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Document 61987CC0053

Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 21 juin 1988.
Consorzio italiano della componentistica di ricambio per autoveicoli et Maxicar contre Régie nationale des usines Renault.
Demande de décision préjudicielle: Tribunale civile e penale di Milano - Italie.
Exercice de droits de modèle relatifs à des éléments de carrosserie de voitures automobiles; compatibilité avec les articles 30 à 36 et 86 du traité.
Affaire 53/87.

Recueil de jurisprudence 1988 -06039

Identifiant ECLI: ECLI:EU:C:1988:330

61987C0053

Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 21 juin 1988. - Consorzio italiano della componentistica di ricambio per autoveicoli et Maxicar contre Régie nationale des usines Renault. - Demande de décision préjudicielle: Tribunale civile e penale di Milano - Italie. - Exercice de droits de modèle relatifs à des éléments de carrosserie de voitures automobiles; compatibilité avec les articles 30 à 36 et 86 du traité. - Affaire 53/87.

Recueil de jurisprudence 1988 page 06039


Conclusions de l'avocat général


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Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

A travers les questions préjudicielles posées par le tribunale civile e penale de Milan dans le cadre de l' affaire 53/87 ( Consorzio italiano della componentistica di ricambio per autoveicoli, ci-après "Consorzio", et Maxicar/Renault ) et par la High Court of Justice de Londres dans le cadre de l' affaire 238/87 ( Volvo/Veng ), la Cour se trouve, en substance, confrontée au problème de savoir si un constructeur automobile détenteur de brevets pour dessins et modèles sur des éléments de la carrosserie d' une voiture produite par lui peut, sans violer le droit communautaire, s' opposer à la commercialisation, par des producteurs ou négociants indépendants, de copies de ces éléments de carrosserie .

Selon la thèse la plus radicale, soutenue par le Consorzio et Maxicar devant le tribunale civile e penale de Milan, un constructeur ne saurait en aucun cas être admis à invoquer à l' égard de ces derniers un brevet de ce type en vue de faire interdire la fabrication, la vente, l' exportation ou l' importation de telles pièces .

Une thèse moins absolue est défendue par la société Veng devant la High Court of Justice de Londres . Elle consiste à soutenir que le constructeur automobile, à supposer qu' il ait le droit d' obtenir un brevet sur les pièces de rechange, serait en tout cas obligé d' accorder des licences de fabrication ou d' importation à des négociants indépendants, à charge pour ces derniers de lui payer une juste redevance .

Dans le cadre des présentes conclusions ( 1 ), qui ont trait aux questions posées par le tribunal de Milan, nous serons amenés à examiner le problème plus particulièrement, mais non exclusivement, sous l' angle des dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises . Dans nos conclusions relatives à l' affaire 238/87, nous nous concentrerons surtout sur la question des licences obligatoires .

I - Quant à la première question

La première question posée par le tribunale civile e penale de Milan est la suivante :

"Les articles 30 à 36 du traité CEE doivent-ils être interprétés en ce sens qu' ils font obstacle à ce que le titulaire d' un brevet pour modèle ornemental accordé dans un État membre fasse valoir le droit exclusif correspondant pour interdire à des tiers la fabrication et la vente, ainsi que l' exportation dans un autre État membre, de pièces détachées qui composent dans leur ensemble la carrosserie d' une automobile déjà mise sur le marché, c' est-à-dire de parties détachées destinées à la vente en tant que pièces de rechange de cette même automobile?"

Notons, pour commencer, que le litige au principal présente des caractéristiques assez différentes de celles des autres affaires de propriété industrielle dont la Cour a été saisie .

Ici, ce n' est pas le titulaire du brevet qui défend son "territoire" contre des importations, mais ce sont des fabricants indépendants qui attaquent ce titulaire en mettant en cause le droit de ce dernier de se prévaloir à leur égard ( 2 ) de ses droits exclusifs; le Consorzio et Maxicar exigent en effet de pouvoir fabriquer eux-mêmes les pièces en question et, par la suite, de pouvoir les exporter .

Nous reviendrons plus loin sur cette mise en cause au moins partielle de l' existence même des droits de propriété industrielle et commerciale . Pour commencer, nous voudrions examiner le problème de l' exportation des pièces de rechange fabriquées ou susceptibles d' être fabriquées par les requérantes au principal, puisque c' est sous cet angle que la question posée se rattache aux dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises .

Or, il apparaît immédiatement que les exportations ne sont visées que dans la mesure où elles sont rendues impossibles par l' interdiction de fabriquer les pièces en question . L' établissement d' un courant d' exportation vers les autres États membres n' est qu' une conséquence potentielle du succès éventuel de l' action dirigée contre l' interdiction de fabrication .

Les requérantes n' invoquent aucune disposition spécifique du droit italien qui aurait

"pour objet ou pour effet de restreindre spécifiquement les courants d' exportation et d' établir, ainsi, une différence de traitement entre le commerce intérieur d' un État membre et son commerce d' exportation, de manière à assurer un avantage particulier à la production nationale ou au marché intérieur de l' État intéressé, au détriment de la production ou du commerce d' autres États membres" ( 3 ).

Nous pouvons donc déjà conclure que l' interdiction formulée par l' article 34 du traité n' est pas en cause dans la présente affaire . Il n' existe aucune restriction à l' exportation au sens de l' article 34 à propos de laquelle il faudrait examiner si elle peut être "justifiée par des raisons de protection de la propriété industrielle ou commerciale" au sens de l' article 36 .

Vu dans cette perspective, le litige au principal concerne donc une situation purement interne à l' Italie : deux sociétés italiennes réclament le droit de fabriquer en Italie des pièces protégées par des brevets ornementaux italiens .

Mais la référence que la juridiction nationale fait à la "vente" des pièces de rechange peut, à la rigueur, être interprétée comme visant également l' hypothèse où des pièces non fabriquées par la Régie Renault seraient importées en Italie et s' y heurteraient à une interdiction de commercialisation .

Le Consorzio a en effet indiqué ( p . 59 de ses observations ) que ses membres commercialisaient également des pièces de rechange fabriquées par des tiers, certaines d' entre elles provenant de l' étranger ( par exemple d' Espagne ). Dans ces conditions, nous estimons nécessaire d' examiner le problème posé également sous l' angle des interdictions d' importation .

Or, il résulte d' une jurisprudence constante de la Cour, et notamment de l' arrêt Keurkoop ( 4 )

"qu' en principe la sauvegarde de la propriété industrielle et commerciale établie par l' article 36 serait dépourvue de signification s' il pouvait être permis à une personne autre que celle qui est titulaire du droit au modèle dans un État membre d' y commercialiser un produit ayant un aspect identique au modèle protégé ".

Toutefois, ainsi que la Cour le rappelle au point suivant de cet arrêt, les interdictions et restrictions doivent, en vertu de l' article 36, être justifiées, entre autres, par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale et ne doivent pas constituer un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres .

Ainsi que le montre le point 1 des motifs de la décision du tribunal de Milan, ce dernier est parfaitement au courant de cette jurisprudence et la question qu' il pose se réfère à l' existence éventuelle d' une restriction déguisée dans le commerce entre États membres .

Après avoir examiné les dispositions de la législation italienne sur les conditions d' octroi des modèles ornementaux et être parvenu à la conclusion qu' il est effectivement possible en Italie d' obtenir de tels modèles sur les différents éléments constitutifs d' une carrosserie automobile ( en plus du brevet obtenu sur la carrosserie dans son ensemble ), le tribunal de Milan estime cependant devoir examiner "la possibilité de l' existence d' un conflit entre une telle réglementation nationale" et des "dispositions de droit communautaire" ( point 3 des motifs de la décision de renvoi ).

La question posée va donc nettement au-delà du simple problème de la compatibilité de l' exercice du droit de propriété intellectuelle avec l' objet spécifique de celui-ci, tel que la Cour l' a défini . La juridiction nationale estime que "la question soulevée par les parties requérantes quant au caractère injustifié d' une protection par brevet, qui, en ce qu' elle ne répond pas aux fonctions propres de la propriété intellectuelle auxquelles fait forcément référence l' article 36 du traité CEE, peut constituer un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée au commerce entre États membres, n' apparaît pas dénuée de fondement" ( p . 12, in fine, de la traduction française de l' arrêt de renvoi ).

