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Document 62015CC0099

Conclusions de l'avocat général M. M. Wathelet, présentées le 19 novembre 2015.

Court reports – general

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2015:768

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MELCHIOR WATHELET

présentées le 19 novembre 2015 ( 1 )

Affaire C‑99/15

Christian Liffers

contre

Producciones Mandarina SL,

Mediaset España Comunicación SA, anciennement Gestevisión Telecinco SA

[demande de décision préjudicielle formée par le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne)]

«Renvoi préjudiciel — Propriété intellectuelle — Œuvre audiovisuelle — Directive 2004/48/CE — Article 13 — Dommages et intérêts — Montant — Préjudice moral — Méthode de fixation»

I – Introduction

1.

La présente demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle ( 2 ).

2.

Par sa question préjudicielle, le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne) interroge la Cour sur l’étendue de la réparation à laquelle peut prétendre une partie lésée par une violation d’un droit de la propriété intellectuelle et l’exclusion éventuelle du préjudice moral de cette indemnisation.

II – Le cadre juridique

A – Le droit de l’Union

3.

Selon le considérant 10 de la directive 2004/48, l’objectif de la directive «est de rapprocher [l]es législations [des États membres] afin d’assurer un niveau de protection élevé, équivalent et homogène de la propriété intellectuelle dans le marché intérieur».

4.

Le considérant 26 de la même directive précise que, «[e]n vue de réparer le préjudice subi du fait d’une atteinte commise par un contrevenant qui s’est livré à une activité portant une telle atteinte en le sachant ou en ayant des motifs raisonnables de le savoir, le montant des dommages-intérêts octroyés au titulaire du droit devrait prendre en considération tous les aspects appropriés, tels que le manque à gagner subi par le titulaire du droit ou les bénéfices injustement réalisés par le contrevenant et, le cas échéant, tout préjudice moral causé au titulaire du droit. Le montant des dommages-intérêts pourrait également être calculé, par exemple dans les cas où il est difficile de déterminer le montant du préjudice véritablement subi, à partir d’éléments tels que les redevances ou les droits qui auraient été dus si le contrevenant avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit de propriété intellectuelle en question. Le but est non pas d’introduire une obligation de prévoir des dommages-intérêts punitifs, mais de permettre un dédommagement fondé sur une base objective tout en tenant compte des frais encourus par le titulaire du droit tels que les frais de recherche et d’identification.»

5.

L’article 3, paragraphe 2, de la directive 2004/48 prévoit que «[l]es mesures, procédures et réparations doivent également être effectives, proportionnées et dissuasives et être appliquées de manière à éviter la création d’obstacles au commerce légitime et à offrir des sauvegardes contre leur usage abusif».

6.

L’article 13 de cette directive, intitulé «Dommages-intérêts», dispose:

«1.   Les États membres veillent à ce que, à la demande de la partie lésée, les autorités judiciaires compétentes ordonnent au contrevenant qui s’est livré à une activité contrefaisante en le sachant ou en ayant des motifs raisonnables de le savoir de verser au titulaire du droit des dommages-intérêts adaptés au préjudice que celui-ci a réellement subi du fait de l’atteinte.

Lorsqu’elles fixent les dommages-intérêts, les autorités judiciaires:

a)

prennent en considération tous les aspects appropriés tels que les conséquences économiques négatives, notamment le manque à gagner, subies par la partie lésée, les bénéfices injustement réalisés par le contrevenant et, dans des cas appropriés, des éléments autres que des facteurs économiques, comme le préjudice moral causé au titulaire du droit du fait de l’atteinte;

ou

b)

à titre d’alternative, peuvent décider, dans des cas appropriés, de fixer un montant forfaitaire de dommages-intérêts, sur la base d’éléments tels que, au moins, le montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrevenant avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit de propriété intellectuelle en question.

