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Document 62017CJ0310

Arrêt de la Cour (grande chambre) du 13 novembre 2018.
Levola Hengelo BV contre Smilde Foods BV.
Demande de décision préjudicielle, introduite par le Gerechtshof Arnhem-Leeuwarden.
Renvoi préjudiciel – Propriété intellectuelle – Harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information – Directive 2001/29/CE – Champ d’application – Article 2 – Droits de reproduction – Notion d’“œuvre” – Saveur d’un produit alimentaire.
Affaire C-310/17.

Identifiant ECLI: ECLI:EU:C:2018:899

ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

13 novembre 2018 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Propriété intellectuelle – Harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information – Directive 2001/29/CE – Champ d’application – Article 2 – Droits de reproduction – Notion d’“œuvre” – Saveur d’un produit alimentaire »

Dans l’affaire C‑310/17,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Gerechtshof Arnhem-Leeuwarden (cour d’appel d’Arnhem-Leuvarde, Pays-Bas), par décision du 23 mai 2017, parvenue à la Cour le 29 mai 2017, dans la procédure

Levola Hengelo BV

contre

Smilde Foods BV,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. K. Lenaerts, président, Mme R. Silva de Lapuerta, vice-présidente, MM. J.–C. Bonichot, A. Arabadjiev, M. Vilaras (rapporteur), E. Regan, T. von Danwitz et Mme C. Toader, présidents de chambre, MM. A. Rosas, E. Juhász, M. Ilešič, M. Safjan, C. G. Fernlund, C. Vajda et S. Rodin, juges,

avocat général : M. M. Wathelet,

greffier : Mme M. Ferreira, administrateur principal,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 4 juin 2018,

considérant les observations présentées :

pour Levola Hengelo BV, par Mes S. Klos, A. Ringnalda et
J. A. K. van den Berg, advocaten,

pour Smilde Foods BV, par Mes T. Cohen Jehoram et S. T. M. Terpstra, advocaten,

pour le gouvernement néerlandais, par Mme C. S. Schillemans, en qualité d’agent,

pour le gouvernement français, par MM. D. Segoin et D. Colas, en qualité d’agents,

pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de M. P. Gentili, avvocato dello Stato,

pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mmes G. Brown et Z. Lavery, en qualité d’agents, assistées de M. N. Saunders, barrister,

pour la Commission européenne, par Mme J. Samnadda et M. F. Wilman, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 25 juillet 2018,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de la notion d’« œuvre », au sens de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (JO 2001, L 167, p. 10).

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Levola Hengelo BV (ci–après « Levola ») à Smilde Foods BV (ci–après « Smilde ») au sujet de la prétendue violation, par Smilde, des droits de propriété intellectuelle de Levola relatifs à la saveur d’un produit alimentaire.

Le cadre juridique

Le droit international

3

L’article 1er de la convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (acte de Paris du 24 juillet 1971), dans sa version résultant de la modification du 28 septembre 1979 (ci-après la « convention de Berne »), est ainsi libellé :

« Les pays auxquels s’applique la présente Convention sont constitués à l’état d’Union pour la protection des droits des auteurs sur leurs œuvres littéraires et artistiques. »

4

Aux termes de l’article 2, paragraphes 1 et 2, de la convention de Berne :

« 1)   Les termes “œuvres littéraires et artistiques” comprennent toutes les productions du domaine littéraire, scientifique et artistique, quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression, telles que : les livres, brochures et autres écrits ; les conférences, allocutions, sermons et autres œuvres de même nature ; les œuvres dramatiques ou dramatico-musicales ; les œuvres chorégraphiques et les pantomimes ; les compositions musicales avec ou sans paroles ; les œuvres cinématographiques, auxquelles sont assimilées les œuvres exprimées par un procédé analogue à la cinématographie ; les œuvres de dessin, de peinture, d’architecture, de sculpture, de gravure, de lithographie ; les œuvres photographiques, auxquelles sont assimilées les œuvres exprimées par un procédé analogue à la photographie ; les œuvres des arts appliqués ; les illustrations, les cartes géographiques ; les plans, croquis et ouvrages plastiques relatifs à la géographie, à la topographie, à l’architecture ou aux sciences.

