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Document 62014CC0074

    Conclusions de l'avocat général M. M. Szpunar, présentées le 16 juillet 2015.
    "Eturas" UAB e.a. contre Lietuvos Respublikos konkurencijos taryba.
    Demande de décision préjudicielle, introduite par le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas.
    Renvoi préjudiciel – Concurrence – Ententes – Pratique concertée – Agences de voyages participant au système commun informatisé d’offres de voyages – Limitation automatique des taux de réduction aux achats de voyages en ligne – Message du gestionnaire du système relatif à ladite limitation – Accord tacite pouvant être qualifié de pratique concertée – Éléments constitutifs d’un accord et d’une pratique concertée – Appréciation des preuves et niveau de preuve requis – Autonomie procédurale des États membres – Principe d’effectivité – Présomption d’innocence.
    Affaire C-74/14.

    Recueil – Recueil général

    Identifiant ECLI: ECLI:EU:C:2015:493

    CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

    M. MACIEJ SZPUNAR

    présentées le 16 juillet 2015 ( 1 )

    Affaire C‑74/14

    «Eturas» UAB

    «Freshtravel» UAB

    «Neoturas» UAB

    «AAA Wrislit» UAB

    «Visveta» UAB

    «Baltic Clipper» UAB

    «Guliverio kelionės» UAB

    «Baltic Tours Vilnius» UAB

    «Kelionių laikas» UAB

    «Vestekspress» UAB

    «Daigera» UAB

    «Ferona» UAB

    «Kelionių akademija» UAB

    «Travelonline Baltics» UAB

    «Kelionių gurmanai» UAB

    «Litamicus» UAB

    «Megaturas» UAB

    «TopTravel» UAB

    «Zigzag Travel» UAB

    «ZIP Travel» UAB

    contre

    Lietuvos Respublikos konkurencijos taryba

    [demande de décision préjudicielle formée par le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Lituanie)]

    «Concurrence — Article 101, paragraphe 1, TFUE — Éléments constitutifs d’une pratique concertée — Agences de voyages utilisant un système informatisé commun de réservation — Limitation du taux maximal de la remise sur les réservations en ligne — Message de l’administrateur du système annonçant cette limitation — Concertation — Lien causal entre la concertation et le comportement sur le marché — Charge de la preuve — Présomption d’innocence»

    I – Introduction

    1.

    Dans une analyse fréquemment citée de la «pratique concertée» au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE, le juge Vesterdorf, faisant fonction d’avocat général, a écrit «le problème peut vraisemblablement se réduire à la question de savoir à partir de quel moment l’infraction est constituée» ( 2 ).

    2.

    Le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie) pose une question similaire dans le cadre d’un recours en annulation d’une décision prise par l’autorité nationale de concurrence, qui avait constaté qu’un certain nombre d’agences de voyages avaient coordonné le taux d’une remise accordée à leurs clients.

    3.

    L’originalité de la présente affaire réside dans le fait que les éléments prouvant la concertation sont principalement afférents aux actes d’un tiers, le propriétaire et administrateur du système de réservation en ligne utilisé par les agences de voyages en cause, lequel avait mis en place une restriction technique limitant le taux de la remise et posté un message annonçant cette restriction. La juridiction de renvoi nourrit des doutes sur le point de savoir si ces éléments de preuve suffisent à établir une infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE.

    II – Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et les questions déférées à titre préjudiciel

    4.

    La société «Eturas» UAB (ci‑après «Eturas») est titulaire des droits exclusifs sur le système de réservation en ligne de voyages «E‑TURAS» (ci‑après le «système E‑TURAS»), dont elle est également l’administrateur.

    5.

    Ce système est géré par un seul administrateur et peut être intégré aux sites Internet des agences de voyages qui ont acquis une licence auprès d’Eturas. Le contrat de licence standard d’Eturas ne contient aucune clause qui permettrait à l’administrateur de modifier les prix fixés par les agences de voyages qui utilisent le système pour les services qu’elles vendent.

    6.

    Au cours de l’année 2010, la Lietuvos Respublikos konkurencijos taryba (l’autorité lituanienne de concurrence, ci‑après le «Conseil de la concurrence») a ouvert une enquête sur la base des informations reçues par l’un des utilisateurs du système E‑TURAS, lequel déclarait que les agences de voyages qui vendaient des voyages organisés coordonnaient entre elles les remises offertes aux consommateurs qui achetaient des voyages en ligne par l’intermédiaire du système E‑TURAS.

    7.

    Au cours de cette enquête, il a été établi que, quelque temps avant la restriction alléguée, le directeur d’Eturas avait adressé un courrier électronique à plusieurs agences de voyages, leur demandant de voter au sujet d’une réduction des taux de remise, de 4 % à 1 ‑ 3 %. Alors que le dossier contient des éléments établissant que l’une des agences de voyages a reçu ce courrier électronique, il n’y a pas de preuves de ce que d’autres agences de voyages l’aient reçu ou y aient répondu.

    8.

    Le 27 août 2009, à 12 h 20, une restriction technique a été introduite dans le système E‑TURAS, qui a limité à 3 % les remises qu’il était possible d’appliquer aux réservations en ligne.

    9.

    Cette restriction était précédée du message système suivant (ci‑après le «message système du 27 août 2009»), qui était apparu, un peu plus tôt le même jour, dans la rubrique «messages d’information» du système E‑TURAS:

    10.

    Le directeur d’Eturas a déclaré que ce message avait été envoyé à toutes les agences de voyages qui utilisaient le système.

    11.

    La possibilité d’accorder des remises individuelles supplémentaires à certains clients (par exemple, en leur communiquant un code de remise de fidélité) n’a pas été limitée.

    12.

    L’enquête a par ailleurs permis de constater que la majorité des agences de voyages qui accordaient, avant le 27 août 2009, une remise d’un taux supérieur à 3 % ont ramené ce taux à 3 % après cette date. Plusieurs agences de voyages offraient cependant déjà une remise d’un taux moins élevé avant le 27 août 2009 et ont continué à appliquer le même taux. Quelques agences de voyages n’offraient pas de services par l’intermédiaire d’E‑TURAS avant le 27 août 2009. Enfin, quelques autres agences de voyages n’ont pas vendu un seul voyage par l’intermédiaire d’E‑TURAS au cours de la période en cause.

    13.

    Dans sa décision du 7 juin 2012, le Conseil de la concurrence a jugé que trente agences de voyages ainsi qu’Eturas s’étaient livrées, entre le 27 août 2009 et la fin du mois de mars 2010, à une pratique anticoncurrentielle concernant les remises accordées pour des réservations effectuées par l’intermédiaire du système E‑TURAS.

    14.

    Selon cette décision, l’infraction a commencé le jour où le message concernant la réduction des remises est apparu dans le système E‑TURAS et où le taux des remises a été limité par des moyens techniques. À compter de cette date, les agences de voyages, en tant qu’opérateurs économiques prudents, auraient dû avoir connaissance de la limitation mise en place.