La Cour peut-elle entrer dans ce genre de considération, compte tenu de sa jurisprudence en la matière? A notre avis, il y a lieu de faire la distinction suivante :

a ) en l' absence d' une unification dans le cadre de la Communauté ou d' un rapprochement des législations, la fixation des conditions et modalités de la protection des dessins et modèles ( comme des brevets ) relève de la législation nationale ( arrêt Keurkoop, précité, point 18 );

b ) l' examen de la validité d' un modèle est pareillement de la compétence des juridictions nationales;

c ) lorsque le titulaire d' un modèle se livre à un "exercice abusif" de son droit de s' opposer à des importations ( droit qui, en soi, découle de l' objet spécifique du brevet ), il ne saurait bénéficier de l' exception au principe de la libre circulation prévue à l' article 36 . Tel est le cas si l' interdiction d' importer est de nature à maintenir ou à établir des cloisonnements artificiels à l' intérieur du marché commun . Ainsi, le titulaire ne saurait invoquer ses droits pour s' opposer à l' importation ou à la commercialisation d' un produit qui a été écoulé licitement sur le marché d' un autre État membre par lui-même, avec son consentement ou par une personne unie à lui par des liens de dépendance juridiques ou économiques ( théorie de l' épuisement du droit exclusif ). De même, le titulaire d' un droit exclusif ne pourrait invoquer son droit si l' interdiction d' importation ou de commercialisation dont il entend se prévaloir pouvait être liée à une entente restrictive de la concurrence à l' intérieur de la Communauté ( points 24 à 27 de l' arrêt Keurkoop, précité ). En l' espèce, ni les parties requérantes au principal ni la juridiction nationale n' ont allégué l' existence d' une de ces situations, ni aucune autre forme d' exercice abusif des droits;

d ) mais que se passe-t-il lorsque le titulaire fait un usage tout à fait normal de son droit de s' opposer à l' importation de produits fabriqués en violation de son brevet ou de son modèle, alors qu' il est allégué que celui-ci a été accordé abusivement par la législation nationale? L' on songe ici, par exemple, à l' hypothèse où le droit d' un État membre permettrait d' obtenir un brevet même pour une "invention" connue et brevetée depuis longtemps dans un autre État membre, ou bien encore au cas où un État membre accorderait à ses seuls citoyens le droit de faire breveter des pièces de rechange .

Nous estimons qu' il est clair, au moins depuis l' arrêt Warner Brothers ( 5 ), que dans un tel cas la Cour a le droit d' examiner si la législation en question peut être considérée comme justifiée par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale au sens de l' article 36 . Dans cet arrêt, la Cour a constaté, entre autres,

"que, en autorisant la perception de droits d' auteurs seulement à l' occasion des ventes consenties tant aux simples particuliers qu' aux loueurs de vidéocassettes, il n' est pas possible d' assurer aux auteurs de films une rémunération qui soit en rapport avec le nombre de locations effectivement réalisées et qui réserve à ces auteurs une part satisfaisante du marché de la location ".

La Cour en a conclu qu' une législation qui subordonne la location des vidéocassettes à l' autorisation du titulaire du droit d' auteur, lui permettant ainsi de subordonner cette location au paiement d' une redevance, apparaît, dès lors, comme justifiée par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale .

Rien ne s' oppose donc à ce que la Cour examine pareillement si une législation qui permet d' empêcher l' importation de copies non autorisées d' éléments de carrosserie est justifiée par de telles raisons, et si elle ne constitue pas une discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres ( 6 ).

Comme nous l' avons déjà indiqué, le tribunal de Milan doute fort de la compatibilité de la réglementation en cause avec le traité .

Il fait remarquer, tout d' abord, que la protection des dessins et modèles trouve son fondement dans la nécessité de stimuler le développement économique grâce à la recherche de résultats innovateurs et de progrès technologiques ainsi que d' esthétique industrielle et que l' accorder à des pièces détachées de carrosserie automobile ne serait pas conforme à cette fonction .

En effet, selon le tribunal de Milan, la situation de monopole résultant des brevets pour modèles ornementaux concernant chacune des pièces détachées qui composent la carrosserie ne constitue pas la "rémunération" d' un effort de recherche et de la réalisation d' un progrès dans le domaine esthétique, cette rémunération ayant été épuisée par le projet complet de la voiture, simultanément protégée par d' autres brevets . L' élimination d' autres acteurs économiques du jeu de la concurrence et le prix plus élevé dont bénéficie le titulaire comme résultat du monopole apparaîtraient comme des avantages qui ne sont pas liés aux exigences de progrès économique qui sous-tendent les dispositions mises en place pour protéger la propriété industrielle .