2.   Lorsque le contrevenant s’est livré à une activité contrefaisante sans le savoir ou sans avoir de motifs raisonnables de le savoir, les États membres peuvent prévoir que les autorités judiciaires pourront ordonner le recouvrement des bénéfices ou le paiement de dommages-intérêts susceptibles d’être préétablis.»

B – Le droit espagnol

7.

L’article 140 du texte refondu de la loi sur la propriété intellectuelle (Texto Refundido de la Ley de Propiedad Intelectual), tel que modifié par la loi 19/2006, qui élargit les moyens de protection des droits de propriété intellectuelle et industrielle et établit des règles procédurales pour faciliter l’application de divers règlements communautaires (ley 19/2006, por la que se amplían los medios de tutela de los derechos de propiedad intelectual e industrial y se establecen normas procesales para facilitar la aplicación de diversos reglamentos comunitarios), du 5 juin 2006 (BOE no 134 du 6 juin 2006, p. 21230, ci‑après le «TRLPI»), dispose:

«1.   L’indemnisation pour les dommages et préjudices qui est due au titulaire du droit qui a été enfreint comprend non seulement la valeur de la perte subie, mais également celle du manque à gagner résultant de la violation de son droit. Le montant de l’indemnité peut comprendre, le cas échéant, les frais de recherche exposés pour obtenir des preuves raisonnables de la commission de l’infraction visée par la procédure judiciaire.

2.   L’indemnisation pour les dommages et préjudices est fixée, au choix de la personne lésée, conformément à l’un des critères suivants:

a)

Les conséquences économiques négatives, notamment le manque à gagner subi par la partie lésée et les bénéfices injustement obtenus par le contrevenant du fait de l’utilisation illicite. S’il y a un préjudice moral celui-ci doit être indemnisé, même si l’existence d’un préjudice économique n’est pas établie. Pour évaluer celui-ci, il y a lieu de considérer les circonstances de l’infraction, la gravité de l’atteinte et le degré de diffusion illicite de l’œuvre.

b)

Le montant que la personne lésée aurait perçu à titre de rémunération, si le contrevenant avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit de propriété intellectuelle en question».

III – Les faits du litige au principal

8.

M. Liffers est le directeur, le scénariste et le producteur de l’œuvre audiovisuelle Dos patrias, Cuba y la noche (Deux patries, Cuba et la nuit). Cette œuvre, qui a obtenu plusieurs prix lors de divers festivals de cinéma, raconte six histoires personnelles et intimes de divers habitants de La Havane (Cuba).

9.

Producciones Mandarina SL (ci-après «Mandarina») a réalisé un documentaire audiovisuel sur la prostitution infantile à Cuba, montrant des activités délictueuses enregistrées au moyen d’une caméra cachée. Quelques passages de l’œuvre Dos patrias, Cuba y la noche ont été insérés dans ce documentaire, alors qu’aucune autorisation n’avait été demandée à M. Liffers. Le documentaire a été diffusé par la chaîne de télévision espagnole Telecinco, appartenant à Mediaset España Comunicación SA (ci-après «Mediaset»), et a obtenu une audience de 13,4 %.

10.

M. Liffers a saisi le Juzgado de lo Mercantil de Madrid (tribunal de commerce de Madrid) d’un recours contre Mandarina et Mediaset, par lequel il demandait audit tribunal, notamment, d’enjoindre à ces dernières de cesser toute violation de ses droits de propriété intellectuelle et de condamner celles-ci à lui verser un montant de 6740 euros, en raison de la violation de ses droits d’exploitation, ainsi qu’un montant additionnel de 10000 euros, à titre d’indemnisation du préjudice moral qu’il aurait subi.

11.

Afin de calculer le montant des dommages et intérêts requis au titre de la violation des droits d’exploitation de son œuvre, M. Liffers a choisi le critère de la «licence hypothétique» ou «redevance hypothétique», à savoir le montant des redevances ou des droits qui lui auraient été dus si Mandarina et Mediaset lui avaient demandé l’autorisation d’utiliser le droit de propriété intellectuelle en question. À cet effet, il a appliqué les tarifs de l’Organisme de gestion des droits des producteurs audiovisuels (Entidad de Gestión de Derechos de los Productores Audiovisuales). L’indemnisation au titre du préjudice moral a été calculée forfaitairement.

