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Document 62003CC0461

Conclusions de l'avocat général Ruiz-Jarabo Colomer présentées le 30 juin 2005.
Gaston Schul Douane-expediteur BV contre Minister van Landbouw, Natuur en Voedselkwaliteit.
Demande de décision préjudicielle: College van Beroep voor het bedrijfsleven - Pays-Bas.
Article 234 CE - Obligation pour une juridiction nationale de poser une question préjudicielle - Invalidité d'une disposition communautaire - Sucre - Droit additionnel à l'importation - Règlement (CE) nº 1423/95 - Article 4.
Affaire C-461/03.

Recueil de jurisprudence 2005 I-10513

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2005:415

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. DÁMASO Ruiz-Jarabo Colomer

présentées le 30 juin 2005 (1)

Affaire C-461/03

Gaston Schul Douane-Expediteur BV

contre

Minister van Landbouw, Natuur en Voedselkwaliteit

[demande de décision préjudicielle formée par le College van Beroep voor het bedrijfsleven (Pays-Bas)]

«Article 234 CE – Validité d’une disposition communautaire – Obligation de saisir la Cour à titre préjudiciel – Conditions»





I –    Introduction

1.     Depuis l’arrêt Foto-Frost (2), toutes les juridictions des États membres de l’Union européenne sont tenues de saisir la Cour à titre préjudiciel avant de déclarer un acte communautaire invalide. On s’interroge dès lors sur le point de savoir si cette obligation, de création purement jurisprudentielle, puisqu’elle ne figure dans aucun texte des traités, a un caractère absolu ou peut s’accommoder de certains assouplissements.

2.     Dans la mythologie grecque, Sisyphe a été condamné au dur labeur de porter une lourde pierre jusqu’au sommet d’une montagne pour, une fois arrivé à la cime, la laisser rouler jusqu’à un ravin, descendre la chercher et recommencer indéfiniment l’ascension, sans aucun égard pour son évidente fatigue (3).

3.     Les raisons de ce terrible châtiment restent empreintes de mystère, mais font apparaître certains comportements téméraires du héros, que les dieux ont considérés comme un défi à leur supériorité (4).

4.     À l’instar de Sisyphe, fondateur et roi de Corinthe, le juge national se voit contraint de procéder de façon permanente à un renvoi préjudiciel sur l’invalidité des actes communautaires.

5.     Le présent renvoi préjudiciel présente l’intérêt de mettre en relation deux des éléments qui tracent les limites de la faculté, pour les juridictions, de s’adresser à la Cour dans le cadre de l’article 234 CE.

6.     Les circonstances de l’affaire au principal permettent de douter de la nécessité matérielle de saisir la Cour, puisque la réponse s’impose de toute évidence à la lumière d’une décision antérieure dépourvue d’ambiguïté.

II – Les faits de l’affaire au principal et les questions préjudicielles

7.     Les faits sont d’importance mineure pour statuer sur la demande préjudicielle; il n’y a donc pas d’inconvénient à les résumer au maximum.

8.     La demanderesse au principal, Gaston Schul Douane-Expediteur BV (ci-après «Gaston Schul»), commissionnaire en douane, a déclaré le 6 mai 1998 l’importation d’un lot de sucre de canne brut en provenance du Brésil pour un prix CAF (5) supérieur au prix plancher pour le produit en question (6).

9.     En l’absence de la demande correspondante, le service des douanes compétent a procédé au calcul des droits additionnels, exigibles sur la base de la valeur représentative en vigueur au moment considéré sur le marché mondial.

10.   Gaston Schul a attaqué la validité de cette liquidation, tout d’abord par la voie administrative, puis devant les tribunaux.

11.   Le College van Beroep voor het bedrijfsleven (Pays-Bas), devant lequel avait été porté le recours et dont la décision ne peut être attaquée conformément à l’ordre juridique interne, a sursis à statuer et a saisi la Cour des questions préjudicielles suivantes:

«1)      L’article 234, troisième alinéa, CE impose-t-il à une juridiction nationale au sens qu’il définit de saisir la Cour de justice d’une question telle que celle qui suit à propos de la validité de dispositions d’un règlement même lorsque la Cour a déjà déclaré invalides certaines dispositions correspondantes d’un autre règlement comparable ou bien est-il loisible à cette juridiction de ne pas appliquer les premières dispositions compte tenu des correspondances particulières avec les dispositions déclarées invalides?

2)      L’article 4, paragraphes 1 et 2, du règlement (CE) n° 1423/95 de la Commission, du 23 juin 1995, établissant les modalités d’application pour l’importation des produits du secteur du sucre autres que les mélasses est-il invalide dans la mesure où il dispose que le droit additionnel qu’il vise doit en principe être fixé sur la base du prix représentatif au sens de l’article 1er, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 1423/95 et dispose en outre que ce droit ne doit être calculé sur la base du prix CAF à l’importation de l’expédition considérée que lorsque l’importateur présente une demande à cet effet?»

III – Le cadre juridique

A –    Sur l’obligation de demander l’application du prix à l’importation CAF

12.   L’article 15, paragraphe 3, du règlement (CEE) n° 1785/81 du Conseil, du 30 juin 1981, portant organisation commune des marchés dans le secteur du sucre (7), tel que modifié par le règlement (CE) n° 3290/94 du Conseil, du 22 décembre 1994, relatif aux adaptations et aux mesures transitoires nécessaires dans le secteur de l’agriculture pour la mise en œuvre des accords conclus dans le cadre des négociations commerciales multilatérales du cycle d’Uruguay (8) (ci-après le «règlement de base»), dispose que les prix à l’importation à prendre en considération pour l’imposition d’un droit additionnel sont basés sur la valeur CAF de l’expédition.

13.   Ces prix sont vérifiés à cette fin sur la base des tarifs représentatifs pour le produit en question sur le marché mondial ou sur le marché d’importation communautaire.

14.   Il convient de signaler que le texte actuel de l’article 15, paragraphe 3, du règlement de base s’inscrit dans l’effort d’adaptation de la réglementation communautaire aux dispositions de l’accord sur l’agriculture, issu des négociations commerciales multilatérales du cycle d’Uruguay, conclu par la Communauté en vertu de l’ancien article 228 du traité CE (devenu, après modification, article 300 CE).

15.   Parmi les règles spéciales de sauvegarde, l’article 5, paragraphe 1, sous b), de l’accord sur l’agriculture confère à tout membre de l’Organisation mondiale du commerce la possibilité de frapper de droits additionnels l’importation de certains produits si le prix auquel ils entrent sur son territoire douanier, «déterminé sur la base du prix à l’importation CAF de l’expédition considérée, exprimé en monnaie nationale», est inférieur au prix plancher (ou «prix de déclenchement», dans la terminologie de la réglementation communautaire).

16.   La Commission a mis en œuvre le texte de base au moyen du règlement (CE) n° 1423/95, du 23 juin 1995, établissant les modalités d’application pour l’importation des produits du secteur du sucre autres que les mélasses (9).