Il est évident que la juridiction nationale et les parties requérantes au principal, qui ont été les premières à développer ce point de vue, n' entendent pas se référer ici à la théorie de l' épuisement du droit de propriété intellectuelle, développée par la Cour de justice ( 7 ) et dont nous avons déjà rappelé le contenu ci-dessus .

La juridiction nationale et les parties requérantes au principal, lorsqu' elles utilisent l' expression "épuisement de la rémunération", se réfèrent à la fonction que la Cour assigne à la propriété industrielle et commerciale, à savoir celle de "récompenser l' effort créateur de l' inventeur" ( voir, notamment, arrêts Pharmon/Hoechst et Centrafarm/Sterling Drug, déjà cités ).

Selon elles, une pièce de rechange ne ferait pas l' objet d' un effort de création esthétique propre distinct de celui effectué lors de la conception de la carrosserie dans son ensemble, et ne saurait donc par elle-même faire l' objet du droit de modèle, et cela d' autant moins que l' effort de création esthétique accompli lors de la conception de la carrosserie dans son ensemble serait déjà suffisamment récompensé par l' obtention d' un droit exclusif sur la totalité de la carrosserie . Dès lors, l' octroi, en sus, d' un tel droit sur la pièce entraînerait en quelque sorte une "double rémunération" du titulaire . A cet égard, nous voudrions observer ce qui suit .

Force est de constater, tout d' abord, que les modèles ornementaux italiens sont accordés en vertu d' une législation qui a incontestablement pour objet la protection de la propriété industrielle et commerciale au sens de l' article 36 .

Par ailleurs, même si l' acte de création intellectuelle qui est apte à conférer au produit une valeur esthétique ne concernait que le "design" complet de l' automobile et même si la forme d' un élément de carrosserie ne faisait jamais l' objet d' une étude esthétique séparée ( ce qui est contesté notamment par le gouvernement allemand ), on serait néanmoins en droit de dire, à notre avis, que non seulement la carrosserie dans son ensemble, mais chacun des éléments qui la composent sont le résultat de l' effort de création ou d' innovation auquel s' est livré le constructeur .

En ce qui concerne, ensuite, la question d' une éventuelle "double rémunération" de cet effort créateur ou d' un amortissement excessif des sommes investies dans la recherche, le développement et la mise au point de nouveaux modèles, l' on ne voit pas en quoi un législateur national sortirait du cadre de la protection de la propriété industrielle et commerciale en permettant à un constructeur automobile de répartir cette rémunération ou cet amortissement entre le prix de la voiture entière, d' une part, et le prix des pièces de rechange, d' autre part . Il se pourrait, certes, que les prix des pièces de rechange soient excessifs et que le constructeur essaie d' obtenir en quelque sorte une "double rémunération ". Cette question relève cependant du problème de l' exploitation abusive d' une position dominante qui sera examiné plus loin, à propos de la deuxième question posée par la juridiction italienne .

Il résulte à notre avis de ce qui précède que l' octroi d' une protection séparée aux éléments de carrosserie doit être considéré comme conforme à la fonction assignée par la Cour à la propriété industrielle et commerciale qui est celle de "récompenser l' effort créateur de l' inventeur ".

Dans ce contexte, nous voudrions d' ailleurs aussi attirer votre attention sur l' enquête très approfondie effectuée par un organisme public indépendant, la "Monopolies and Mergers Commission" britannique, à propos de la politique poursuivie par un grand constructeur automobile en matière de pièces de rechange pour carrosserie . ( Le rapport en question figure en annexe 2 aux observations du Consorzio .) Après avoir constaté que, dans le cas concret dont elle était saisie, les critères de la législation britannique relatifs au comportement anticoncurrentiel et à l' intérêt public étaient remplis, cette commission a proposé la limitation à cinq ans de la durée de validité des droits exclusifs accordés sur les éléments de carrosserie, mais elle n' a nullement mis en cause le principe qu' un constructeur puisse obtenir des droits de propriété industrielle sur les éléments de carrosserie de ses voitures et bénéficier, lors de la vente de ces pièces, d' une "rémunération" pour ses efforts d' innovation et ses frais de recherche et de développement .