12.

Le Juzgado de lo Mercantil de Madrid (tribunal de commerce de Madrid) a fait partiellement droit au recours de M. Liffers et a condamné Mandarina et Mediaset, notamment, à verser à ce dernier un montant de 3370 euros pour le dommage causé par cette violation ainsi qu’un montant de 10000 euros pour le préjudice moral causé.

13.

Saisie en appel contre la décision rendue en première instance, l’Audiencia provincial de Madrid (cour provinciale de Madrid) a ramené à 962,33 euros l’indemnisation due au titre de la licence hypothétique et a annulé entièrement la condamnation de Mandarina et de Mediaset à indemniser le préjudice moral subi par M. Liffers. En effet, ce dernier aurait demandé une indemnisation calculée en appliquant le critère de la licence hypothétique, prévu à l’article 140, paragraphe 2, sous b), du TRLPI. Or, selon l’Audiencia Provincial de Madrid (cour provinciale de Madrid), ce critère d’indemnisation est alternatif à celui prévu au paragraphe 2, sous a), dudit article, cette dernière disposition permettant seule l’indemnisation d’un préjudice moral. Une combinaison des deux critères ne serait pas permise.

14.

Dans son pourvoi formé contre l’arrêt de l’Audiencia Provincial de Madrid (cour provinciale de Madrid), M. Liffers attaque la révocation de l’indemnisation du préjudice moral et fait valoir que cette indemnisation est indépendante du choix entre les critères d’indemnisation établis à l’article 140, paragraphe 2, sous a) et b), du TRLPI.

15.

Saisi de ce pourvoi, le Tribunal Supremo (Cour suprême) exprime des doutes quant à l’interprétation qu’il convient de donner de l’article 140, paragraphe 2, sous b), du TRLPI, cette disposition visant à transposer l’article 13, paragraphe 1, second alinéa, sous b), de la directive 2004/48 en droit espagnol.

IV – La demande de décision préjudicielle et la procédure devant la Cour

16.

Par décision du 12 janvier 2015, parvenue à la Cour le 27 février 2015, le Tribunal Supremo (Cour suprême) a donc décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«L’article 13, paragraphe 1, de la directive 2004/48 peut-il être interprété en ce sens qu’il ne permet pas à la personne, lésée par une infraction au droit de la propriété intellectuelle qui réclame une indemnisation du dommage patrimonial calculée sur la base du montant des redevances ou droits qui lui seraient dus si le contrevenant avait demandé une autorisation d’utiliser le droit de propriété intellectuelle en cause, de réclamer de surcroît l’indemnisation du préjudice moral qui lui a été causé?»

17.

Des observations écrites ont été déposées par M. Liffers, Mandarina, Mediaset, les gouvernements espagnol, allemand, français et polonais ainsi que par la Commission européenne. Au terme de cette phase écrite de la procédure, la Cour s’est estimée suffisamment informée pour statuer sans audience de plaidoiries, conformément à l’article 76, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour.

V – Analyse

18.

Par sa question préjudicielle, le Tribunal Supremo (Cour suprême) demande, en substance, si l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2004/48 doit être interprété en ce sens qu’il permet à une partie lésée par une violation d’un droit de propriété intellectuelle et qui réclame une indemnisation du dommage patrimonial calculée sur la base du montant des redevances ou droits qui lui seraient versés si le contrevenant avait demandé une autorisation d’utiliser le droit de propriété intellectuelle en cause de réclamer, en sus, l’indemnisation du préjudice moral qu’elle a subi.

19.

Conformément à une jurisprudence constante de la Cour, il y a lieu, pour l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, de tenir compte non seulement des termes de celles-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie ( 3 ).