    15.

    Le Conseil de la concurrence a considéré que les agences de voyages qui utilisaient le système E‑TURAS durant la période en cause et qui n’avaient pas exprimé d’objection étaient responsables de l’infraction. Ces agences pouvaient raisonnablement penser que tous les autres utilisateurs du système limiteraient eux aussi leurs remises à 3 % au plus. Partant, elles s’étaient informées les unes les autres du taux de remise qu’elles avaient l’intention d’appliquer à l’avenir et exprimé ainsi indirectement – par un acquiescement implicite ou tacite – une volonté commune quant à leur comportement sur le marché en cause. Le Conseil de la concurrence a par ailleurs observé que ce comportement des agences de voyages sur le marché en cause était à analyser comme constituant une pratique concertée. Il a estimé que, bien qu’Eturas n’opérât pas sur le marché en cause, elle avait joué un rôle en facilitant l’infraction.

    16.

    Le Conseil de la concurrence a dès lors déclaré Eturas et les agences de voyages concernées coupables d’une infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE ainsi qu’à l’article 5 de la loi lituanienne sur la concurrence (Lietuvos Respublikos Konkurencijos įstatymas) et leur a infligé des amendes. L’agence de voyages qui avait informé le Conseil de la concurrence de l’infraction a bénéficié d’une immunité d’amendes au titre du programme de clémence.

    17.

    Les parties requérantes au principal ont attaqué la décision du Conseil de la concurrence devant le Vilniaus apygardos administracinis teismas (tribunal administratif régional de Vilnius). Par jugement du 8 avril 2013, ce tribunal a partiellement fait droit aux recours et réduit le montant des amendes infligées.

    18.

    Tant les parties requérantes au principal que le Conseil de la concurrence ont interjeté appel devant le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie).

    19.

    Les parties requérantes au principal soutiennent ne pas s’être livrées à une pratique concertée au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE ou du droit national. Les agences de voyages font valoir que leur intention de réduire les remises n’a pas été établie et que la restriction technique résultait d’un acte unilatéral d’Eturas. Quelques parties requérantes au principal affirment ne pas avoir lu le message système. En raison du peu d’importance du système – les recettes provenant des voyages vendus par le biais du système E‑TURAS représentaient une fraction de leurs recettes totales (par exemple, 0,12 %, 0,2 % ou 0,0025 %) –, les agences de voyages ne l’ont pas suivi de près. Elles expliquent qu’elles utilisaient le système en raison de sa commodité pour la vente en ligne, de l’absence de système concurrent sur le marché et du coût prohibitif qu’aurait représenté le développement de systèmes de vente en ligne personnels. Elles affirment, enfin, que, en principe, les remises n’étaient pas limitées, puisque les agences de voyages avaient toujours la possibilité d’accorder aux clients des remises individuelles de fidélité supplémentaires.

    20.

    Le Conseil de la concurrence soutient que le système E‑TURAS offrait aux parties requérantes au principal le moyen de coordonner leurs actions et a fait disparaître toute nécessité d’organiser des réunions, dans la mesure où les conditions d’utilisation du système E‑TURAS leur permettaient même sans contacts directs de parvenir à une «concordance des volontés» quant à une limitation des remises. Le fait de ne pas s’opposer à la limitation des remises équivaut à y acquiescer tacitement. Le Conseil de la concurrence indique que le système E‑TURAS fonctionnait dans des conditions uniformes et était aisément identifiable sur les sites Internet des agences de voyages, sur lesquels des informations sur les remises accordées étaient publiées. Les agences de voyages ne se sont pas opposées à la limitation mise en œuvre et se sont ainsi laissé mutuellement entendre qu’elles appliquaient des remises d’un taux limité, éliminant toute incertitude quant au taux des remises. Selon le Conseil de la concurrence, il incombait aux parties requérantes au principal de se comporter de façon avisée et responsable et elles ne pouvaient pas ignorer et ne pas prêter attention à des messages relatifs aux instruments utilisés dans le cadre de leur activité économique.

    21.

    Le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie) nourrit des doutes concernant l’interprétation correcte de l’article 101, paragraphe 1, TFUE et, notamment, quant à la répartition de la charge de la preuve aux fins de l’application dudit article.

    22.

    La juridiction de renvoi précise que cet aspect est déterminant pour décider si les constatations de fait opérées par le Conseil de la concurrence suffisent ou non pour considérer que l’infraction est constituée et à déterminer le moment à partir duquel la durée de l’infraction doit être calculée. Il ressort du raisonnement de la décision attaquée que le Conseil de la concurrence s’est principalement basé sur le message système du 27 août 2009 pour considérer que l’infraction était établie. Il a ainsi appliqué, de fait, une présomption selon laquelle les agences de voyages qui ont reçu le message avaient, ou auraient dû avoir, connaissance de la restriction.

    23.

    La juridiction de renvoi expose que, d’une part, on peut considérer que les agences de voyages utilisaient le système E‑TURAS avec leurs concurrents et devaient dès lors agir avec soin et prêter attention aux messages envoyés par le biais de ce système. Plusieurs d’entre elles ont effectivement reconnu avoir eu connaissance de la limitation des remises et l’avoir appliquée dans les faits. Compte tenu du caractère caché de pratiques anticoncurrentielles, une preuve reposant sur un système pourrait peut‑être, à la lumière de l’ensemble des circonstances de l’affaire, être considérée comme suffisante. La juridiction de renvoi rappelle par ailleurs que, d’autre part, la présomption d’innocence est d’application en ce qui concerne les infractions au droit de la concurrence. En l’espèce, il n’existe aucune preuve de ce que les parties requérantes au principal aient effectivement lu le message système et compris qu’il représentait un acte anticoncurrentiel concerté, mis en œuvre par tous les utilisateurs du système.

    24.

    La juridiction de renvoi cherche dès lors à déterminer si, dans le contexte des circonstances de la présente affaire, le simple envoi d’un message système relatif à une limitation des remises pourrait constituer une preuve suffisante, établissant ou permettant de présumer que les opérateurs économiques participant au système avaient ou devaient nécessairement avoir connaissance de la limitation des remises, alors que plusieurs d’entre eux soutiennent n’avoir pas eu connaissance de la limitation, que certains n’ont pas modifié le taux de remise effectivement appliqué et que d’autres encore n’ont pas vendu le moindre voyage par le biais du système E‑TURAS au cours de la période en cause.

    25.