Enfin, en examinant le problème de la protection des pièces de rechange des voitures automobiles, nous ne devons pas oublier que le même problème peut se poser demain à propos de tous les autres produits qui se composent d' un ensemble de pièces fabriquées isolément ou même de pièces qui coexistent au sein d' un ensemble sans avoir un contact physique entre elles . Or, qui pourrait contester, comme l' a fait remarquer M . le professeur Breier dans l' étude déposée par Renault, que les pièces constituant par exemple un service de table ayant une certaine originalité, ou un ensemble de salon créé par un grand décorateur, puissent être protégées chacune pour sa part? Dans le cas contraire, la protection acquise sur l' ensemble du service, ou du salon, serait dépourvue de tout effet pratique .

Mais la Cour n' a pas besoin de prendre position au sujet de l' opportunité ou de la nécessité de protéger les pièces d' une carrosserie de voiture . Il lui appartient simplement de décider si une législation du type de celle en cause ici apparaît comme justifiée par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale au sens de l' article 36 . Compte tenu des observations faites ci-dessus, nous estimons qu' une telle constatation serait justifiée .

En second lieu, il faut encore examiner si une interdiction d' importer fondée sur une législation de ce type ne constitue pas un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée du commerce .

Or, l' application d' une législation, qui permet l' octroi de brevets ornementaux non seulement aux carrosseries dans leur ensemble, mais également aux différents éléments constitutifs de celles-ci, ne nous semble pas "de nature à maintenir ou à établir des cloisonnements artificiels à l' intérieur du marché commun" ( voir arrêt Keurkoop, précité, point 24 ).

Tout d' abord, le droit de breveter les pièces de rechange n' est pas réservé aux constructeurs d' automobiles italiens, puisque c' est précisément une marque étrangère qui est mise en cause dans l' affaire au principal . L' interdiction de fabriquer des copies de pièces d' origine de la marque Renault ou les pièces brevetées de toute autre marque, et par conséquent l' impossibilité de les exporter, frappe toutes les entreprises établies en Italie et, au premier chef, les sociétés à capitaux italiens .

La Régie Renault est libre d' exporter hors d' Italie les pièces détachées éventuellement fabriquées par elle dans ce pays, et d' importer en Italie les pièces fabriquées par sa société mère ou ses filiales dans les autres États membres . De même, chaque autre firme de construction automobile peut exporter ou importer des pièces détachées de sa marque . Chaque particulier peut également importer librement les pièces d' origine de n' importe quelle marque, acquises par lui dans un autre État membre ou exporter celles achetées en Italie .

Seule est susceptible d' être interdite l' importation de pièces détachées qui constituent des imitations non autorisées de pièces brevetées en Italie . Or, une telle interdiction d' importation ne saurait avoir pour objet ou pour effet de protéger les fabricants italiens des mêmes imitations, puisque ce genre de production est interdit en Italie en vertu des mêmes brevets . Il est donc possible de conclure que les interdictions découlant d' une législation de ce type ne constituent ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée dans le commerce entre États membres .

Pour toutes ces raisons, nous vous proposons de donner la réponse suivante à la première question du tribunale civile e penale de Milan :

"Les articles 30 à 36 du traité CEE ne font pas obstacle à ce que le titulaire d' un brevet pour modèle ornemental accordé dans un État membre fasse valoir le droit exclusif correspondant pour interdire à des tiers la fabrication, l' exportation, l' importation ainsi que la vente de pièces détachées qui composent dans leur ensemble la carrosserie d' une automobile déjà mise sur le marché, c' est-à-dire de parties détachées destinées à la vente en tant que pièces de rechange de cette même automobile ."

II - Quant à la seconde question

Le tribunale civile e penale de Milan a soumis à la Cour une seconde question libellée comme suit :

"L' article 86 du traité CEE peut-il être utilisé pour interdire l' abus de la position dominante détenue par chaque firme de construction automobile sur le marché des pièces de rechange des automobiles de sa fabrication et qui consiste à chercher, par la pratique des obtentions de brevets, à éliminer de la concurrence des entreprises indépendantes de pièces de rechange?"

