fondée sur l'article 40 (Meroni, 14-60, 13 juillet 1961, Recueil, VII, p. 333), car la réparation des effets dommageables d'une décision annulée ou déclarée illégale relève, dans le traité C.E.C.A., des règles spéciales de l'article 34. Au surplus, les seules décisions reconnues illégales par la Cour dans le domaine qui intéresse la requérante sont celles qui avaient accordé des dérogations à Hoogovens et à Breda Siderurgica et, bien évidemment, la requérante ne peut s'en plaindre, puisque l'arrêt qui a reconnu ces illégalités est intervenu à sa requête et a été exécuté.

Peut-on donc relever chez la Haute Autorité une attitude de nature à avoir induit les intéressés en erreur quant à une application régulière des décisions de base? C'est ce que nous devons maintenant rechercher en examinant les cinq chefs entre lesquels la requérante a réparti ses griefs à cet égard.

Premier chef: absence d'une solution du problème de la ferraille de groupe. Ce problème, nous dit-on, n'était pas résolu par les décisions de base qui, en parlant de «ferrailles d'achat» et en ajoutant «à l'intérieur de la Communauté», éveillaient l'idée que seule était imposable la ferraille achetée sur le marché. Il s'agit donc d'une critique de la rédaction des décisions réglementaires. Nous venons de nous expliquer sur ce point et n'y revenons pas.

Viennent ensuite trois chefs intimement liés et que nous examinerons ensemble :

Deuxième chef : la Haute Autorité s'est abstenue, dans l'application cette fois, de définir et de préciser la notion de ferraille d'achat. Elle s'est plutôt attachée à la notion de «ressources propres», laissant supposer qu'à son sens tout ce qui n'est pas «ressources propres» est «ferraille d'achat». L'expression «ressources propres» n'est d'ailleurs apparue pour la première fois que dans le texte de la décision 2-57. Étant donné les incertitudes résultant des textes, il eût été indispensable que la Haute Autorité prît parti dès le début d'une manière non équivoque.

Troisième chef : en ce qui concerne les «ressources propres» elles-mêmes, la Haute Autorité a fait preuve également de retards et a entretenu l'incertitude dans la définition de cette notion. Ce n'est que dans sa lettre à l'O.C.C.F. du 18 décembre 1957 que, pour la première fois, elle a donné quelques indications, d'ailleurs beaucoup trop vagues, à ce sujet.

Quatrième chef: l'incertitude a été encore accrue du fait que la Haute Autorité a «levé ses réserves» à l'égard des exemptions accordées à Hoogovens et à Breda Siderurgica, laissant croire que la ferraille de groupe, toujours non définie, pouvait être exonérée dans certains cas. Le motif de l'exemption n'a été donné que dans la lettre du 18 avril 1958 et il est doublement illégal, puisque, d'une part, il admet l'exemption des ferrailles de groupe et, d'autre part, fait état du critère purement arbitraire de l'«intégration locale».

Messieurs, sous ces trois chefs, c'est toute l'histoire de l'imposition des ferrailles de groupe qui se trouve évoquée. Permettez-nous, pour notre part, de renvoyer à nos conclusions sur les affaires 20-58 et suivantes. Phoenix-Rheinrohr et autres (Recueil, V, p. 186 à 190).

Vous y verrez que, bien évidemment, la question de l'imposition des ferrailles de groupe est loin d'avoir été résolue d'emblée. Elle ne l'a été que par une série de tâtonnements de la part des organismes de Bruxelles et de la Haute Autorité elle-même et n'a abouti à des solutions définitives qu'après plusieurs arrêts de notre Cour. Cependant, au milieu de ces tâtonnements, deux points demeurent clairs: tout d'abord, l'existence d'un problème de la ferraille de groupe (Konzernschrott) a dès l'origine été reconnue. La requérante en était elle-même fort consciente puisqu'elle avait cru devoir attirer l'attention de la Haute Autorité par une lettre du 19 octobre 1956, dans laquelle on relève le passage suivant (qui a été cité à la barre) : «En effet, les règles instaurées par le C.P.F.I. font qu'une partie des ferrailles livrées par la Régie nationale des usines Renault pourrait éventuellement être passible de la cotisation de péréquation». D'autre part, il est non moins certain que la Haute Autorité n'a jamais admis l'exemption des ferrailles de groupe: l'éminent avocat de la requérante a soutenu le contraire, prétendant qu'en limitant l'exemption au cas d'intégration locale, pour des raisons pratiques, la Haute Autorité avait admis le principe de l'exemption; ce n'est pas exact: le rapprochement des deux lettres du 18 décembre 1957 et du 17 avril 1958 fait clairement apparaître, au contraire, que les ferrailles de groupe sont en principe imposables, et qu'il n'est fait exception à cette règle que dans le cas spécial d'intégration locale.

