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Document 62010CC0514

    Conclusions de l’avocat général M. P. Cruz Villalón, présentées le 2 février 2012.
    Wolf Naturprodukte GmbH contre SEWAR spol. s r.o..
    Demande de décision préjudicielle, introduite par le Nejvyšší soud.
    Compétence judiciaire et exécution des décisions en matière civile et commerciale — Règlement (CE) no 44/2001 — Champ d’application temporel — Exécution d’une décision rendue avant l’adhésion de l’État d’exécution à l’Union européenne.
    Affaire C-514/10.

    Court reports – general

    ECLI identifier: ECLI:EU:C:2012:54

    CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

    M. PEDRO CRUZ VILLALÓN

    présentées le 2 février 2012 ( 1 )

    Affaire C-514/10

    Wolf Naturprodukte GmbH

    contre

    Sewar spol. sro

    [demande de décision préjudicielle formée par le Nejvyšší soud (République tchèque)]

    «Compétence judiciaire et exécution des décisions en matière civile et commerciale — Champ d’application temporel du règlement (CE) no 44/2001 — Obligation d’exécution d’une décision rendue avant l’adhésion à l’Union européenne de l’État requis»

    I – Introduction

    1.

    Le règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale ( 2 ), indépendamment de son entrée en vigueur le 1er mars 2002 ( 3 ), consacre son article 66 à déterminer ratione temporis les litiges et, le cas échéant, les décisions auxquels s’appliquent ses dispositions réglementaires, qui concernent notamment, comme cela est indiqué dans son intitulé, la détermination de la compétence judiciaire et la reconnaissance et l’exécution des décisions correspondantes.

    2.

    Dans le cadre de la demande d’exécution en République tchèque d’une décision rendue en Autriche, le Nejvyšší soud (Cour suprême) (République tchèque) demande, en substance, si ladite disposition doit être interprétée en ce sens qu’il suffit (ou pas), pour en fonder l’applicabilité, que, au moment du prononcé de cette décision, le règlement no 44/2001 ait été en vigueur uniquement dans l’État dans lequel la juridiction a rendu ladite décision, donc indépendamment de la situation de ce règlement dans l’État d’exécution.

    3.

    Par conséquent, ainsi que je m’efforcerai de le montrer, la question qui se pose en pratique, et qui constitue en même temps l’intérêt principal de la présente affaire, est celle de savoir dans quelle mesure les dispositions de l’article 66 du règlement no 44/2001 peuvent s’appliquer sur le territoire des États membres qui adhèrent à l’Union européenne postérieurement à l’entrée en vigueur de ce règlement, détail qui n’est pas expressément abordé par ledit règlement.

    II – Le cadre juridique

    A – Le droit de l’Union: le règlement no 44/2001

    4.

    Ainsi qu’il est disposé au cinquième considérant du règlement no 44/2001:

    «Les États membres ont conclu le 27 septembre 1968, dans le cadre de l’article 293, quatrième tiret, du traité, la convention de Bruxelles concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale [JO 1972, L 299, p. 32], qui a été modifiée par les conventions relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention […] (ci-après dénommée ‘convention de Bruxelles’). Les États membres et les États de l’AELE ont conclu le 16 septembre 1988 la convention de Lugano concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale [JO L 319, p. 9, ci-après la «convention de Lugano»], qui est une convention parallèle à la convention de Bruxelles de 1968. Ces conventions ont fait l’objet de travaux de révision et le Conseil a marqué son accord sur le contenu du texte révisé. Il y a lieu d’assurer la continuité des résultats obtenus dans le cadre de cette révision.»

    5.

    Le dix-neuvième considérant du même règlement dispose:

    «Pour assurer la continuité nécessaire entre la convention de Bruxelles et le présent règlement, il convient de prévoir des dispositions transitoires. La même continuité doit être assurée en ce qui concerne l’interprétation des dispositions de la convention de Bruxelles par la Cour de justice des Communautés européennes et le protocole de 1971 […] doit continuer à s’appliquer également aux procédures déjà pendantes à la date d’entrée en vigueur du présent règlement.»

    6.

    Les dispositions transitoires visées au dix-neuvième considérant du règlement no 44/2001 sont contenues à l’article 66 de ce dernier:

    «1.