20.

Or, en l’espèce, tant le libellé de l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2004/48 que sa structure ainsi qu’une interprétation téléologique me conduisent à penser que cette disposition doit être interprétée en ce sens qu’elle permet à toute personne lésée par une infraction au droit de la propriété intellectuelle de réclamer l’indemnisation du préjudice moral causé, et ce quelle que soit la méthode choisie pour l’indemnisation du préjudice patrimonial.

A – Le libellé de l’article 13, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2004/48

21.

La méthode alternative suggérée à l’article 13, paragraphe 1, second alinéa, sous b), de la directive 2004/48 propose de «fixer un montant forfaitaire de dommages-intérêts, sur la base d’éléments tels que, au moins, le montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrevenant avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit de propriété intellectuelle en question» ( 4 ).

22.

Sans en tirer une conclusion définitive sur la possibilité d’indemniser un éventuel préjudice moral dans le cadre de l’article 13, paragraphe 1, second alinéa, sous b), de la directive 2004/48, force est de constater que les termes de cette disposition autorisent expressément la prise en compte d’autres facteurs que les seuls «redevances ou droits» normalement dus. Le caractère a minima dudit facteur découle clairement des termes «au moins» utilisés dans la version en langue française du texte. Il ressort également des autres versions linguistiques de celui-ci ( 5 ).

23.

Les termes «à titre d’alternative» utilisés pour introduire le point b) de l’article 13, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2004/48 ne modifient pas cette lecture.

24.

En effet, l’analyse systématique de l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2004/48 confirme que, si la formulation des points a) et b) du second alinéa présente des options alternatives, elles le sont au sens où il s’agit de deux manières d’arriver à un même résultat.

B – L’interprétation systématique de l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2004/48

25.

L’approche systématique impose de considérer que les alinéas qui composent un article ou, a fortiori, un paragraphe de celui-ci forment un ensemble dont les dispositions ne peuvent être prises isolément ( 6 ). Or, si l’article 13, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2004/48 renseigne les autorités judiciaires des États membres sur la façon dont elles peuvent fixer les dommages et intérêts dus en cas de violation d’un droit de propriété intellectuelle, le premier alinéa de l’article 13, paragraphe 1, indique expressément, dans la majorité des versions linguistiques, que ces autorités judiciaires devront ordonner «au contrevenant qui s’est livré à une activité contrefaisante en le sachant ou en ayant des motifs raisonnables de le savoir de verser au titulaire du droit des dommages-intérêts adaptés au préjudice que celui-ci a réellement subi du fait de l’atteinte» ( 7 ).

26.

L’analyse systématique de l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2004/48 révèle donc que le second alinéa fixe les méthodologies qui peuvent être employées pour atteindre le résultat fixé au premier alinéa. Or, ce résultat est bel et bien la réparation du préjudice «réellement subi du fait de l’atteinte» ( 8 ).

27.

Par conséquent, une lecture contextuelle de l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2004/48 conduit, également, à accepter la prise en considération d’un éventuel préjudice moral dans l’indemnisation du dommage subi consécutivement à la violation d’un droit de propriété intellectuelle. En effet, dans certaines circonstances, «le montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrevenant avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit de propriété intellectuelle en question» ne reflète que partiellement le préjudice réellement subi par le titulaire du droit en cause et non celui dont il a réellement souffert.

28.

Sans qu’il soit question ici de condamner l’auteur de la violation d’un droit de propriété intellectuelle à des dommages et intérêts punitifs ( 9 ), il me semble peu contestable qu’un préjudice moral – comme une atteinte à la réputation notamment – puisse être, à condition qu’il soit prouvé, une composante per se du préjudice réellement subi par l’auteur ( 10 ).

29.

L’alternative prévue à l’article 13, paragraphe 1, second alinéa, sous b), de la directive 2004/48 constitue donc un aménagement des critères d’évaluation du préjudice subi et n’a pas pour objet de modifier l’étendue de l’indemnisation dudit préjudice.

