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Document 62002CJ0459

Arrêt de la Cour (troisième chambre) du 15 juillet 2004.
Willy Gerekens et Association agricole pour la promotion de la commercialisation laitière Procola contre État du Grand-Duché de Luxembourg.
Demande de décision préjudicielle: Cour de cassation - Luxembourg.
Demande de décision préjudicielle - Lait - Prélèvement supplémentaire dans le secteur du lait et des produits laitiers - Législation nationale - Prélèvement fixé rétroactivement - Principes généraux de sécurité juridique et de non-rétroactivité.
Affaire C-459/02.

Recueil de jurisprudence 2004 I-07315

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2004:454

Arrêt de la Cour

Affaire C-459/02


Willy GerekensetAssociation agricole pour la promotion de la commercialisation laitière Procola
contre
État du grand-duché de Luxembourg



(demande de décision préjudicielle, formée par la Cour de cassation (Luxembourg))

«Demande de décision préjudicielle – Lait – Prélèvement supplémentaire dans le secteur du lait et des produits laitiers – Législation nationale – Prélèvement fixé rétroactivement – Principes généraux de sécurité juridique et de non-rétroactivité»

Arrêt de la Cour (troisième chambre) du 15 juillet 2004
    

Sommaire de l'arrêt

1.
Agriculture – Organisation commune des marchés – Lait et produits laitiers – Prélèvement supplémentaire sur le lait – Réglementation nationale remplaçant une réglementation jugée discriminatoire par la Cour – Application rétroactive aux productions intervenues sous le régime abrogé – Violation des principes de sécurité juridique et de non-rétroactivité – Absence

(Règlements du Conseil nºs 856/84 et 857/84)

2.
Agriculture – Politique agricole commune – Objectifs – Développement rationnel de la production laitière et garantie d'un revenu équitable pour les producteurs – Instauration d'un prélèvement supplémentaire sur le lait – Légalité

(Règlements du Conseil nºs 856/84 et 857/84)

1.
Les principes généraux de droit communautaire de sécurité juridique et de non-rétroactivité ne s’opposent pas à ce que, pour l’application d’une réglementation communautaire imposant des quotas de production, telle que celle instaurée par les règlements nº 856/84, modifiant le règlement nº 804/68 portant organisation commune des marchés dans le secteur du lait et des produits laitiers, et nº 857/84, portant règles générales pour l’application du prélèvement visé à l’article 5 quater du règlement nº 804/68, un État membre adopte, à la place d’une première réglementation jugée discriminatoire par la Cour, une nouvelle réglementation s’appliquant rétroactivement aux dépassements des quotas de production intervenus après l’entrée en vigueur de ces règlements, mais sous le régime de la réglementation nationale remplacée.
En effet, d’une part, le but poursuivi par une telle réglementation nationale exige que, en vue de mettre en oeuvre de manière correcte et efficace le régime communautaire du prélèvement supplémentaire sur le lait, l’application de celui-ci ait un caractère rétroactif. D’autre part, les opérateurs économiques ne peuvent pas s’attendre à ce que les producteurs ne soient pas soumis à un prélèvement supplémentaire sur les quantités de lait excédentaires si les instances nationales compétentes n’ont jamais laissé planer le moindre doute quand au fait que la réglementation nationale discriminatoire serait remplacée par une nouvelle réglementation ayant un effet rétroactif.

(cf. points 27, 32-33, 38 et disp.)