    Les dispositions du présent règlement ne sont applicables qu’aux actions judiciaires intentées et aux actes authentiques reçus postérieurement à son entrée en vigueur.

    2.

    Toutefois, si l’action dans l’État membre d’origine a été intentée avant la date d’entrée en vigueur du présent règlement, les décisions rendues après cette date sont reconnues et exécutées conformément aux dispositions du chapitre III:

    a)

    dès lors que l’action dans l’État membre d’origine a été intentée après l’entrée en vigueur de la convention de Bruxelles ou de la convention de Lugano à la fois dans l’État membre d’origine et dans l’État membre requis;

    b)

    dans tous les autres cas, dès lors que les règles de compétence appliquées sont conformes à celles prévues soit par le chapitre II, soit par une convention qui était en vigueur entre l’État membre d’origine et l’État membre requis au moment où l’action a été intentée.»

    7.

    L’article 76 du règlement no 44/2001 prévoit que «[l]e présent règlement entre en vigueur le 1er mars 2002».

    B – La réglementation nationale

    8.

    En vertu de l’article 37, paragraphe 1, de la loi no 97/1963 relative au droit international privé et procédural (ci-après la «DIPP»), «[l]es juridictions tchèques sont compétentes pour connaître des litiges patrimoniaux dès lors que leur compétence est prévue par la législation tchèque».

    9.

    L’article 63 de la DIPP dispose que «[l]es décisions rendues par les autorités judiciaires d’un État étranger dans les affaires mentionnées à l’article 1er […] produisent leurs effets en République tchèque, si l’autorité étrangère compétente constate qu’elles ont acquis l’autorité de chose jugée et si elles ont été reconnues par les autorités tchèques».

    10.

    L’article 64 de la même loi prévoit:

    «Une décision étrangère n’est ni reconnue ni exécutée si:

    […]

    c)

    la partie à l’instance contre laquelle la reconnaissance de la décision est demandée a été privée, en raison de la procédure mise en œuvre par l’autorité étrangère, de la possibilité de participer effectivement à l’instance, notamment si la convocation à l’audience ou l’acte introductif d’instance ne lui a pas été remis en mains propres, ou si l’acte introductif d’instance n’a pas été remis en mains propres au défendeur;

    d)

    la reconnaissance serait contraire à l’ordre public tchèque;

    e)

    la réciprocité n’est pas assurée; cette dernière n’est pas requise dès lors que la décision étrangère n’est pas dirigée à l’encontre d’un citoyen ou d’une personne morale tchèques».

    III – Le litige au principal et la question préjudicielle

    11.

    Par décision rendue le 15 avril 2003, le Landesgericht für Zivilrechtssachen Graz (tribunal régional de Graz) (Autriche), une juridiction régionale compétente en matière civile, a condamné la société Sewar spol. sro au paiement de certains montants à Wolf Naturprodukte GmbH.

    12.

    Le 21 mai 2007, Wolf Naturprodukte GmbH a introduit un recours devant l’Okresní soud v Znojmě (tribunal d’arrondissement de Znojmo) (République tchèque), demandant que la décision rendue par ledit tribunal autrichien soit déclarée exécutoire sur le territoire de la République tchèque et que soit ordonnée à cet effet la saisie des biens de la défenderesse. Wolf Naturprodukte GmbH a invoqué les dispositions du règlement no 44/2001 à l’appui de son recours.

    13.

    L’Okresní soud v Znojmě a rejeté la demande de la requérante par décision du 25 octobre 2007, en estimant que le contenu de l’article 66, paragraphes 1 et 2, du règlement no 44/2001 n’était pas applicable ratione temporis en l’espèce. Ainsi, en se fondant sur la DIPP, l’Okresní soud v Znojmě a conclu que la décision autrichienne ne réunissait pas les conditions nécessaires à sa reconnaissance et à son exécution en République tchèque. D’une part, il s’agissait d’une décision rendue par défaut, et il pouvait être déduit des données de la procédure que le créancier condamné avait été privé de la possibilité de participer effectivement à la procédure (l’acte introductif d’instance a été signifié au créancier le 15 avril 2003 et la décision définitive a été rendue le même jour). D’autre part, la condition de la réciprocité concernant la reconnaissance et l’exécution des décisions entre la République tchèque et la République d’Autriche n’était pas remplie.