2)   Est toutefois réservée aux législations des pays de l’Union la faculté de prescrire que les œuvres littéraires et artistiques ou bien l’une ou plusieurs catégories d’entre elles ne sont pas protégées tant qu’elles n’ont pas été fixées sur un support matériel. »

5

Selon l’article 9, paragraphe 1, de la convention de Berne, les auteurs d’œuvres littéraires et artistiques protégés par cette convention jouissent du droit exclusif d’autoriser la reproduction de ces œuvres, de quelque manière et sous quelque forme que ce soit.

6

Aux termes de l’article 9 de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, figurant à l’annexe 1 C de l’accord instituant l’Organisation mondiale du commerce (OMC), signé à Marrakech le 15 avril 1994 et approuvé par la décision 94/800/CE du Conseil, du 22 décembre 1994, relative à la conclusion au nom de la Communauté européenne, pour ce qui concerne les matières relevant de ses compétences, des accords des négociations multilatérales du cycle de l’Uruguay (1986-1994) (JO 1994, L 336, p. 1) :

« 1.   Les Membres se conformeront aux articles premier à 21 de la [convention de Berne] et à l’Annexe de ladite Convention. [...]

2.   La protection du droit d’auteur s’étendra aux expressions et non aux idées, procédures, méthodes de fonctionnement ou concepts mathématiques en tant que tels. »

7

L’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) a adopté à Genève, le 20 décembre 1996, le traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, qui est entré en vigueur le 6 mars 2002. Ce traité a été approuvé au nom de la Communauté européenne par la décision 2000/278/CE du Conseil, du 16 mars 2000 (JO 2000, L 89, p. 6, ci–après le « traité de l’OMPI sur le droit d’auteur »). Aux termes de l’article 1er, paragraphe 4, dudit traité :

« Les Parties contractantes doivent se conformer aux articles 1er à 21 et à l’annexe de la [c]onvention de Berne. »

8

L’article 2 de ce même traité énonce :

« La protection au titre du droit d’auteur s’étend aux expressions et non aux idées, procédures, méthodes de fonctionnement ou concepts mathématiques en tant que tels. »

Le droit de l’Union

La directive 2001/29

9

Les articles 1er à 4 de la directive 2001/29 comportent les dispositions suivantes :

« Article premier

Champ d’application

1.   La présente directive porte sur la protection juridique du droit d’auteur et des droits voisins dans le cadre du marché intérieur, avec une importance particulière accordée à la société de l’information.

2.   Sauf dans les cas visés à l’article 11, la présente directive laisse intactes et n’affecte en aucune façon les dispositions [du droit de l’Union] existantes concernant :

a)

la protection juridique des programmes d’ordinateur ;

b)

le droit de location, de prêt et certains droits voisins du droit d’auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle ;

c)

le droit d’auteur et les droits voisins applicables à la radiodiffusion de programmes par satellite et à la retransmission par câble ;

d)

la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits voisins ;

e)

la protection juridique des bases de données.

Article 2

Droit de reproduction

Les États membres prévoient le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction directe ou indirecte, provisoire ou permanente, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit, en tout ou en partie :

a)

pour les auteurs, de leurs œuvres ;

[...]

Article 3

Droit de communication d’œuvres au public et droit de mettre à la disposition du public d’autres objets protégés

1.   Les États membres prévoient pour les auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute communication au public de leurs œuvres, par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs œuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement.

[...]

Article 4

Droit de distribution

1.   Les États membres prévoient pour les auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute forme de distribution au public, par la vente ou autrement, de l’original de leurs œuvres ou de copies de celles-ci.

[...] »

10

L’article 5 de la directive 2001/29 énonce une série d’exceptions et de limitations aux droits exclusifs conférés aux auteurs sur leurs œuvres par les articles 2 à 4 de cette directive.

Le règlement de procédure de la Cour

11

L’article 94 du règlement de procédure de la Cour dispose :

« Outre le texte des questions posées à la Cour à titre préjudiciel, la demande de décision préjudicielle contient :

a)

un exposé sommaire de l’objet du litige ainsi que des faits pertinents, tels qu’ils ont été constatés par la juridiction de renvoi ou, à tout le moins, un exposé des données factuelles sur lesquelles les questions sont fondées ;

b)

la teneur des dispositions nationales susceptibles de s’appliquer en l’espèce et, le cas échéant, la jurisprudence nationale pertinente ;

c)

l’exposé des raisons qui ont conduit la juridiction de renvoi à s’interroger sur l’interprétation ou la validité de certaines dispositions du droit de l’Union, ainsi que le lien qu’elle établit entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige au principal. »