Donc, sur la question de l'imposition des ferrailles de groupe, la Haute Autorité n'a pas varié. Peut-on lui imputer à faute de n'avoir pas expressément fixé sa position plus tôt, étant donné l'incertitude résultant tant de la position de l'O.C.C.F. que des textes de base? Nous ne le pensons pas: elle a mis la question à l'étude dès qu'elle a été saisie du problème par l'O.C.C.F. qui, lui-même, en discutait depuis un certain temps et n'était pas parvenu à un accord entre ses membres, du moins pour les deux cas particuliers de Hoogovens et de Breda. Nous n'apercevons pas dans le comportement de la Haute Autorité, ni des organismes de Bruxelles dont elle est responsable, de négligences ou de retards abusifs à résoudre le problème.

Cinquième et dernier chef : il est tiré de la faute qu'aurait commise la Haute Autorité à persister dans son erreur après le premier arrêt S.N.U.P.A.T.

Messieurs, il est évident que la requérante ne peut, après le premier arrêt S.N.U.P.A.T. qui a condamné sans équivoque l'exemption des ferrailles de groupe, conformément à la thèse de la Haute Autorité, soutenir qu'elle a pu encore être induire en erreur à ce sujet… du fait de cette même Haute Autorité! La «persévérance diabolique» de la Haute Autorité, si tant est qu'on puisse la lui reprocher, n'a visé que l'exemption pour intégration locale de Hoogovens et de Breda: à cet égard, la requérante a eu gain de cause et, comme nous l'avons rappelé, l'arrêt a été exécuté; en tout cas, il n'y a pas de litige à ce sujet. Seuls, les bénéficiaires de l'exemption auraient pu se plaindre d'une faute de la Haute Autorité. Or, Breda s'est inclinée purement et simplement et quant à Hoogovens, qui avait invoqué à cet égard une faute de la Haute Autorité, elle n'a pu faire admettre son point de vue par la Cour, qui a déclaré que «l'attitude adoptée jusqu'à l'arrêt S.N.U.P.A.T. (il s'agit du deuxième arrêt S.N.U.P.A.T., du 22 mars 1961) par la Haute Autorité ne constitue certes pas une faute de service» (Hoogovens, 14-61, 12 juillet 1962, Recueil, VIII, p. 522).

En définitive, nous estimons que l'existence d'une faute de service de nature à engager la responsabilité de la Haute Autorité du chef de l'article 40 du traité n'est aucunement établie.

Dès lors, nous ne dirons qu'un mot du dommage et du lien de causalité entre la prétendue faute et le dommage. La requérante, à cet égard, invoque des arguments très voisins de ceux qu'Hoogovens invoquait elle-même dans le recours 14-61: elle n'a pas jusqu'à présent payé la contribution litigieuse; si elle l'avait fait à l'époque considérée, elle aurait été en état d'en répercuter le montant sur ses acheteurs, en raison de la conjoncture favorable du moment, qui ne se retrouve plus à l'heure actuelle. Tous ces arguments ont été écartés par l'arrêt 14-61, bien que la situation juridique de Hoogovens ait été nettement plus favorable que celle des Aciéries du Temple, puisque, encore une fois, Hoogovens avait bénéficié d'une décision favorable de la Haute Autorité, ce qui n'a pas été le cas de la requérante: celle-ci ne peut s'en prendre qu'à elle-même des conséquences de son retard à s'acquitter de ses cotisations et de ne même pas avoir constitué de provisions à cet effet.

Nous concluons :

au rejet des requêtes;

et à ce que les dépens soient supportés par la Société des Aciéries du Temple.

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