    14.

    Wolf Naturprodukte GmbH a fait appel de cette décision. Par ordonnance du 30 juin 2008, le Krajský soud v Brno (tribunal régional de Brno) (République tchèque) a rejeté l’appel et confirmé l’ordonnance de la juridiction de première instance.

    15.

    L’entreprise créancière a alors formé un pourvoi en cassation devant le Nejvyšší soud, en alléguant que l’article 66 du règlement no 44/2001 devait être interprété en ce sens que la date décisive pour son application était sa date d’entrée en vigueur en général et non sa date d’entrée en vigueur dans l’État membre en particulier.

    16.

    Estimant que les termes dudit article 66 ne permettaient pas de déterminer clairement le champ d’application temporel du règlement no 44/2001, le Nejvyšší soud a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

    «L’article 66, paragraphe 2, du règlement (CE) no 44/2001 […] doit-il être interprété en ce sens que, pour fonder l’applicabilité [de ce règlement], il est nécessaire que, au moment du prononcé d’une décision, [ledit] règlement ait été en vigueur tant dans l’État dans lequel la juridiction a rendu la décision que dans l’État dans lequel une partie demande la reconnaissance et l’exécution de cette décision?»

    IV – La procédure devant la Cour

    17.

    La demande de décision préjudicielle a été enregistrée au greffe de la Cour le 2 novembre 2010.

    18.

    La République tchèque, la République fédérale d’Allemagne, la République de Lettonie et la Commission européenne sont intervenues en présentant des observations écrites.

    V – Analyse de la question préjudicielle

    A – Sur le sens et le contenu de l’article 66 du règlement no 44/2001 et sur la portée de la question posée

    19.

    J’estime qu’il est nécessaire de fournir quelques précisions préalables en ce qui concerne la question ainsi posée par la juridiction de renvoi.

    20.

    En premier lieu, il est important de faire observer que, indépendamment du fait que la question porte formellement, de manière spécifique, sur le paragraphe 2 de l’article 66 du règlement no 44/2001 et, concrètement, sur la dimension «territoriale» que l’expression «entrée en vigueur» dudit règlement revêt dans cette disposition de droit transitoire, force est de constater que, de toute évidence et ainsi que nous aurons l’occasion de le voir, cette «entrée en vigueur» ne saurait avoir une portée propre à chacun des deux paragraphes de cette dernière. J’estime par conséquent que la question doit être abordée au regard dudit article 66 dans son ensemble, sans faire aucune distinction entre ses paragraphes.

    21.

    En second lieu, il est essentiel de comprendre le sens et la structure de cette disposition, c’est-à-dire, en définitive, son «économie» dans le règlement no 44/2001.

    22.

    L’article 66 du règlement no 44/2001, en tant que norme de droit transitoire, répond notamment à un objectif de sécurité juridique. En outre, étant donné l’objet dudit règlement (la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions), il était vital de préciser ratione temporis quels étaient les litiges et les décisions juridictionnelles auxquels les dispositions de ce dernier étaient applicables.

    23.

    C’est dans ce but que le législateur de l’Union a établi une règle au paragraphe 1 de cet article, et une exception au paragraphe 2 de ce même article. La règle est, très simplement, que les dispositions du règlement no 44/2001 s’appliquent aux actions introduites après son entrée en vigueur. Cela signifie, et c’est important, que ce règlement s’applique dans ce cas dans sa totalité, tant pour la compétence judiciaire que pour ce qui concerne la reconnaissance et l’exécution des décisions correspondantes.

    24.

    L’exception, sans préjudice des considérations qui seront exposées ultérieurement, consiste à appliquer les dispositions dudit règlement aux actions introduites mais pas encore éteintes, au moment de son entrée en vigueur. Sont ainsi expressément visées les actions à l’égard desquelles la décision est adoptée après cette entrée en vigueur. Dans ces situations, le règlement no 44/2001 ne s’applique que pour la partie concernant la reconnaissance et l’exécution de ces décisions, sans que soient remises en cause, en toute logique, les règles qui ont permis en leur temps de déterminer la compétence judiciaire pour leur adoption. Cette exception est prévue pour une série de situations, ainsi que cela ressort du texte du paragraphe 2 dudit article 66. Sans qu’il soit besoin d’entrer dès maintenant dans les détails de ces dernières, et sans préjudice des précisions qui seront fournies dans les présentes conclusions, il est clair que, en tant qu’exceptions à la règle, ces situations doivent être interprétées de la manière la plus stricte possible, en évitant — il convient déjà de le dire — une interprétation large, comme celle que propose la République fédérale d’Allemagne.

