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Document 61998CC0240

Conclusions de l'avocat général Saggio présentées le 16 décembre 1999.
Océano Grupo Editorial SA contre Roció Murciano Quintero (C-240/98) et Salvat Editores SA contre José M. Sánchez Alcón Prades (C-241/98), José Luis Copano Badillo (C-242/98), Mohammed Berroane (C-243/98) et Emilio Viñas Feliú (C-244/98).
Demande de décision préjudicielle: Juzgado de Primera Instancia nº 35 de Barcelona - Espagne.
Directive 93/13/CEE - Clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs - Clause attributive de juridiction - Pouvoir du juge d'examiner d'office le caractère abusif d'une telle clause.
Affaires jointes C-240/98 à C-244/98.

Recueil de jurisprudence 2000 I-04941

Identifiant ECLI: ECLI:EU:C:1999:620

61998C0240

Conclusions de l'avocat général Saggio présentées le 16 décembre 1999. - Océano Grupo Editorial SA contre Roció Murciano Quintero (C-240/98) et Salvat Editores SA contre José M. Sánchez Alcón Prades (C-241/98), José Luis Copano Badillo (C-242/98), Mohammed Berroane (C-243/98) et Emilio Viñas Feliú (C-244/98). - Demande de décision préjudicielle: Juzgado de Primera Instancia nº 35 de Barcelona - Espagne. - Directive 93/13/CEE - Clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs - Clause attributive de juridiction - Pouvoir du juge d'examiner d'office le caractère abusif d'une telle clause. - Affaires jointes C-240/98 à C-244/98.

Recueil de jurisprudence 2000 page I-04941


Conclusions de l'avocat général


1 Par ordonnances, de contenu identique, du 31 mars et du 1er avril 1998, le Juzgado de primera instancia de Barcelona a posé à la Cour une question préjudicielle sur l'interprétation de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs (1) (ci-après la «directive»). C'est la première fois que la Cour est appelée à se prononcer sur cette directive. En particulier, le juge de renvoi demande si le système de protection que la directive garantit aux consommateurs implique que le juge, statuant sur un litige relatif à l'inexécution prétendue d'un contrat conclu entre un professionnel et un consommateur, puisse apprécier d'office le caractère abusif d'une clause insérée dans ce contrat. En l'espèce, il s'agit d'une clause qui attribue au juge du siège de l'entreprise la compétence exclusive pour se prononcer sur les litiges relatifs à l'application d'un contrat de vente.

La réglementation communautaire

2 La directive a pour objet de rapprocher les dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives aux clauses abusives dans les contrats conclus entre un professionnel et un consommateur (article 1er, paragraphe 1).

En application de l'article 2, on entend par «professionnel» toute personne physique ou morale qui agit dans le cadre de son activité professionnelle, qu'elle soit publique ou privée, et par «consommateur» toute personne physique qui agit à des fins qui n'entrent pas dans le cadre de son activité professionnelle.

3 La directive a comme objectif d'assurer, dans les ordres juridiques des États membres, une protection minimale du consommateur, en laissant la possibilité aux États membres de prévoir un niveau de protection plus élevé au moyen de dispositions nationales plus strictes que celles de la directive (douzième et dix-septième considérants; article 8).

Quant à son domaine d'application, elle régit uniquement les clauses contractuelles n'ayant pas fait l'objet d'une négociation individuelle: en vertu de l'article 3, paragraphe 2, «une clause est toujours considérée comme n'ayant pas fait l'objet d'une négociation individuelle lorsqu'elle a été rédigée préalablement et que le consommateur n'a, de ce fait, pas pu avoir d'influence sur son contenu, notamment dans le cadre d'un contrat d'adhésion». Cette disposition précise au paragraphe suivant que «le fait que certains éléments d'une clause ou qu'une clause isolée aient fait l'objet d'une négociation individuelle n'exclut pas l'application du présent article au reste d'un contrat si l'appréciation globale permet de conclure qu'il s'agit malgré tout d'un contrat d'adhésion». Le troisième paragraphe ajoute ensuite que «si le professionnel prétend qu'une clause standardisée a fait l'objet d'une négociation individuelle, la charge de la preuve lui incombe».

4 La directive contient une définition à caractère général des clauses abusives. A l'article 3, paragraphe 1, elle prévoit qu'une clause d'un contrat n'ayant pas fait l'objet d'une négociation individuelle «est considérée comme abusive lorsque, en dépit de l'exigence de bonne foi, elle crée au détriment du consommateur un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties découlant du contrat».

L'article 4 ajoute que sans préjudice de l'article 7, «le caractère abusif d'une clause contractuelle est apprécié en tenant compte de la nature des biens ou services qui font l'objet du contrat et en se référant, au moment de la conclusion du contrat, à toutes les circonstances qui entourent sa conclusion, de même qu'à toutes les autres clauses du contrat, ou d'un autre contrat dont il dépend». Cette appréciation «ne porte ni sur la définition de l'objet principal du contrat ni sur l'adéquation entre le prix et la rémunération, d'une part, et les services ou les biens à fournir en contrepartie, d'autre part, pour autant que ces clauses soient rédigées de façon claire et compréhensible».

5 Pour déterminer concrètement les clauses qui créent un déséquilibre significatif au détriment du consommateur, la directive cite, dans l'annexe, les clauses qui peuvent être déclarées abusives; cette liste a un caractère purement indicatif et non exhaustif, et laisse aux États membres le soin de la compléter ou de la formuler en termes plus restrictifs dans le cadre de leur législation (dix-septième considérant et article 3, paragraphe 3).

Parmi les clauses prévues par l'annexe figurent celles qui ont pour objet ou pour effet de «supprimer ou d'entraver l'exercice d'actions en justice ou des voies de recours par le consommateur, notamment en obligeant le consommateur à saisir exclusivement une juridiction d'arbitrage non couverte par des dispositions légales, en limitant indûment les moyens de preuves à la disposition du consommateur ou en imposant à celui-ci une charge de preuve qui, en vertu du droit applicable, devrait revenir normalement à une autre partie au contrat» (lettre q).

6 Conformément à l'article 6, paragraphe 1, les États membres prévoient que les clauses abusives figurant dans un contrat conclu avec un consommateur par un professionnel «ne lient pas les consommateurs»; cette disposition stipule que le contrat reste contraignant pour les parties «s'il peut subsister sans les clauses abusives».

Les États membres doivent en outre veiller à ce que, dans l'intérêt des consommateurs ainsi que des concurrents professionnels, «des moyens adéquats et efficaces existent afin de faire cesser l'utilisation des clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs par un professionnel» (article 7, paragraphe 1); en particulier, ces moyens comprennent des dispositions permettant à des personnes ou à des organisations de saisir, selon le droit national, les tribunaux ou les organes administratifs compétents afin qu'ils déterminent si les clauses contractuelles, rédigées en vue d'une utilisation généralisée, ont un caractère abusif et appliquent des moyens adéquats et efficaces afin de faire cesser l'utilisation de telles clauses (article 7, paragraphe 2). La directive n'indique toutefois pas, de façon expresse, si le juge national a ou non le pouvoir d'invoquer d'office le caractère abusif de la clause et donc son inopposabilité au consommateur.

7 Les États membres étaient tenus de transposer la directive en droit interne avant le 31 décembre 1994. Les dispositions de la directive sont applicables à tous les contrats conclus après cette date (article 10, paragraphe 1).

La législation nationale

8 La directive a été transposée en droit espagnol par la loi n_ 7/1998 du 13 avril 1998 (2), donc en retard par rapport au délai prévu. Cette loi a pour objet, selon ce qui est indiqué dans son préambule, de transposer la réglementation communautaire concernant les clauses abusives dans les contrats conclus par les consommateurs et de régir les conditions générales de contrat. En application de la troisième disposition finale, la loi est entrée en vigueur à la suite d'une vacatio legis de vingt jours à compter de la date de publication au Boletìn Oficial del Estado, c'est-à-dire le 3 mai 1998.