2.
Le prélèvement supplémentaire sur le lait prévu par les règlements nº 856/84, modifiant le règlement nº 804/68 portant organisation commune des marchés dans le secteur du lait et des produits laitiers, et nº 857/84, portant règles générales pour l’application du prélèvement visé à l’article 5 quater du règlement nº 804/68, ne saurait être considéré comme une sanction analogue aux pénalités prévues aux articles 3 et 4 du règlement nº 536/93, fixant les modalités d’application du prélèvement supplémentaire dans le secteur du lait et des produits laitiers.
En effet, il constitue une restriction résultant de règles de politique des marchés ou de politique de structure dans la mesure où il fait partie des interventions destinées à la régularisation des marchés agricoles et est affecté au financement des dépenses du secteur laitier. Il s’ensuit que, hormis son objectif évident d’obliger les producteurs de lait à respecter les quantités de référence qui leur ont été attribuées, le prélèvement supplémentaire a également un but économique en ce qu’il vise à procurer à la Communauté les fonds nécessaires à l’écoulement de la production réalisée par les producteurs en dépassement de leurs quotas.

(cf. points 36-37)




ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)
15 juillet 2004(1)


«Demande de décision préjudicielle – Lait – Prélèvement supplémentaire dans le secteur du lait et des produits laitiers – Législation nationale – Prélèvement fixé rétroactivement – Principes généraux de sécurité juridique et de non-rétroactivité»

Dans l'affaire C-459/02,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle adressée à la Cour, en application de l'article 234 CE, par la Cour de cassation (Luxembourg) et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre

Willy Gerekens,Association agricole pour la promotion de la commercialisation laitière Procola

et

État du grand-duché de Luxembourg,

une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation des principes généraux de droit communautaire de sécurité juridique et de non-rétroactivité à propos d'une réglementation nationale dans le domaine des quotas de production laitiers adoptée à la place d'une première réglementation, jugée discriminatoire par la Cour de justice, et permettant de sanctionner rétroactivement les dépassements de ces quotas intervenus après l'entrée en vigueur des règlements (CEE) nos 856/84 du Conseil, du 31 mars 1984, modifiant le règlement (CEE) n° 804/68 portant organisation commune des marchés dans le secteur du lait et des produits laitiers (JO L 90, p. 10), et 857/84 du Conseil, du 31 mars 1984, portant règles générales pour l'application du prélèvement visé à l'article 5 quater du règlement (CEE) n° 804/68 dans le secteur du lait et de produits laitiers (JO L 90, p. 13), mais sous le régime de la réglementation nationale remplacée,

LA COUR (troisième chambre),,



composée de M. A. Rosas, faisant fonction de président de la troisième chambre, M. R. Schintgen et Mme N. Colneric (rapporteur), juges,

avocat général: M. D. Ruiz-Jarabo Colomer,
greffier: M. R. Grass,

considérant les observations écrites présentées:

pour M. W. Gerekens et l'association agricole pour la promotion de la commercialisation laitière Procola, par Me F. Entringer, avocat,

pour l'État du grand-duché de Luxembourg, par M. F. Hoffstetter, en qualité d'agent, assisté de Me G. Pierret, avocat,

pour la Commission des Communautés européennes, par M. G. Berscheid et Mme C. Cattabriga, en qualité d'agents,

vu la décision prise, l'avocat général entendu, de juger l'affaire sans conclusions,

rend le présent



Arrêt



1
Par arrêt du 14 novembre 2002, parvenu à la Cour le 19 décembre suivant, la Cour de cassation a posé, en application de l’article 234 CE, une question relative à l’interprétation des principes généraux de droit communautaire de sécurité juridique et de non-rétroactivité à propos d’une réglementation nationale dans le domaine des quotas de production laitiers adoptée à la place d’une première réglementation, jugée discriminatoire par la Cour de justice, et permettant de sanctionner rétroactivement les dépassements de ces quotas intervenus après l’entrée en vigueur des règlements (CEE) nos 856/84 du Conseil, du 31 mars 1984, modifiant le règlement (CEE) n° 804/68 portant organisation commune des marchés dans le secteur du lait et des produits laitiers (JO L 90, p. 10), et 857/84 du Conseil, du 31 mars 1984, portant règles générales pour l’application du prélèvement visé à l’article 5 quater du règlement (CEE) n° 804/68 dans le secteur du lait et des produits laitiers (JO L 90, p. 13), mais sous le régime de la réglementation nationale remplacée.