    25.

    Enfin, dans ce contexte et dans une perspective territoriale, à la date de l’entrée en vigueur du règlement no 44/2001, le sens de l’expression «entrée en vigueur» ne fait pas le moindre doute. Ce règlement, comme tout acte juridique de l’Union et sauf disposition contraire expresse, entre en vigueur sur le territoire de l’Union, sans qu’il soit nécessaire de rien ajouter à cet égard. Or, sur le territoire des États qui ont adhéré postérieurement à l’Union, ledit règlement n’entre en vigueur qu’à la date de cette adhésion ( 4 ).

    26.

    Cela signifie que, lors de l’entrée en vigueur, en 2002, du règlement no 44/2001, il n’y avait absolument pas lieu de se poser la question de savoir s’il était suffisant ou pas que ce règlement fût entré en vigueur uniquement dans l’État d’origine de la décision, et cela dès lors que tous les États membres se trouvent dans une situation d’égalité devant la règle ( 5 ).

    27.

    En ce sens, il convient de le souligner, je suis d’avis que tout raisonnement qui prétendrait tirer des conséquences du contraste existant entre ledit article 66 et les dispositions correspondantes des conventions de Bruxelles et de Lugano serait tout à fait discutable ( 6 ).

    28.

    Par conséquent, la question de savoir si, dans le cadre de la situation de droit créée à partir du premier élargissement de l’Union deux ans après, il est possible de faire, là où l’article 66 du règlement no 44/2001 évoque «l’entrée en vigueur», une distinction entre certains États et d’autres (et entre les citoyens de l’Union correspondants) revient en pratique à se demander s’il convient de priver les nouveaux États membres (et leurs citoyens) d’un droit transitoire, à savoir ledit article 66, qui répond à des finalités directement liées à la sécurité juridique et, par là même, à l’État de droit.

    29.

    Avant tout, l’hypothèse concernée impliquerait de procéder, pour ainsi dire, à une interprétation «statique» de ce droit transitoire, qui ne bénéficierait qu’aux États qui historiquement faisaient partie de l’Union au moment de l’entrée en vigueur de ce règlement (et aux citoyens correspondants). Or, cela pose des problèmes.

    30.

    Le fait de partir de l’hypothèse, comme c’est le cas en l’espèce, que les nouveaux États membres doivent exécuter des décisions qui ont été rendues non seulement dans le cadre d’actions intentées antérieurement à leur entrée dans l’Union, ce que la règle contenue au point 1 de l’article 66 du règlement no 44/2001 exclut, mais également antérieurement à l’entrée en vigueur dudit règlement, ce que l’exception prévue au paragraphe 2 de cet article exclut également, équivaut à priver ces États (et les citoyens de l’Union correspondants) du contenu essentiel de ce régime transitoire.

    31.

    Ainsi, et pour les raisons que je présenterai ultérieurement, j’estime que les impératifs de sécurité juridique et de droit à la protection juridictionnelle (article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne) qui ont inspiré ledit article 66 dans son ensemble s’opposent à ce que soit admise l’hypothèse présentée sous forme de question par la juridiction de renvoi, à savoir celle selon laquelle il suffit que le règlement no 44/2001 soit entré en vigueur dans l’État et au moment où la décision en cause est rendue pour que cette dernière doive être exécutée dans un État membre dans lequel ledit règlement n’était pas en vigueur ni au moment où l’action a été intentée ni au moment où cette décision a été rendue ( 7 ).

    B – L’article 66 du règlement no 44/2001, en tant que disposition de droit transitoire et en raison même de la matière qu’il réglemente, ne peut être interprété que de manière «dynamique»

    32.