Le droit néerlandais

12

L’article 1er de l’Auteurswet (loi sur le droit d’auteur) dispose :

« Le droit d’auteur est le droit exclusif de l’auteur d’une œuvre littéraire, scientifique ou artistique, ou de ses ayants droit, de rendre celle–ci publique et de la reproduire, sous réserve des limitations prévues par la loi. »

13

L’article 10, paragraphe 1, de la loi sur le droit d’auteur est ainsi libellé :

« Par œuvres littéraires, scientifiques ou artistiques, on entend dans la présente loi :

1)

les livres, brochures, journaux, périodiques et tous autres écrits ;

2)

les œuvres dramatiques ou dramatico-musicales ;

3)

les conférences et allocutions ;

4)

les œuvres chorégraphiques et les pantomimes ;

5)

les compositions musicales avec ou sans paroles ;

6)

les œuvres de dessins, de peinture, d’architecture, de sculptures, de lithographie, de gravures et autres recueils ;

7)

les cartes géographiques ;

8)

les plans, croquis et ouvrages plastiques relatifs à l’architecture, à la géographie, à la topographie ou aux autres sciences ;

9)

les œuvres photographiques ;

10)

les œuvres cinématographiques ;

11)

les œuvres des arts appliqués et les dessins et modèles industriels ;

12)

les programmes d’ordinateurs et le matériel préparatoire,

et de manière générale toutes les productions du domaine littéraire, scientifique ou artistique, quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression. »

Le litige au principal et les questions préjudicielles

14

Le « Heksenkaas » ou « Heks’nkaas » (ci–après le « Heksenkaas ») est un fromage à tartiner à la crème fraîche et aux fines herbes, créé par un marchand de légumes et de produits frais néerlandais au cours de l’année 2007. Par un contrat conclu au cours de l’année 2011 et en contrepartie d’une rémunération liée au chiffre d’affaires à réaliser sur sa vente, son créateur a cédé à Levola ses droits de propriété intellectuelle sur ce produit.

15

Un brevet pour la méthode de production du Heksenkaas a été octroyé le 10 juillet 2012.

16

Depuis le mois de janvier 2014, Smilde fabrique un produit dénommé « Witte Wievenkaas » pour une chaîne de supermarchés aux Pays-Bas.

17

Considérant que la production et la vente de ce dernier produit portait atteinte à ses droits d’auteur sur la « saveur » du Heksenkaas, Levola a assigné Smilde devant le Rechtbank Gelderland (tribunal de Gelderland, Pays-Bas).

18

Après avoir en effet indiqué que, de son point de vue, le droit d’auteur sur une saveur renvoie à l’« impression d’ensemble provoquée par la consommation d’un produit alimentaire sur les organes sensoriels du goût, en ce compris la sensation en bouche perçue par le sens du toucher », Levola a demandé au Rechtbank Gelderland (tribunal de Gelderland) de dire pour droit, d’une part, que la saveur du Heksenkaas constitue une création intellectuelle propre à son fabricant et bénéficie, dès lors, de la protection au titre du droit d’auteur en qualité d’œuvre, au sens de l’article 1er de la loi sur le droit d’auteur et, d’autre part, que la saveur du produit fabriqué par Smilde constitue une reproduction de cette œuvre. Elle a également demandé à la même juridiction d’ordonner à Smilde de cesser toute atteinte à son droit d’auteur, en particulier de mettre fin à la production, à l’achat, à la vente et à toute autre commercialisation du produit dénommé « Witte Wievenkaas ».

19

Par jugement du 10 juin 2015, le Rechtbank Gelderland (tribunal de Gelderland) a considéré que, sans qu’il soit nécessaire de statuer sur le point de savoir si la saveur du Heksenkaas était susceptible d’être protégée au titre du droit d’auteur, les prétentions de Levola devaient, en tout état de cause, être rejetées, dès lors que cette dernière n’avait pas indiqué quels éléments ou combinaison d’éléments de la saveur du Heksenkaas lui conféraient un caractère propre original et une empreinte personnelle.

20

Levola a interjeté appel contre ce jugement devant la juridiction de renvoi.

21

Cette dernière considère que la question centrale posée dans l’affaire au principal est celle de savoir si la saveur d’un produit alimentaire peut être protégée au titre du droit d’auteur. Elle ajoute que les parties en cause au principal défendent des positions diamétralement opposées sur cette question.