9 La loi de 1998 a modifié la loi n_ 26/1984, du 9 juillet 1984, relative à la protection du consommateur (3), en introduisant, entre autres, un nouvel article 10 bis contenant la définition des clauses abusives, lesquelles incluent toutes les dispositions n'ayant pas fait l'objet d'une négociation individuelle, qui, en dépit de l'exigence de bonne foi, créent au détriment du consommateur un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties découlant du contrat. Le deuxième alinéa de cet article prévoit que sont nulles de plein droit, et sont considérées comme non conclues, les clauses, les conditions et les dispositions ayant un caractère abusif.

Au sens et en application de l'article 10 bis, sont à considérer comme abusives les clauses prévues par les dispositions additionnelles, dont font partie, au point 27, les dispositions qui attribuent compétence à un juge autre que celui du domicile du consommateur ou du lieu d'exécution de l'obligation.

Les actions prévues par la loi peuvent être exercées en justice à partir de la date d'entrée en vigueur de la loi, même pour les contrats conclus auparavant. Dans le cas d'espèce, toutefois, la loi n'était pas encore en vigueur à la date où les sociétés requérantes ont assigné en justice les consommateurs, de sorte que les nouvelles dispositions ne sont pas applicables en l'espèce. Auparavant, la protection des consommateurs contre les clauses abusives insérées dans les contrats conclus par un professionnel était régie par la loi n_ 26/1984, précitée. Cette loi exigeait que les dispositions insérées dans les contrats indiqués soient, entre autres, conformes à la bonne foi et garantissent le juste équilibre entre les différentes prestations. Étaient donc considérées comme nulles de plein droit les clauses abusives, entendues comme les clauses qui portent atteinte de façon disproportionnée ou non équitable au consommateur, ou qui créent dans le contrat une situation de déséquilibre entre les droits et les obligations des parties au détriment des consommateurs ou usagers (article 10, paragraphe 1, sous c), point 3).

10 Il y a enfin lieu d'ajouter que les dispositions espagnoles en matière de protection du consommateur, y compris celles contenues dans la loi de transposition de la directive, ne régissent pas expressément la question de la possibilité d'invoquer d'office la nullité des clauses abusives. Il ne semble pas exister, en droit espagnol, de base juridique sur laquelle pourrait clairement se fonder la compétence du juge pour examiner cette nullité en l'absence d'initiative des parties. Dans la jurisprudence espagnole, le problème en question a jusqu'à présent reçu des solutions contradictoires, certains juges ayant estimé pouvoir tirer ce pouvoir expressément de la directive.

Les faits à l'origine de l'affaire et les questions préjudicielles

11 A différentes dates entre le mois de mai 1995 et le mois d'avril 1996, la société Océano Grupo Editorial SA et Mme R. Murciano Quintero, domiciliée à El Ejido (Almeria), et la société Salvat Editores SA et MM J.M. Sánchez-Alcón Prades, J. L. Copano Badillo, M. Berroane et E. Viñas Feliu, tous domiciliés dans différentes localités d'Espagne, ont conclu un contrat pour la vente à tempérament d'une encyclopédie.

12 Dans les contrats de vente à tempérament, préétablis par les vendeurs sous forme de formulaires, les parties acceptaient que, en cas de litige, la compétence exclusive en la matière revienne au tribunal de Barcelone, ville dans laquelle les sociétés précitées ont leur siège principal.

13 A la suite du défaut de paiement des acheteurs aux échéances convenues, la société Océano Grupo Editorial SA, le 25 juillet, et la société Salvat Editores SA, respectivement les 18 septembre, 16 décembre et 19 décembre 1997, ont introduit un recours devant le Juzgado de primera instancia de Barcelona, en demandant la condamnation de ces personnes au paiement des sommes convenues.

Lors de l'introduction de ce recours, la directive n'était pas encore transposée en droit espagnol. Le juge a quo doute toutefois que la clause attributive de compétence, contenue dans le contrat, soit valide dans la mesure où elle devrait être qualifiée d'«abusive» selon les dispositions de la directive. A son avis, le tribunal compétent devrait être celui du domicile des défendeurs. Le 9 septembre 1997, ce juge a transmis le dossier au ministère public afin qu'il donne son avis sur la possibilité de déclarer d'office la nullité de la clause attributive de compétence. Celui-ci a répondu que, dans le cadre du «juicio de cognición» (4), procédure applicable en l'espèce, il n'est pas possible de soulever d'office le défaut de compétence lorsque le juge désigné par les parties d'un contrat est celui du domicile d'au moins l'une d'entre elles (5).

14 Par ordonnances du 31 mars 1998 (C-240/98 et C-241/98) et du 1er avril 1998 (C-242/98, C-243/98 et C-244/98), le Juzgado de primera instancia de Barcelona a donc décidé de saisir la Cour de la question préjudicielle suivante:

«La protection que la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs assure à ceux-ci permet-elle au juge national d'apprécier d'office le caractère abusif d'une clause du contrat soumis à son appréciation lorsqu'il examine la recevabilité d'une demande introduite devant les juridictions ordinaires?»

15 Par ordonnance du président de la Cour du 20 juillet 1998, les affaires ont été jointes aux fins de la procédure écrite et orale et de l'arrêt.

Sur le fond

16 Par sa question préjudicielle, le juge a quo désire savoir si, en l'absence de transposition dans le délai prévu de la directive, il est autorisé à décliner d'office sa compétence dans la mesure où elle lui est attribuée par une clause de contrat qu'il estime «abusive» au sens de cette directive.

Pour traiter cette question, et fournir au juge national une réponse utile, nous estimons nécessaire de recourir à deux opérations successives: il s'agit, en premier lieu, d'interpréter les dispositions de la directive, afin de préciser si la clause attributive de compétence au juge du domicile de l'entreprise est une clause abusive et, en cas de réponse positive, si la directive ou d'autres règles du droit communautaire imposent au juge national de soulever d'office son incompétence lorsqu'il doit se prononcer sur la base d'une clause de ce type, même à condition de ne pas appliquer une règle de procédure interne qui conduirait à une solution différente en termes de compétence territoriale. En second lieu, il convient d'apprécier si cette inapplication peut éventuellement intervenir dans un litige comme les affaires au principal, dont les parties sont deux personnes privées, même lorsque la règle communautaire, dont le contenu diffère des règles de procédure internes, est incluse dans une directive non transposée.

17 En ce qui concerne la qualification de la clause contractuelle visée, nous dirons tout de suite que celle-ci doit être considérée comme une «clause abusive» à la lumière de la directive. Nous rappelons qu'il s'agit d'une clause, contenue dans un contrat entre un professionnel et un consommateur, qui indique comme juge compétent à titre exclusif, pour les litiges découlant du contrat, celui du siège de l'entreprise. Comme l'a observé le gouvernement français, s'il est vrai qu'une clause de ce type ne figure pas expressément dans la liste des «clauses abusives» visées dans l'annexe de la directive, une telle circonstance ne peut être jugée déterminante, et ce pour une série de raisons. Selon le gouvernement français, la clause concernée relève de la catégorie générale visée à la lettre q) de l'annexe, précitée, dans la mesure où elle a pour effet de «limiter l'exercice d'actions en justice ou de voies de recours par le consommateur». Il est toutefois d'une importance majeure en l'espèce que, en application de l'article 3, paragraphe 3, l'annexe contient «une liste indicative et non exhaustive de clauses qui peuvent être déclarées abusives» (6), les États membres pouvant ajouter d'autres clauses, lesquelles, à l'évidence, seront soumises au même régime que celui que la directive prévoit en règle générale pour les autres. En définitive, la directive exige seulement que, pour qu'une clause de contrat relève de son champ d'application, elle ne soit pas négociée individuellement entre le professionnel et le consommateur et qu'elle crée, au détriment du consommateur, «un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties découlant du contrat» (article 3, paragraphe 1). Par rapport à ces paramètres à caractère général, les États membres peuvent indiquer d'autres clauses, plus spécifiques, que celles contenues dans la liste: dans ce cas, les clauses seront «abusives» à la lumière de la directive et seront donc soumises, comme on l'a dit, au régime qu'elle veut leur appliquer.