    L’article 66 du règlement no 44/2001 est une disposition de droit transitoire qui, du fait de la nature et du contenu de ce règlement, n’a pas pu épuiser ses effets lors de la transition, qui s’est effectuée en 2002, de la convention vers ledit règlement, ce qui pourrait être qualifié de compréhension «statique» (une sorte d’«instantané») de la disposition. Au contraire, et étant donné les caractéristiques mêmes de la matière réglementée, il s’agit d’un droit transitoire appelé à s’appliquer à chaque adhésion de nouveaux États membres et dans les mêmes termes qu’il l’a été dans les États (et pour les citoyens) qui ont adhéré à l’Union en 2002. J’ai déjà essayé d’expliquer de quelle manière, selon moi, l’hypothèse présentée sous la forme d’une question dans cette affaire revient à «désactiver» les dispositions de l’article 66 du règlement no 44/2001 pour les États (et les citoyens) qui faisaient déjà partie de l’Union après l’entrée en vigueur de ce dernier. En ce sens, il convient de parler de l’exigence d’une compréhension «dynamique» de ce droit transitoire.

    33.

    Une interprétation systématique et téléologique du règlement no 44/2001, comme il ne pourrait en être autrement, viendrait appuyer cette idée. Ce règlement, conçu comme un instrument visant à permettre le bon fonctionnement du marché intérieur, a pour objet de faciliter et de simplifier la reconnaissance et l’exécution des décisions entre États membres, et la voie vers cet objectif de «libre circulation des décisions» en matière civile et commerciale ( 8 ) pourrait être ouverte, comme le suggère le gouvernement allemand, si l’on rendait possible la reconnaissance de décisions rendues alors que ledit règlement était en vigueur dans l’État membre d’origine, mais qu’il ne l’était pas encore dans l’État ensuite requis. J’estime, toutefois, qu’il n’est pas possible de retenir cette solution, dans la mesure où la réalisation de cet objectif de libre circulation ne saurait mettre en danger l’équilibre existant entre les intérêts de la partie demanderesse et ceux de la partie défenderesse au litige.

    34.

    Ainsi que je l’ai souligné dès le début, le règlement no 44/2001 comprend deux grands ensembles de matières qui constituent toutefois une unité, à savoir, d’une part, le groupe de dispositions concernant la «répartition» de la compétence judiciaire en matière civile et commerciale au sein de l’Union et, d’autre part, les règles sur la reconnaissance et l’exécution des décisions. Il existe un lien étroit entre ces deux ensembles. Il ressort d’une lecture attentive dudit règlement que le législateur communautaire ne conçoit pas l’application de l’un sans l’application de l’autre, car il les considère comme un tout.

    35.

    L’article 66, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 est la claire expression de ce que je viens de dire. En fixant, comme date de référence générale pour la détermination de l’applicabilité de ce règlement, la date à laquelle l’action a été intentée, ledit article 66, paragraphe 1, garantit que la décision qui doit être exécutée a été adoptée conformément aux règles de compétence contenues dans ledit règlement.

    36.

    Dans une certaine mesure, cette idée ressort également du même article 66, paragraphe 2. Bien que, ainsi que je l’ai déjà dit, ce paragraphe 2 contienne une exception formelle à la règle générale contenue au paragraphe 1, force est de constater que, matériellement, et de ce point de vue, son caractère exceptionnel est considérablement diminué. En effet, ledit paragraphe 2 concerne la possibilité d’appliquer les normes sur la reconnaissance et l’exécution contenues dans le règlement no 44/2001, lorsque l’action a été intentée antérieurement à l’entrée en vigueur de celui-ci et que la décision a été rendue postérieurement, dans une série de situations dans lesquelles, en principe, la compétence des tribunaux de l’État d’origine de la décision a été déterminée conformément aux règles dudit règlement ou conformément à d’autres règles dont le contenu est identique ou similaire, et qui proviennent d’une convention internationale liant les deux États membres.

    37.