17.   Conformément à l’article 4, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 1423/95, le prix à l’importation de l’expédition à prendre en considération pour l’imposition éventuelle d’un droit additionnel est le prix représentatif. Néanmoins, il est fait application, à la demande de l’intéressé, de la valeur à l’importation CAF lorsqu’elle est supérieure au prix représentatif applicable.

18.   Dans ce cas, la demande doit être accompagnée de certains documents [contrats d’achat, d’assurance et de transport (ou connaissement), factures, certificats d’origine], en vue de démontrer la véracité du chiffre déclaré; une garantie est constituée à concurrence d’une somme égale aux droits additionnels qui auraient été payés s’ils avaient été calculés sur la base du prix représentatif pour le produit. L’importateur récupère cette somme s’il établit avoir commercialisé la marchandise à des conditions qui confirment la réalité des prix en question.

19.   Il résulte donc du paragraphe 1 que, à défaut d’une demande de ce type, le montant de l’importation pris en considération pour la fixation du droit additionnel est le prix représentatif.

B –    Sur la possibilité de régulariser l’absence initiale de demande

20.   La réglementation concernant la rectification des déclarations en douane figure dans le code des douanes communautaire (10). L’article 65, deuxième alinéa, sous c), exclut d’autoriser toute rectification après que les autorités douanières ont donné mainlevée des marchandises.

21.   L’article 220 du même code admet qu’une dette douanière naisse a posteriori, au plus tard dans un délai de deux jours à compter de la date à laquelle les autorités douanières se sont aperçues du fait que, au moment considéré, elle n’a pas été prise en compte ou l’a été à un niveau inférieur au montant légalement dû. Il n’est pas procédé à une prise en compte a posteriori de la dette lorsque le montant légal de celle-ci n’avait pas été exigé par suite d’une erreur des autorités douanières elles-mêmes qui ne pouvait raisonnablement être décelée par le redevable agissant de bonne foi et observant la réglementation en vigueur en ce qui concerne la déclaration en douane [paragraphe 2, sous b)].

IV – La procédure devant la Cour

22.   La demande de décision préjudicielle a été déposée au greffe de la Cour le 4 novembre 2003.

23.   Des observations ont été déposées par le gouvernement néerlandais et par la Commission.

24.   L’affaire a été attribuée à la grande chambre. Toutefois, malgré l’importance manifeste du problème posé, il n’a pas été tenu d’audience.

V –    L’analyse des questions déférées à la Cour

25.   La première des questions posées par le College van Beroep vise à vérifier si l’acception particulière, dans le domaine de l’article 234, troisième alinéa, CE, de ce que l’on appelle la «théorie de l’acte clair», telle qu’elle ressort de l’arrêt CILFIT e.a. (11), s’applique à l’égard de la validité d’un acte communautaire.

26.   La seconde question vise spécifiquement la conformité de l’article 4, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 1423/95 aux normes de rang supérieur de l’ordre juridique communautaire.

27.   Il semble préférable d’inverser cet ordre dans l’analyse des questions déférées à la Cour, en commençant par la seconde, puisque c’est la solution de celle-ci qui commande de façon immédiate celle du litige au principal.

A –    Sur la seconde question préjudicielle

28.   Le gouvernement néerlandais, la Commission et la juridiction de renvoi elle-même s’accordent sur l’invalidité de l’article 4, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 1423/95; ils ne décèlent aucune différence de fond pertinente entre ces dispositions et celles de l’article 3, paragraphes 1 et 3, du règlement (CE) n° 1484/95 de la Commission, du 28 juin 1995, portant modalités d'application du régime relatif à l'application des droits additionnels à l’importation et fixant des droits additionnels à l'importation dans les secteurs de la viande de volaille et des œufs ainsi que pour l’ovalbumine et abrogeant le règlement n° 163/67/CEE (12). La nullité de cette réglementation a été constatée par l’arrêt du 13 décembre 2001, Kloosterboer Rotterdam (13).

29.   Selon l’article 4, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 1423/95, dans le domaine du marché du sucre, la valeur à l’importation de l’expédition à prendre en considération pour l’imposition éventuelle d’un droit additionnel est le prix représentatif. L’application de la valeur CAF à l’entrée sur le territoire douanier, lorsqu’elle est supérieure au montant représentatif, ne peut avoir lieu que sur demande préalable de l’intéressé.

30.   La disposition déclarée nulle de l’article 3, paragraphes 1 et 3, du règlement n° 1484/95 subordonne elle aussi le recours au prix CAF à la condition que l’importateur présente une demande formelle à cet effet, accompagnée de pièces justificatives, et impose dans tous les autres cas la prise en considération du prix représentatif, qui était ainsi érigée en règle générale (14).

31.   Comme je l’ai alors exposé (15), l’obligation de présenter une demande expresse d’application du prix CAF pour la fixation des droits additionnels à l’importation exigibles est invalide à un double titre:

–       parce qu’elle ne dispose pas d’un fondement suffisant dans le règlement (CEE) n° 2777/75 du Conseil, du 29 octobre 1975, portant organisation commune des marchés dans le secteur de la viande de volaille (16), tel que modifié;

–       et qu’elle enfreint l’article 5, paragraphe 1, de l’accord sur l’agriculture du cycle d’Uruguay (17).

32.   La même double incompatibilité (18) affecte l’article 4, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 1423/95, puisque:

–       d’une part, il viole l’article 15, paragraphe 3, de son règlement de base, à savoir le règlement n° 1785/81, tel que modifié, en vertu duquel les prix à l’importation retenus pour instituer un droit additionnel découlent des montants CAF de l’expédition considérée;

–       d’autre part, il enfreint l’article 5, paragraphes 1, sous b), et 5, de l’accord sur l’agriculture, qui permet d’imposer un droit additionnel à la condition que le prix auquel les importations du produit en question peuvent entrer sur le territoire douanier, déterminé sur la base du prix à l’importation CAF de l’expédition considérée, exprimé en monnaie nationale, tombe au-dessous d’un certain prix de déclenchement (19).

33.   Par ailleurs, la Commission a reconnu devant la Cour qu’elle avait engagé les procédures nécessaires pour modifier la disposition litigieuse.

34.   Il découle de ce qui précède, de façon certaine, que l’article 4, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 1423/95 est vicié par la même cause de nullité que la disposition ayant fait l’objet de l’arrêt Kloosterboer Rotterdam. Il appelle donc la même sanction, à savoir l’invalidité.

B –    Sur la première question préjudicielle

35.   Une fois convaincu de l’invalidité soulevée dans la procédure au principal, on pourrait s’abstenir de répondre à cette première question puisque, en dernière analyse, elle serait dépourvue de toute utilité. En l’abordant, on court le risque de dénaturer la fonction de la Cour, qui réside dans la collaboration avec les juges nationaux en vue de favoriser l’application uniforme du droit communautaire dans les États membres, et non dans la formulation d’opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques (20).

