Conclusions
CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. L. A. GEELHOED
présentées le 19 février 2004(1)
Affaire C-456/02
Michel Trojani
contre
Centre public d'aide sociale de Bruxelles (CPAS)
[Demande de décision préjudicielle formée par Tribunal du travail de Bruxelles (Belgique)]
«Interprétation des articles 18 CE, 39 CE, 43 CE et 49 CE, de l'article 7, paragraphe 7, du règlement (CEE) n° 1612/68 du Conseil
relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté, et de la directive 90/364/CEE du Conseil relative
au droit de séjour – Droit de séjour d'une personne qui ne dispose pas de ressources suffisantes et travaille dans une maison d'accueil (en l'espèce
l'Armée du Salut) à raison de 30 heures environ par semaine en contrepartie d'avantages en nature couvrant ses besoins vitaux
dans la maison d'accueil même – Droit d'une telle personne aux prestations de l'assistance sociale»
I – Introduction
A –
Présentation de l'affaire
1.
En l'espèce, le Tribunal du travail de Bruxelles (Belgique) a déféré deux questions qui s'inscrivent dans le cadre de la libre
circulation des personnes au sein de l'Union européenne. Cette affaire permet de se pencher une fois de plus sur le droit
des citoyens de l'Union de séjourner dans un État membre autre que celui dont ils ont la nationalité.
2.
Le jugement de renvoi décrit la situation de la partie demanderesse au principal, M. Michel Trojani. Celui-ci est de nationalité
française, célibataire et sans enfants. Sans ressources, il est provisoirement hébergé à l'Armée du Salut à Bruxelles depuis
le 8 janvier 2002.
3.
Il a obtenu son inscription à la commune de Bruxelles et possède une attestation d'immatriculation (document de séjour provisoire)
couvrant son séjour du 8 avril au 7 septembre 2002. Le juge de renvoi ne dispose pas d'informations concernant le statut de
M. Trojani en termes de séjour après le 7 septembre 2002, mais, selon les renseignements fournis à la Cour par l'intéressé
lui-même, il dispose actuellement d'un permis de séjour provisoire de cinq ans.
4.
Il effectue pour la maison d'accueil de l'Armée du Salut diverses prestations à raison 30 heures environ par semaine dans
le cadre d'un projet individuel d'insertion socioprofessionnelle; en contrepartie, il bénéficie d'avantages en nature, à savoir
l'hébergement et la nourriture, ainsi que 25 euros d'argent de poche par semaine destinés à couvrir ses besoins vitaux.
5.
Étant donné qu'il ne dispose pas d'autres moyens d'existence, il s'est adressé au Centre public d'aide sociale de Bruxelles
(CPAS) afin d'obtenir le minimum de moyens d'existence (ci‑après le «minimex»)
(2)
. Dans sa demande, il a déclaré devoir en principe payer 400 euros par mois à la maison d'accueil. Il a également affirmé
qu'il souhaitait avoir la possibilité de sortir de cette maison d'accueil et de vivre en autonomie.
6.
Le juge de renvoi demande à présent si, dans de telles circonstances un citoyen de l'Union peut bénéficier d'un droit de séjour
en vertu du droit communautaire. À cet effet, il pose deux questions préjudicielles. La première concerne les droits reconnus
aux migrants économiques en tant que travailleurs au sens de l'article 39 CE (ainsi que de l'article 7, paragraphe 1, du règlement
(CEE) nº 1612/68 du Conseil)
(3)
, dans le cadre de la liberté d'établissement (article 43 CE) ou de la libre prestation des services (article 49 CE). La seconde
question s'articule autour de l'article 18 CE. Cet article reconnaît à tout citoyen de l'Union le droit de circuler et de
séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et conditions prévues par ou en vertu
du traité CE.
7.
Au cours de la procédure, des observations écrites ont été déposées devant la Cour par le demandeur, par la défenderesse au
principal, par les gouvernements belge, danois, allemand, français, néerlandais et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission
des Communautés européennes. À l'audience du 6 janvier 2004, ces gouvernements (à l'exception du gouvernement allemand) et
la Commission ont exposé leur point de vue oralement.
8.
Enfin, la Commission propose de reformuler les questions du juge de renvoi, car le litige au principal porte sur le droit
pour M. Trojani d'obtenir le minimex. Il ne s'agirait pas dans cette affaire de l'octroi d'un titre de séjour. Nous suggérons
à la Cour de rejeter cette proposition de la Commission. Les questions posées par le juge de renvoi ont une incidence directe
sur la solution du litige au principal, étant donné que la réponse à la question concernant la possibilité pour M. Trojani
de bénéficier en vertu du droit communautaire d'un titre de séjour – et, dans l'affirmative, lequel – est déterminante pour
apprécier son droit au minimex.