22

Selon Levola, la saveur d’un produit alimentaire peut être qualifiée d’œuvre littéraire, scientifique ou artistique protégée au titre du droit d’auteur. Levola s’appuie par analogie, notamment, sur l’arrêt du 16 juin 2006 du Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas), Lancôme (NL:HR:2006:AU8940), dans lequel cette dernière juridiction a admis, en principe, la possibilité de reconnaître un droit d’auteur sur l’odeur d’un parfum.

23

À l’inverse, selon Smilde, la protection des saveurs n’est pas conforme au système du droit d’auteur, celui-ci visant uniquement les créations visuelles et auditives. Par ailleurs, l’instabilité d’un produit alimentaire et le caractère subjectif de la perception gustative feraient obstacle à la qualification d’une saveur d’un produit alimentaire comme œuvre protégée au titre du droit d’auteur. De surcroît, les droits exclusifs de l’auteur d’une œuvre de propriété intellectuelle et les limitations auxquelles ces droits sont soumis seraient, en pratique, inapplicables aux saveurs.

24

La juridiction de renvoi relève que la Cour de cassation (France) a catégoriquement rejeté la possibilité d’une protection d’une odeur au titre du droit d’auteur, notamment dans son arrêt du 10 décembre 2013 (FR:CCASS:2013:CO01205). La jurisprudence des juridictions nationales suprêmes au sein de l’Union européenne serait, dès lors, divergente, s’agissant de la question, analogue à celle posée dans l’affaire en cause au principal, de la protection d’une odeur au titre du droit d’auteur.

25

Dans ces conditions, le Gerechtshof Arnhem-Leeuwarden (cour d’appel d’Arnhem-Leuvarde, Pays-Bas) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

a)

Le droit de l’Union s’oppose-t-il à ce que la saveur d’un produit alimentaire, en tant que création intellectuelle propre à son auteur, soit protégée au titre du droit d’auteur ? En particulier :

b)

la notion d’“œuvres littéraires et artistiques” visée à l’article 2, paragraphe 1, de la convention de Berne, qui lie tous les États membres de l’Union, comprend certes “toutes les productions du domaine littéraire, scientifique et artistique, quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression”, mais les exemples cités à cette disposition concernent uniquement des créations visuelles et/ou auditives : cette circonstance s’oppose-t-elle à une protection au titre du droit d’auteur ?

c)

l’instabilité (potentielle) d’un produit alimentaire et/ou le caractère subjectif de la perception d’une saveur s’opposent-ils à ce que la saveur d’un produit alimentaire soit considérée comme une œuvre protégée au titre du droit d’auteur ?

d)

le système de droits exclusifs et de limitations, tel que régi par les articles 2 à 5 de la directive [2001/29], s’oppose-t-il à la protection au titre du droit d’auteur de la saveur d’un produit alimentaire ?

2)

Si la réponse à la question l), sous a), est négative :

a)

quelles conditions doivent être remplies afin que la saveur d’un produit alimentaire bénéficie de la protection au titre du droit d’auteur ?

b)

la protection d’une saveur au titre du droit d’auteur vise-t-elle uniquement la saveur en tant que telle ou (également) la recette du produit concerné ?

c)

que doit alléguer la partie qui, dans le cadre d’une procédure (d’infraction), invoque la création de la saveur d’un produit alimentaire protégée au titre du droit d’auteur ? Suffit-il que cette partie présente le produit alimentaire au cours de la procédure au juge national afin de le laisser lui-même apprécier, en sentant et dégustant, si le produit alimentaire remplit les conditions pour bénéficier de la protection au titre du droit d’auteur ? Ou la partie requérante doit-elle (également) décrire les choix créatifs faits dans le cadre de la composition de la saveur et/ou de la recette qui permettent que la saveur soit considérée comme une création intellectuelle propre à son auteur ?

d)

Comment le juge national, dans une procédure d’infraction, doit-il déterminer si la saveur du produit alimentaire de la partie défenderesse présente une telle similitude avec la saveur du produit alimentaire de la partie requérante qu’il doit être conclu à une atteinte aux droits d’auteur ? Est-il à cet effet (également) déterminant que les impressions d’ensemble des deux saveurs soient similaires ? »

Sur les questions préjudicielles

Sur la recevabilité

26

Smilde fait valoir que la présente demande de décision préjudicielle est irrecevable, au motif que le recours au principal devrait, en tout état de cause, être rejeté. En effet, Levola n’aurait pas précisé les éléments du Heksenkaas qui lui conféreraient le caractère d’une création intellectuelle propre à son auteur.