36.   Toutefois, une telle vision semble excessivement formaliste et cadre mal avec l’attitude pédagogique de la Cour, qui l’a conduite à préciser, dans une abondante jurisprudence créatrice, les contours de sa compétence préjudicielle. Même en admettant que le juge de renvoi n’ait pas besoin de connaître la portée de l’obligation de recourir à la procédure préjudicielle en validité dès lors qu’il n’existe pas de doute raisonnable, car on dispose de précédents jurisprudentiels pertinents, le dilemme dont il fait état ne revêt pas un caractère hypothétique dans la procédure au principal. Il n’est pas absurde de supposer que le College van Beroep a formulé la seconde de ses questions pour éviter d’être acculé à un nouveau renvoi préjudiciel si la Cour confirme sans réserve l’obligation maintes fois postulée de la consulter dans tous les cas avant de déclarer un acte communautaire invalide. Un assouplissement de cette obligation conduirait à réaliser une importante économie de procédure et à réaffirmer la responsabilité communautaire du juge national; il s’avérerait donc totalement cohérent avec la bonne administration de la justice dans l’Union européenne.

37.   En résumé, je crois que la Cour devrait statuer sur la question que la juridiction de renvoi, faisant preuve d’un courage et d’un sens des responsabilités remarquables (21), a posée en premier lieu.

38.   Tant le gouvernement néerlandais que la Commission estiment que la compétence exclusive pour déclarer invalide un acte des institutions de la Communauté appartient à la Cour. Ils sont réticents à l’idée de voir l’exception admise par la jurisprudence CILFIT e.a. étendue au domaine des questions de validité, car cela impliquerait, à leurs yeux, plus d’inconvénients que d’avantages.

39.   Le gouvernement néerlandais souligne le risque de voir certaines juridictions des États membres adopter des positions fort différentes, mettant ainsi en péril l’unité de l’ordre juridique communautaire et la sécurité juridique qu’il exige. Par ailleurs, il rappelle que le juge national est habilité, sous certaines conditions, à adopter des mesures provisoires visant à suspendre les effets d’un acte communautaire qu’il considère comme invalide.

40.   La Commission met en balance les arguments qui militent en faveur et à l’encontre d’une modification de la jurisprudence Foto-Frost (22) et avance que les seconds sont plus convaincants.

41.   L’importance de la question apparaît évidente puisque, en cas de réponse affirmative, on assisterait à un revirement jurisprudentiel de grande ampleur. Admettre que, dans des situations telles que celle du litige au principal, les juges nationaux puissent mettre en échec la validité de certains actes communautaires signifierait la fin de la compétence exclusive que la Cour s’est réservée en la matière dans l’arrêt Foto-Frost susmentionné.

42.   Il convient dès lors, pour rechercher une solution adéquate, d’examiner si les faits et le cadre juridique de l’affaire débattue devant le College van Beroep justifient un aménagement des principes jurisprudentiels actuellement en vigueur, qui datent des années 80, époque à laquelle la situation géopolitique de l’Union européenne était fort différente et à laquelle une grande partie des objectifs ayant présidé à l’instauration de la collaboration préjudicielle n’avaient pas encore été atteints.

43.   À titre préliminaire, il convient de procéder à une analyse sommaire de la jurisprudence, avant d’examiner dans quelle mesure le cadre factuel et juridique du dossier permettrait une nouvelle exception au principe susmentionné de la compétence exclusive de la Cour.

1.      Examen et critique de la jurisprudence CILFIT e.a.

44.   L’article 234 CE réglemente le mécanisme de collaboration entre la Cour et les juridictions des États membres de telle façon que, selon son deuxième alinéa, ces dernières ont la faculté de déférer des questions préjudicielles à la Cour tandis que, conformément au troisième alinéa, lorsque leurs décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, elles sont tenues de saisir la Cour de ces questions.

45.   Au fil des controverses dont elle a eu à connaître, la Cour a précisé la portée du principe: d’une part, elle a affiné les contours de cette obligation apparemment inconditionnelle des juridictions nationales statuant en dernière instance; d’autre part, elle a élaboré une distinction au regard du régime juridique de l’objet de la question, selon qu’elle porte sur l’interprétation ou sur la validité d’un acte communautaire.

46.   En ce qui concerne l’obligation des juridictions nationales statuant en dernier ressort, la jurisprudence a tempéré sa rigueur à plusieurs égards, en introduisant certaines exceptions qui seront exposées ci-après en vue d’une meilleure compréhension de la signification du présent renvoi préjudiciel.

47.   En premier lieu, dans l’arrêt Da Costa en Schaake e.a. (23), la Cour a fixé une limite à cet impératif en déliant les juridictions nationales de leur obligation lorsque la question soulevée est matériellement identique à une question ayant déjà fait l’objet d’une décision à titre préjudiciel dans une affaire analogue (24). Le fondement de cette théorie réside dans l’idée que, dès lors qu’une disposition communautaire a été interprétée par la Cour, l’obligation de lui soumettre de nouvelles questions d’interprétation relatives à la même norme serait vidée de son contenu (25).

48.   Dans cet ordre d’idées, c’est-à-dire en vue de limiter l’obligation des juridictions nationales statuant en dernier ressort de saisir la Cour à titre préjudiciel, il y a lieu d’accorder une attention particulière à l’arrêt CILFIT e.a., qui a élargi l’éventail des situations dans lesquelles ces juridictions sont exemptées de recourir à l’aide de la Cour, en y ajoutant les cas dans lesquels cette dernière a résolu le point de droit en cause dans le cadre de procédures d’une autre nature, et ce même «à défaut d’une stricte identité des questions en litige» (26). Cet éventail comprend désormais en outre les cas dans lesquels les juridictions nationales suprêmes considèrent que la question d’interprétation n’est pas pertinente (27) et ceux dans lesquels l’application correcte du droit communautaire s’impose avec une évidence telle qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable sur la manière de résoudre la question posée. Enfin, la Cour exige que, avant de conclure à l’existence d’une telle situation, la juridiction nationale soit convaincue que la même évidence s’imposerait également aux juridictions des autres États membres et à la Cour de justice (28).

49.   Si l’on approfondit l’examen des aspects pratiques de l’arrêt CILFIT e.a., on constate qu’une acception stricte des principes qu’il postule conduirait le juge national à se livrer à une étude empirique des ordres juridiques des 24 autres États membres afin d’acquérir mentalement la conviction que l’ensemble de ses homologues confirmeraient l’application correcte de la norme communautaire.

50.   L’arrêt CILFIT e.a a souligné en outre les exigences en matière d’interprétation liées aux caractéristiques propres du droit communautaire: d’une part, celui-ci utilise une terminologie qui lui est propre et qui ne coïncide pas toujours avec les termes et les notions équivalentes qui existent dans les différents droits nationaux (29); d’autre part, chaque disposition doit être replacée dans son contexte et interprétée à la lumière de l’ensemble des dispositions dans lequel elle s’insère, de ses finalités et de l’état de son évolution (30).