18 Il résulte de ce que nous venons d'exposer qu'apprécier si une clause comme celle en cause dans les litiges au principal est «abusive» ou non requiert exclusivement une interprétation du texte de la directive, et en particulier des dispositions de l'article 3, paragraphes 1 et 2. Dans ce contexte, l'annexe jointe à la directive ne peut qu'avoir une valeur purement indicative. Cela dit, nous estimons qu'une clause, souscrite par le consommateur mais non négociée individuellement dans la mesure où elle est contenue dans un contrat d'adhésion, qui lui impose d'agir et de se défendre devant le juge du siège de l'entreprise pour tout litige découlant du contrat, comporte des avantages incontestables en faveur de ce dernier et risque en retour de réduire, et de façon sensible, les droits de la défense du consommateur. En effet, comme l'a précisé le juge a quo dans l'ordonnance de renvoi sur la base de l'expérience concrète en matière processuelle, l'obligation de se soumettre à la compétence du tribunal de l'entreprise, qui peut être très éloigné de son domicile, comporte le risque que le consommateur se trouve dans l'impossibilité pratique de se défendre compte tenu des frais élevés que la comparution engendre, spécialement si on les rapporte à la valeur modeste du litige; à cela s'ajoute que les personnes impliquées dans ces affaires sont pour la plupart d'origine sociale modeste et ont des moyens plutôt limités. A l'inverse, la clause en question confère d'indiscutables avantages au professionnel qui, de la sorte, peut éviter de s'adresser à différents tribunaux compétents sur la base des règles de procédure, en attirant le contentieux concernant les contrats avec les consommateurs au lieu de son siège, pour lui manifestement plus commode et moins onéreux du point de vue financier. Nous estimons qu'une situation de ce type provoque sans aucun doute un déséquilibre significatif entre les droits et les obligations des parties. Il s'ensuit que la clause en question peut être définie comme «abusive» au sens de la directive, avec pour conséquence que le régime favorable au consommateur prévu par la directive, en particulier le fait que, sur la base de l'article 6, la clause d'attribution de compétence ne lie pas, trouve certainement application en l'espèce.

19 Il n'est pas non plus dénué d'importance que, lors de la transposition de la directive, c'est-à-dire au moment de donner un contenu concret au principe général visé à l'article 3, paragraphe 1, de la directive, l'État espagnol, conformément aux solutions adoptées dans d'autres États membres (7), a expressément voulu inclure dans la liste des clauses abusives la clause qui impose le recours à un tribunal différent de celui du domicile du consommateur ou de l'exécution de l'obligation (8). A la lumière de ces arguments, on peut fondamentalement conclure que la clause contenue dans un contrat entre un consommateur et une entreprise, qui, pour tout litige lié au contrat, prévoit comme juge compétent exclusivement celui du siège de l'entreprise, relève de la notion de «clause abusive» au sens de la directive.

20 Étant donc entendu que la solution des litiges au principal implique une appréciation sur la compétence du juge de renvoi, appréciation à effectuer à la lumière des dispositions de la directive, il y a maintenant lieu d'aborder le problème suivant dans l'ordre logique, qui fait l'objet de la question préjudicielle; il s'agit d'apprécier si le juge national peut décliner d'office sa compétence lorsqu'il est appelé à trancher un litige sur la base d'une clause, insérée dans un contrat entre un consommateur et un professionnel, qu'il estime abusive dans la mesure où elle attribue compétence exclusive au juge du siège de ce dernier.

21 Sur le fond, nous estimons nécessaire de souligner d'abord que la partie défenderesse dans le litige pendant devant le juge a quo (le consommateur) ne s'est pas constituée partie à la procédure, renonçant ainsi à invoquer le défaut de compétence du juge saisi en ce qu'elle serait fondée sur une clause abusive. Selon le gouvernement espagnol, il faut attribuer au comportement de la partie une signification décisive. En effet, étant donné que l'appréciation des pouvoirs conférés au juge national devrait être exclusivement effectuée à la lumière de la législation nationale, laquelle, comme nous l'avons déjà relevé, n'attribuerait pas au juge un pouvoir de ce type dans une procédure telle que l'affaire au principal, il en résulterait l'impossibilité, pour ce dernier, de soulever d'office l'inefficacité de la clause contractuelle.

22 Nous dirons tout de suite que cette interprétation ne nous semble pas convaincante. En accord avec la Commission et le gouvernement français, nous estimons plus correct de recourir à une analyse à caractère général, laquelle porte à considérer que c'est du système même de protection du consommateur, partie faible du contrat, que résulte la nécessité d'attribuer au juge national la faculté de soulever d'office l'inefficacité d'une clause abusive au sens de la directive. Autrement dit, l'exigence d'attribuer aux dispositions en question un «effet utile» milite en faveur d'une interprétation qui n'impose pas à la partie faible du contrat la charge de se défendre en justice pour invoquer l'inapplicabilité de clauses contractuelles qui lui sont préjudiciables; et cela, ajoutons tout de suite, vaut surtout lorsque, en application de ladite clause, le consommateur est contraint de se défendre en justice en un lieu différent de celui de son domicile.

23 Il y a en effet lieu d'observer que le système de protection garanti par les dispositions de la directive part du principe général selon lequel, dans les contrats conclus par un professionnel, le consommateur doit être considéré comme la «partie faible» qui nécessite une protection spéciale: l'objectif de la directive est donc de restaurer, dans ces rapports, un équilibre contractuel, en sauvegardant, en même temps, l'intérêt général au respect d'une pratique commerciale correcte. Dans ce contexte, la directive impose aux États membres une obligation de résultat, en l'espèce éviter que les clauses jugées abusives ne puissent lier le consommateur, dans les conditions fixées par le droit national (article 6). En conséquence, s'il appartient aux États membres de choisir la sanction spécifique de droit civil à laquelle soumettre lesdites clauses - inefficacité, nullité, annulation éventuelle - il leur est en tout état de cause demandé de mettre en oeuvre un système qui ait comme objectif la protection efficace des droits du consommateur.

Cet objectif, comme le signale opportunément la Commission, peut difficilement être atteint si on n'attribue pas au juge la possibilité d'apprécier d'office le caractère abusif d'une clause de contrat. En réalité, le système de protection de la partie contractante la plus faible, tel que défini par la directive, semble faire abstraction du comportement du consommateur. Aucune importance n'est, par exemple, attribuée au fait que la clause a été acceptée par le consommateur par la signature d'un contrat d'adhésion: en effet, cette clause, malgré la signature, ne peut lier le consommateur. Or, nous estimons qu'il rentre dans le même ordre d'idées d'exclure que l'on attribue une signification décisive au comportement du consommateur en justice: le consommateur pourrait ne pas invoquer le caractère abusif de la clause par ignorance, ou parce qu'il estime trop onéreux de se défendre devant un tribunal éloigné de son domicile, comme c'est le cas de la clause objet du présent litige. Dans tous ces cas, l'objectif que la directive veut poursuivre ne serait pas atteint, dans la mesure où la clause, tout en étant manifestement préjudiciable à la partie du contrat en situation de faiblesse, atteindrait son but; l'effet utile de la directive serait irrémédiablement mis en danger.

24 En outre, il est certainement important que, pour remédier à une situation de déséquilibre substantiel entre les deux parties du contrat, la directive demande aux États membres de mettre en oeuvre un système de protection qui implique, et de façon active, des sujets étrangers au seul rapport contractuel. Sur la base de la prémisse évidente selon laquelle la réaction des consommateurs aux clauses préjudiciables à leurs intérêts n'est pas un remède efficace, en raison du coût de l'action individuelle et de la faible propension du consommateur à s'aventurer dans des litiges complexes contre des professionnels plus puissants et mieux organisés, la directive requiert, à l'article 7, que «les États membres veillent à ce que, dans l'intérêt des consommateurs ainsi que des concurrents professionnels, des moyens adéquats et efficaces existent afin de faire cesser l'utilisation des clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs par un professionnel». L'appréciation du caractère «adéquat» et «efficace» des moyens de protection que la directive demande aux États membres (9) est liée à une évaluation concrète de l'utilité des moyens par rapport à l'objectif poursuivi, lequel, nous le rappelons, est de faire en sorte que les clauses abusives ne lient pas le consommateur. Or, sur la base des considérations que nous venons de développer, il est raisonnable de considérer que l'intervention d'office du juge constitue non seulement un moyen d'une extrême efficacité à des fins répressives, mais paraît aussi propre à avoir un effet dissuasif efficace contre l'insertion des clauses dans les contrats conclus avec les consommateurs.