27

À cet égard, il y a lieu de rappeler qu’il appartient aux seules juridictions nationales qui sont saisies du litige et qui doivent assumer la responsabilité de la décision judiciaire à intervenir d’apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre leur jugement que la pertinence des questions qu’elles posent à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (arrêts du 10 mars 2009, Hartlauer, C‑169/07, EU:C:2009:141, point 24, et du 1er juillet 2010, Sbarigia, C‑393/08, EU:C:2010:388, point 19).

28

En effet, selon une jurisprudence constante, les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêts du 24 juin 2008, Commune de Mesquer, C‑188/07, EU:C:2008:359, point 30 et jurisprudence citée, ainsi que du 21 mai 2015, Verder LabTec, C‑657/13, EU:C:2015:331, point 29).

29

Or, au regard des indications fournies par la juridiction de renvoi, il ne saurait être considéré que les questions posées ne présentent pas de rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal ou qu’elles portent sur un problème de nature hypothétique. Le seul fait que la juridiction de première instance, dont la décision est contestée devant la juridiction de renvoi, a estimé, à la différence de cette dernière juridiction, qu’elle était en mesure de statuer sur le litige dont elle était saisie sans trancher la question préliminaire de savoir si la saveur d’un produit alimentaire peut bénéficier de la protection au titre du droit d’auteur ne saurait conduire à une conclusion différente.

30

Par ailleurs, il convient de constater que la juridiction de renvoi a fourni à la Cour les éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre aux questions posées, conformément à l’article 94 du règlement de procédure.

31

Dans ces conditions, les questions posées sont recevables.

Sur la première question

32

Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la directive 2001/29 doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à ce que la saveur d’un produit alimentaire soit protégée par le droit d’auteur au titre de cette directive et à ce qu’une législation nationale soit interprétée d’une manière telle qu’elle accorde une protection par le droit d’auteur à une telle saveur.

33

À cet égard, la directive 2001/29 dispose, à ses articles 2 à 4, que les États membres prévoient un ensemble de droits exclusifs portant, pour les auteurs, sur leurs « œuvres » et elle énonce, à son article 5, une série d’exceptions et de limitations à ces droits. Ladite directive ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer le sens et la portée de la notion d’« œuvre ». Partant, et eu égard aux exigences tant de l’application uniforme du droit de l’Union que du principe d’égalité, cette notion doit normalement trouver, dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme (voir, en ce sens, arrêts du 16 juillet 2009, Infopaq International, C‑5/08, EU:C:2009:465, points 27 et 28, ainsi que du 3 septembre 2014, Deckmyn et Vrijheidsfonds, C‑201/13, EU:C:2014:2132, points 14 et 15).

34

Il s’ensuit que la saveur d’un produit alimentaire ne saurait être protégée par le droit d’auteur au titre de la directive 2001/29 que si une telle saveur peut être qualifiée d’« œuvre », au sens de cette directive (voir, par analogie, arrêt du 16 juillet 2009, Infopaq International, C‑5/08, EU:C:2009:465, point 29 et jurisprudence citée).

35

À cet égard, pour qu’un objet puisse revêtir la qualification d’« œuvre », au sens de la directive 2001/29, il importe que soient réunies deux conditions cumulatives.

36

D’une part, il faut que l’objet concerné soit original, en ce sens qu’il constitue une création intellectuelle propre à son auteur (arrêt du 4 octobre 2011, Football Association Premier League e.a., C‑403/08 et C‑429/08, EU:C:2011:631, point 97 ainsi que jurisprudence citée).

37

D’autre part, la qualification d’« œuvre », au sens de la directive 2001/29, est réservée aux éléments qui sont l’expression d’une telle création intellectuelle (voir, en ce sens, arrêts du 16 juillet 2009, Infopaq International, C‑5/08, EU:C:2009:465, point 39, ainsi que du 4 octobre 2011, Football Association Premier League e.a., C‑403/08 et C‑429/08, EU:C:2011:631, point 159).