    Cette interaction entre les matières principales couvertes par le règlement no 44/2001 (compétence et reconnaissance) découle de la nécessité de réaliser la libre circulation des décisions judiciaires au sein d’un système qui respecte l’équilibre entre les intérêts des parties. Sans risquer de simplifier à l’excès, on peut affirmer que les règles de compétence de ce règlement ont principalement pour but de protéger les intérêts de la défenderesse (qui ne devra qu’exceptionnellement être attraite dans un État différent de son État de résidence), alors que les règles sur la reconnaissance et l’exécution des décisions protègent particulièrement la requérante (qui a la possibilité d’obtenir une exécution rapide, sûre et efficace de la décision dans un autre État membre) ( 9 ).

    38.

    La Cour a fait expressément référence à ce lien étroit qui existe entre les deux ensembles de règles dans son avis 1/03, du 7 février 2006 ( 10 ), dont le point 163 dispose que «le mécanisme simplifié de reconnaissance et d’exécution, énoncé à l’article 33, paragraphe 1, dudit règlement, selon lequel les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres, sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure et qui conduit, en principe, en application de l’article 35, paragraphe 3, du même règlement, à l’absence de contrôle de la compétence des juridictions de l’État membre d’origine, est justifié par la confiance réciproque entre les États membres et, en particulier, par celle faite au juge de l’État d’origine par le juge de l’État requis compte tenu notamment des règles de compétence directe énoncées dans le chapitre II dudit règlement».

    39.

    Les circonstances de l’espèce montrent comment l’interprétation qui consiste à accepter l’application du règlement no 44/2001 dans une situation dans laquelle l’action a été intentée postérieurement à l’entrée en vigueur de ce dernier dans l’État membre d’origine, mais antérieurement à son entrée en vigueur dans l’État dans lequel l’exécution de l’arrêt correspondant est ensuite demandée, peut entraîner la rupture de ce lien entre les deux contenus dudit règlement et, en conséquence, conduire à la rupture de l’équilibre entre les intérêts de la partie requérante et ceux de la partie défenderesse, conséquence que le législateur de l’Union a, selon moi, tenté d’éviter.

    40.

    J’observe, en premier lieu, que le litige en cause ne relève d’aucun des deux cas envisagés à l’article 66, paragraphe 2, du règlement no 44/2001. D’une part, la République tchèque n’était pas signataire des conventions de Bruxelles et de Lugano, ni d’aucune autre convention qui l’aurait liée à la République d’Autriche en la matière. D’autre part, les règles appliquées pour déterminer la compétence du tribunal autrichien n’ont pas été, à proprement parler, «les règles prévues par le chapitre II» de ce règlement, ainsi que cela est exigé audit article 66, paragraphe 2, sous b). En effet, ce sont non pas les règles qui sont directement et matériellement prévues par ce chapitre II qui ont été appliquées (concrètement par ses sections 2 à 7), mais les normes nationales auxquelles renvoie l’article 4 dudit règlement, applicable lorsque la défenderesse ne réside pas dans un État membre. Cela implique, ainsi que je l’ai déjà indiqué, que la défenderesse n’a pas pu s’appuyer sur les mécanismes de défense prévus par le même règlement (par exemple, l’obligation de notification en temps utile).

    41.

    Cela étant dit, et pour reprendre notre argument, le problème fondamental de la solution décrite ci-dessus est que la défenderesse domiciliée dans un État qui n’était pas encore membre de l’Union à la date de début de la procédure aurait été considérée à ce moment-là, dans le cadre du règlement no 44/2001, comme domiciliée dans un État tiers. De fait, bien que ledit règlement ait été applicable, l’entreprise requérante s’est trouvée dans une position juridique relativement plus faible d’un point de vue procédural que celle dans laquelle elle aurait dû se trouver si elle avait été domiciliée dans un État membre.

    42.

    D’une part, la compétence du tribunal autrichien n’aurait pas été déterminée en vertu de l’article 3 du règlement no 44/2001 ( 11 ) ni, en définitive, conformément aux règles de compétence directe et matériellement prévues par ledit règlement, selon lesquelles la règle générale est celle de la compétence de la juridiction du domicile de la défenderesse ( 12 ). Dès lors que, à ce moment-là, la défenderesse n’était pas domiciliée dans un État membre, la compétence aurait été déterminée, en vertu de l’article 4 dudit règlement ( 13 ), en application des lois de l’État membre dans lequel la demande a été présentée (les lois autrichiennes sur la compétence judiciaire).

    43.