A cela s'ajoute qu'exclure l'intervention d'office du juge lorsque le consommateur n'invoque pas le caractère abusif de la clause aurait des effets paradoxaux dans une situation comme celle de l'espèce, dans laquelle on conteste l'attribution à titre exclusif au juge du siège du professionnel de la compétence pour trancher les litiges liés au contrat. On rappellera que, dans le litige a quo, le juge de renvoi, le tribunal de première instance de Barcelone, a été saisi d'un litige entre des professionnels (les sociétés Océano Grupo Editorial SA et Salvat Editores SA, dont l'activité consiste dans la vente à tempérament d'encyclopédies) et divers consommateurs domiciliés dans différentes villes d'Espagne, certaines distantes d'une centaine de kilomètres de la juridiction saisie. Or, dans ces circonstances, si l'on exclut que, lorsque le défendeur ne comparaît pas, le juge puisse apprécier de sa propre initiative l'efficacité d'une clause manifestement «abusive», on arriverait au paradoxe que le consommateur serait obligé de comparaître dans un lieu différent de son domicile précisément pour soutenir que la clause contractuelle qui l'y a obligé est une clause abusive! A l'évidence, un tel système serait totalement inefficace comme moyen de protection du consommateur, dans la mesure où pour se prévaloir de la protection conférée par la directive celui-ci serait en tout état de cause tenu de faire face à tous ces inconvénients (frais de justice dans un lieu différent de son domicile, obligation de connaître le caractère abusif de la clause, recours à un avocat pour un litige portant sur un faible montant, etc.) qui ont incité les États membres à inclure le choix obligatoire du tribunal de l'entreprise parmi les clauses de contrat qui causent un préjudice au consommateur.

25 Il y a enfin lieu d'ajouter qu'attribuer au juge le pouvoir d'intervenir d'office paraît tout à fait cohérent avec le régime de droit civil que la directive indique comme sanction des clauses insérées dans les contrats avec les consommateurs, qui relèvent de son champ d'application. Comme on le rappellera, la directive exige des États membres qu'ils prévoient que, dans les conditions fixées par leurs droits nationaux, ces clauses ne puissent pas lier le consommateur (article 6, paragraphe 1). Si la directive, conformément aux limites de l'action d'harmonisation «minimale» des législations nationales, se borne à indiquer de façon générale un résultat à atteindre (le fait que les clauses abusives «ne lient pas»), en laissant aux ordres juridiques nationaux le choix de la sanction concrète en droit de ces clauses (10), il est évident que le choix opéré par cette formulation entraîne l'attribution aux dispositions de la directive de la nature de normes «impératives» d'«ordre public économique» qui ne peut pas ne pas se refléter sur les pouvoirs attribués au juge national (11).

26 En définitive, nous estimons que reconnaître au juge le pouvoir de déclarer d'office sans effet une clause de contrat abusive rentre pleinement dans le contexte général de la protection spéciale que la directive entend reconnaître à des intérêts de la collectivité qui, en faisant partie de l'ordre public économique, dépassent les intérêts spécifiques des parties. Il existe, en d'autres termes, un intérêt public à ce que les clauses préjudiciables pour le consommateur ne produisent pas d'effets. Cet intérêt motive, du point de vue substantiel, la sanction de l'absence d'effet de la clause malgré l'éventuelle signature, qui n'a pas fait l'objet d'une négociation individuelle, du consommateur, et, sous l'angle processuel, l'intervention du juge qui, ayant apprécié le préjudice subi par le consommateur, peut ne pas appliquer la clause indépendamment du comportement de ce dernier en justice.

27 Étant donné que le système de protection des droits attribués par la directive ne serait pas «efficace» si l'on ne permettait pas au juge national d'apprécier d'office la clause du contrat à la lumière des dispositions de la directive, il ne peut qu'en résulter que les dispositions de procédure nationales, qui ne sont pas susceptibles de permettre une telle appréciation, devraient donc être écartées par le juge, eu égard au devoir de collaboration qui incombe à tous les organes nationaux - y compris, dans le cadre de leurs compétences, les juridictions - en application de l'article 5 du traité CE (devenu article 10 CE). Il s'agit, d'ailleurs, d'un principe plusieurs fois appliqué dans la jurisprudence de la Cour, sur la base duquel, conformément au principe général de primauté du droit communautaire (12), les dispositions procédurales nationales ne peuvent pas être appliquées par le juge si elles ne permettent pas une protection efficace des droits conférés par le droit communautaire (13).

Il convient toutefois de signaler que, en l'espèce, la norme communautaire qui provoquerait un tel effet serait contenue dans une directive non transposée dans les délais en droit national. Comme l'affaire au principal est un litige entre personnes privées, le problème se pose donc d'apprécier si cette circonstance peut avoir une incidence négative sur la détermination des pouvoirs du juge national.

28 A ce propos, on observera avant tout qu'en l'espèce il n'est pas facile d'avoir recours à l'«interprétation conforme» des dispositions de droit national par rapport à l'objectif et à la lettre de la directive, comme y est tenu le juge national, selon une jurisprudence établie de la Cour, lorsqu'une directive n'a pas été correctement transposée en droit interne. S'il est vrai qu'une appréciation plus précise et conforme incombe au juge national, il semble toutefois évident que - alors que la législation espagnole, antérieure à la transposition, pourrait facilement être interprétée de manière à inclure le vice en question parmi ceux qui entraînent la «nullité de plein droit» de la clause contractuelle (14) - entre les règles de procédure internes et la directive il existe une contradiction claire et manifeste, leur application ayant des effets totalement différents: d'une part, les règles de procédure internes permettent, même pour les contrats conclus entre un professionnel et un consommateur qui relèvent du champ d'application de la directive, de choisir comme tribunal exclusivement compétent pour les litiges découlant du contrat celui du siège du professionnel, dérogeant ainsi aux critères généraux de compétence; de l'autre, les principes généraux qui inspirent le régime de protection du consommateur contenu dans la directive, tels qu'exposés plus haut, exigent que la clause qui impose une telle solution, dans la mesure où elle est «abusive» au sens de la directive, ne puisse pas lier le consommateur. A l'évidence, il n'existe pas de disposition de droit interne que l'on puisse «interpréter» de façon à atteindre l'objectif requis par la directive (15). Cependant, nous le répétons, c'est au juge national qu'incombe une appréciation plus précise en ce sens.

29 En conséquence, étant donné que les deux normes ne sont pas conciliables, il ne resterait au juge, appelé à résoudre le litige, qu'à opérer un choix entre deux principes juridiques «concurrents»: celui, d'origine interne, qui permet le choix du tribunal et celui, d'origine communautaire, qui demande au juge de se déclarer incompétent. Le problème se pose alors d'apprécier si une directive, non transposée dans les délais, peut servir de paramètre de légalité des règles de procédure internes, avec pour conséquence que le juge national serait tenu de ne pas appliquer ces règles pour garantir la primauté des dispositions communautaires et donc permettre une protection efficace des droits conférés par ces dernières; et ce malgré le fait que le litige dans l'affaire au principal oppose en réalité deux personnes privées, la circonstance que l'une des parties n'ait pas comparu étant dans ce contexte manifestement sans importance. En revanche, si l'on estime qu'une directive non transposée ne peut pas produire un tel effet, il ne resterait au juge national qu'à accepter la validité du choix du tribunal opéré par la clause qu'il estime lui-même abusive.

30 Sur ce point, nous estimons qu'une application correcte du principe de la primauté du droit communautaire sur le droit interne, de même que l'exigence de garantir une application uniforme des dispositions communautaires, impliquent que les directives non transposées, une fois expiré le délai prévu pour leur application en droit interne, puissent avoir pour effet d'exclure l'application de la règle nationale contraire, même si, par manque de précision ou parce qu'elles n'ont pas d'effet direct dans les rapports «horizontaux», elles ne confèrent pas aux particuliers des droits pouvant être invoqués en justice. Le devoir de collaboration évoqué plus haut, qui incombe à tout organe national dans le cadre de ses compétences, impose aux juges et à l'administration d'«écarter», pour ainsi dire, la loi nationale incompatible. Cette conclusion, comme on le verra, apparaît déjà en filigrane dans la jurisprudence de la Cour, sans compter qu'elle retient depuis longtemps l'attention de la doctrine (16).