    Dans ces conditions, le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie) a, par ordonnance du 17 janvier 2014, parvenue à la Cour le 10 février 2014, saisi la Cour à titre préjudiciel des questions suivantes:

    «1)

    Convient‑il d’interpréter l’article 101, paragraphe 1, TFUE en ce sens que, dans un cas où des opérateurs économiques participent à un système d’information commun tel que celui décrit dans la présente ordonnance et où le Conseil de la concurrence établit qu’un message système sur une limitation des remises a été diffusé au sein de ce système et une restriction technique mise en place pour saisir informatiquement le taux de la remise, il peut être présumé que ces opérateurs avaient ou devaient nécessairement avoir connaissance du message diffusé et que, en ne s’opposant pas à la limitation des remises effectuée, ils y ont tacitement acquiescé, ce qui permet de les tenir pour responsables d’une pratique concertée au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE?

    2)

    En cas de réponse négative à la première question, quels sont les facteurs à prendre en considération pour décider si des opérateurs économiques participant à un système commun d’information dans des circonstances telles que celles en cause dans l’affaire au principal participent à une pratique concertée au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE?»

    26.

    Des observations écrites ont été déposées dans la présente affaire par plusieurs des parties requérantes au principal ( 3 ), par les gouvernements lituanien et autrichien ainsi que par la Commission européenne. Plusieurs des parties requérantes au principal ( 4 ), le Conseil de la concurrence, le gouvernement lituanien ainsi que la Commission ont formulé des observations orales lors de l’audience qui s’est tenue le 7 mai 2015.

    III – Analyse

    A – Introduction

    27.

    La présente affaire offre à la Cour l’une des rares occasions d’interpréter la notion de «pratique concertée» séparément de celles d’«accord» ou de «décision d’association d’entreprises» auxquelles elle est apparentée ( 5 ).

    28.

    Pour commencer, je rappellerai la jurisprudence de la Cour en matière de pratiques concertées.

    29.

    L’article 101, paragraphe 1, TFUE stipule que sont incompatibles avec le marché commun et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché commun.

    30.

    Les notions d’«accord», de «décision d’association d’entreprises» et de «pratique concertée» appréhendent, du point de vue subjectif, des formes de collusion qui partagent la même nature et ne se distinguent que par leur intensité et par les formes dans lesquelles elles se manifestent ( 6 ).

    31.

    La Cour a précisé à plusieurs reprises que la notion de pratique concertée vise une forme de coordination entre entreprises qui, sans avoir été poussée jusqu’à la réalisation d’une convention proprement dite, substitue sciemment une coopération pratique entre elles aux risques de la concurrence ( 7 ).

    32.

    Au sujet du critère de la coordination, la Cour a rappelé que les règles de concurrence du traité sont fondées sur le postulat que tout opérateur économique doit déterminer de manière autonome la politique qu’il entend suivre sur le marché commun. Cette exigence d’autonomie s’oppose à toute prise de contact directe ou indirecte entre des opérateurs économiques de nature soit à influencer le comportement sur le marché d’un concurrent actuel ou potentiel, soit à dévoiler à un tel concurrent le comportement que l’on est décidé à tenir soi‑même sur le marché ou que l’on envisage d’adopter, lorsque ces contacts peuvent aboutir à des conditions de concurrence ne correspondant pas aux conditions normales du marché en cause ( 8 ).

    33.

    Selon une jurisprudence constante, la notion de pratique concertée implique, outre la concertation entre les entreprises, un comportement sur le marché faisant suite à cette concertation et un lien de cause à effet entre ces deux éléments. Il est présumé – sous réserve de la preuve contraire qu’il incombe aux opérateurs intéressés de rapporter – que les entreprises participant à la concertation et qui demeurent actives sur le marché tiennent compte des informations échangées avec leurs concurrents pour déterminer leur comportement sur ce marché, a fortiori lorsque la concertation a lieu sur une base régulière au cours d’une longue période (ci‑après la «présomption Anic») ( 9 ).

    34.

    Il ressort de la jurisprudence que la présomption Anic – c’est‑à‑dire la présomption d’un lien de causalité entre la concertation et le comportement sur le marché des entreprises participant à celle‑ci – peut également jouer dans l’hypothèse d’un contact unique entre les concurrents ( 10 ).

    35.

    Comme la Cour l’a dit pour droit dans son arrêt T‑Mobile Netherlands e.a., ce sont tant l’objet de la concertation que les circonstances propres au marché qui expliquent la fréquence, les intervalles et la manière dont les concurrents entrent en contact les uns avec les autres pour aboutir à une concertation de leur comportement sur le marché. En effet, si les entreprises concernées créent une entente avec un système complexe de concertation sur un grand nombre d’aspects de leur comportement sur le marché, elles pourront avoir besoin de contacts réguliers sur une longue période. En revanche, si la concertation est ponctuelle et vise une harmonisation unique du comportement sur le marché concernant un paramètre isolé de la concurrence, une seule prise de contact pourra suffire pour réaliser la finalité anticoncurrentielle recherchée par les entreprises concernées ( 11 ).

    36.

    Par ailleurs, tout comme pour un accord anticoncurrentiel, la prise en considération des effets concrets d’une pratique concertée est superflue lorsqu’il apparaît que l’infraction a pour objet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence ( 12 ).

    B – Interprétation de l’article 101, paragraphe 1, TFUE

    37.

    Par deux questions, que je propose d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande en substance s’il convient d’interpréter l’article 101, paragraphe 1, TFUE en ce sens que la notion de «pratique concertée» couvre la situation où plusieurs agences de voyages participent à un système de réservation commun et où l’administrateur de ce système poste un message informant les utilisateurs de ce que les remises accordées aux clients seront limitées à un taux maximal uniforme, ce message étant suivi de la mise en place d’une restriction technique des taux de remise qu’il est possible de choisir.

    38.

    La juridiction de renvoi demande donc si et, dans l’affirmative, dans quelles conditions les agences de voyages qui prennent connaissance de cette initiative illicite et continuent d’utiliser le système de réservation peuvent être tenues pour responsables d’une infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE.

    39.

    Selon une jurisprudence constante ( 13 ), une pratique concertée comporte trois éléments constitutifs: premièrement, une concertation entre des entreprises, deuxièmement, un comportement sur le marché et, troisièmement, un lien de causalité entre ces deux premiers.

    40.

    La présente affaire concerne essentiellement le premier de ces éléments, la concertation entre des entreprises.

    41.

    De fait, à supposer la concertation établie, il ne devrait pas être difficile d’établir les deux éléments restants (le comportement sur le marché et le lien de causalité), compte tenu des faits en cause en l’espèce. Conformément à la présomption Anic, le comportement effectif sur le marché peut être présumé à l’encontre des entreprises qui participent à des pratiques collusoires et demeurent actives sur le marché. Par ailleurs, le comportement sur le marché peut, dans la présente affaire, être déduit du fait que la limitation du taux de remise a été mise en œuvre par des moyens techniques et était donc automatiquement appliquée par toutes les agences de voyages qui ont continué à utiliser le système E‑TURAS.

    42.