2
Cette question a été soulevée dans le cadre d’un litige opposant M. Gerekens, producteur de lait, et l’association agricole pour la promotion de la commercialisation laitière Procola (ci-après «Procola») à l’État du grand-duché de Luxembourg en raison du préjudice que ce dernier lui aurait occasionné du fait de fautes commises dans l’application de la réglementation communautaire relative au prélèvement supplémentaire sur le lait.


Le cadre juridique

La réglementation communautaire

3
Les règlements nos 856/84 et 857/84 ont institué, à partir du 1er avril 1984, un prélèvement supplémentaire perçu sur les quantités de lait de vache livrées qui dépassaient une quantité de référence à déterminer, pour chaque producteur ou chaque acheteur, dans la limite d’une quantité globale garantie à chaque État membre. La quantité de référence exempte du prélèvement supplémentaire était égale à la quantité de lait ou d’équivalent-lait soit livrée par un producteur, soit achetée par une laiterie, selon la formule choisie par l’État membre concerné, pendant l’année de référence.

4
Aux termes de l’article 5 quater, paragraphe 1, second alinéa, du règlement (CEE) n° 804/68 du Conseil, du 27 juin 1968, portant organisation des marchés dans le secteur du lait et des produits laitiers (JO L 148, p. 13), tel que modifié par le règlement n° 856/84 (ci-après le «règlement n° 804/68»):

«[…]

Le régime de prélèvement est mis en œuvre dans chaque région du territoire des États membres selon l’une des formules suivantes:

Formule A

Un prélèvement est dû par tout producteur de lait sur les quantités de lait et/ou d’équivalent lait qu’il a livrées à un acheteur et qui pendant la période de douze mois en cause dépassent une quantité de référence à déterminer.

Formule B

Un prélèvement est dû pour tout acheteur de lait ou d’autres produits laitiers sur les quantités de lait ou d’équivalent lait qui lui ont été livrées par des producteurs et qui pendant la période de douze mois en cause dépassent une quantité de référence à déterminer.

L’acheteur redevable du prélèvement répercute ce dernier sur les seuls producteurs qui ont augmenté leurs livraisons, proportionnellement à leur contribution au dépassement de la quantité de référence de l’acheteur.»

5
L’article 2 du règlement n° 857/84 dispose:

«1.     La quantité de référence visée à l’article 5 quater paragraphe 1 du règlement (CEE) n° 804/68 est égale à la quantité de lait ou d’équivalent lait livrée par le producteur pendant l’année civile 1981 (formule A), ou à la quantité de lait ou d’équivalent lait achetée par un acheteur pendant l’année civile 1981 (formule B), augmentées de 1 %.

2.       Toutefois, les États membres peuvent prévoir que sur leur territoire la quantité de référence visée au paragraphe 1 est égale à la quantité de lait ou d’équivalent lait livrée ou achetée pendant l’année civile 1982 ou l’année civile 1983, affectée d’un pourcentage établi de manière à ne pas dépasser la quantité garantie définie à l’article 5 quater du règlement (CEE) n° 804/68. Ce pourcentage peut être modulé en fonction du niveau des livraisons de certaines catégories de redevables, de l’évolution des livraisons dans certaines régions entre 1981 et 1983 ou de l’évolution des livraisons de certaines catégories de redevables pendant la même période, selon les conditions à déterminer conformément à la procédure prévue à l’article 30 du règlement (CEE) n° 804/68.

3.       Les pourcentages visés aux paragraphes 1 et 2 peuvent être adaptés par les États membres pour assurer l’application des articles 3 et 4.»