C – L’interprétation téléologique de l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2004/48

30.

Je constate, enfin, qu’une interprétation contraire, qui aboutirait à rejeter le dommage moral de l’indemnisation du préjudice réellement subi, irait également à l’encontre des objectifs poursuivis par la directive 2004/48.

31.

Le considérant 10 de la directive 2004/48 nous éclaire sur les buts poursuivis par le législateur de l’Union européenne. Selon ce considérant, l’objectif de la directive «est de rapprocher [l]es législations [des États membres] afin d’assurer un niveau de protection élevé, équivalent et homogène de la propriété intellectuelle dans le marché intérieur».

32.

Poursuivant cet objectif, l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2004/48 prévoit expressément que les réparations devront «également être effectives, proportionnées et dissuasives et être appliquées de manière à éviter la création d’obstacles au commerce légitime et à offrir des sauvegardes contre leur usage abusif» ( 11 ).

33.

Dans ces conditions, il ne serait pas cohérent d’exclure des dommages et intérêts accordés au titulaire d’un droit de propriété intellectuelle l’indemnisation de son préjudice moral lorsqu’il choisit de demander la réparation de son dommage patrimonial selon la méthode forfaitaire prévue à l’article 13, paragraphe 1, second alinéa, sous b), de la directive 2004/48.

34.

En effet, une telle exclusion aurait pour conséquence d’annihiler tout effet dissuasif de la condamnation puisque l’auteur de la violation devrait uniquement rembourser au titulaire du droit la somme qu’il aurait dû lui payer s’il avait respecté ledit droit et qui pourrait être inférieure au préjudice réel. Une telle indemnisation ne serait, par conséquent, pas conforme au souhait du législateur de l’Union d’assurer une protection élevée de la propriété intellectuelle.

35.

Avec une telle limitation, le caractère effectif de la protection pourrait lui-même être mis en doute. Il s’agit pourtant là de l’un des objectifs poursuivis par la directive 2004/48 que les États membres doivent assurer ( 12 ). En effet, comme le souligne à juste titre la Commission dans ses observations écrites, si l’exclusion du dommage moral devait être retenue, le contrevenant s’en tirerait de la même façon qu’il ait reproduit une œuvre sans autorisation ou qu’il ait agi légalement en demandant une licence ( 13 ).

VI – Conclusion

36.

Eu égard aux termes de l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2004/48, à sa structure ainsi qu’aux objectifs qu’il poursuit, je propose à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par le Tribunal Supremo (Cour suprême) de la manière suivante:

L’article 13, paragraphe 1, de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle, doit être interprété en ce sens qu’il permet à la personne lésée par une infraction au droit de la propriété intellectuelle et qui réclame une indemnisation du dommage patrimonial calculée sur la base du montant des redevances ou droits qui lui seraient dus si le contrevenant avait demandé une autorisation d’utiliser le droit de propriété intellectuelle en cause de réclamer, de surcroît, l’indemnisation du préjudice moral qui lui a été causé.


( 1 ) Langue originale: le français.

( 2 ) JO L 157, p. 45.

( 3 ) Voir, notamment, arrêts Yaesu Europe (C‑433/08, EU:C:2009:750, point 24); Brain Products (C‑219/11, EU:C:2012:742, point 13); Koushkaki (C‑84/12, EU:C:2013:862, point 34), ainsi que Lanigan (C‑237/15 PPU, EU:C:2015:474, point 35).

( 4 ) C’est moi qui souligne.

( 5 ) Voir notamment, respectivement, dans les versions en langues espagnole, tchèque, allemande, grecque, anglaise, italienne, néerlandaise, portugaise et slovaque, les termes «cuando menos», «alespoň», «mindestens», «τουλάχιστον», «at least», «per lo meno», «als ten minste», «no mínimo» et «prinajmenšom».

( 6 ) Voir, en ce sens, arrêt Sodiaal International (C‑383/14, EU:C:2015:541, point 25).