38

À cet égard, il convient de rappeler que l’Union, bien que n’étant pas partie contractante à la convention de Berne, est néanmoins obligée, en vertu de l’article 1er, paragraphe 4, du traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, auquel elle est partie et que la directive 2001/29 vise à mettre en œuvre, de se conformer aux articles 1er à 21 de la convention de Berne (voir, en ce sens, arrêts du 9 février 2012, Luksan, C‑277/10, EU:C:2012:65, point 59 et jurisprudence citée, ainsi que du 26 avril 2012, DR et TV2 Danmark, C‑510/10, EU:C:2012:244, point 29).

39

Or, aux termes de l’article 2, paragraphe 1, de la convention de Berne, les œuvres littéraires et artistiques comprennent toutes les productions du domaine littéraire, scientifique et artistique, quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression. De plus, conformément à l’article 2 du traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et à l’article 9, paragraphe 2, de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, mentionné au point 6 du présent arrêt et qui fait également partie de l’ordre juridique de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 15 mars 2012, SCF, C‑135/10, EU:C:2012:140, points 39 et 40), ce sont les expressions et non les idées, les procédures, les méthodes de fonctionnement ou les concepts mathématiques, en tant que tels, qui peuvent faire l’objet d’une protection au titre du droit d’auteur (voir, en ce sens, arrêt du 2 mai 2012, SAS Institute, C‑406/10, EU:C:2012:259, point 33).

40

Partant, la notion d’« œuvre » visée par la directive 2001/29 implique nécessairement une expression de l’objet de la protection au titre du droit d’auteur qui le rende identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité, quand bien même cette expression ne serait pas nécessairement permanente.

41

En effet, d’une part, les autorités chargées de veiller à la protection des droits exclusifs inhérents au droit d’auteur doivent pouvoir connaître avec clarté et précision les objets ainsi protégés. Il en va de même des particuliers, notamment des opérateurs économiques, qui doivent pouvoir identifier avec clarté et précision les objets protégés au profit de tiers, notamment de concurrents. D’autre part, la nécessité d’écarter tout élément de subjectivité, nuisible à la sécurité juridique, dans le processus d’identification de l’objet protégé implique que ce dernier puisse faire l’objet d’une expression précise et objective.

42

Or, la possibilité d’une identification précise et objective fait défaut en ce qui concerne la saveur d’un produit alimentaire. En effet, à la différence, par exemple, d’une œuvre littéraire, picturale, cinématographique ou musicale, qui est une expression précise et objective, l’identification de la saveur d’un produit alimentaire repose essentiellement sur des sensations et des expériences gustatives qui sont subjectives et variables puisqu’elles dépendent, notamment, de facteurs liés à la personne qui goûte le produit concerné, tels que son âge, ses préférences alimentaires et ses habitudes de consommation, ainsi que de l’environnement ou du contexte dans lequel ce produit est goûté.

43

En outre, une identification précise et objective de la saveur d’un produit alimentaire, qui permette de la distinguer de la saveur d’autres produits de même nature, n’est pas possible par des moyens techniques en l’état actuel du développement scientifique.

44

Il convient, dès lors, de conclure, sur la base de l’ensemble des considérations qui précèdent, que la saveur d’un produit alimentaire ne saurait être qualifiée d’« œuvre », au sens de la directive 2001/29.

45

Compte tenu de l’exigence, rappelée au point 33 du présent arrêt, d’interprétation uniforme de la notion d’« œuvre » au sein de l’Union, il convient également de conclure que la directive 2001/29 s’oppose à ce qu’une législation nationale soit interprétée d’une manière telle qu’elle accorde une protection par le droit d’auteur à la saveur d’un produit alimentaire.

46

Par conséquent, il y a lieu de répondre à la première question que la directive 2001/29 doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à ce que la saveur d’un produit alimentaire soit protégée par le droit d’auteur au titre de cette directive et à ce qu’une législation nationale soit interprétée d’une manière telle qu’elle accorde une protection par le droit d’auteur à une telle saveur.

Sur la seconde question

47

Compte tenu de la réponse apportée à la première question, il n’y a pas lieu de répondre à la seconde question.

Sur les dépens

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La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :

 

La directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à ce que la saveur d’un produit alimentaire soit protégée par le droit d’auteur au titre de cette directive et à ce qu’une législation nationale soit interprétée d’une manière telle qu’elle accorde une protection par le droit d’auteur à une telle saveur.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure : le néerlandais.

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