31 Pour motiver cette conclusion, nous relevons que, après avoir tout d'abord souligné, d'une part, le caractère impératif de la directive, conformément à l'article 189 du traité CE (devenu article 249 CE), qui entraîne l'obligation pour les États membres de poursuivre le résultat qu'elle vise et, d'autre part, l'obligation, imposée par l'article 5 du traité CE, de prendre toutes les mesures générales ou particulières propres à garantir que ce résultat soit atteint, la Cour a précisé que ces obligations valent pour tous les organes des États membres, y compris, dans le cadre de leur compétence, les organes juridictionnels. Dans ce contexte, la Cour a surtout reconnu que, dans l'application du droit national, sans qu'il importe qu'il s'agisse de dispositions antérieures ou postérieures à la directive, les juges nationaux sont tenus d'interpréter leur droit national à la lumière de la lettre et de l'objectif de la directive. En conséquence, entre deux interprétations possibles des dispositions internes, le juge doit privilégier celle qui permet d'atteindre le résultat prévu par la directive (17). En dehors de ce principe, à dire vrai tout sauf révolutionnaire, d'«interprétation conforme», la Cour a plus récemment examiné d'autres conséquences du rang supérieur, dans la hiérarchie des sources, des directives par rapport aux normes internes. Et, il y a lieu de le rappeler, cela a été le cas aussi par rapport à des litiges qui impliquent exclusivement des particuliers, opérant en cela, quoique de manière implicite, une distinction correcte entre l'effet direct d'une disposition de droit communautaire, entendu au sens strict comme la faculté d'invoquer en justice cette disposition à l'égard d'une autre personne, et sa capacité de faire fonction de paramètre de légalité d'une disposition de rang inférieur dans la hiérarchie des sources (18).

32 On peut utilement citer, à cet égard, l'arrêt CIA Security International, du 30 avril 1996 (19). A cette occasion, la Cour a été appelée par le Tribunal du commerce de Liège à interpréter les articles 8 et 9 de la directive 83/189/CEE du Conseil du 28 mars 1983, prévoyant une procédure d'information dans le domaine des normes et des réglementations techniques (20), en ce qui concerne des dispositions nationales qui imposent l'homologation des centraux et des systèmes d'alarme. Dans la procédure devant le juge a quo, une entreprise (CIA Security International SA, ci-après «CIA»), dont l'activité était la commercialisation de systèmes d'alarme avait assigné en justice pour concurrence déloyale deux entreprises coupables, selon elle, d'avoir diffusé des informations prétendument diffamatoires sur la qualité des systèmes d'alarme qu'elle commercialisait. Les deux entreprises défenderesses affirmaient, entre autres, que ce système n'était pas conforme à la législation belge en vigueur dans la mesure où il n'était pas homologué par cette dernière. CIA soutenait en revanche que la législation interne ne pouvait pas être appliquée du fait qu'elle n'avait pas été notifiée à la Commission en application de la directive. Bien qu'étant en présence d'un litige entre particuliers, la Cour a à juste titre rappelé sa jurisprudence constante selon laquelle «dans tous les cas où les dispositions d'une directive apparaissent comme étant, du point de vue de leur contenu, inconditionnelles et suffisamment précises, elles peuvent être invoquées l'encontre de toute disposition nationale non conforme à la directive» (point 42; mis en italique par nos soins). La violation de la directive par l'État (en l'espèce, l'absence de notification des règles techniques, en violation de l'obligation imposée par la directive), à la lumière des objectifs qu'elle entend poursuivre, constitue «un vice de procédure dans l'adoption des règles techniques concernées, entraîne l'inapplicabilité de ces règles techniques, de sorte qu'elles ne peuvent pas être opposées aux particuliers» (point 45). En définitive, il résulte de cet arrêt qu'un particulier ne peut pas opposer à un autre particulier le non-respect d'une disposition prise en violation de la directive. Cette dernière opère comme un «bouclier» contre l'application d'une disposition incompatible avec elle, sans qu'il importe que l'application de la loi contraire soit demandée devant le juge par l'État (par exemple, en la personne d'un organisme étatique de contrôle ou du ministère public) ou un particulier (21).

33 Dans l'affaire Ruiz Bernáldez (22), par contre, la Cour a été appelée par l'Audiencia Provincial de Sevilla à interpréter la directive 72/166/CEE du Conseil du 24 avril 1972, concernant le rapprochement des législations des États membres relative à l'assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation de véhicules automoteurs et au contrôle de l'obligation d'assurer cette responsabilité (23). Dans le cas d'espèce, M. Ruiz Bernáldez avait été condamné pénalement pour conduite en état d'ivresse, avec l'obligation de réparer les dommages subis par un tiers; la compagnie auprès de laquelle M. Ruiz avait souscrit une police d'assurance avait par contre été déchargée de l'obligation de verser in solidum l'indemnisation à la partie lésée, en application des dispositions espagnoles en matière d'assurance pour les dommages liés à la circulation automobile: en effet, ces dispositions ne prévoyaient pas une telle obligation lorsque l'assuré était en état d'ivresse au moment de l'accident. Dans sa réponse à la question préjudicielle, la Cour a exclu que ces dispositions soient compatibles avec l'article 3, paragraphe 1, de la directive, et a donc conclu que celui-ci «s'oppose à ce que l'assureur puisse se prévaloir de dispositions légales ou de clauses conventionnelles pour refuser d'indemniser les tiers victimes d'un accident causé par le véhicule assuré» (point 20). Dans ce cas aussi, la Cour a demandé au juge national de ne pas appliquer les dispositions internes, incompatibles avec la directive, bien que cette dernière n'ait pas été correctement transposée. Le particulier - en l'espèce la compagnie d'assurance - a par conséquent dû faire face à une obligation pécuniaire que le droit national ne lui imposait pas.

34 D'autres exemples, extraits de la jurisprudence récente de la Cour, confirment que celle-ci considère que la directive constitue un paramètre sur la base duquel évaluer la légalité de la législation nationale, indépendamment de sa capacité à attribuer aux particuliers des droits subjectifs «actifs» invocables en justice. Dans l'arrêt du 11 août 1995, Commission/Allemagne (24), la Cour a clairement rejeté la position défendue par l'État membre en question, selon laquelle «la jurisprudence de la Cour n'admet l'effet direct des dispositions d'une directive que dans des cas où elles confèrent des droits individuels à des particuliers» (point 24). Les articles 2, 3 et 8 de la directive en matière d'évaluation de l'incidence sur l'environnement (25) ne conférant pas de tels droits aux particuliers, l'Allemagne estimait n'avoir aucune obligation de les appliquer avant la transposition de la directive, de sorte qu'une décision d'autoriser l'agrandissement d'une centrale thermoélectrique sans évaluation préalable des incidences sur l'environnement ne pouvait pas faire l'objet d'une procédure d'infraction. La Cour a écarté cette objection en distinguant clairement entre respect de la directive et impact de celle-ci sur la législation nationale, d'une part, et invocabilité directe de la directive par les particuliers, d'autre part (26). La question de l'obligation, pour l'État, de respecter la directive «est étrangère» à l'invocabilité directe par des particuliers des dispositions d'une directive non transposée (point 26).

35 La solution à laquelle la Cour est parvenue dans l'arrêt du 30 avril 1998, Bellone/Yokohama (27) semble encore plus significative en ce qui concerne un litige entre particuliers. A cette occasion, la Cour a interprété la directive 86/653/CEE, relative à la coordination des droits des États membres concernant les agents commerciaux indépendants (28). Dans le litige a quo, l'agent commercial Bellone avait saisi le Pretore di Bologna pour se voir reconnaître le droit au paiement de certaines sommes prétendument dues pour avoir exercé l'activité d'agent commercial en faveur de la société Yokohama; cette dernière invoquait en revanche la nullité du contrat d'agence du fait que l'agent n'était pas inscrit au registre prévu à cet effet par la législation italienne. Il s'agissait donc à l'évidence d'un litige entre particuliers. Après avoir clairement précisé qu le droit national subordonne la validité du contrat à l'inscription de l'agent commercial audit registre (point 12), la Cour a interprété les dispositions de la directive de façon à exclure qu'une condition de ce type puisse être exigée pour que l'agent puisse bénéficier de la protection prévue par la directive. La Cour a donc mis en lumière une incompatibilité entre les deux régimes de nature à exclure, à l'évidence, tout recours à une «interprétation conforme (29). En conséquence, elle a conclu que «la directive s'oppose à une réglementation nationale qui subordonne la validité d'un contrat d'agence à l'inscription de l'agent de commerce sur un registre prévu à cet effet». Cette affirmation ne peut pas ne pas être interprétée, étant donné le contexte procédural, comme une demande au juge national de ne pas appliquer la législation nationale contraire, incompatible avec la directive non transposée dans les délais prévus (30) .