51.   L’arrêt CILFIT e.a. a attiré également l’attention sur le caractère polyglotte du droit communautaire, rédigé en plusieurs langues, actuellement 20, et rappelé expressément que les diverses versions linguistiques faisaient également foi (31).

52.   En conclusion, le «test» proposé était irréalisable au moment de sa formulation, mais, dans la réalité de 2005, il se révèle surréaliste et ne répond pas à la préoccupation historique ayant présidé à son adoption, à savoir celle de mettre un terme aux excès de la théorie de l’acte clair commis par certaines juridictions statuant en dernier ressort dans les États membres.

53.   Cette véritable impossibilité d’utiliser la «méthode CILFIT» aide à comprendre que, lors des rares occasions ultérieures où elle l’a invoquée, la Cour s’est bornée à rappeler au juge de renvoi cette jurisprudence, en se limitant à la formule selon laquelle l’application correcte du droit communautaire doit s’imposer avec une telle évidence qu’elle «ne laisse place à aucun doute raisonnable» (32). Curieusement, la Cour s’abstient de toute référence à la condition préalable selon laquelle la juridiction nationale doit acquérir la conviction que ses homologues des autres États membres et la Cour elle-même comprendraient la disposition litigieuse exactement de la même manière.

54.   Une telle omission, qui n’est pas le fruit d’une inadvertance, se retrouve dans la «Note informative sur l’introduction des procédures préjudicielles par les juridictions nationales», tant dans ses versions précédentes que dans la plus récente (33). Ainsi, la première ne mentionne pas cette exigence et les nouvelles lignes directrices ne contiennent, aux points 11 à 14, relatifs au renvoi préjudiciel en interprétation, aucune référence à cet égard.

55.   Bien que ces instructions poursuivent une finalité purement informative et soient dépourvues de toute valeur normative, il semble étrange que la Cour considère toujours cette exigence avec la même rigueur alors qu’elle ne fait même pas une brève allusion à ces impératifs dans les conseils qu’elle prodigue aux juridictions nationales pour améliorer le mécanisme de la collaboration préjudicielle. Si elle lui attachait véritablement autant d’importance, dans les termes de l’arrêt CILFIT e.a., il serait logique qu’elle affiche son point de vue, à plus forte raison dans des documents de ce type.

56.   Je suis heureux d’observer que d’autres avocats généraux partagent ma position. Concrètement, l’avocat général Jacobs, dans ses conclusions dans l’affaire Wiener SI (34), a indiqué que l’arrêt CILFIT e.a. ne saurait imposer effectivement aux juridictions nationales l’examen de toute disposition communautaire dans chacune des langues officielles de la Communauté, méthode dont la Cour elle-même, bien qu’elle dispose d’une infrastructure plus adaptée à cet effet, fait rarement application. Au contraire, l’existence de nombreuses versions linguistiques est une raison de plus pour ne pas adopter une approche excessivement littérale en matière d’interprétation des dispositions communautaires et pour accorder plus de poids au contexte et à l’économie générale du traité CE, ainsi qu’à son objet et à sa finalité (35).

57.   De même, l’avocat général Tizzano, dans ses conclusions dans l’affaire Lyckeskog (36), a préféré comprendre l’arrêt CILFIT e.a. en ce sens qu’il invite le juge national à une prudence particulière avant d’écarter l’existence de tout doute raisonnable.

58.   Au vu de tous ces arguments, la Cour doit assumer ses responsabilités et rectifier la jurisprudence CILFIT e.a. ou, du moins, nuancer son contenu, pour l’adapter aux exigences de l’époque, étant donné que seule une exégèse moins stricte de l’arrêt répondrait aux nécessités de la collaboration judiciaire; il faut tenir compte à cet égard du fait que le degré de connaissance du droit communautaire par les juridictions nationales a augmenté de façon significative depuis l’année 1983. Après 22 ans d’application, il est temps de revenir sur une jurisprudence qui a rempli sa fonction dans un contexte historique bien déterminé de la Communauté, mais qui s’est trouvée dépassée par le degré d’évolution de l’ordre juridique communautaire.

59.   De même, l’augmentation prévisible des affaires introduites auprès de la Cour, au rythme des nouvelles adhésions, et la saturation que provoquerait une application rigoureuse de l’arrêt CILFIT e.a. militent en faveur de solutions réattribuant certaines compétences aux juridictions nationales. En effet, la réorganisation du dialogue juridictionnel au moyen d’une interprétation adéquate de l’article 234 CE contribuerait, selon toute probabilité, à ce que l’activité de la haute juridiction communautaire se concentre sur les affaires soulevant un point d’importance générale, ce qui favoriserait sa propre jurisprudence (37).

2.      La théorie de l’arrêt Foto-Frost

60.   La Cour a infléchi la faculté de la saisir à titre préjudiciel, conférée aux juridictions nationales visées à l’article 234, deuxième alinéa, CE, en en faisant, dans certains cas, une obligation semblable à celle qui pèse sur les juridictions statuant en dernier ressort. Plus exactement, l’arrêt Foto-Frost, que j’ai précédemment évoqué, a retiré aux juridictions nationales dont les décisions sont susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne le «pouvoir de déclarer invalides les actes des institutions communautaires» (38).

61.   Les motifs de cet arrêt sont à tel point connus qu’ils n’ont pas besoin d’être repris; il suffira de les rappeler par une énumération sommaire.

62.   Tout d’abord, la Cour évoque le risque de voir les divergences entre les juridictions des États membres quant à la validité des actes communautaires compromettre l’unité de l’ordre juridique communautaire, portant atteinte à l’exigence fondamentale de la sécurité juridique (39); elle fait état ensuite de la cohérence du système de protection juridictionnelle institué par le traité, qui a confié à la Cour le contrôle de la légalité au sein de l’Union européenne (40); enfin, elle affirme que, en vertu de l’article 20 du protocole sur le statut de la Cour, celle-ci est la mieux placée pour se prononcer sur la validité de ces actes, puisque cette disposition confère aux institutions le droit de défendre leur validité (41) dans les procédures pendantes à Luxembourg.

63.   Il convient de signaler également que l’arrêt Hoffmann-La Roche (42), qui a précédé la décision Foto-Frost, avait dispensé le juge national de l’obligation de saisir la Cour d’une question d’interprétation ou de validité soulevée dans une procédure en référé, à condition que les parties eussent la possibilité d’engager une procédure au fond, au cours de laquelle la question provisoirement tranchée pouvait être réexaminée et faire l’objet d’un renvoi préjudiciel (43). Il y a lieu d’observer que l’arrêt Foto-Frost admet également cette hypothèse comme unique exception à l’obligation de déférer à la Cour les questions de validité (point 19); toutefois, à la différence des conclusions de l’avocat général Mancini (44), il ne se réfère à aucun moment à l’arrêt Hoffmann-La Roche.