6
L’article 4, paragraphes 1, sous a), et 2, du même règlement prévoit:

«1.     Afin de mener à bien la restructuration de la production laitière au niveau national, régional ou des zones de collecte, les États membres peuvent, dans le cadre de l’application des formules A et B:

a)
accorder aux producteurs qui s’engagent à abandonner définitivement la production laitière une indemnité versée en une ou plusieurs annuités;

[…]

2.       Les quantités de référence libérées sont, en tant que de besoin, ajoutées à la réserve visée à l’article 5.»

7
L’article 6, paragraphe 1, sous d), du règlement (CEE) n° 1371/84 de la Commission, du 16 mai 1984, fixant les modalités d’application du prélèvement supplémentaire visé à l’article 5 quater du règlement n° 804/68 (JO L 132, p. 11), dispose:

«1.     Dans le cadre de la formule B, la quantité de référence de l’acheteur est adaptée notamment pour tenir compte:

[…]

d)
des cas de substitution visés à l’article 7 paragraphe 2 du règlement (CEE) n° 857/84, y compris le cas de passage de producteurs d’un acheteur à un autre.»

La réglementation nationale

8
La réglementation communautaire a été mise en œuvre au Luxembourg notamment, pour la première période d’application allant du 1er avril 1984 au 31 mars 1985, par le règlement grand-ducal du 3 octobre 1984 concernant l’application, au grand-duché de Luxembourg, du régime de prélèvement supplémentaire sur le lait (Mémorial 1984, p. 1486, ci-après le «règlement grand-ducal de 1984») et, pour les périodes suivantes, par le règlement grand-ducal du 12 novembre 1985 portant le même intitulé (Mémorial 1985, p. 1256, ci-après le «règlement grand-ducal de 1985»).

9
Parmi les deux formules possibles de mise en œuvre prévues à l’article 5 quater du règlement n° 804/68, le grand-duché de Luxembourg avait choisi la formule B.

10
Conformément à l’article 2, paragraphe 1, du règlement n° 857/84, ledit État membre avait retenu l’année 1981 comme année de référence. Les quantités de base ainsi déterminées étaient toutefois affectées de certains coefficients qui tenaient compte de l’évolution des quantités de lait livrées aux différents acheteurs entre 1981 et 1983 par rapport à l’évolution moyenne des livraisons au Luxembourg.

11
La réglementation luxembourgeoise permettait également l’attribution des quantités de référence individuelles des producteurs ayant cessé spontanément la production aux laiteries, considérées en tant qu’acheteurs, auxquelles les livraisons avaient été effectuées plutôt qu’à la réserve nationale, alors que cette possibilité n’était pas prévue, dans le cadre de la formule B, par les dispositions de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 857/84, lu en combinaison avec les articles 6, paragraphe 1, sous d), du règlement n° 1371/84 et 4, paragraphes 1, sous a), et 2, du règlement n° 857/84.

12
Au regard de cette réglementation (ci-après l’«ancienne réglementation»), la Cour, dans son arrêt du 25 novembre 1986, Klensch e.a. (201/85 et 202/85, Rec. p. 3477), a dit pour droit:

«1)
L’interdiction de discrimination édictée à l’article 40, paragraphe 3, du traité s’oppose à ce qu’un État membre choisisse l’année 1981 comme année de référence, au sens de l’article 2 du règlement n° 857/84 du Conseil, du 31 mars 1984, lorsque, eu égard aux conditions propres de son marché, l’application de cette option sur son territoire a pour effet de créer une discrimination entre producteurs de la Communauté.

2)
L’article 2 du règlement n° 857/84 du Conseil, du 31 mars 1984, s’oppose, sauf cas expressément prévus dans la réglementation, à ce qu’un État membre ayant choisi l’année 1981 comme année de référence au sens de cette disposition détermine la quantité de référence des acheteurs en affectant la quantité de lait achetée par eux pendant cette période d’un pourcentage modulé en fonction du niveau des livraisons de certaines catégories de redevables.

3)
Le règlement n° 857/84 du Conseil, du 31 mars 1984, s’oppose à ce qu’un État membre ayant opté pour la formule B décide d’attribuer la quantité de référence individuelle d’un producteur ayant cessé son activité à la quantité de référence de l’acheteur auquel ce producteur livrait du lait au moment de la cessation, plutôt que d’attribuer cette quantité à la réserve nationale.»