36 Il convient en outre d'ajouter que, si l'on n'attribue pas aux directives communautaires, sur la base des principes fondamentaux de la primauté du droit communautaire et de son application uniforme dans les États membres, une position de supériorité dans la hiérarchie des sources, avec l'obligation qui s'ensuit, pour les organes juridictionnels et administratifs, de ne pas appliquer les dispositions internes contraires, on provoquerait des conséquences difficilement acceptables. Pensons, par exemple, à l'hypothèse dans laquelle un État membre, dans un premier temps «en règle» avec les obligations visées à l'article 189 du traité CE (dans la mesure où la législation nationale antérieure ou postérieure à la directive, en respecte le contenu), adopte par la suite des dispositions qui contiennent un régime manifestement contraire. Il s'agit, en réalité, d'une hypothèse tout sauf improbable (31). Dans de tels cas, si l'on ne reconnaît pas aux directives, une fois le délai de transposition expiré, le pouvoir d'influencer la formation valide des règles nationales, dans un litige entre particuliers le juge national ne pourrait pas faire autrement que d'appliquer les dispositions nationales postérieures, bien que prises en violation de la directive, et reconnaître au particulier, en présence des conditions nécessaires, seulement la réparation du préjudice. Il est évident qu'une solution de ce genre s'avère être tout sauf satisfaisante; s'agissant ensuite de tirer les conséquences du rapport hiérarchique existant entre le droit communautaire et le droit interne, à l'évidence le fait que la loi contraire ait été adoptée avant ou après l'expiration du délai prévu pour la mise en oeuvre de la directive ne fait aucune différence (32).

37 En définitive, la fonction du juge national comme juge communautaire de droit commun implique qu'on lui confie la délicate mission de garantir la primauté du droit communautaire sur le droit interne. La nécessité d'éviter que l'action d'harmonisation des directives communautaires soit compromise par des comportements unilatéraux des États membres, qu'il s'agisse d'omissions (défaut d'application d'une directive dans les délais) ou d'actions (adoption de règles nationales incompatibles) implique que soit exclue l'application de dispositions législatives non conformes. Pour pouvoir atteindre son résultat, cet effet d'«exclusion» doit se produire à chaque fois que la règle nationale entre en ligne de compte pour la solution d'un litige, indépendamment de la nature publique ou privée des intéressés.

38 Il convient ensuite de noter qu'une solution de ce type, qui distingue entre «effet de substitution» et «effet d'exclusion» d'une directive non transposée dans les délais, apparaît déjà in nuce dans la jurisprudence de la Cour relative aux conséquences de la déclaration de manquement aux obligations découlant du traité. Comme on le sait, la Cour a plusieurs fois affirmé que le fait d'établir une violation d'une obligation imposée par le droit communautaire implique pour les autorités juridictionnelles et administratives de l'État membre en question l'obligation de ne pas appliquer les dispositions internes incompatibles. Initialement appliquée aux violations des dispositions du traité (33), cette obligation a ensuite été étendue aussi aux violations des dispositions d'une directive non transposée (34). Si l'on considère qu'un arrêt de la Cour en application de l'article 169 du traité CE (devenu article 226 CE) ne crée aucun droit, puisqu'il se limite à établir un manquement de l'État, il en résulte que l'intervention de la Cour n'est pas nécessaire pour que cet effet d'«exclusion» qui découle directement de l'obligation de collaboration visée à l'article 5 du traité, se produise dans tous les cas dans lesquels la disposition est mise en avant, y compris, évidemment, les litiges entre particuliers.

39 Sur la base de l'ensemble des observations qui précèdent, et pour en revenir à notre cas d'espèce, nous estimons qu'il n'y a aucune difficulté, et qu'il est au contraire tout à fait cohérent avec les principes généraux concernant les rapports entre droit communautaire et droit national, de demander au juge d'«écarter» la règle de procédure interne pour garantir la pleine efficacité du droit communautaire, même dans des circonstances dans lesquelles ledit mécanisme conduit à exclure, dans un litige entre particuliers, l'application d'une disposition du code de procédure, contraire aux dispositions d'une directive non transposée. L'exclusion de la règle non conforme ne créerait, en l'espèce, aucun «vide juridique» - en tout cas possible à combler grâce à l'application par analogie ou par le recours aux principes généraux du droit national, dans la mesure où ces dispositions nationales répondraient aux principes dont la directive s'inspire - l'application de la règle de procédure générale qui impose le recours au juge du domicile du débiteur venant combler ce «vide» éventuel.

Conclusions

40 A la lumière des considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre de la façon suivante à la question posée par le Juzgado de primera instancia de Barcelona:

«La directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, permet au juge national d'apprécier d'office le caractère abusif d'une clause du contrat soumis à son appréciation lorsqu'il examine la recevabilité d'une demande introduite devant les juridictions nationales».

(1) - JOCE L 95, p. 29.

(2) - Ley de 13 Abril 1998 de Condiciones Generales de la Contratación, B.O.E. du 14 avril 1998.

(3) - Ley General para la Defensa de los Consumidores y Usuarios (BOE n_ 176, du 24 juillet 1984).

(4) - Il s'agit d'une procédure sommaire à laquelle la partie requérante peut recourir pour des litiges d'une valeur limitée (de 80 000 à 800 000 ESP).

(5) - Voir article 1er de la loi du 17 juillet 1948, relative à la compétence des juridictions municipales (BOE n_ 200, du 18 juillet 1948); article 32 du décret du 21 novembre 1952, qui régit la procédure de «cognición» (BOE n_ 337, du 2 décembre 1952).

(6) - Voir aussi le dix-septième considérant qui précise que «pour les besoins de la présente directive, la liste des clauses figurant en annexe ne saurait avoir qu'un caractère indicatif et que, en conséquence du caractère minimal, elle peut faire l'objet d'ajouts ou de formulations plus limitatives notamment en ce qui concerne la portée de ces clauses, par les États membres dans le cadre de leur législation».

(7) - L'article 1469-bis du code civil italien, ajouté par la loi n_ 25 du 6 février 1996, d'application de la directive, prévoit qu'est présumée abusive, jusqu'à preuve du contraire, la clause qui a pour objet ou pour effet d'«établir comme lieu du tribunal compétent un lieu différent de celui de la résidence ou du domicile élu du consommateur» (voir article 19, paragraphe 3); en France, la «recommandation de synthèse» n_ 91-02, adoptée par la Commission des clauses abusives créée par l'article L-132.2 du code de la consommation, inclut parmi les clauses qui sont présumées abusives celles qui ont pour objet ou pour effet de «déroger aux règles légales de compétence territoriale ou d'attribution».

(8) - Voir la première disposition additionnelle de la loi n_ 7/1998, précitée, au point 27. La législation précédemment en vigueur contenait une formulation à caractère général qui pourrait, à notre avis, être interprétée de manière à inclure parmi les clauses contractuelles interdites celle qui fait l'objet de la présente affaire (article 10, paragraphe 1, sous c), point 3, de la loi n_ 26/1984, précitée).