    J’observe que les questions déférées par la juridiction nationale ne portent pas sur la responsabilité d’Eturas elle‑même en tant que facilitatrice de l’entente. La Cour n’a pas encore tranché la question de savoir si un tiers, qui n’opère pas sur le marché en cause et joue uniquement un rôle de secrétariat de l’entente, peut être tenu pour responsable de l’infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE. Cette question a récemment été examinée par l’avocat général Wahl dans l’affaire AC‑Treuhand/Commission; il a estimé que l’article 101, paragraphe 1, TFUE ne couvrait pas la responsabilité d’une simple société de conseil qui n’était pas active sur le marché en cause ou un marché lié ( 14 ). Je me bornerai à relever que la présente affaire diffère de la situation alors en cause dans la mesure où Eturas est le cocontractant de toutes les agences de voyages concernées, avec lesquelles elle a conclu des accords de licence, et que cette entreprise est active sur le marché de la licence de systèmes de réservation en ligne, lequel est lié au marché des agences de voyages.

    43.

    Dans mon analyse ci‑après, j’examinerai les conditions requises pour établir une concertation entre entreprises, ainsi que plusieurs questions connexes: le comportement prétendument unilatéral d’un tiers, la possibilité pour l’entreprise concernée de se distancier de l’infraction et la compatibilité du niveau de preuve correspondant avec la présomption d’innocence.

    1. La concertation entre entreprises

    44.

    La Cour n’a pas encore eu l’occasion de préciser dans quelles circonstances une communication unilatérale est susceptible de donner naissance à une pratique concertée entre ses destinataires et son émetteur.

    45.

    Selon la jurisprudence constante du Tribunal, la notion de pratique concertée suppose l’existence de contacts caractérisés par la réciprocité. Cette condition est satisfaite lorsque la divulgation, par un concurrent à un autre, de ses intentions ou de son comportement futurs sur le marché, a été sollicitée ou, à tout le moins, acceptée par le second ( 15 ).

    46.

    À mes yeux, aussi, la notion de pratique concertée implique une réciprocité. Une action concertée résulte nécessairement d’un consensus ( 16 ). Toutefois, les exigences quant au degré de formalisation de ce consensus ne devraient pas être trop rigides, car cela saperait la flexibilité inhérente à la notion de pratique concertée.

    47.

    La réciprocité devrait notamment couvrir aussi un acquiescement tacite.

    48.

    La possibilité de déduire un acquiescement tacite, et donc d’établir l’existence d’un consensus à coopérer plutôt que d’être en concurrence, dépend toutefois du contexte dans lequel la communication s’inscrit.

    49.

    Premièrement, lorsqu’une entreprise reçoit des informations concernant une initiative illicite et ne s’y oppose pas, il est possible de déduire de l’absence de réponse qu’elle acquiesce à cette initiative, si les circonstances sont favorables à la formation d’un consensus tacite. L’absence d’opposition à une communication illicite constitue un acte répréhensible du fait que, dans certaines conditions, une simple absence de réaction de la part du destinataire amènera la ou les autres parties à penser que le destinataire souscrit à l’initiative illicite et s’y conformera ( 17 ). Par conséquent, pour pouvoir déduire que le destinataire a participé en connaissance de cause à une pratique concertée, l’interaction doit s’inscrire dans un contexte tel que l’on peut considérer que le destinataire se rend compte de ce que son concurrent comprendra son silence comme une approbation et comptera, même en l’absence de réponse, sur une action commune.

    50.

    Deuxièmement, lorsque ce n’est pas un concurrent, mais un tiers, qui est l’émetteur des informations, cette interaction ne peut faire naître de collusion horizontale entre concurrents que si le destinataire peut être considéré se rendre compte de ce que l’information transmise par le tiers provient d’un concurrent ou, à tout le moins, est également communiquée à un concurrent.

    51.

    Par conséquent, pour établir l’existence d’une concertation dans une situation telle que celle en cause dans l’affaire au principal, qui se caractérise tant par une communication indirecte par l’intermédiaire d’un tiers que par l’absence de réponse explicite, l’interaction doit s’inscrire dans un contexte tel que le destinataire peut être considéré se rendre compte de ce que l’initiative illicite émane d’un concurrent ou, à tout le moins, s’adresse également à un ou plusieurs concurrents qui compteront sur une action commune, même en l’absence de réponse.

    52.

    Il appartient à la juridiction de renvoi d’établir si les faits à l’origine de la présente affaire peuvent être analysés en ce sens.

    53.

    La juridiction de renvoi devra notamment établir tout d’abord si, eu égard au mode inhabituel de communication, les entreprises peuvent être considérées avoir pris connaissance du contenu du message système du 27 août 2009.

    54.

    À cet égard, la juridiction de renvoi demande s’il est possible de présumer que les utilisateurs du système E‑TURAS avaient connaissance du message système.

    55.

    Je rappelle que, en droit de la concurrence, il est justifié de recourir à des présomptions lorsque la conclusion tirée est, au regard de l’expérience commune, hautement probable, à condition que la présomption demeure réfragable ( 18 ).

    56.

    Si la juridiction de renvoi considère qu’il est hautement probable, compte tenu des caractéristiques du système de réservation et de la durée de l’infraction, qu’un opérateur économique raisonnablement attentif et prudent se serait aperçu du message système et de la restriction dont il a été suivi, ladite juridiction pourrait également conclure que le caractère hautement probable de cette déduction permet de présumer que les agences de voyages concernées ont pris connaissance de l’initiative illicite le 27 août 2009. Il reste possible qu’une entreprise donnée n’ait pas eu immédiatement connaissance du message système le 27 août 2009 ou, dans des circonstances exceptionnelles, qu’elle n’en ait jamais eu connaissance du tout. Dans ce cas, toutefois, la charge de renverser la présomption doit peser sur l’entreprise concernée, qui est la mieux placée pour apporter des explications.

    57.

    L’application, à des fins de preuve, de présomptions par les autorités nationales relève cependant du droit national, à moins que la présomption ne découle de l’article 101, paragraphe 1, TFUE tel qu’interprété par la Cour et, par conséquent, ne fasse partie intégrante du droit de l’Union applicable ( 19 ). D’après moi, des présomptions concernant le point de savoir si une entreprise peut être considérée avoir reçu et lu une communication donnée ne découlent pas de la notion de pratique concertée telle qu’interprétée par la Cour et n’y sont pas davantage intrinsèquement liées; partant, ces présomptions relèvent du droit national.

    58.

    Par ailleurs, la juridiction de renvoi doit établir si les entreprises peuvent être considérées s’être rendu compte de ce que l’information concernant la limitation des taux de remise provenait de leurs concurrents ou, à tout le moins, était également communiquée à leurs concurrents et s’il y avait lieu de croire que ces concurrents compteraient sur une action commune, même en l’absence d’approbation explicite.

    59.