64.   À son tour, l’arrêt Zuckerfabrik Süderdithmarschen et Zuckerfabrik Soest (45) a reconnu aux juges nationaux la faculté d’ordonner le sursis à l’exécution d’un acte administratif national adopté conformément à un règlement communautaire. Sans aucune hésitation, les exigences auxquelles est subordonnée la suspension de l’acte soupçonné d’invalidité délimitent de façon rigoureuse cette éventualité; il faut en effet que le juge national ait des doutes sérieux sur la validité de cet acte, qu’il y ait urgence, que le demandeur soit menacé d’un préjudice grave et irréparable et que l’intérêt de la Communauté soit dûment pris en compte (46).

65.   La jurisprudence postérieure a encore élargi la panoplie des occasions où des mesures provisoires peuvent être prononcées parallèlement au renvoi préjudiciel. Ainsi, selon l’arrêt Atlanta Fruchthandelsgesellschaft e.a. I (47), l’article 249 CE n’exclut pas le pouvoir, pour les juridictions nationales, d’accorder des mesures provisoires aménageant ou régissant les situations juridiques ou les rapports de droit affectés par un acte national fondé sur un règlement communautaire dont la validité est mise en cause.

3.      L’affaire au principal dans le contexte des arrêts CILFIT e.a. et Foto‑Frost

66.   Ces prémisses étant rappelées, il convient de rechercher si le College van Beroep, en présence de la nullité manifeste de l’acte communautaire litigieux, est habilité à déclarer son invalidité en vertu de la théorie de l’acte clair développée par l’arrêt CILFIT e.a., alors même que l’arrêt Foto-Frost l’oblige à saisir la Cour de la question de validité. Pour que cette possibilité, promue par une partie de la doctrine (48), soit admise, il faut que les conditions de la jurisprudence CILFIT e.a. soient remplies, sans pour autant saper les fondements de l’arrêt Foto-Frost.

67.   En principe, il a été démontré que la juridiction de renvoi se trouvait en présence d’une norme de contenu identique − s’inscrivant dans un contexte temporel et matériel très semblable − à celui d’une autre disposition dont l’invalidité a été déclarée dans l’arrêt Kloosterboer Rotterdam (49); dès lors, pour paraphraser l’arrêt CILFIT e.a., l’application correcte du droit communautaire s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable quant à la solution de la question soulevée. Mis à part le fait qu’il s’agit d’un acte communautaire formellement distinct, on pourrait invoquer la théorie développée dans l’arrêt Da Costa en Schaake e.a., puisque l’arrêt Kloosterboer Rotterdam a été rendu également dans une procédure au titre de l’article 234 CE.

68.   Il ne semble donc pas absurde de soutenir que, entre la question de la validité de l’article 3, paragraphes 1 et 3, du règlement n° 1484/95, débattue dans l’affaire Kloosterboer Rotterdam, et celle relative à l’article 4, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 1423/95, objet du présent renvoi préjudiciel, on se trouve en présence d’une «identité matérielle» au sens de la jurisprudence Da Costa en Schaake e.a. (50), en vertu de laquelle le juge néerlandais ne serait pas tenu de soumettre la question à la Cour.

69.   En outre, cette série de coïncidences entre les deux affaires renforce le sentiment que, dans une situation semblable, aucune juridiction nationale n’aurait des doutes quant à l’application correcte du droit communautaire, alors surtout que la cause se trouvant à la base de la nullité des articles en question dans les deux procès, à savoir le fait pour la Commission d’avoir outrepassé les limites de son pouvoir d’exécution (51), est la même.

70.   On se trouverait dès lors en présence de la dernière des situations prévues dans l’arrêt CILFIT e.a., puisqu’il existe une décision antérieure de la Cour elle-même constatant l’illégalité d’une disposition identique à celle attaquée dans la procédure au principal, ce qui remplirait les exigences des interprétations les plus rigoureuses de la théorie de l’acte clair, celles qui excluent toute autre interprétation (52).

71.   Dans le litige au principal, l’invalidité de la norme communautaire répond aux critères établis dans l’arrêt CILFIT e.a..

72.   Toutefois, cette circonstance ne suffit pas pour autoriser la juridiction néerlandaise à proclamer la défectuosité de cette norme sans recourir normalement au renvoi préjudiciel, puisqu’elle doit également agir dans le respect du message Foto-Frost.

73.   En premier lieu, s’agissant de garantir l’application uniforme du droit communautaire, l’invalidité décrétée par un juge national dans une hypothèse comme celle qui nous occupe, où l'on se trouve en présence d’une décision semblable de la Cour, n’est guère susceptible d’entraîner un risque de divergence compromettant l’unité de l’ordre juridique communautaire.

74.   Je considère que, eu égard aux particularités de l’affaire, sans doute peu fréquentes, l’illégalité apparaît de façon si manifeste qu’aucun tribunal d’un État membre ne s’écarterait de ce critère. En outre, les circonstances de l’affaire réduisent au minimum, voire excluent totalement, le risque de voir des juges nationaux prononcer des décisions juridictionnelles inconciliables.

75.   En deuxième lieu, en ce qui concerne la cohérence du système de protection juridictionnelle créé par le traité, les points 16 et 17 de l’arrêt Foto-Frost font apparaître que la Cour s’est attribué à titre exclusif la compétence pour annuler les actes des institutions communautaires et que les pouvoirs qui lui sont conférés par l’article 230 CE doivent donc être complétés par celui de prononcer l’invalidité de ces actes lorsqu’elle est soulevée devant une juridiction nationale. Il semble donc indiscutable que, au stade historique de 1987, la Cour ne souhaitait pas partager cette prérogative avec les tribunaux nationaux, malgré la formulation de l’article 234 CE; celui-ci les invitait en effet expressément à se livrer à cette tâche, réservant l’obligation de recourir à la saisine préjudicielle aux juridictions statuant en dernier ressort, sur lesquelles se concentre le risque véritable de divergences dans l’application du droit de l’Union.

76.   La jurisprudence antérieure à l’arrêt Foto-Frost avait consacré, par ailleurs, la présomption de légitimité de tout acte communautaire tant qu’il n’a pas été déclaré nul par la Cour (53); dès lors, l’illégalité manifeste d’un acte présuppose une décision préalable de la Cour en ce sens (54).

77.   En troisième lieu, l’idée que la Cour est la mieux placée pour statuer sur la légalité des actes communautaires, étant donné que l’article 20 de son statut permet aux institutions communautaires d’intervenir dans la procédure pour défendre leur validité (55), appelle une critique, puisque rien ne semble faire obstacle dans les règles procédurales nationales à ce que l’institution concernée comparaisse lorsque la validité de l’un de ses actes est mise en cause ni à ce qu’elle soit attraite d’office à la procédure.