(9) - Il y a lieu de noter que cette appréciation est réalisée directement par la directive, à l'article 7, paragraphe 2, où il est indiqué que «les moyens visés au paragraphe 1 comprennent des dispositions permettant à des personnes ou à des organisations ayant, selon la législation nationale, un intérêt légitime à protéger les consommateurs de saisir, selon le droit national, les tribunaux ou les organes administratifs compétents afin qu'ils déterminent si des clauses contractuelles, rédigées en vue d'une utilisation généralisée, ont un caractère abusif et appliquent des moyens adéquats et efficaces afin de faire cesser l'utilisation de telles clauses». Il s'agit à l'évidence d'une indication à titre d'exemple, qui n'exclut pas d'autres formes d'intervention parmi lesquelles celle d'office du juge, mais qui revêt une importance spéciale dans le système de protection garanti par la directive dans la mesure où elle attribue à des organes ou associations de consommateurs l'accès à une action dissuasive de nature préventive et donc non liée à un litige défini. Une telle forme de protection, particulièrement efficace du fait de son caractère général, représente une nouveauté absolue dans certains ordres juridiques des États membres, en particulier ceux de tradition de droit romain, raison pour laquelle on comprend bien pourquoi il a été expressément demandé aux États membres de la prévoir dans leur droit interne. Comme l'a observé le gouvernement français, on pourrait difficilement justifier une interprétation de la directive sur la base de laquelle, d'une part, on admettrait des actions collectives «préventives» qui ont des effets bénéfiques pour tous les consommateurs, et, d'autre part, on exclurait l'intervention d'office du juge qui doit appliquer une clause manifestement abusive dans un litige concret dans lequel le consommateur subit directement un préjudice.

(10) - Voir à cet égard l'appréciation comparative effectuée par G. Paisant, La lutte contre les clauses abusives des contrats dans l'Union européenne, dans Vers un code européen de la consommation, sous la direction de F. Osman, Bruxelles, 1998, p. 165 et s., spécialement p. 174, dont il résulte que la majeure partie des États membres ont prévu une sanction expresse de nullité des clauses abusives.

(11) - Nous observons à cet égard que, dans le cadre de la transposition de la directive, le législateur français a expressément défini comme étant «d'ordre public» les dispositions en matière de protection des consommateurs par rapport aux clauses abusives (voir code de la consommation, article L-132-1); la doctrine considère que, du fait de cette qualification, «le juge doit désormais soulever d'office la nullité de la clause abusive» (A. Karimi, Les modifications des dispositions du code de la consommation concernant les clauses abusives par la loi n_ 95-96 du 1er février 1995, dans Les petites affiches n_ 54 (1995), p. 4 et s. En Italie, le nouvel article 1469-quinquies du code civil précise que les clauses jugées abusives «sont sans effet alors que le contrat continue à produire effet pour le reste» et ajoute ensuite qu'«elles ne sont privées d'effet qu'à l'égard du consommateur et cette absence d'effet peut être relevée d'office par le juge». Sur le système belge voir E. Balate, Le contrôle des clauses abusives: premier bilan, dans Droit de la consommation, 1997, p. 321 et s., spécialement p. 131 et 140, où il est indiqué qu'il résulte du caractère d'ordre public des dispositions visées que, même lorsque le consommateur ne comparaît pas, le juge est tenu de les appliquer d'office. Pour une appréciation d'ordre général, voir M. Tenreiro, The Community Directive on Unfair Terms and National Legal Systems, dans European Review of Private Law, 1995, p. 273 et s., en particulier p. 282, où il est précisé que de l'expression non technique selon laquelle les clauses abusives «ne lient pas» le consommateur on peut tirer des conséquences concrètes, parmi lesquelles celle-ci: «the judge shall declare a term as unfair and refuse to enforce it ex officio, without any need for special demand from the consumer» (le juge déclarera une clause inéquitable et refusera d'office de l'appliquer, sans qu'une demande spéciale du consommateur soit nécessaire à cette fin).

(12) - Arrêt du 9 mars 1978, Simmenthal (106/77, p. 629, points 17 à 24).

(13) - Nous rappelons que, en ce qui concerne la question relative au rapport entre les devoirs du juge national et les règles de procédure internes, la Cour a plusieurs fois affirmé qu'en l'absence de réglementation communautaire en la matière il incombe à l'ordre juridique interne de chaque État membre de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent de l'effet direct du droit communautaire. Toutefois ces modalités ne peuvent être moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne, ni rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique communautaire. Voir sur ce point les arrêts du 16 décembre 1976, Rewe (33/76, Rec. p. 1989, point 5), du 16 décembre 1976, Comet (45/76, Rec. p. 2043, points 12-16), du 27 février 1980, Just (68/79, Rec. p. 501, point 25), du 25 février 1988, Bianco et Girard (331/85, 376/85 et 678/85, Rec. p. 1099, point 12, du 24 mars 1988, Commission/Italie (104/86, Rec. p. 1799, point 7), du 14 juillet 1988, Jeunehomme et EGI (123/87 et 330/87, Rec. p. 4517, point 17), du 19 novembre 1991, Francovich e.a. (C-6/90 et C-9/90, Rec. p. I-5357, point 43), du 9 juin 1992, Commission/Espagne (C-96/91, Rec. p. I-3789, point 12), du 1er avril 1993, Lageder e.a. (C-31/91 et C-44/91, Rec. p. I-1761, points 27-29), du 14 décembre 1995, Van Schijndel (C-430/93 et C-431/93, Rec. p. 4705, points 16 et 17), du 14 décembre 1995, Peterbroeck, Van Campenhout & Cie (C-312/93, Rec. p. I-4599, point 12) et du 17 juillet 1997, GT-Link (C-242/95, Rec. p. I-4449, points 24 et 27) et du 1er juin 1999, Eco Swiss (C-126/97, non encore publié au Recueil, points 31 à 41).

(14) - Voir article 10, paragraphes 1 et 4, loi n_ 26/1984.

(15) - Dans l'arrêt du 26 septembre 1996, Arcaro (C-168/95, Rec. p. I-4719), après avoir à juste titre dit que le droit communautaire n'autorise pas les juges nationaux à éliminer des dispositions nationales contraires à une disposition d'une directive non transposée, la Cour a ajouté que le recours à une «interprétation conforme» trouve ses limites lorsqu'une telle interprétation conduit à opposer à un particulier une obligation prévue par une directive non transposée ou, à plus forte raison, lorsqu'elle conduit à déterminer ou à aggraver, sur la base de la directive et en l'absence d'une loi prise pour sa mise en oeuvre, la responsabilité pénale de ceux qui agissent en infraction à ses dispositions (point 42). La Cour a donc correctement exclu que, au nom d'une «interprétation conforme» du droit interne par rapport à une directive non transposée, on en arrive à imposer une sanction, surtout si elle est de nature pénale, à un particulier pour violation de la directive non transposée.

(16) - Sans prétendre à l'exhaustivité, nous nous bornons à rappeler D. Simon,La directive européenne, Paris, 1997; p. 4 ss., où il est soutenu que «l'obligation d'écarter les règles nationales contraires au droit communautaire s'impose au juge national en vertu du principe de primauté, y compris si la norme en cause est dépourvue d'effet direct. Si le juge national (...) ne peut se substituer à l'autorité de transposition, rien ne lui interdit en revanche d'écarter l'application d'une règle nationale incompatible avec une norme qui lui est hiérarchiquement supérieure en vertu du principe de primauté. A contrario, toute autre solution, qui aurait pour conséquence d'autoriser les juridictions nationales à faire prévaloir une norme interne incompatible avec le droit communautaire remettrait directement en cause la primauté du droit communautaire, et plus précisément, en l'occurrence, l'effet obligatoire et l'uniformité d'application des directives. Certes, l'analyse proposée suppose un découplage entre effet direct et primauté, mais cette dissociation paraît précisément constituer l'un des axes dominants de l'évolution récente de la jurisprudence de la Cour de Justice comme des juridictions nationales»(mis en italique par nos soins); Prechal, Directives in European Community Law, Amsterdam, 1955, spécialement p. 121/122: «if the theoretical underpinning of the principle of supremacy is the conception of an autonomous Community legal order involving a transfer of powers to the Community and consequent limitations of Member States' sovereign rights (...), national legal rules which are contrary to a directive cannot apply or cannot validly be adopted, as they are ultra vires. (...) in practice the construction often amounts to giving directivers and Community law in general a higher ranking in the hierarchy of norms which are valid within a national legal system»; A. Ruggeri, Continuo e discontinuo nella giurisprudenza costituzionale, a partire dalla sent. n. 170 del 1984, in tema di rapporti tra ordinamento comunitario e ordinamento interno: dalla «teoria» della separazione alla «prassi» dell'integrazione intersistemica?, dans Giurisprudenza costituzionale, 1991, pag. 1583, 1608: »le délai prévu pour leur application ayant expiré sans aucun effet, pour une affirmation rigoureuse et cohérente de la primauté, les lois contraires, et qui ne sont pas rapidement rendues conformes aux obligations communautaires, devront être considérées comme atteintes d'inconstitutionnalité survenue ultérieurement, comme sont illégales les lois contraires éventuellement adoptées à une date ultérieure». Voir également Timmermans, Directives: their Effects within the National Legal Sustems, dans Common Market Law Review, 1979, p. 533 et s.; Galmot, Bonichot, la Cour de justice européenne et la transposition des directives en droit national, Revue française de Droit Administratif, 1988, p. 4 et s.; Manin, L'invocabilité des directives: quelques interrogations, Revue Trimestrielle de droit européen, 1990, p. 669, 690; Bach, Direkte Wirkung von EG-Richtlinien, JZ, 1990, p. 1108 et s.; Lenaerts, L'égalité de traitement en droit communautaire, in Cahiers de droit européen, 1991, p. 38 et note 120: Slot, commento alla sentenza C.I.A. Security International SA, dans Common Market Law Review, 1996, p. 1036, 1049; Timmermans, Community Directives Revisited, Yearbook of European Law, 1998, p. 1 et s.; Barav, Rapport Général, XVIII Congrés FIDE, Stockholm, 1998, vol. III (Les directives communautaires: effets; efficacité, justiciabilité), p. 433 et s. Sur les incertitudes crées par la jurisprudence de la Cour voir C. Holson, T. Downes, Making Sense of Rights: Community Rights in E.C. Law, European Law Review, 1999, pag. 121 et s.