13
À la suite de l’arrêt Klensch e.a., précité, le Conseil d’État (Luxembourg) a, par un arrêt du 26 février 1987, annulé les décisions ministérielles fixant les quotas individuels sur le fondement de la réglementation nationale dans les affaires pendantes devant lui.

14
Sur le plan normatif, le règlement grand-ducal de 1985 ainsi que d’autres dispositions antérieures ont été abrogés par l’article 17 du règlement grand-ducal du 7 juillet 1987, concernant l’application, au grand-duché de Luxembourg, du régime de prélèvement supplémentaire sur le lait (Mémorial 1987, p. 850, ci-après le «règlement grand-ducal de 1987»), lequel a institué un nouveau régime de prélèvement (ci-après la «nouvelle réglementation»).

15
La rétroactivité du règlement grand-ducal de 1987 a été introduite par la loi du 27 août 1987 rendant applicables aux campagnes laitières antérieures à celle de 1987/88 les dispositions du règlement grand-ducal du 7 juillet 1987 concernant l’application, au grand-duché de Luxembourg, du régime de prélèvement supplémentaire sur le lait (Mémorial 1987, p. 1698). L’article unique de cette loi prévoit que ledit règlement est applicable aux périodes de douze mois d’application du prélèvement supplémentaire sur le lait ayant débuté, respectivement, le 2 avril 1984, le 1er avril 1985 ainsi que le 1er avril 1986 et il prévoit une nouvelle attribution des quantités de référence sur la base de ce même règlement.

16
L’article 1er du règlement grand-ducal de 1987 maintient le choix effectué antérieurement par les autorités luxembourgeoises, à savoir la formule B. En revanche, l’article 3, paragraphe 1, de ce règlement choisit à titre de référence non plus l’année 1981, mais l’année 1983, pour laquelle les quantités de lait livrées sont diminuées d’un pourcentage total représentant la somme de deux facteurs, dont l’un est déterminé en fonction du volume des livraisons de lait à un acheteur par le fournisseur concerné pendant l’année 1983 et l’autre en fonction de l’augmentation, au cours de cette dernière année, des livraisons de lait à un acheteur en comparaison de celles réalisées en 1981 à partir de la même exploitation. Le règlement ne prévoit plus l’attribution des quantités de référence individuelles des producteurs ayant cessé leur activité à l’acheteur de celles-ci.

17
À la suite de la mise en œuvre de cette nouvelle réglementation, le ministère de l’Agriculture luxembourgeois a fixé les quotas revenant aux divers acheteurs pour chaque année de traite à partir du 2 avril 1984. Les autorités luxembourgeoises n’ont appliqué à aucun des producteurs concernés une imposition supérieure à celle qui aurait été appliquée avec les règlements grand-ducaux de 1984 et de 1985. La situation la plus favorable fut appliquée.


Le litige au principal et la question préjudicielle

18
M. Gerekens est l’un des 64 producteurs laitiers luxembourgeois affiliés à Procola qui étaient tenus d’acquitter un prélèvement supplémentaire sur le lait pour les périodes de traite 1985/1986 et 1986/1987. Il découle d’une lettre adressée le 15 mars 1988 par le ministère de l’Agriculture luxembourgeois à Procola que, s’agissant de M. Gerekens, le prélèvement dû au titre de l’ancienne réglementation aurait été de 297 298 LUF, tandis que le prélèvement dû en application de la nouvelle réglementation se chiffrait à 114 860 LUF. Sur la base de la situation la plus favorable pour le producteur, ce dernier montant a été retenu, mais il a été augmenté de 14 334 LUF à titre d’intérêts de retard. M. Gerekens et Procola ont demandé le remboursement de cette somme à l’État du grand-duché de Luxembourg, en invoquant la rétroactivité illégale de la réglementation nationale applicable. Cette demande est fondée sur les prétendus préjudices qu’ils auraient subis en raison des fautes commises par ledit État dans la réglementation nationale et dans l’application des dispositions communautaires relatives au prélèvement supplémentaire sur le lait.