( 7 ) C’est moi qui souligne. Le mot «réellement» n’apparaît pas dans les versions danoise, estonienne, lettonne et néerlandaise du texte de l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2004/48. Toutefois, selon une jurisprudence constante de la Cour, la formulation utilisée dans l’une des versions linguistiques d’une disposition du droit de l’Union ne saurait servir de base unique à l’interprétation de cette disposition ou se voir attribuer un caractère prioritaire par rapport aux autres versions linguistiques. Les dispositions du droit de l’Union doivent, en effet, être interprétées et appliquées de manière uniforme, à la lumière des versions établies dans toutes les langues de l’Union européenne. En cas de disparité entre les diverses versions linguistiques d’un texte du droit de l’Union, la disposition en cause doit être interprétée en fonction de l’économie générale et de la finalité de la réglementation dont elle constitue un élément (voir, en ce sens, arrêt Léger, C‑528/13, EU:C:2015:288, point 35 et jurisprudence citée). Or, en l’espèce, outre le fait que le terme «réellement» est présent dans la quasi-totalité des versions linguistiques, le libellé de la disposition pris dans son ensemble (voir titre A ci-dessus) et l’interprétation téléologique (voir titre C ci-dessous) conduisent également à retenir l’interprétation selon laquelle le préjudice qui doit faire l’objet d’une réparation est bien le préjudice réellement subi.

( 8 ) Article 13, paragraphe 1, premier alinéa, sous b), de la directive 2004/48.

( 9 ) La possibilité d’octroyer des dommages et intérêts punitifs semble faire l’objet d’une controverse en doctrine. Selon J.-C. Galloux, la version définitive de la directive 2004/48 aurait abandonné cette notion. Toutefois, selon le même auteur, si le terme employé par la directive indique seulement que le calcul des dommages et intérêts doit prendre comme mesure le préjudice réellement subi, il ne doit toutefois «pas nécessairement s’y borner» (Galloux, J.‑C., «La directive relative au respect des droits de propriété intellectuelle», Revue trimestrielle de droit communautaire, 2004, p. 698). Dans le même sens, voir Benhamou, Y., «Compensation of damages for infringements of intellectual property rights in France, under Directive 2004/48/EC and its transposition law – new notions?», International Review of Intellectual Property and Competition Law, 2009, 40(2), p. 125, spécialement p. 140 et 143. En revanche, M. Buydens critique sévèrement cette approche en se fondant sur le principe de la réparation intégrale, c’est-à-dire la réparation de tout le dommage, mais rien que celui-ci (Buydens, M., «La réparation des atteintes aux droits de propriété intellectuelle», Actualités en droits intellectuels, UB3, Bruylant, 2015, p. 407 à 434, spécialement p. 408 et 417). Selon cet auteur, l’emploi de l’adverbe «réellement» à l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2004/48 plaiderait dans le sens d’une consécration de ce principe (op. cit., p. 411).

( 10 ) Voir, en ce sens, Buydens, M., «La réparation des atteintes aux droits de propriété intellectuelle», Actualités en droits intellectuels, UB3, Bruylant, 2015, p. 407 à 434, spécialement p. 416 et 429; Borghetti, J.‑S., «Punitive Damages in France», Koziol H. et Wilcox V. (éd.), Punitives Damages: Common Law and Civil Law Perspectives, Tort and Insurance Law, vol. 25, 2009, p. 55 à 73, spécialement no 26, ainsi que Gautier, P.‑Y., «Fonction normative de la responsabilité: le contrefacteur peut être condamné à verser au créancier une indemnité contractuelle par équivalent», Recueil Dalloz, 2008, p. 727, spécialement no 5.

( 11 ) C’est moi qui souligne.

( 12 ) Voir, en ce sens, arrêt L’Oréal e.a. (C‑324/09, EU:C:2011:474, point 131).

( 13 ) Point 29 des observations de la Commission.

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