    D’autre part, elle n’aurait pas bénéficié de certains droits de la défense qu’elle aurait en revanche pu invoquer si elle avait été domiciliée, à ce moment-là, dans un État déjà membre de l’Union. C’est le cas des droits prévus à l’article 26 du règlement no 44/2001, en vertu duquel «[l]orsque le défendeur domicilié sur le territoire d’un État membre est attrait devant une juridiction d’un autre État membre et ne comparaît pas, le juge se déclare d’office incompétent si sa compétence n’est pas fondée aux termes du présent règlement» (paragraphe 1). Ce juge, en outre, «est tenu de surseoir à statuer aussi longtemps qu’il n’est pas établi que ce défendeur a été mis à même de recevoir l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent en temps utile pour se défendre ou que toute diligence a été faite à cette fin» (paragraphe 2).

    44.

    En l’espèce, le problème serait précisément que l’entreprise défenderesse n’aurait soi-disant pas pu participer à la procédure, dès lors qu’elle n’aurait pas été mise à même de recevoir l’acte introductif d’instance en temps utile ( 14 ). Dans ces conditions, il ne serait pas logique de pouvoir exiger la reconnaissance de la décision en vertu du règlement no 44/2001, dès lors que cela romprait ledit équilibre entre les intérêts des parties et l’interconnexion entre les deux matières principales couvertes par ce règlement.

    45.

    Tout ce qui précède doit venir confirmer, tant dans une optique systématique que finaliste, que la seule interprétation correcte du règlement no 44/2001, en cohérence avec la sécurité juridique et les garanties du procès, est celle qui préconise l’extension dynamique du plein effet du droit transitoire contenu à l’article 66 de ce règlement, dans ses deux paragraphes, au territoire de chacun des États qui ont adhéré à l’Union postérieurement à la date d’entrée en vigueur dudit règlement.

    46.

    La conclusion que je propose entraîne des conséquences nécessaires et immédiates sur le sens de la réponse à la question posée par la juridiction de renvoi. Le règlement no 44/2001 n’est applicable en République tchèque que dans les conditions prévues par son article 66 dans ses deux paragraphes ou, plus précisément, avec le même effet que cette disposition a eu au moment historique de son entrée en vigueur. Cela conduit à affirmer que, dans le cadre de la demande d’exécution d’une décision en vertu des dispositions dudit règlement, pour que ce dernier puisse être efficacement invoqué, il est nécessaire qu’il soit en vigueur dans l’État membre d’origine de la décision et dans l’État membre dans lequel l’exécution de cette dernière est demandée.

    VI – Conclusion

    47.

    En conséquence, je suggère à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par le Nejvyšší soud comme suit:

    «L’article 66, paragraphe 2, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que, pour fonder l’applicabilité dudit règlement, il est nécessaire qu’il ait été en vigueur tant dans l’État dans lequel la juridiction a rendu la décision que dans l’État dans lequel l’une des parties a demandé la reconnaissance et l’exécution de cette décision, que cela soit au moment où l’action a été intentée ou bien, à défaut et dans la mesure où les conditions contenues au paragraphe 2 de cet article sont remplies, au moment où la décision a été rendue.»


    ( 1 ) Langue originale: l’espagnol.

    ( 2 ) JO 2001, L 12, p. 1.

    ( 3 ) Article 76 du règlement no 44/2001.

    ( 4 ) Le traité d’adhésion ne prévoit aucune règle particulière pour l’application du règlement no 44/2001, de sorte qu’il convient de comprendre qu’il est applicable en République tchèque à partir du 1er mai 2004, dans les termes prévus par ledit règlement.

    ( 5 ) J’estime que le caractère spécifique du cas danois n’altère en rien cette appréciation. Voir, à cet égard, Peers, S., Justice & Home affaires Law, Oxford EU Law Library, 3e éd., no 8.2.5, p. 619.