En formulant ainsi sa question, la juridiction considère comme acquis que les constructeurs d' automobiles détiennent toujours une position dominante sur le marché des pièces de rechange des automobiles qu' ils produisent ce qui, à notre avis, reste à vérifier, et qu' ils en abusent par le simple fait de prendre un brevet sur les différents éléments des carrosseries de leurs voitures .

Nous voudrions, dès lors, plutôt comprendre la question de la manière suivante :

"Est-ce-qu' une firme de construction automobile commet un abus de position dominante au sens de l' article 86 du traité en faisant breveter les pièces de rechange des automobiles de sa construction, étant donné que l' exercice des droits exclusifs découlant d' un brevet a pour effet d' empêcher des entreprises indépendantes de fabriquer de manière licite ces mêmes pièces et de faire ainsi concurrence au constructeur?"

Pour pouvoir répondre à cette question, il y a lieu, tout d' abord, de déterminer si un constructeur de voitures automobiles occupe une position dominante sur le marché des pièces de rechange des véhicules de sa fabrication et, à cet effet, d' établir s' il s' agit bien là du "marché concerné ".

Il a été soutenu, à cet égard, que les pièces de rechange feraient partie d' un marché plus large qui engloberait à la fois les voitures automobiles, et les pièces de rechange y afférentes . Dans le cadre de la forte concurrence se déroulant entre les firmes automobiles, le prix des pièces de rechange serait l' un des éléments pris en considération par les acheteurs .

Il n' y a effectivement pas de doute que certains acheteurs de voiture, avant de faire leur choix, se renseignent aussi sur le prix des pièces de rechange et que cet élément peut influencer leur décision . Il est certain aussi que le possesseur d' une voiture d' une marque donnée peut, le jour où il décide de changer de voiture, passer à une autre marque parce que les pièces de rechange de la première voiture se sont révélées trop chères à son avis . Si l' on inclut le facteur temps, la concurrence existant sur le marché des voitures neuves comporte donc aussi un élément de concurrence en ce qui concerne les pièces de rechange .

Il n' en reste pas moins que le propriétaire d' un véhicule, qui, à un moment précis, décide de réparer la carrosserie de sa voiture et de ne pas en acheter une autre, est bien obligé d' acheter ( soit directement s' il répare lui-même la voiture, soit indirectement à travers un garage du réseau du constructeur, soit à travers un réparateur indépendant ) un élément de carrosserie ayant une forme identique à celle de la pièce d' origine . Par conséquent, pour les propriétaires d' un véhicule d' une marque donnée le "marché concerné" est celui des éléments de carrosserie vendus par le constructeur du véhicule ou des éléments capables de s' y substituer, parce qu' ils constituent des copies des premiers .

Nous ne pouvons donc pas non plus partager les autres thèses qui ont également été soutenues dans la présente affaire, à savoir que le marché à prendre en considération serait celui des pièces de rechange pour les voitures en général, ou même le marché qui s' est créé autour de la fabrication et de l' entretien des véhicules automobiles .

Force est de constater, par ailleurs, que plusieurs arguments de poids donnent lieu à penser qu' un constructeur d' automobiles occupe une position dominante sur le marché en question, même abstraction faite des droits de propriété industrielle qu' il pourrait avoir acquis .

Le réseau de distribution du constructeur est en effet le premier fournisseur auquel pense un demandeur éventuel, puisqu' il est sûr d' y trouver immédiatement ou à bref délai la pièce recherchée . Les firmes de construction automobile d' un pays donné maintiennent au moins dans ce pays un réseau de distribution assez dense . Par ailleurs, la garantie du constructeur dépend de l' utilisation des pièces dites d' origine dont il contrôle la commercialisation . A une époque où les constructeurs offrent une garantie anticorrosion pouvant aller jusqu' à six ans, cela n' est pas négligeable . Les producteurs indépendants quant à eux ne viennent sur le marché que quelque temps après la sortie d' un nouveau modèle, puisqu' il leur faut le temps de se livrer au "reverse-engineering" qui doit les mettre à même de produire des copies de la pièce d' origine . Les pièces qu' ils fabriquent ne bénéficient pas du prestige que confère le label "pièce d' origine" et les endroits où on peut se les procurer sont moins connus .