19
Ayant été déboutés tant en première instance qu’en appel, M. Gerekens et Procola se sont pourvus devant la Cour de cassation.

20
Estimant que le litige dont elle est saisie pose une question d’interprétation du droit communautaire n’ayant pas encore fait l’objet d’une décision à titre préjudiciel rendue dans une espèce analogue, la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Les principes généraux de droit communautaire de sécurité juridique et de non-rétroactivité s’opposent-ils à ce que, pour l’application d’une réglementation communautaire imposant des quotas de production, du type de celle instaurée par les règlements (CEE) n° 856/84 du Conseil du 31 mars 1984 modifiant le règlement (CEE) n° 804/68 portant organisation commune des marchés dans le secteur du lait et des produits laitiers […] et n° 857/84 du Conseil du 31 mars 1984 portant règles générales pour l’application du prélèvement visé à l’article 5 quater du règlement (CEE) n° 804/68 dans le secteur du lait et des produits laitiers […], un État membre adopte, à la place d’une première réglementation jugée discriminatoire par la Cour de justice des Communautés européennes, une nouvelle réglementation permettant de sanctionner rétroactivement les dépassements des quotas de production intervenus après l’entrée en vigueur des règlements communautaires, mais sous l’égide de la réglementation nationale remplacée?»


Sur la question préjudicielle

21
Les exigences découlant de la protection des principes généraux reconnus dans l’ordre juridique communautaire lient également les États membres lorsqu’ils mettent en œuvre des réglementations communautaires.

22
Au nombre de ces principes généraux figure la sécurité juridique (voir arrêt du 13 janvier 2004, Kühne & Heitz (C-453/00, non encore publié au Recueil, point 24).

23
Si, en règle générale, le principe de la sécurité des situations juridiques s’oppose à ce que la portée dans le temps d’un acte communautaire voie son point de départ fixé à une date antérieure à sa publication, il peut en être autrement, à titre exceptionnel, lorsque le but à atteindre l’exige et lorsque la confiance légitime des intéressés est dûment respectée (voir arrêts du 21 février 1991, Zuckerfabrik Süderdithmarschen et Zuckerfabrik Soest, C-143/88 et C-92/89, Rec. p. I-415, point 49, et du 22 novembre 2001, Pays-Bas/Conseil, C‑110/97, Rec. p. I-8763, point 151)

24
De même, il ne saurait être porté atteinte au principe de sécurité juridique par une réglementation nationale qui est applicable rétroactivement, lorsque le but à atteindre l’exige et que la confiance légitime des intéressés est dûment respectée.

25
Le but poursuivi par la réglementation nationale en cause au principal est de mettre en œuvre le régime de prélèvement supplémentaire sur le lait, conformément à l’obligation à laquelle les États membres sont soumis en vertu de l’article 5 quater, paragraphe 1, du règlement n° 804/68. Ce régime vise à rétablir l’équilibre entre l’offre et la demande sur le marché laitier, caractérisé par des excédents structurels, au moyen d’une limitation de la production laitière (voir, notamment, arrêt du 17 mai 1988, Erpelding, 84/87, Rec. p. 2647, point 26). Son objectif ne peut être atteint que si toutes les quantités produites entrant d’une manière ou d’une autre dans le circuit commercial et influençant ainsi l’offre et la demande sont prises en compte à partir de la première période de douze mois débutant le 1er avril 1984.

26
Dès lors, un État membre compromettrait cet objectif et mettrait en péril l’efficacité du régime de prélèvement supplémentaire sur le lait s’il ne remplaçait pas une réglementation nationale destinée à le mettre en œuvre qui s’est révélée non conforme au droit communautaire par une nouvelle réglementation ayant un effet rétroactif. Il ne saurait être fait exception à l’obligation de mettre en œuvre des règlements ayant instauré le régime de prélèvement sur le lait, ceux-ci étant obligatoires dans tous leurs éléments dès leur entrée en vigueur.