    ( 6 ) L’article 54 de la convention de Bruxelles [modifié par l’article 16 de la convention relative à l’adhésion du Royaume d’Espagne et de la République portugaise à la convention concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, ainsi qu’au protocole concernant son interprétation par la Cour de justice, avec les adaptations y apportées par la convention relative à l’adhésion du Royaume de Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et les adaptations y apportées par la convention relative à l’adhésion de la République hellénique, du 26 mai 1989 (JO L 285, p. 1)], et l’article 54 de la convention de Lugano prévoyaient expressément l’exigence de la «double entrée en vigueur» de la convention dans l’État d’origine et dans l’État requis pour l’application des dispositions sur la reconnaissance et l’exécution des décisions. La présence d’une disposition de ce type est parfaitement logique dans le cadre d’un instrument international, dans lequel la réciprocité joue un rôle central [c’est pour cela qu’elle figure également à l’article 63 de la décision 2007/712/CE du Conseil, du 15 octobre 2007, relative à la signature, au nom de la Communauté, de la convention sur la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO L 339, p. 1)], mais elle n’est pas nécessaire dans le cadre du règlement.

    ( 7 ) C’est en outre l’opinion quasiment unanime de la doctrine, notamment allemande, qui est très attentive à cette question. En ce sens, il convient de citer, entre autres, Kropholler, J., et von Hein, J., Europäisches Civilprozeβrecht: Komentar zu EuGVO, Lugano-Übereinkommen, 2007, EuVTVO, EuMVVO und EuGFVO, 2011, p. 709 à 717; Becker, M., «Anerkennung deutscher Urteile in der Tschechischen Republik», Balancing of interests. Liber Amicorum Peter Hay, Verlag Rect. Und Wirtschaft GngH, Francfort-sur-le-Main, 2005, p. 26; Hess, B., «Die intertemporale Andwendung des europäischen Zivilprozessrechts in den EU-Beitrittsstaaten», IPRax 2004, Heft 4, p. 375, ainsi que Becker, M., et Müller, K., «Intertemporale Urteilsanerkennung und Art. 66 EuGVO», IPRax 2006, FET 5, p. 436.

    ( 8 ) Consacré par le sixième considérant dudit règlement.

    ( 9 ) Dans la doctrine, voir Kropholler, J., et von Hein, J., op. cit. Voir également, dans le cadre de la convention de Bruxelles, arrêt du 21 mai 1980, Denilauler (125/79, Rec. p. 1553, point 13), selon lequel «c’est en raison des garanties qui sont accordées au défendeur dans la procédure d’origine que la convention, en son titre III, se montre très libérale quant à la reconnaissance et à l’exécution».

    ( 10 ) Rec. p. I-1145.

    ( 11 ) Cet article dispose que «[l]es personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les tribunaux d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du présent chapitre» et que «[n]e peuvent être invoquées contre elles notamment les règles de compétence nationales figurant à l’annexe I».

    ( 12 ) Voir, à l’appui de cette idée, arrêt du 16 juillet 2009, Hadadi (C-168/08, Rec. p. I-6871), relatif au règlement (CE) no 2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) no 1347/2000 (JO L 338, p. 1). Il découle du point 30 de cet arrêt que, s’agissant de l’application de ce règlement dans le cadre de la reconnaissance d’une décision de divorce rendue dans un autre État membre, le fait de savoir sur quelles dispositions le tribunal qui a rendu la décision a fondé sa compétence est sans incidence, dans la mesure où sa compétence aurait pu être fondée en application de l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 2201/2003.

    ( 13 ) Conformément au paragraphe 1 de cet article, «[s]i le défendeur n’est pas domicilié sur le territoire d’un État membre, la compétence est, dans chaque État membre, réglée par la loi de cet État membre, sous réserve de l’application des dispositions des articles 22 et 23».

    ( 14 ) Sur le système de «double contrôle» des droits de la défenderesse défaillante dans le règlement no 44/2001, voir arrêt du 14 décembre 2006, ASML (C-283/05, Rec. p. I-12041, points 29 et suiv.), ainsi que point 112 des conclusions de l’avocat général Léger dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt. De même, il convient de rappeler que, en vertu de l’article 35, paragraphe 3, du règlement no 44/2001, le tribunal requis ne saurait procéder au contrôle de la compétence des juridictions de l’État membre d’origine. Cette disposition est également fondée sur le fait que, si ledit règlement s’applique, c’est parce que les dispositions de celui-ci en matière de compétence ont été appliquées préalablement. Voir, en ce sens, Becker, M., et Müller, K., op. cit., p. 432.

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