B –
Base de l'appréciation
9.
Il s'agit en l'espèce d'un ressortissant d'un État membre qui se rend dans un autre État membre sans disposer des ressources
nécessaires pour pourvoir à sa subsistance. Dans ce dernier État, il se retrouve dans une maison d'accueil dans laquelle il
fournit certaines prestations. Il s'agit à présent de déterminer si l'ordre juridique communautaire reconnaît à ce citoyen
de l'Union le droit de séjourner dans ledit État membre, voire même d'y revendiquer une allocation.
10.
Nous envisageons cette problématique dans le contexte de l'évolution du droit de séjour des citoyens de l'Union. En l'état
actuel du droit communautaire, les traits essentiels de ce droit de séjour sont les suivants:
- a)
- le droit de séjour constitue un droit fondamental reconnu à tout citoyen européen. Il faut qu'il fasse l'objet du moins de
restrictions possible;
- b)
- le droit communautaire admet les restrictions justifiées par l'intérêt d'un État membre à éviter une charge déraisonnable
pour les finances publiques;
- c)
- le traité opère une distinction entre migrants économiques et migrants non économiques. Ces deux catégories bénéficient d'un
droit de séjour, mais les droits qui en découlent ne sont pas identiques. Les droits des migrants économiques sont plus étendus.
Ainsi, ils ne sont pas tenus de démontrer qu'ils sont en mesure de pourvoir à leur subsistance;
- d)
- la Cour interprète la notion de travailleur de manière extensive. Cette interprétation contribue à renforcer autant que possible
le droit de séjour.
11.
Sur le point a): dans son arrêt Baumbast et R
(4)
, la Cour a reconnu un effet direct au droit prévu à l'article 18, paragraphe 1, CE de séjourner sur le territoire des États
membres. Ce droit a ainsi acquis un caractère autonome et directement applicable, indépendamment des motifs qui sous-tendent
le séjour. Dans les conclusions que nous avons rendues dans cette affaire
(5)
, nous avons décrit le droit de séjour du citoyen de l'Union comme un droit qui doit être identifiable et revêt une signification
pour le citoyen.
12.
Ce droit de séjour est donc un droit fondamental reconnu à tout citoyen européen
(6)
. Il importe que ce droit fondamental puisse aussi être effectivement exercé. D'une part, c'est pour cette raison que certaines
réglementations communautaires comportant des dispositions qui favorisent l'exercice du droit de séjour ont été adoptées.
Les réglementations les plus importantes en l'espèce sont le règlement nº 1612/68 en ce qui concerne les travailleurs migrants
et la directive 90/364/CEE du Conseil
(7)
qui instaure un droit de séjour pour les migrants qui ne sont pas économiquement actifs. D'autre part, le droit de séjour
ne peut être soumis à des restrictions ou conditions que si un intérêt national impérieux s'y oppose.
13.
En ce qui concerne le point b): le droit communautaire reconnaît deux catégories d'intérêts légitimes des États membres de
nature à justifier des restrictions et conditions au droit de séjour:
- –
- les restrictions fondées sur des raisons d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique, conformément aux dispositions
de la directive 64/221/CEE du Conseil
(8)
;
- –
- les restrictions destinées à éviter que – comme cela ressort du quatrième considérant de la directive 90/364 – les bénéficiaires
du droit de séjour ne deviennent une charge déraisonnable pour les finances de l'État d'accueil. Cela permet d'empêcher le
recours au droit de séjour à des fins de tourisme social à destination d'un État membre plus confortable en termes de sécurité
sociale.
En l'espèce, c'est cette seconde catégorie d'intérêts légitimes qui occupe une place centrale. Il s'agit en substance de déterminer
dans quelles conditions les États membres peuvent restreindre le droit de séjour afin d'éviter une charge déraisonnable pour
leurs finances publiques.
14.
En ce qui concerne le point c): les restrictions au droit de séjour admises par le droit communautaire – en raison du caractère
déraisonnable de la charge pour les finances publiques – varient selon qu'il s'agit de migrants économiques ou non économiques:
- –
- les personnes pouvant être qualifiées de migrants économiques sont supposées être en mesure de pourvoir à leur subsistance
grâce à leur travail salarié ou indépendant;
- –
- les autres doivent disposer de suffisamment de ressources et pouvoir, en outre, démontrer qu'elles sont couvertes par une
assurance maladie. À cet égard, l'article 1er de la directive 90/364 prévoit que les États membres accordent le droit de séjour aux ressortissants des autres États membres
«à condition qu'ils disposent, pour eux-mêmes et pour les membres de leur famille, d'une assurance maladie couvrant l'ensemble
des risques dans l'État membre d'accueil et de ressources suffisantes pour éviter qu'ils ne deviennent, pendant leur séjour,
une charge pour l'assistance sociale de l'État membre d'accueil».