78.   Au demeurant, si la Cour admettait la possibilité pour le juge national de constater la nullité d’un acte communautaire, il apparaîtrait normal de la subordonner à la condition que l’institution dont il émane ait eu l’occasion de participer à la procédure (56).

79.   On serait enclin à penser que la Cour s’est attribué le monopole d’annuler les actes communautaires davantage par crainte d’ouvrir la boîte de Pandore des questions de validité qu’en raison du risque intrinsèque que présentent des affaires comme celle pendante devant le College van Beroep; il convient donc d’approfondir l’analyse du système de collaboration judiciaire instauré par le traité pour rechercher la possibilité de reconnaître cette faculté aux juges nationaux.

4.      Réflexions sur l’arrêt Foto-Frost au regard du mécanisme de collaboration judiciaire de l’article 234 CE

80.   La remise en cause de la jurisprudence Foto-Frost a entraîné l’attribution de la présente affaire à la grande chambre; l’importance de la solution à intervenir mériterait que la procédure soit complétée par la tenue d’une audience en vue de traiter de façon plus approfondie le dilemme porté devant la Cour, avec la pleine participation des États membres et des institutions communautaires; cela permettrait d’enrichir le débat et de lui donner une dimension discursive (57), indispensable lorsqu’on aborde la répartition des compétences juridictionnelles au sein de l’Union entre la Cour et les juridictions nationales (58). En réorientant ainsi la conception de l’architecture procédurale, on avancerait dans la perspective d’améliorer l’analyse proposée, en recherchant une solution nuancée, obtenue au moyen du dialogue multiple et pluriel inhérent à la réalité européenne, générateur d’un climat de confiance dans la collaboration judiciaire instaurée par l’article 234 CE. Au demeurant, en présence du moindre signe de rébellion, la Cour pourrait toujours récupérer la responsabilité ainsi abandonnée au juge national, à l’instar de ce qui est arrivé à Sisyphe: celui-ci, une fois rendu à la vie, a été ramené à l’Hadès par la main d’Hermès (59). La Cour ne l’a pas entendu ainsi: si certains éléments lui manquaient pour étayer un revirement de sa jurisprudence, elle pourrait en tout état de cause décider l’ouverture de la phase orale de la procédure.

81.   Avant toutes choses, il convient de souligner que, dans l’arrêt Foto-Frost, la Cour s’est attribué une compétence sans aucun appui dans la lettre de l’article 234 CE (60), en instaurant l’obligation de recourir au renvoi préjudiciel dans des cas où les auteurs du traité n’avaient prévu qu’une simple faculté (61); elle se reconnaît ainsi à elle-même la compétence exclusive pour contrôler la validité des actes communautaires aux dépens des juridictions nationales (62). Un jour, la rivière retrouvera son lit et le juge national récupérera le rôle qu’il est appelé à partager avec la Cour sur la scène de la collaboration judiciaire, en abandonnant la fonction d’aiguilleur dans laquelle il s’est trouvé cantonné en raison du réflexe protecteur de la Cour de Luxembourg.

82.   La présente affaire pourrait contribuer au réaménagement des responsabilités respectives, à condition que la Cour fasse preuve de la maturité suffisante pour étendre à la question de validité la théorie de l’acte clair consacrée par l’arrêt CILFIT e.a. à l’égard de la question préjudicielle en interprétation.

83.   D’un autre côté, une partie de la doctrine a prétendu lire cet arrêt entre les lignes, en lui soutirant un sens différent de celui qui se déduit d’une première approche de son texte (63).

84.   En réalité, bien que l’arrêt CILFIT e.a. ait consacré la théorie en question dans le cadre de la question d’interprétation, il a lancé dans son dispositif un appel aux juridictions nationales les plus élevées afin qu’elles se montrent circonspectes lorsqu’elles abordent un problème découlant de l’interprétation ou de l’application du droit communautaire (64). De toute façon, la thèse de l’acte clair, en raison des conditions très rigoureuses auxquelles elle est subordonnée, atteint un degré d’abstraction tel qu’elle se trouve confinée dans le monde du symbolisme théorique (65).

85.   Il n’y a pas non plus de raison d’écarter d’emblée l’idée, suggérée avant que les arrêts CILFIT e.a. et Foto-Frost ne soient prononcés, de l’existence d’actes manifestement illégaux (66), qui, pour cette raison, seraient considérés comme nuls ou invalides par le juge national sans nécessité de saisir la Cour, notamment dans des circonstances comme celles de la présente affaire.

86.   Le retour de ces compétences aux juridictions nationales, conformément à la lettre et à l’esprit du traité, même limité à de telles hypothèses, c’est-à-dire la reconnaissance d’une théorie de l’acte manifestement nul dans le cadre de la question de validité, favoriserait le dialogue judiciaire fondé sur le respect mutuel des prérogatives de chacun (67).

87.   En outre, l’arrêt Foto-Frost, pour justifier l’attribution exclusive à la Cour de la compétence pour déclarer l’invalidité des actes communautaires, utilise, en son point 17, l’argument selon lequel l’article 230 CE la lui accorde également pour les recours en annulation. Toutefois, le monopole de la Cour pour connaître de ces recours a été critiqué à juste titre, car il ne résulte pas de la lettre de cette disposition (68). En bonne logique, si l’on considère que l’article 234 CE permet aux juges nationaux de nier la validité de ces actes, aucune référence ne serait nécessaire, dans l’article 230 CE, à l’exclusivité de cette compétence de la juridiction communautaire.

88.   Par ailleurs, le maintien à outrance de l’obligation de saisir la Cour à titre préjudiciel dans le cas de figure du litige de l’entreprise Gaston Schul, alors que la norme est manifestement nulle, témoignerait d’un excès de formalisme s’accordant mal avec le principe de bonne administration de la justice. Dans ce contexte, les observations du College van Beroep relatives à l’économie de procédure prennent toute leur importance.

89.   On ne peut infliger au juge national un supplice aussi stérile que celui de Sisyphe. Albert Camus a peut-être exprimé la méditation la plus lucide sur ce personnage en le qualifiant de «héros absurde» (69), puisqu’il n’y a pas de châtiment plus terrible que le travail inutile et sans espoir; toutefois, à la fin de son ouvrage, Camus acquiert la conviction que Sisyphe «est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher» (70) et est sauvé par sa conscience (71). «La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire» (72).

90.   Pour terminer, il y a lieu de constater que, à la différence de ce qui s’est produit avec d’autres initiatives jurisprudentielles, qui ont été introduites petit à petit dans le texte des traités, l’arrêt Foto-Frost n’a pas ébranlé le législateur communautaire, qui a laissé passer différentes occasions, en particulier les traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Nice, ainsi que le traité établissant une Constitution pour l’Europe (traité signé le 29 octobre 2004; entrée en vigueur prévue le 1er novembre 2006, sous réserve de sa ratification prévue par les États membres), sans insérer cet apport de la Cour dans le contenu de la supralégalité de l’Union. Ce silence semble trop éloquent et conduit à réfléchir sur la non-acceptation de ce monopole si artificiellement créé.