27
Par conséquent, le but poursuivi par une réglementation nationale telle que celle en cause au principal exige que, en vue de mettre en œuvre d’une manière correcte et efficace le régime de prélèvement supplémentaire sur le lait, l’application de celui-ci ait un caractère rétroactif.

28
En ce qui concerne la violation éventuelle de la confiance légitime des intéressés, il convient de rappeler que la possibilité de se prévaloir de la protection de la confiance légitime est ouverte à tout opérateur économique dans le chef duquel une institution a fait naître des espérances fondées (arrêt du 15 avril 1997, Irish Farmers Association e.a., C-22/94, Rec. p. I-1809, point 25).

29
Le principe de protection de la confiance légitime ne peut être invoqué à l’encontre d’une réglementation que dans la mesure où les pouvoirs publics eux-mêmes ont créé au préalable une situation susceptible d’engendrer une confiance légitime (voir, en ce sens, arrêt du 15 janvier 2002, Weidacher, C-179/00, Rec. p. I-501, point 31). En outre, lorsqu’un opérateur économique prudent et avisé est en mesure de prévoir l’adoption d’une mesure de nature à affecter ses intérêts, il ne saurait invoquer le bénéfice d’un tel principe lorsque cette mesure est adoptée (voir, en ce sens, arrêt Irish Farmers Association e.a., précité, point 25).

30
En l’espèce, les requérants n’invoquent pas une confiance dans la pérennité des règlements grand-ducaux de 1984 et de 1985. Ils se prévalent seulement de leur confiance en la non-rétroactivité de la nouvelle réglementation.

31
Or, l’historique de cette réglementation, tel que les requérants au principal l’ont exposé eux-mêmes en détail dans leurs observations devant la Cour, ne fait pas apparaître d’indices permettant de conclure que les opérateurs économiques ont pu mettre leur confiance légitime dans le fait que le temps qui s’est écoulé entre le 1er avril 1984 et la date d’entrée du règlement grand-ducal de 1987 n’aurait pas été couvert par une réglementation nationale destinée à mettre en œuvre le régime communautaire de prélèvement supplémentaire sur le lait.

32
En effet, il ressort clairement desdites observations que les instances nationales compétentes n’ont jamais laissé planer le moindre doute quant au fait que les règlements grand-ducaux de 1984 et de 1985 seraient remplacés par une nouvelle réglementation ayant un effet rétroactif. Seule la manière de procéder pour conférer un tel effet à celle-ci a fait l’objet d’une discussion au niveau national, afin de faire en sorte que cette rétroactivité soit conforme au droit luxembourgeois.

33
Ainsi, des opérateurs économiques tels que les requérants au principal auraient dû s’attendre à ce que le règlement grand-ducal de 1987 fût mis en œuvre avec un effet rétroactif. En outre, ils auraient pu prévoir l’adoption d’une telle mesure eu égard à la persistance de la situation excédentaire du marché de lait et à l’obligation des États membres de mettre en œuvre le régime du prélèvement supplémentaire sur le lait dès son entrée en vigueur, à savoir le 1er avril 1984. Dès lors, à compter de la date d’entrée en vigueur des règlements nos 856/84 et 857/84, ils ne pouvaient pas s’attendre à ce que les producteurs ne soient pas soumis à un prélèvement supplémentaire sur les quantités de lait de vache produites en sus des quotas qui étaient attribués à ces derniers.

34
Ne saurait davantage être opposé à l’effet rétroactif du règlement grand-ducal de 1987 l’argument des requérants au principal selon lequel le prélèvement supplémentaire aurait économiquement tous les effets d’une mesure répressive dans la mesure où elle pénalise le producteur qui a excédé son quota dans l’exacte proportion de cette surproduction.