15.
Ainsi, les droits dont bénéficie effectivement un citoyen dépendent du statut que lui réserve le traité en matière de séjour.
Ces droits sont plus complets lorsqu'un citoyen peut être qualifié de migrant économique relevant des articles 39 CE, 43 CE
ou 49 CE. Peu importe si les activités que celui-ci exécute dans le pays d'accueil génèrent suffisamment de revenus pour en
vivre décemment. En outre, conformément à l'article 7 du règlement nº 1612/68, il peut revendiquer – s'agissant exclusivement
du travailleur migrant – les mêmes prestations que celles dont peuvent se prévaloir les travailleurs nationaux.
16.
Ce sont d'ailleurs ces migrants économiques qui bénéficiaient déjà de droits en vertu du traité CEE originel. Ce n'est que
plus tard que le droit de séjour des migrants non économiques a été reconnu dans le traité CE (depuis le traité de Maastricht)
sans accorder (encore) de droits tout à fait équivalents.
17.
Nous observons à cet égard que, historiquement, la différence de traitement entre migrants économiques et non économiques
est fondée, selon nous, sur des approches fondamentalement distinctes. Pour réaliser le marché intérieur, il fallait autant
que possible éliminer les entraves aux échanges interétatiques, y compris en ce qui concerne le facteur de production qu'est
le travail. Ce n'est que plus tard que la libre circulation des personnes a été érigée en droit fondamental pour tout citoyen
de l'Union.
18.
Actuellement, la différence de traitement s'inscrit surtout dans un contexte pragmatique. Aussi longtemps que les régimes
de sécurité sociale et le niveau des prestations ne sont pas harmonisés, il y a un risque de tourisme social vers un État
membre plus confortable en termes de sécurité sociale. Or, justement, ce n'est pas cela qu'envisage le traité, qui, dans une
large mesure, laisse les compétences en matière de politique sociale aux États membres. Le législateur communautaire est parti
du principe qu'un migrant économique ne réclamera pas dans l'État d'accueil une prestation destinée à pourvoir à ses besoins
vitaux. L'article 7 du règlement nº 1612/68 reconnaît surtout au travailleur migrant des droits en matière de conditions de
travail et d'autres avantages sociaux qui facilitent son séjour, comme l'attribution de bourses d'études à ses enfants dans
les mêmes conditions que celles dont bénéficient les enfants de travailleurs nationaux
(9)
.
19.
Au demeurant, on peut trouver à redire à ce postulat de base du législateur communautaire selon lequel le migrant économique
pourvoit pleinement à sa subsistance. Nous nous référons par exemple aux mécanismes mis en place dans les États membres aux
niveaux inférieurs du marché du travail et en vertu desquels les autorités complètent le salaire de personnes dont la productivité
est tellement basse que, même en travaillant au salaire minimum en vigueur, elles ne peuvent atteindre la rentabilité économique
(voir également points 29 et suivants des présentes conclusions).
20.
En ce qui concerne le point d): la Cour interprète la notion de travailleur – de même que celle de prestataire de services
– de manière large. Cette interprétation extensive s'explique par l'évolution historique du droit de séjour, qui n'était initialement
accordé qu'aux migrants économiques, ainsi qu'en considération du rôle de la migration économique dans le processus d'intégration
européen.
21.
Aujourd'hui encore, comme nous l'avons expliqué ci-dessus le droit de séjour du migrant économique a une portée plus large
que celui du migrant non économique. Dès lors, une interprétation large de la notion de travailleur continue de favoriser
la mise en œuvre la plus complète possible du droit fondamental reconnu à tout citoyen de l'Union de séjourner sur le territoire
de tous les États membres de l'Union.
22.
Ces traits essentiels constituent le point de départ de l'appréciation en l'espèce.
23.
Il y a lieu d'examiner si des activités comme celles qui sont exécutées en l'espèce pour l'Armée du Salut correspondent au
champ d'application du concept de travailleur tel que largement interprété par la Cour. Dans ce cadre, il faut déterminer
si cette interprétation est large au point de s'étendre aux activités spécifiques, atypiques, effectuées par M. Trojani pour
l'Armée du Salut (première question).
24.