Mais, dans le cas d' espèce, il ne nous semble pas indispensable d' établir définitivement si un constructeur automobile bénéficie d' une position dominante, même abstraction faite des droits de propriété industrielle dont il dispose . La situation visée par la juridiction nationale est en effet celle des éléments de carrosserie sur lesquels ce constructeur détient effectivement des "modèles ornementaux ". La juridiction nationale a, par ailleurs, précisé que ces modèles étaient valables selon les critères de la législation nationale .

Il résulte de la jurisprudence de la Cour que la simple possession d' un droit de propriété industrielle n' implique pas automatiquement que le titulaire de ce droit occupe une position dominante au sens de l' article 86 . Dans les affaires Sirena et Deutsche Gramophon ( 8 ) la Cour a en effet déclaré que, pour que le titulaire d' un droit de propriété industrielle occupe une position dominante, il fallait qu' il ait le pouvoir de faire obstacle au maintien d' une concurrence effective sur une partie importante du marché à prendre en considération, compte tenu, notamment, de l' existence éventuelle, et de la position, de producteurs ou distributeurs écoulant des marchandises similaires ou substituables .

Mais, en l' occurrence, les droits de propriété industrielle portent sur des pièces de la carrosserie d' un véhicule automobile et les seuls produits substituables sont des produits ayant exactement la même forme que les pièces fabriquées par le constructeur . Or, comme la Commission l' a fait remarquer à juste titre dans les observations qu' elle a présentées à propos de l' affaire 238/87 ( recours préjudiciel introduit par la High Court of Justice de Londres dans le litige opposant la société Volvo à la société Veng ), il n' existe, dans ce cas, pas de marchandises substituables qui n' empiètent pas sur les brevets détenus par le constructeur . Dès lors, à partir du moment où le titulaire fait valoir son modèle ornemental et que les pièces substituables ne peuvent plus être produites, le constructeur détient sans aucun doute une position dominante sur le marché des éléments de carrosserie qu' il a fait breveter, et qui est, en dernière analyse, ici, le "marché concerné ".

Cela ayant, à juste titre, été considéré comme acquis par le tribunal de Milan, celui-ci nous demande si le fait de faire breveter les pièces en question constitue déjà "per se" un abus de cette position dominante .

Or, si la détention d' un brevet ne suffit même pas à créer automatiquement une position dominante, elle ne saurait a fortiori représenter "per se" l' exploitation abusive d' une telle position .

La jurisprudence de la Cour ne laisse place à aucun doute sur ce point . Déjà, dans son arrêt du 29 février 1968 dans l' affaire 24/67 ( Parke, Davis and Co./Probel, Centrafarm et autres, Rec . p . 82, 110 ), la Cour a déclaré

"que le fait prohibé ( par l' article 86 ) exige ... la réunion de trois éléments :

- l' existence d' une position dominante,

- l' exploitation abusive de celle-ci et

- l' éventualité que le commerce entre États membres puisse en être affecté;

que, si le brevet d' invention confère à son titulaire une protection particulière dans le cadre d' un État, il n' en résulte pas pour autant que l' exercice des droits ainsi conférés implique la réunion des trois éléments dont il s' agit;

qu' il ne pourrait en être autrement que si l' utilisation du brevet devait dégénérer en une exploitation abusive de cette protection ".

Plus loin, la Cour a précisé que

"l' existence du droit de brevet ne relevant actuellement que de la législation interne, seul son usage pourrait relever du droit communautaire au cas où cet usage contribuerait à une position dominante dont l' exploitation abusive serait susceptible d' affecter le commerce entre États membres ".

La simple obtention d' un droit de propriété industrielle ou commerciale ( et l' exercice des droits correspondants sans lesquels la possession du modèle ornemental serait dépourvue de toute portée pratique ) ne constitue donc pas un abus de position dominante . La présence d' un élément supplémentaire est requise .

Celui-ci ne saurait consister dans le fait que la concurrence d' entreprises indépendantes, produisant des pièces imitées, se trouve éliminée . L' élimination de cette concurrence est, en effet, la conséquence nécessaire d' un droit de propriété industrielle portant sur un produit qui ne peut pas avoir une autre forme que celle que lui a conférée son créateur, le titulaire du droit exclusif .