    À mes yeux, le mode de communication n’a aucune importance en soi, tout particulièrement au regard du fait qu’il y a lieu de s’attendre à ce que les entreprises participant à une collusion utilisent les possibilités ouvertes par les progrès de la technique. La forme de communication peut en revanche être pertinente pour apprécier le contexte de l’interaction.

    60.

    À cet égard, je ne partage pas le point de vue de la Commission, selon lequel l’envoi d’un message par le biais de la rubrique «messages d’information» d’un système informatique peut être considéré comme pleinement équivalent à d’autres modes de communication utilisés dans le monde des affaires, tels que la présence lors d’une réunion ou un échange de courriers électroniques. Les messages de l’administrateur d’un système informatique ne sont pas un canal utilisé habituellement pour la communication commerciale. Par ailleurs, des entreprises qui utilisent un même système informatique ne sont pas des partenaires à un dialogue commercial: le lien entre elles est clairement plus ténu que le lien entre des entreprises qui entretiennent des contacts par courrier électronique ou organisent des réunions communes.

    61.

    Toutefois, dans la présente affaire, le caractère inhabituel du mode de communication semble être compensé par d’autres circonstances.

    62.

    Le message système du 27 août 2009 véhicule un message clair qui ne peut pas être compris autrement que comme une initiative en vue de se livrer à une pratique anticoncurrentielle illicite. Il peut être déduit tant de la formulation de ce message que de son mode de communication qu’il a été adressé simultanément à tous les concurrents utilisant le système E‑TURAS. L’initiative était d’autant plus crédible qu’elle émanait d’un tiers qui, en tant que cocontractant commun et administrateur d’un système de réservation commun, avait des liens avec tous les autres utilisateurs du système et disposait également des moyens techniques nécessaires pour mettre le résultat de la concertation en œuvre. L’utilisation de ces moyens techniques par l’administrateur du système est un moyen facilitant très efficace, qui prouve indirectement l’existence d’une concertation.

    63.

    Par conséquent, les entreprises qui ont pris connaissance du message système du 27 août 2009 doivent s’être rendu compte de ce que – en l’absence de réaction immédiate de leur part – l’initiative serait automatiquement et sans tarder mise en œuvre à l’égard de tous les utilisateurs du système.

    64.

    Par ailleurs, la restriction de la concurrence en cause est clairement de type horizontal. L’application d’un taux de remise maximal uniforme par tous les concurrents suppose une confiance mutuelle et une entreprise se conformera à une telle initiative uniquement si la même restriction s’applique horizontalement à ses concurrents. En souscrivant à cette restriction, les entreprises concernées ne se comportent pas comme les acteurs d’un marché concurrentiel. Partant, je suis d’avis que les parties requérantes au principal ne peuvent pas utilement invoquer par analogie la jurisprudence de la Cour en matière de restrictions verticales, selon laquelle, lorsqu’un fabricant impose unilatéralement une mesure restreignant la concurrence, une simple poursuite des relations commerciales n’équivaut pas à un acquiescement tacite des grossistes à cette mesure ( 20 ).

    65.

    Par ailleurs, contrairement à l’analyse proposée par les parties requérantes au principal lors de l’audience, l’affaire dont est saisie la juridiction de renvoi ne ressemble pas à ce qu’il est convenu d’appeler en anglais une «hub and spoke collusion» («entente en étoile»), qui se caractérise par un échange d’informations entre concurrents par l’intermédiaire d’un partenaire commercial commun dans des rapports verticaux, tels qu’un échange entre distributeurs par l’intermédiaire d’un fournisseur commun ( 21 ). Ce type d’échange indirect impose de prendre en outre en considération l’état d’esprit des parties impliquées, puisque le fait, pour un distributeur et son fournisseur, de se révéler une information sensible relative au marché peut être considéré comme une pratique commerciale légitime. À l’opposé de ce type de situation, la présente affaire concerne un message qui a été transmis simultanément à toutes les entreprises concernées par leur partenaire commercial commun et qui, compte tenu de son contenu, ne pouvait en aucune circonstance être considéré faire partie d’un dialogue commercial légitime.

    66.

    Comme la restriction alléguée visait une harmonisation unique du comportement sur le marché concernant un paramètre isolé de la concurrence, pour reprendre les termes de l’arrêt T‑Mobile Netherlands e.a., un seul cas d’interaction suffisait amplement pour y parvenir ( 22 ).

    67.

    Dans de telles circonstances – qu’il appartiendra à la juridiction nationale d’établir –, une entreprise qui a pris connaissance du message système du 27 août 2009 et qui a continué à utiliser le système, sans se distancier publiquement de l’initiative illicite ou la dénoncer aux autorités administratives, doit être considérée avoir souscrit à cette initiative et, partant, avoir pris part à la concertation.

    68.

    Par ailleurs, comme la pratique concertée en cause constitue une tentative d’influencer la libre fixation des prix, elle a manifestement pour objet de restreindre la concurrence.

    69.

    Il importe donc peu de savoir si cette pratique a effectivement eu des effets anticoncurrentiels sur le marché.

    70.

    Partant, contrairement à l’argumentation avancée par certaines des parties requérantes au principal, les points de savoir si une agence de voyages donnée avait appliqué un taux de remise plus élevé avant que la restriction ait été mise en place ou si elle a effectivement vendu des voyages par l’intermédiaire du système E‑TURAS après n’ont aucune pertinence. Il est de même sans importance que les agences de voyages aient toujours eu la possibilité d’accorder individuellement des remises individuelles supplémentaires à des clients en dehors du système E‑TURAS. Pour toute entreprise qui continuait de proposer ses services sur le marché par le biais du système E‑TURAS durant la période en cause, cette restriction était susceptible d’avoir une incidence sur son comportement sur le marché, ce qui suffit à établir sa participation à l’infraction.

    71.

    Je considère donc que, dans les circonstances décrites dans l’ordonnance de renvoi, les entreprises utilisant le système de réservation commun qui ont pris connaissance de l’initiative illicite annoncée dans le message système du 27 août 2009 et qui ont continué à utiliser ce système doivent être tenues pour responsables d’une participation à une pratique concertée.

    2. Le comportement prétendument unilatéral d’un tiers

    72.

    Plusieurs des parties requérantes au principal soutiennent dans leurs écritures que la prétendue restriction anticoncurrentielle résultait d’une action unilatérale menée par Eturas.

    73.

    J’admets que, dans le cas d’une initiative illicite communiquée par un tiers, qui est également une entreprise active sur un marché lié, il ne faudrait pas exclure la possibilité que la restriction en résultant soit imputable au comportement unilatéral de ce tiers. Cela pourrait, d’après moi, être le cas si tant l’initiative illicite elle‑même que les actions prises pour sa mise en œuvre pouvaient être imputées exclusivement à ce tiers, qui a agi dans son propre intérêt ( 23 ).

    74.

    Dans la présente affaire, cette affirmation ne semble cependant pas trouver de fondement dans les faits tels qu’exposés dans l’ordonnance de renvoi.