Si tel n'est pas le cas, les autorités belges peuvent en principe refuser le droit de séjour à une personne qui, bien que
n'étant pas en mesure de pourvoir complètement à sa subsistance, bénéficie de l'accueil d'un organisme privé tel que l'Armée
du Salut. La possibilité effective pour le royaume de Belgique d'exercer cette compétence dans le cas de M. Trojani dépendra
de l'interprétation de l'article 18 CE (seconde question).
II – La première question
A –
Une réalité hétérogène
25.
Le traité opère depuis longtemps une distinction entre diverses formes de migration économique, alors que, par ailleurs, le
traité de Maastricht reconnaît un droit de séjour à des citoyens qui migrent pour des motifs autres qu'économiques. Les droits
dont peuvent se prévaloir les diverses catégories de migrants dans l'État membre d'accueil ne sont pas égaux. Nous avons déjà
souligné ce point. En conséquence, il importe encore toujours de déterminer à quelle catégorie appartient un migrant.
26.
La notion de travailleur au sens de l'article 39 CE et de la réglementation communautaire qui en a dérivé constitue en soi
une notion claire, fondée en substance sur une réalité simple. Une personne déménage vers un autre État membre afin d'y exécuter
un travail. Dans ce cadre, il faut qu'elle rencontre le moins d'obstacles possible. Dès lors, elle doit pouvoir emmener sa
famille, et les membres de celle-ci acquièrent également certains droits dans l'État membre d'accueil.
27.
En pratique cependant, il apparaît que cette notion soulève encore et toujours des questions. Les activités que les personnes,
y compris des migrants, exercent à titre professionnel ou non se déclinent en toutes sortes de variantes, si bien qu'il n'est
pas toujours aisé de distinguer l'activité principale des activités annexes. Il y a des personnes qui travaillent à temps
partiel, qui exercent éventuellement d'autres activités économiques en parallèle (en tant qu'indépendants), et le travail
lui-même est proposé selon toutes sortes de modalités. Ainsi, les personnes ne sont pas toujours soit des travailleurs salariés
(dont les droits résultent de l'article 39 CE et de la réglementation dérivée fondée sur l'article 40 CE), soit des indépendants
(auxquels les articles 43 CE et suivants sont applicables), mais ils peuvent être à la fois des travailleurs salariés et indépendants.
On pensera également au cas de l'étudiant qui effectue par ailleurs de petits boulots pour augmenter ses revenus. C'est dans
une situation comparable que se trouvent des personnes telles que M. Trojani, qui exécutent pendant leur séjour dans un autre
État membre une activité qui, en tout cas, ne constitue manifestement pas un emploi complet et ne leur permet pas de pourvoir
pleinement à leur subsistance.
28.
Le statut d'une personne n'est donc pas toujours clair, mais revêt souvent un caractère hybride. Ce qui vaut pour les personnes
vaut également pour le travail. Dans la vie en société, le travail se présente sous de nombreuses formes et il n'est pas toujours
évident de savoir s'il s'agit d'une activité économique regroupant les éléments essentiels d'une relation de travail. C'est
certainement vrai en ce qui concerne les niveaux inférieurs du marché du travail. Dans le cas d'un travail auprès d’un organisme
privé sans but lucratif comme l'Armée du Salut, travail rémunéré et travail en volontariat ne pourront pas chaque fois être
clairement distingués. Cependant, même si un travail déterminé est subventionné au moyen de ressources publiques, il n'est
pas toujours clair à l'avance si l'activité exécutée grâce à cette subvention présente un caractère essentiellement économique.
Cela dépend des objectifs de la subvention ainsi que de son effet sur le marché.
29.
La Wet sociale werkvoorziening (loi néerlandaise sur l'emploi social; ci‑après: la «WSW»), qui faisait l'objet de l'affaire
Bettray
(10)
, en est un bon exemple. Cette loi vise à promouvoir l'insertion professionnelle de personnes dont la productivité est insuffisante
– par exemple en raison d'un handicap physique ou mental – pour qu’elles puissent participer à la vie professionnelle et trouver
un emploi dans les mêmes conditions que d’autres. Un autre exemple, toujours aux Pays-Bas, est le Besluit in- en doorstroombanen
(11)
(arrêté relatif aux tremplins pour l'emploi), en vertu duquel des subsides sont versés pour des emplois réservés aux chômeurs
de longue durée en vue de leur insertion ou réinsertion.
30.