35
Certes, le principe de la non-rétroactivité des dispositions pénales est un principe commun à tous les ordres juridiques des États membres, consacré à l’article 7, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales comme un droit fondamental, qui fait partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect (arrêts du 10 juillet 1984, Kirk, 63/83, Rec. p. 2689, point 22, et du 13 novembre 1990, Fedesa e.a., C‑331/88, Rec. p. I-4023, point 42).

36
Toutefois, selon la jurisprudence de la Cour, le prélèvement supplémentaire ne saurait être considéré comme une sanction analogue aux pénalités prévues aux articles 3 et 4 du règlement (CEE) n° 536/93 de la Commission, du 9 mars 1993, fixant les modalités d’application du prélèvement supplémentaire dans le secteur du lait et des produits laitiers (JO L 57, p. 12) (voir arrêts du 25 mars 2004, Cooperativa Lattepiù e.a., C‑231/00, C-303/00 et C-451/00, non encore publié au Recueil, point 74, et Azienda Agricola Ettore Ribaldi e.a., C-480/00 à C-482/00, C‑484/00, C-489/00 à C‑491/00 et C-497/00 à C-499/00, non encore publié au Recueil, point 58).

37
En effet, le prélèvement supplémentaire sur le lait constitue une restriction résultant de règles de politique des marchés ou de politique de structure. Il fait partie des interventions destinées à la régularisation des marchés agricoles et est affecté au financement des dépenses du secteur laitier. Il s’ensuit que, hormis son objectif évident d’obliger les producteurs de lait à respecter les quantités de référence qui leur ont été attribuées, le prélèvement supplémentaire a également un but économique en ce qu’il vise à procurer à la Communauté les fonds nécessaires à l’écoulement de la production réalisée par les producteurs en dépassement de leurs quotas (voir arrêts précités Cooperativa Lattepiù e.a., points 74 et 75, ainsi que Azienda Agricola Ettore Ribaldi e.a., points 58 et 59).

38
Il ressort de l’ensemble des considérations qui précèdent qu’il convient de répondre à la question posée que les principes généraux de droit communautaire de sécurité juridique et de non-rétroactivité ne s’opposent pas à ce que, pour l’application d’une réglementation communautaire imposant des quotas de production, telle que celle instaurée par les règlements nos 856/84 et 857/84, un État membre adopte, à la place d’une première réglementation jugée discriminatoire par la Cour, une nouvelle réglementation s’appliquant rétroactivement aux dépassements des quotas de production intervenus après l’entrée en vigueur de ces règlements, mais sous le régime de la réglementation nationale remplacée.


Sur les dépens

39
Les frais exposés par le gouvernement luxembourgeois et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement. La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (troisième chambre),

statuant sur la question à elle soumise par la Cour de cassation, par arrêt du 14 novembre 2002, dit pour droit:

Les principes généraux de droit communautaire de sécurité juridique et de non-rétroactivité ne s’opposent pas à ce que, pour l’application d’une réglementation communautaire imposant des quotas de production, telle que celle instaurée par les règlements (CEE) nos 856/84 du Conseil, du 31 mars 1984, modifiant le règlement (CEE) n° 804/68 portant organisation commune des marchés dans le secteur du lait et des produits laitiers, et 857/84 du Conseil, du 31 mars 1984, portant règles générales pour l’application du prélèvement visé à l’article 5 quater du règlement (CEE) n° 804/68 dans le secteur du lait et des produits laitiers, un État membre adopte, à la place d’une première réglementation jugée discriminatoire par la Cour, une nouvelle réglementation s’appliquant rétroactivement aux dépassements des quotas de production intervenus après l’entrée en vigueur de ces règlements, mais sous le régime de la réglementation nationale remplacée.

Rosas

Schintgen

Colneric

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 15 juillet 2004.

Le greffier

Le président de la troisième chambre

R. Grass

A. Rosas


1
Langue de procédure: le français.

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