    75.

    En effet, bien que la question préjudicielle fasse uniquement référence à la restriction technique mise en place par Eturas le 27 août 2009 et au message système y relatif, il ressort clairement de l’ordonnance de renvoi que ces actions ont été précédées de contacts préparatoires entre Eturas et au moins quelques‑unes des entreprises concernées.

    76.

    Premièrement, le message système du 27 août 2009 fait explicitement référence aux «déclarations, suggestions et souhaits des agences de voyages» pour expliquer l’action d’Eturas. Deuxièmement, il ressort de l’ordonnance de renvoi que, avant de mettre en place la limitation du taux de la remise, Eturas a adressé un courrier électronique à plusieurs agences de voyages, leur demandant de voter au sujet d’une réduction générale du taux de la remise sur Internet ainsi que du taux précis souhaitable, même s’il n’y a pas de preuves – sauf pour une société – de ce que les agences de voyages concernées aient effectivement reçu ce courrier électronique ou y aient répondu. Troisièmement, le directeur d’Eturas a déclaré avoir effectué un sondage au sujet d’une remise de base accordée en cas de réservation en ligne, bien qu’il soit revenu sur ses déclarations par la suite.

    77.

    Je rappelle que, dans les affaires concernant des pratiques anticoncurrentielles cachées, il est d’une très grande importance de considérer les preuves dans leur ensemble. Les éléments de preuve sur lesquels l’autorité administrative se fonde pour établir l’existence d’une infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE ne devraient jamais être considérés isolément, mais doivent être appréciés dans leur ensemble ( 24 ).

    78.

    Par conséquent, même si les preuves des contacts préparatoires entre les agences de voyages et Eturas sont fragmentaires et que certaines se résument à des indices, elles ne peuvent pas être totalement omises de l’ensemble des preuves sur la base desquelles il y a lieu d’apprécier si l’infraction est établie.

    79.

    En outre, bien que, lors de l’audience, les parties requérantes au principal aient proposé une explication alternative des actions d’Eturas, à savoir qu’Eturas tentait d’assurer que le système reste attrayant pour plusieurs grandes agences de voyages, cette explication n’est pas incompatible avec l’affirmation que l’initiative émanait des agences de voyages elles‑mêmes et qu’Eturas n’ait été que l’«homme de paille» des membres de l’entente, comme les éléments de preuve figurant dans le dossier de la juridiction de renvoi semblent l’indiquer.

    80.

    Même à supposer qu’un partenaire commercial commun qui a facilité l’entente ait agi de sa propre initiative dans le but de renforcer la fidélité de ses clients en leur assurant des profits plus importants au moyen d’une restriction de la concurrence, cela n’exclurait pas la responsabilité des membres de l’entente qui ont tacitement acquiescé à cette initiative illicite.

    81.

    Ainsi, dans la présente affaire, même à supposer qu’Eturas ait agi de sa propre initiative dans le but de s’assurer la fidélité des agences de voyages qui utilisaient le système E‑TURAS, cela n’exclurait pas l’existence d’une pratique concertée entre ces agences de voyages, puisque – même selon cette explication alternative – l’action d’Eturas aurait été motivée par les intérêts de ses clients qui ont tacitement approuvé son initiative.

    3. La distanciation de la pratique concertée

    82.

    Une question connexe est celle de la possibilité pour les entreprises de se distancier de l’infraction.

    83.

    Selon une jurisprudence constante, il suffit que l’autorité administrative démontre que l’entreprise concernée a participé à des réunions au cours desquelles des accords de nature anticoncurrentielle ont été conclus, sans s’y être manifestement opposée, pour prouver sa participation à l’entente. Il incombe alors à cette entreprise d’avancer des indices de nature à établir que sa participation auxdites réunions était dépourvue de tout esprit anticoncurrentiel, en démontrant qu’elle avait indiqué à ses concurrents qu’elle participait à ces réunions dans une optique différente de la leur ( 25 ).

    84.

    La raison qui sous‑tend ce principe est que, ayant participé à ladite réunion sans se distancier publiquement de son contenu, l’entreprise a donné à penser aux autres participants qu’elle souscrivait à son résultat et qu’elle s’y conformerait. L’approbation tacite d’une initiative illicite, sans se distancier publiquement de son contenu ou la dénoncer aux autorités administratives, a pour effet d’encourager la continuation de l’infraction et compromet sa découverte. Cette complicité constitue un mode passif de participation à l’infraction qui est donc de nature à engager la responsabilité de l’entreprise ( 26 ).

    85.

    La circonstance qu’une entreprise ne donne pas suite aux résultats de ces réunions n’est pas de nature à écarter sa responsabilité, à moins qu’elle ne se soit distanciée publiquement de leur contenu. Par ailleurs, le rôle joué par une entreprise dans une entente n’est pas pertinent pour établir sa responsabilité et il n’y a lieu de le prendre en considération que lors de l’appréciation de la gravité de l’infraction et de la détermination de l’amende ( 27 ).

    86.

    D’après moi, bien qu’elle concernait à l’origine la participation involontaire à une réunion collusoire, cette jurisprudence peut être utilement transposée aux circonstances de la présente affaire.

    87.

    En effet, une entreprise qui utilise un système de réservation en ligne qui sert de plateforme à une pratique anticoncurrentielle peut recourir utilement aux deux possibilités mises en évidence par la jurisprudence de la Cour pour se distancier de cette pratique: elle peut se distancier publiquement du contenu de l’initiative illicite ou alors la dénoncer aux autorités administratives.

    88.

    J’observe qu’il serait clairement déraisonnable d’exiger d’une entreprise qu’elle informe toutes les entreprises participant à la pratique concertée de son opposition. Il est notamment possible, compte tenu des circonstances particulières de la présente affaire, que les concurrents concernés ne pouvaient pas être identifiés immédiatement. De fait, certaines des parties requérantes au principal soutiennent ne pas avoir eu connaissance de l’identité des autres utilisateurs du système E‑TURAS.

    89.

    L’opposition doit cependant être rendue publique, par n’importe quelle méthode dont l’entreprise concernée peut raisonnablement disposer, à savoir, au moins, en en informant l’administrateur du système qui a annoncé la restriction et celles des autres sociétés dont elle pourrait connaître l’identité.

    90.

    L’entreprise concernée doit exprimer avec une clarté suffisante son désaccord avec l’initiative et son intention de ne pas suivre la pratique. Il ne suffit donc pas, par exemple, que l’entreprise concernée ignore la communication ou donne instruction à ses employés de ne pas se conformer à la pratique. Il serait de même insuffisant d’adopter simplement un comportement sur le marché contraire à la pratique – par exemple, comme l’ont suggéré plusieurs des parties requérantes au principal, en accordant des remises individuelles afin de compenser la restriction générale. De fait, en l’absence d’opposition publique, il ne sera pas aisé de distinguer un tel comportement d’une simple tricherie entre membres de l’entente.