(17) - Arrêts du 10 avril 1984, Von Colson et Kamann (14/83, Rec. p. 1891, point 26, du 13 novembre 1990, Marleasing (C-106/89, Rec. p. I-4135, point 8), du 16 décembre 1993, Wagner Miret (C-334/92, Rec. p. I-6911, point 20) et du 25 février 1999, Carbonari (C-131/97, Rec. p. I-1103, point 48). On notera que dans l'arrêt Marleasing la Cour a demandé au juge national d'interpréter le code civil de façon à exclure l'application des dispositions internes qui prévoient des cas de nullité de l'acte de constitution d'une société de capitaux non autorisés par une directive non transposée. Nous estimons donc que l'on peut citer cet arrêt parmi ceux dans lesquels la Cour a reconnu à la directive non transposée, indépendamment de la nature «verticale» ou «horizontale» du rapport, l'effet d'«exclusion» à l'égard de dispositions internes incompatibles. Voir Louis, L'ordre juridique communautaire, Bruxelles, 1993, p. 147-149.

(18) - Il convient de noter que, dans un contexte différent, cette distinction apparaît clairement dans l'arrêt Racke (du 16 juin 1998, C-162/96, Rec. p. I-3655), en matière de rapports entre un acte communautaire dérivé et une disposition de droit international générale. Etant donné que les règles du droit coutumier international portant sur la cessation et la suspension des relations conventionnelles en raison d'un changement fondamental de circonstances lient les institutions de la Communauté et font partie de l'ordre juridique communautaire (point 46), la Cour a souligné «que, en l'espèce, le justiciable met en cause, de façon incidente, la validité d'un règlement communautaire au regard de ces règles pour se prévaloir des droits qu'il tire directement d'un accord de la Communauté avec un pays tiers. La présente affaire ne concerne donc pas l'effet direct desdites règles (point 47, mis en italique par nos soins). En définitive, comme dans notre cas d'espèce, la norme supérieure est utilisée comme paramètre de légalité de celle de rang inférieur, indépendamment de l'existence, dans le chef du particulier, d'un droit qu'il peut invoquer en justice. S'il est vrai que la présente espèce, à la différence de l'affaire Racke, porte sur les rapports entre ordre juridique communautaire et ordre juridique national, nous estimons que cette circonstance ne devrait pas conduire à une solution différente, surtout si l'on considère l'approche typiquement «moniste» que la Cour a toujours suivie dans la définition des rapports entre les deux ordres juridiques.

(19) - C-194/94, Rec. p. I-2201.

(20) - JO L 109, p. 8, modifiée par la directive 88/162/CEE du Conseil du 22 mars 1988 (JO L 81, p. 75).

(21) - L'affaire C-443/98, Unilever Italia/Central Food, encore pendante, présente un contexte factuel similaire à celui de l'affaire CIA Security.

(22) - Arrêt du 28 mars 1996 (C-129/94, Rec. p. I-1829).

(23) - JO L 103, p. 1.

(24) - Affaire C-431/92, Rec. p. I-2189 et s. Voir aussi arrêt du 24 octobre 1996, Kraaijeveld (C-72/95, Rec. p. I-5403, points 59 et s.).

(25) - Directive 85/337/CEE du Conseil du 27 juin 1985 (JO L 175, p. 40).

(26) - A l'appui de cette interprétation voir D. Ewdard, Direct Effect, The Separation of Powers and the Judicial Enforcement of Obligations, dans Studi in onore di Giuseppe Frederico Mancini, volume II, Diritto dell'Unione europea, Milan, 1998, p. 423, 438.

(27) - Affaire C-215/97, Rec. p. I-2191.

(28) - JO L 382, p. 17.

(29) - Il convient de noter à cet égard que la Cour interprète souvent des dispositions d'une directive dans des litiges entre particuliers en utilisant ces dispositions, indépendamment de normes internes de transposition, comme le régime qui s'applique au cas d'espèce concret. Voir, seulement pour citer quelques arrêts parmi les plus récents, l'arrêt du 29 juin 1999, Butterfly Music (C-60/98, non encore publié au Recueil); arrêt du 2 décembre 1999, G.C. Allen (C-234/98, non encore publié au Recueil). Or, s'il est vrai que, comme la Cour l'a précisé «indépendamment des effets de la directive, dans des cas tels que celui d'espèce, une interprétation de la directive peut être utile au juge national afin d'assurer à la loi prise pour l'application de celle-ci une interprétation et application conformes aux exigences du droit communautaire» (arrêt du 20 mai 1976, Mazzalai, 111/75, Rec. p. 657, point 10), cette précision n'entre pas en ligne de compte lorsqu'on établit, comme dans le cas d'espèce, ou dans l'affaire Bellone précitée, une incompatibilité irréparable entre droit communautaire et droit interne. On ne saurait pas davantage répliquer que l'arrêt de la Cour pourrait être compris comme une appréciation utile pour une éventuelle responsabilité de l'État membre pour violation de l'obligation de mettre en oeuvre la directive, dans la mesure où on ferait ainsi abstraction du litige a quo, qui implique deux parties privées et non l'État membre, et on attribuerait à la Cour la charge, qu'elle a toujours refusée, de se prononcer sur des questions hypothétiques (arrêt du 16 juillet 1992, Lourenço Dias, C-343/90, Rec. p. I-4673). Il y a ensuite lieu de noter que les faits de l'espèce de qua sont différents de ceux qui sont à l'origine de l'arrêt Spano (7 décembre 1995, C-472/93, Rec. p. I-4321), dans lequel la Cour a, dans un litige entre particuliers, interprété le contenu d'une directive non transposée dans la mesure où le juge national voulait savoir «si et comment le droit national, et en particulier l'article 2112 du code civil, peut être appliqué en conformité avec la directive» (point 18).

(30) - C'est en effet de cette manière que l'arrêt a été interprété par les juges italiens. Voir l'arrêt n_ 4817 de la Corte di Cassazione, sez. Lavoro, du 18 mai 1999, qui a exclu l'application, dans un litige entre particuliers, de la disposition interne que la Cour a jugé non conforme à la directive.

(31) - Une question de ce type fait l'objet de l'affaire pendante C-343/98, Collino et Chiappero/Telecom Italia, dans laquelle la Cour est appelée à interpréter, dans un litige entre particuliers, la directive 77/187/CEE du Conseil du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements (JO L 161, p. 26).

(32) - Arrêt Simmenthal, précité, point 17.

(33) - Arrêt du 13 juillet 1972, Commission/Italie (48/71, Rec. p. 529, point 7).

(34) - Arrêt du 19 janvier 1993, Commission/Italie (C-101/91, p. I-191, point 23).

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