L' élément ou la circonstance supplémentaire pourrait, par contre, consister dans des conditions de vente discriminatoires ( par exemple non-livraison des pièces de rechange à des réparateurs indépendants ), dans le refus de fabriquer encore des pièces de rechange d' un modèle dont la production a été arrêtée, alors que beaucoup de véhicules de ce type circuleraient encore . Mais le cas auquel on songe surtout est celui de la pratique de "prix non équitables" au sens de l' article 86, alinéa 2, sous a ). Les sociétés requérantes soutiennent effectivement que les éléments de carrosserie produits par Renault seraient vendus par les concessionnaires de la marque à des prix exagérément élevés .

Or, dans le cas d' un recours à titre préjudiciel, seule la juridiction saisie du litige au principal est en mesure de trancher cette question . Rappelons, cependant, que dans l' arrêt Parke, Davis and Co . ( précité ) la Cour a déclaré que la supériorité du prix du produit breveté par rapport à celui du produit non breveté n' est pas nécessairement constitutive d' un abus . Cela semble signifier que "l' inventeur" est en droit, en plus de ses coûts de production proprement dits et d' une marge bénéficiaire raisonnable, de récupérer également ses frais de recherche et de développement .

En ce qui concerne les éléments de carrosserie vendus comme pièces de rechange, le problème se présente sous un angle particulier puisqu' une partie de ces frais a très probablement déjà été récupérée lors de la vente des voitures neuves . Il faut donc que lors de la fixation du prix des pièces de rechange il soit dûment tenu compte de cet élément . Il appartient à la juridiction nationale saisie du litige au principal de vérifier si cela a été fait ou non .

Remarquons enfin que, s' il devait apparaître que le monopole dont bénéficient les constructeurs automobiles sur leurs pièces de rechange brevetées les conduit fréquemment à abuser de leur position dominante ou si la tentation d' un tel abus était jugée trop forte, il serait évidemment loisible au législateur national ou éventuellement au législateur communautaire ( par la voie d' une harmonisation des législations nationales ) d' aménager les droits exclusifs en question par les moyens jugés les plus appropriés .

Pour conclure, nous vous proposons de donner la réponse suivante à la deuxième question posée par le tribunal de Milan :

"L' article 86 du traité doit être interprété en ce sens qu' une firme de construction automobile n' exploite pas de façon abusive une position dominante par le simple fait d' obtenir un brevet sur les éléments constitutifs de la carrosserie des voitures fabriquées par elle, et d' exercer les droits qui en découlent ."

( 1 ) Outre les documents figurant au dossier, nous avons lu avec grand intérêt le mémoire sur "La protection des pièces de carrosserie automobile en droit communautaire" présenté en 1987 par M . Fabrice Picod à la faculté de droit de l' université Jean Moulin ( Lyon III ) sous la direction de M . le professeur Azema .

( 2 ) Mais non à l' égard des autres constructeurs automobiles .

( 3 ) Voir, notamment, arrêt du 8 novembre 1979, Groenveld, affaire 15/79, Rec . p . 3409 .

( 4 ) Voir arrêt du 14 septembre 1982, affaire 144/81, Keurkoop/Nancy Kean Gifts, Rec . p . 2853, 2870, 2871, points 18 et 24 .

( 5 ) Arrêt du 17 mai 1988, affaire 158/86, Warner Brothers Inc . et Metronome Video Aps/Erik Viuff Christiansen, Rec . p . 0000, points 11, 15 et 16, notamment .

( 6 ) Dans ce contexte, nous nous permettons également de renvoyer à nos conclusions du 28 avril 1988 dans l' affaire 35/87, Thetford/Fiamma, Rec . p . 0000, points 20 et 23 .

( 7 ) Arrêt du 31 octobre 1974, affaire 15/74, Centrafarm/Sterling Drug, et aussi, arrêts du 14 juillet 1981, affaire Merck/Stephar, Rec . p . 2063, et du 9 juillet 1985, affaire 29/84, Pharmon/Hoechst, Rec . p . 2281 .

( 8 ) Affaire 40/70, Sirena/Eda, Rec . 1971, p . 69, point 16;

affaire 78/70, Deutsche Gramophon/Metro, Rec . 1971, p . 487, point 16 .

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