    91.

    En revanche – et contrairement au point de vue exprimé par le Conseil de la concurrence lors de l’audience –, l’exigence de s’opposer à la restriction ne peut pas aller jusqu’à obliger l’entreprise à quitter le système de réservation en ligne.

    92.

    Je suis d’accord sur le fait que l’entreprise concernée devrait non seulement manifester son opposition, mais doit également adopter un comportement indépendant sur le marché. Dans la présente affaire, «se distancier publiquement» inclut l’exigence de faire tout ce qui est raisonnablement possible pour ne pas appliquer la restriction, tel qu’informer les clients sur son site Internet, et, si ces mesures ne sont pas efficaces, informer les autorités administratives. Cette obligation ne peut en revanche pas être étendue jusqu’à exiger de l’entreprise de mettre fin aux relations commerciales avec Eturas, puisque cela aurait privé l’agence de voyages d’un canal de distribution par ailleurs légal.

    93.

    Enfin, l’opposition doit être exprimée promptement et en tout cas dans un délai raisonnable après avoir pris connaissance de l’initiative illicite. À défaut, la responsabilité de l’entreprise sera engagée à compter du moment à partir duquel elle a eu – ou aurait dû avoir – connaissance de cette initiative.

    4. Les exigences de preuve et la présomption d’innocence

    94.

    Eu égard aux doutes exprimés par la juridiction de renvoi, je souhaiterais conclure par quelques remarques au sujet de la conformité du niveau de preuve exigé pour établir une pratique concertée avec le principe de la présomption d’innocence.

    95.

    Conformément à la jurisprudence constante de la Cour, le principe de la présomption d’innocence, désormais consacré à l’article 48, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, s’applique aux procédures relatives à des violations des règles de concurrence applicables aux entreprises ( 28 ).

    96.

    Dans le cadre de l’application du droit de la concurrence de l’Union par les autorités publiques, il appartient à la Commission de rapporter la preuve des infractions qu’elle constate et d’établir les éléments de preuve propres à démontrer, à suffisance de droit, l’existence des faits constitutifs d’une infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE. La Commission doit, à cet égard, faire état de preuves précises et concordantes ( 29 ). Tout doute subsistant dans l’esprit du juge compétent doit profiter à l’entreprise destinataire de la décision constatant une infraction ( 30 ).

    97.

    Le principe de la présomption d’innocence ne fait cependant pas obstacle à l’application, dans le droit de la concurrence, de présomptions réfragables ( 31 ).

    98.

    La présomption Anic ou la présomption selon laquelle la société mère exerce une influence déterminante sur la politique commerciale de sa filiale à 100 % sont des exemples de telles présomptions ( 32 ). La Cour a également jugé que, dès lors que la Commission a pu établir qu’une entreprise a participé à des réunions entre entreprises à caractère manifestement anticoncurrentiel, il incombait à cette dernière de fournir une autre explication du contenu de ces réunions et de réfuter les constatations de la Commission ( 33 ).

    99.

    Ces présomptions ne déplacent pas la charge de la preuve pour la faire peser sur le destinataire de la décision de l’autorité de concurrence. Elles permettent à l’autorité de tirer des conclusions fondées sur les règles d’expérience commune ( 34 ). La conclusion prima facie qui est ainsi tirée peut être renversée par la preuve contraire; si elle ne l’est pas, l’autorité administrative sera considérée s’être acquittée de la charge de la preuve qui continue de peser sur elle. Le recours à de telles présomptions est de plus justifié par la nécessité de garantir l’effet utile des règles de concurrence de l’Union, car, sans elles, la preuve d’une infraction pourrait devenir excessivement difficile ou pratiquement impossible.

    100.

    Dans la mesure où de telles présomptions découlent de l’article 101, paragraphe 1, TFUE tel qu’interprété par la Cour et font, par conséquent, partie intégrante du droit de l’Union applicable, elles ne relèvent pas du champ d’application du principe de l’autonomie des règles nationales de procédure ( 35 ) et lient dès lors les autorités nationales lorsque celles‑ci appliquent les règles de concurrence de l’Union ( 36 ).

    101.

    De même, dans la présente affaire, le Conseil de la concurrence et la juridiction de renvoi peuvent, sans violer le principe de la présomption d’innocence, déduire qu’une entreprise qui a pris connaissance du message système du 27 août 2009 et a continué d’utiliser le système E‑TURAS a tacitement souscrit à cette initiative illicite. Il appartient à l’entreprise concernée d’apporter des preuves de ce qu’elle a manifesté son opposition à cette initiative ou de ce que la concertation n’était pas susceptible d’avoir une incidence sur son comportement sur le marché.

    102.

    En tirant cette conclusion, l’autorité administrative ou la juridiction nationale ne renverse pas la charge de la preuve, en violation des droits de la défense, et n’écarte pas davantage la présomption d’innocence.

    IV – Conclusion

    103.

    Pour toutes les raisons exposées ci‑dessus, je suggère à la Cour de répondre comme suit aux questions posées par le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie):


    ( 1 )   Langue originale: l’anglais.

    ( 2 )   Voir conclusions dans l’affaire Rhône‑Poulenc/Commission (T‑1/89, EU:T:1991:38, Rec. p. 393).

    ( 3 )   «AAA Wrislit» UAB, «Visveta» UAB, «Baltic Clipper» UAB, «Guliverio kelionės» UAB, «Baltic Tours Vilnius» UAB, «Kelionių laikas» UAB, «Vestekspress» UAB, «Kelionių akademija» UAB, «Travelonline Baltics» UAB et «Megaturas» UAB.

    ( 4 )   «AAA Wrislit» UAB, «Vestekspress» UAB, «Kelionių akademija» UAB, «Travelonline Baltics» UAB, «Visveta» UAB, «Baltic Clipper» UAB, «Megaturas» UAB et «Keliautojų klubas» UAB.

    ( 5 )   Pour une précédente affaire, voir arrêt T‑Mobile Netherlands e.a. (C‑8/08, EU:C:2009:343).

    ( 6 )   Voir arrêt Commission/Anic Partecipazioni (C‑49/92 P, EU:C:1999:356, point 131).

    ( 7 )   Voir arrêts Suiker Unie e.a./Commission (40/73 à 48/73, 50/73, 54/73 à 56/73, 111/73, 113/73 et 114/73, EU:C:1975:174, point 26) ainsi que Commission/Anic Partecipazioni (C‑49/92 P, EU:C:1999:356, point 115).

    ( 8 )   Voir arrêts Suiker Unie e.a./Commission (40/73 à 48/73, 50/73, 54/73 à 56/73, 111/73, 113/73 et 114/73, EU:C:1975:174, point 174) ainsi que Commission/Anic Partecipazioni (C‑49/92 P, EU:C:1999:356, point 117).