91.   À la lumière de ce qui précède, j’estime que la réponse à la première question déférée à la Cour par la juridiction néerlandaise doit reconnaître aux juridictions des États membres, dans les circonstances du type de celles en cause, la faculté de ne pas appliquer l’acte communautaire dont la validité est contestée. Ma conviction que la solution proposée ne comporte aucun risque pour l’unité du droit communautaire se fonde en dernière analyse sur le fait que les juges nationaux, s’ils ont le moindre doute, feront usage de leur «art de la prudence» (73) et choisiront toujours de recourir au renvoi préjudiciel.

VI – Conclusion

92.   Eu égard à l’ensemble de ces considérations, je propose à la Cour de répondre aux questions posées par le College van Beroep voor het bedrijfsleven dans les termes suivants:

«1)      L’article 234, troisième alinéa, CE n’impose pas à une juridiction nationale au sens qu’il définit de saisir la Cour à titre préjudiciel sur la validité d’un acte des institutions; elle peut ne pas l’appliquer lorsque la Cour a elle-même déjà déclaré invalide un autre acte équivalent et que l’acte en question est entaché de la même cause de nullité.

2)      L’article 4, paragraphes 1 et 2, du règlement (CE) n° 1423/95 de la Commission, du 23 juin 1995, établissant les modalités d’application pour l’importation des produits du secteur du sucre autres que les mélasses, est invalide dans la mesure où il dispose que le droit additionnel qu’il vise doit être fixé sur la base du prix représentatif.»


1 – Langue originale: l’espagnol.


2 – Arrêt du 22 octobre 1987 (314/85, Rec. p. 4199).


3 – Dans l’Iliade d’Homère, on trouve déjà certaines références à Sisyphe, fils d’Éole, le dieu des vents, appelé le «plus rusé des hommes» (Homère, L’Iliade, traduction de Leconte de Lisle, chant VI, vers 153). Toutefois, la première description de son supplice figure dans les vers 593 à 600 du chant XI de l’Odyssée, au cours de la visite d’Ulysse à l’Hadès:


«Je vis aussi Sisyphe, en proie à ses tourments: ses deux bras soutenaient la pierre gigantesque, et, des pieds et des mains, vers le sommet du tertre, il la voulait pousser; mais à peine allait-il en atteindre la crête, qu’une force soudain la faisant retomber, elle roulait au bas, la pierre sans vergogne; mais lui, muscles tendus, la poussait derechef; tout son corps ruisselait de sueur, et son front se nimbait de poussière» (Homère, L’Odyssée, traduction de Victor Bérard, éd. Armand Colin/Le livre de poche, 1931, p. 294).


4 – La raison profonde de la disgrâce de Sisyphe réside dans son indiscrétion, puisqu’il a rapporté à Asope que Zeus avait enlevé sa fille, la nymphe Égine, avec laquelle il avait noué une idylle passionnée sur une île de la mer Égée. P. Brunel et A. Bastian, Sisyphe et son rocher, éd. du Rocher, Monaco, 2004, p. 34 et suiv.


5 – Cette expression désigne la valeur des biens, les frais d’assurance et les frais de transport (c oût, a ssurance, f ret). Au sens du droit douanier, elle correspond au prix FOB (f ree o n b oard), qui couvre le montant des biens dans le pays d’origine plus le coût réel du transport et de l’assurance jusqu’au lieu d’entrée sur le territoire douanier de la Communauté.


6 – Prix seuil au-dessous duquel peut s’appliquer le mécanisme des mesures de sauvegarde commerciale.


7 – JO L 177, p. 4.


8 – JO L 349, p. 105.


9 – JO L 141, p. 16.


10 – Établi par le règlement (CEE) n° 2913/92 du Conseil, du 12 octobre 1992 (JO L 302, p. 1).


11 – Arrêt du 6 octobre 1982 (283/81, Rec. p. 3415).


12 – JO L 145, p. 47.


13 – C-317/99, Rec. p. I-9863.


14 – Arrêt Kloosterboer Rotterdam, précité, point 31.


15 – Conclusions du 2 mai 2001 dans l’affaire Kloosterboer Rotterdam, précitée.


16 – JO L 282, p. 77.


17 – Tel qu’il figure à l’annexe I A de l’accord instituant l’Organisation mondiale du commerce, approuvé au nom de la Communauté par l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 94/800/CE du Conseil, du 22 décembre 1994, relative à la conclusion au nom de la Communauté européenne, pour ce qui concerne les matières relevant de ses compétences, des accords des négociations multilatérales du cycle de l’Uruguay (1986-1994) (JO L 336, p. 1).


18 – Qui, en réalité, ne fait que refléter une incohérence unique relative à l’accord international dont le règlement de base respecte la teneur.


19 – Égal au prix de référence moyen du produit en question.


20 – Arrêts du 15 décembre 1995, Bosman (C-415/93, Rec. p. I-4921, point 12), et du 21 mars 2002, Cura Anlagen (C-451/99, Rec. p. I-3193, point 26).


21 – Sur ce point, je ne peux m’empêcher de citer les vers par lesquels Baudelaire a commencé le poème XI, Le Guignon, des Fleurs du mal:


«Pour soulever un poids si lourd,


Sisyphe, il faudrait ton courage»


(Ch. Baudelaire, Les fleurs du mal, Gallimard. La Pléiade, Paris, 1975, p. 17).


22 – Arrêt précité.


23 – Arrêt du 27 mars 1963 (28/62 à 30/62, Rec. p. 59).


24 – Ibidem, p. 76.


25 – Ibidem, p. 75.


26 – Arrêt, précité, point 14.


27 – Ibidem, point 10.


28 – Ibidem, point 16.


29 – Ibidem, point 19.


30 – Ibidem, point 20.


31 – Ibidem, point 18.


32 – Arrêts du 17 mai 2001, TNT Traco (C-340/99, Rec. p. I-4109, point 35), et du 30 septembre 2003, Köbler (C-224/01, Rec. p. I-10239, point 118).


33 – Notes de la Cour respectivement du 18 juin 1996 et du 8 mars 2005.


34 – Qui a donné lieu à l’arrêt du 20 novembre 1997 (C-338/95, Rec. p. I-6495).


35 – Point 65 des conclusions présentées dans l’affaire citée à la note précédente.


36 – Arrêt du 4 juin 2002 (C-99/00, Rec. p. I-4839); voir, en particulier, point 75 des conclusions.


37 – Les conclusions dans l’affaire Wiener SI, précitées, point 62, se rallient à ce critère.


38 – Arrêt, précité, point 15.


39 – Ibidem.


40 – Ibidem, point 16.


41 – Ibidem, point 18.


42 – Arrêt du 24 mai 1977 (107/76, Rec. p. 957).


43 – Arrêt Hoffmann-La Roche, précité, point 6.


44 – Présentées dans l’affaire Foto-Frost (Rec. 1987, p. 4211); plus spécialement point 6, deuxième alinéa.