    ( 9 )   Voir arrêts Commission/Anic Partecipazioni (C‑49/92 P, EU:C:1999:356, points 118 et 121) ainsi que Hüls/Commission (C‑199/92 P, EU:C:1999:358, points 161 et 162).

    ( 10 )   Voir arrêt T‑Mobile Netherlands e.a. (C‑8/08, EU:C:2009:343, point 59).

    ( 11 )   Ibidem, point 60.

    ( 12 )   Voir arrêts Consten et Grundig/Commission (56/64 et 58/64, EU:C:1966:41, Rec. p. 496); T‑Mobile Netherlands e.a. (C‑8/08, EU:C:2009:343, point 29) ainsi que Dole Food et Dole Fresh Fruit Europe/Commission (C‑286/13 P, EU:C:2015:184, point 127).

    ( 13 )   Voir point 33 des présentes conclusions.

    ( 14 )   C‑194/14 P, EU:C:2015:350.

    ( 15 )   Voir arrêts Cimenteries CBR e.a./Commission (T‑25/95, T‑26/95, T‑30/95 à T‑32/95, T‑34/95 à T‑39/95, T‑42/95 à T‑46/95, T‑48/95, T‑50/95 à T‑65/95, T‑68/95 à T‑71/95, T‑87/95, T‑88/95, T‑103/95 et T‑104/95, EU:T:2000:77, point 1849) ainsi que BPB/Commission (T‑53/03, EU:T:2008:254, points 153 et 182).

    ( 16 )   Cela est également vrai d’un point de vue purement théorique, puisque «la coopération [...] est par définition une activité consciente»; voir Black, O., Conceptual foundations of antitrust, Cambridge, 2005, p. 142.

    ( 17 )   Voir, en ce sens, arrêt Aalborg Portland e.a./Commission (C‑204/00 P, C‑205/00 P, C‑211/00 P, C‑213/00 P, C‑217/00 P et C‑219/00 P, EU:C:2004:6, point 82).

    ( 18 )   Voir points 97 à 99 des présentes conclusions.

    ( 19 )   Voir arrêt T‑Mobile Netherlands e.a. (C‑8/08, EU:C:2009:343, points 50 à 52).

    ( 20 )   Voir arrêts Bayer/Commission (T‑41/96, EU:T:2000:242, point 173) ainsi que BAI et Commission/Bayer (C‑2/01 P et C‑3/01 P, EU:C:2004:2, point 141).

    ( 21 )   Voir Odudu, O., «Indirect information exchange: the constituent elements of hub and spoke collusion», European Competition Journal, vol. 7, no 2, p. 205.

    ( 22 )   Voir point 35 des présentes conclusions.

    ( 23 )   Pour donner un exemple, purement hypothétique: si une entreprise qui exploite un système de réservation en ligne décidait, dans son seul intérêt personnel, par exemple afin de maximiser le niveau des revenus qu’elle tire de commissions ou afin de restreindre la concurrence sur le marché des systèmes de réservation, de restreindre les possibilités, pour les entreprises utilisant le système, de fixer leurs prix, il serait d’après moi difficile de conclure que les utilisateurs du système ont participé à une collusion horizontale simplement parce qu’ils ne se sont pas opposés à cette limitation. Je pense que, dans cette hypothèse, la pratique devrait être analysée comme une série d’accords verticaux ou comme un comportement unilatéral susceptible de relever de l’article 102 TFUE.

    ( 24 )   Voir, en ce sens, arrêt Imperial Chemical Industries/Commission (48/69, EU:C:1972:70, point 68) et conclusions du juge Vesterdorf, faisant fonction d’avocat général, dans l’affaire Rhône‑Poulenc/Commission (T‑1/89, EU:T:1991:38, Rec. p. 954).

    ( 25 )   Voir arrêts Commission/Anic Partecipazioni (C‑49/92 P, EU:C:1999:356, point 96) ainsi qu’Aalborg Portland e.a./Commission (C‑204/00 P, C‑205/00 P, C‑211/00 P, C‑213/00 P, C‑217/00 P et C‑219/00 P, EU:C:2004:6, point 81).

    ( 26 )   Voir arrêt Aalborg Portland e.a./Commission (C‑204/00 P, C‑205/00 P, C‑211/00 P, C‑213/00 P, C‑217/00 P et C‑219/00 P, EU:C:2004:6, points 82 et 84).

    ( 27 )   Ibidem (points 85 et 86).

    ( 28 )   Voir, en ce sens, arrêts Hüls/Commission (C‑199/92 P, EU:C:1999:358, points 149 et 150) ainsi que Montecatini/Commission (C‑235/92 P, EU:C:1999:362, points 175 et 176).

    ( 29 )   Voir arrêts Baustahlgewebe/Commission (C‑185/95 P, EU:C:1998:608, point 58); BAI et Commission/Bayer (C‑2/01 P et C‑3/01 P, EU:C:2004:2, point 62) ainsi qu’E.ON Energie/Commission (C‑89/11 P, EU:C:2012:738, points 72 et 73).

    ( 30 )   Voir arrêt E.ON Energie/Commission (C‑89/11 P, EU:C:2012:738, point 72).

    ( 31 )   Pour une analyse de l’utilisation de ce type de présomptions dans le droit de la concurrence, voir points 89 à 93 des conclusions de l’avocat général Kokott dans l’affaire T‑Mobile Netherlands e.a. (C‑8/08, EU:C:2009:110).

    ( 32 )   Voir, respectivement, point 33 des présentes conclusions ainsi qu’arrêt Akzo Nobel e.a./Commission (C‑97/08 P, EU:C:2009:536, point 60).

    ( 33 )   Voir arrêts Aalborg Portland e.a./Commission (C‑204/00 P, C‑205/00 P, C‑211/00 P, C‑213/00 P, C‑217/00 P et C‑219/00 P, EU:C:2004:6, point 87) ainsi qu’E.ON Energie/Commission (C‑89/11 P, EU:C:2012:738, point 75).

    ( 34 )   Voir point 89 des conclusions de l’avocat général Kokott dans l’affaire T‑Mobile Netherlands e.a. (C‑8/08, EU:C:2009:110) ainsi que point 72 de ses conclusions dans l’affaire Akzo Nobel e.a./Commission (C‑97/08 P, EU:C:2009:262).

    ( 35 )   J’observe qu’il est possible d’arguer que, lorsqu’elles appliquent les articles 101 TFUE et 102 TFUE, les autorités nationales sont de façon générale liées par la jurisprudence de la Cour concernant les garanties procédurales des droits de la défense lors de l’application du droit de la concurrence. Voir Kowalik‑Bańczyk, K., Prawo do obrony w unijnych postępowaniach antymonopolowych, Varsovie, 2012, p. 546.

    ( 36 )   Voir, en ce sens, arrêt T‑Mobile Netherlands e.a. (C‑8/08, EU:C:2009:343, points 50 à 52).

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