45 – Arrêt du 21 février 1991 (C-143/88 et C-92/89, Rec. p. I-415).


46 – Ibidem, point 33.


47 – Arrêt du 9 novembre 1995 (C-465/93, Rec. p. I-3761).


48 – Voir, par exemple, Couzinet, J.-F., «Le renvoi en appréciation de validité devant la Cour de justice des Communautés européennes», Revue trimestrielle de droit européen, 1976, p. 660 et suiv., plus spécialement p. 662.


49 – Précité.


50 – Évoquée au point 47 des présentes conclusions.


51 – Arrêt Kloosterboer Rotterdam, précité, point 29.


52 – Sur les différentes exégèses et leur degré de rigueur concernant cette exigence de l’arrêt CILFIT e.a., Lenaerts, K., «L’arrêt CILFIT», Cahiers de droit européen, 1983, p. 471 et suiv., plus spécialement p. 497.


53 – Arrêt du 13 février 1979, Granaria (101/78, Rec. p. 623).


54 – C’est du moins ce qui ressort de l’arrêt du 13 mai 1981, International Chemical Corporation (66/80, Rec. p. 1191).


55 – Arrêt Foto-Frost, précité, point 18.


56 – Dyrberg, P., «La aplicación uniforme del derecho comunitario y las sentencias CILFIT y Foto-Frost», Ordenamiento jurídico comunitario y mecanismos de tutela judicial efectiva, Vitoria, 1995, p. 247 et suiv., plus spécialement p. 255.


57 – Sarmiento, D., Poder judicial e integración europea, Garrigues y Thomson Civitas, Madrid, 2004, p. 334, défend cette idée lorsque les affaires présentent un aspect d’ordre constitutionnel; il soutient en outre que, «dans une CE/UE de plus en plus constitutionnalisée, la configuration d’un pouvoir judiciaire conforme à un modèle discursif est devenue une exigence».


58 – Isaac, G., «La modulation par la Cour de justice des Communautés européennes des effets dans le temps de ses arrêts d’invalidité», Cahiers de droit européen, 1987, p. 444 et suiv., a écrit qu’il n’y avait pas de mission plus nécessaire, mais également plus périlleuse, que celle que remplit la Cour de justice lorsqu’elle précise le contenu de sa propre compétence.


59 – Camus, A., Le mythe de Sisyphe, Collection Idées, Gallimard, 1942, p. 162, relate que Sisyphe étant près de mourir voulut imprudemment éprouver l’amour de sa femme. Il lui ordonna de jeter son corps sans sépulture au milieu de la place publique. Sisyphe se retrouva dans les enfers. Et là, irrité d’une obéissance si contraire à l’amour humain, il obtint de Pluton la permission de retourner sur la terre pour châtier sa femme. Mais quand il eut de nouveau revu le visage de ce monde, goûté l’eau et le soleil, les pierres chaudes et la mer, il ne voulut plus retourner dans l’ombre infernale. Les rappels, les colères et les avertissements n’y firent rien. Bien des années encore, il vécut devant la courbe du golfe, la mer éclatante et les sourires de la terre. Il fallut un arrêt des dieux. Mercure vint saisir l’audacieux au collet et, l’ôtant à ses joies, le ramena de force aux enfers où son rocher était tout prêt. P. Brunel et A. Bastian, op. cit., p. 51, relèvent la latinisation opérée sur ce point par Camus, qu’ils attribuent à ses sources d’information, principalement la Mythologie de Commelin et le Grand Larousse; cela explique qu’il se réfère à Pluton au lieu d'Hadès et à Mercure au lieu d’Hermès. Ces auteurs, op. cit., p. 45 et 46, soutiennent que l’histoire du corps de Sisyphe laissé sans sépulture a été inventée par lui-même puisque, peu avant de mourir, il a demandé à sa femme de ne pas lui offrir de funérailles pour avoir ainsi le prétexte de provoquer son retour au monde des vivants.


60 – Glaesner, A., «Die Vorlagepflicht unterinstanzlicher Gerichte im Vorabentscheidungsverfahren», Europarecht, n° 2/1990, p. 143 et suiv.; Barav, A., «Le renvoi préjudiciel communautaire», Justices, n° 6, avril/juin 1997, p. 1 et suiv., et Pertek, J., La pratique du renvoi préjudiciel en droit communautaire, Paris 2001, p. 78, même si ce dernier ne l’affirme pas de façon aussi tranchée.


61 – Barav, A., op. cit., p. 5.


62 – Barav, A., op. cit., p. 6.


63 – Rasmussen, H., «The European Court’s Acte Clair Strategy in CILFIT (Or: Acte Clair, of Course! But What does it Mean?)», European Law Review, n° 10/1984, p. 242 et suiv.


64 – Rasmussen, H., op. cit., p. 259.


65 – Lenaerts, K., op. cit., p. 500, et Boulouis, J., et Darmon, M., «Contentieux communautaire», Paris, 1997, p. 27.


66 – Comme l’a souligné à l’époque Couzinet, J.-F., op. cit., p. 659.


67 – Barav, A., op. cit., p. 1.


68 – Dyrberg, P., op. cit., p. 254.


69 – Camus, A., op. cit., p. 162.


70 – Camus, A., op. cit., p.163 .


71 – On peut apercevoir cet aspect dans les représentations plastiques de Sisyphe. Le magnifique tableau du Titien, exposé au musée du Prado de Madrid, met en valeur la taille immense du rocher et l’effort du héros pour le soutenir, la tête de celui-ci se confondant avec les rugosités de la pierre dans lesquelles il enfouit tout son acharnement. Une fois de plus, il faut citer Camus (op. cit., p. 163): «Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même!». Mais, au fond de la toile, on voit une lumière qui éclaire la scène et suggère un certain sentiment de triomphe. Dans la sculpture de l’artiste allemand Schmidt-Hofer, le corps de Sisyphe apparaît taillé dans le bronze, athlétique, combinant le courage extrême de l’effort et la gloire de celui qui atteint un but précieux, dans un équilibre de formes et d’idées qui transmet immédiatement tout le charisme du héros mythologique.


72 – Camus, A., op. cit., p. 164, qui ajoute qu’«[i]l n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris».


73 – Qu’il me soit permis de faire mienne la partie la plus connue du titre de l’ouvrage classique de l’écrivain espagnol Baltasar Gracián (1601-1658) «Oráculo manual y el Arte de la Prudencia», dont la première édition, publiée dans la ville de Huesca, date de 1647. Le livre complet contient 300 aphorismes commentés, visant à enseigner une sagesse pratique qui apporte la prudence et la minutie nécessaires pour affronter avec succès les défis quotidiens; il se distingue donc nettement des «Maximes» de La Rochefoucauld (1613-1680) et des pensées de Francisco de Quevedo (1580-1645), de caractère satirique et sarcastique, quoique plaisantes et instructives.

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