Ces régimes répondent tous deux à des objectifs d'insertion. Il s'agit dans les deux cas de permettre l’insertion des personnes
qui, autrement, ne pourraient pas accéder à une vie professionnelle. Ces régimes servent donc de filet social, mais ils ont
également une fonction économique. En subventionnant ce type d'emploi, la capacité de travail dont disposent les personnes
concernées, aussi limitée soit-elle, est exploitée sur le marché de l'emploi. Ces régimes produisent en outre un effet comparable
à un emploi exercé dans des conditions normales. Le produit de l'emploi est en effet écoulé sur le marché sous la forme de
marchandises ou de services. En outre, l'effet – pervers – de tels régimes sur le plan économique peut être une concurrence
déloyale de l'emploi subventionné par rapport à l'emploi exercé dans des conditions de marché normales.
31.
C'est de la manière suivante que la Cour a abordé cette problématique liée à une réalité hétérogène. Elle a interprété largement
le champ d'application personnel du concept de travailleur au sens de l'article 39 CE. Une relation de travail de brève durée,
peu intense et livrant des revenus modestes suffit en principe.
32.
Toutefois, même avec une telle approche, de nouvelles questions continuent d'affluer, car, face à une réalité hétérogène,
toute délimitation présente un certain degré d'arbitraire. Or, cette réalité devient de plus en plus hétérogène. C'est dans
ce contexte que s'inscrit l'appréciation en l'espèce. Il y a lieu de tenir compte dans ce cadre de la jurisprudence existante
de la Cour, et notamment des arrêts Bettray et Steymann
(12)
, qui seront examinés ci-après sous B.
B –
La jurisprudence consacrée à la notion de travailleur
33.
Comme nous l'avons dit, la Cour a interprété largement le champ d'application personnel de la notion de travailleur au sens
de l'article 39 CE. Nous renvoyons à cet égard à quelques points récapitulatifs du récent arrêt Ninni‑Orasche
(13)
.
34.
La Cour rappelle à titre liminaire la jurisprudence constante selon laquelle la notion de travailleur au sens de l'article
39 CE revêt une portée communautaire et ne doit pas être interprétée de manière restrictive. Elle se réfère aux arrêts Lawrie-Blum,
Brown, Bernini et Meeusen
(14)
. Cette notion doit être définie selon des critères objectifs, qui caractérisent la relation de travail en considération des
droits et des devoirs des personnes concernées.
35.
La caractéristique essentielle de la relation de travail est la circonstance qu'une personne accomplit, pendant un certain
temps, en faveur d'une autre et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle touche une
rémunération (voir arrêts Lawrie-Blum, Bettray, et Meeusen
(15)
). Comme l'affirme à juste titre la Commission dans ses observations écrites, la Cour distingue donc trois conditions cumulatives:
la durabilité de l'activité, le lien de subordination et la rémunération.
36.
À la lumière de cette jurisprudence, il convient de constater que la circonstance qu'une activité salariée est de courte durée
n'est pas susceptible, à elle seule, d'exclure cette activité du champ d'application de l'article 39 CE. Pour être qualifiée
de travailleur, une personne doit néanmoins exercer des activités réelles et effectives, à l'exclusion d'activités tellement
réduites qu'elles se présentent comme purement marginales et accessoires. La Cour se réfère à cet égard aux arrêts Levin et
Meeusen
(16)
.
37.
Pour vérifier dans un cas concret s'il s'agit d'activités réelles et effectives, la juridiction de renvoi doit se fonder sur
des critères objectifs et apprécier globalement toutes les circonstances de l'affaire ayant trait à la nature tant des activités
concernées que de la relation de travail en cause.
38.
Cela nous amène plus précisément à la dernière des trois conditions cumulatives précitées, à savoir la rémunération. Cette
condition est la plus intéressante dans le cadre de l'appréciation du litige. Il résulte des arrêts Lawrie‑Blum et Bernini
(17)
, qui concernaient des personnes accomplissant un stage dans le cadre d'une formation professionnelle, que même des personnes
qui touchent une rémunération minime peuvent être considérées comme des travailleurs. C’est expressément que la Cour n'exige
pas que la rémunération soit suffisamment élevée pour permettre à l'intéressé de pourvoir complètement à sa subsistance. Nous
citons l'arrêt Levin
(18)
, dans lequel la Cour affirme que la rémunération peut être inférieure «à la rémunération minimale garantie dans le secteur
considéré. Aucune distinction ne peut être établie à cet égard entre les personnes qui souhaitent se contenter de leurs revenus
tirés d'une telle activité et celles qui complètent ces revenus par d'autres revenus, qu'ils proviennent de biens ou du travail
d'un membre de leur famille qui les accompagne». Nous soulignons que la Cour ne mentionne pas la circonstance qui se présente
en l'espèce, à savoir que l'intéressé entend compléter ses revenus grâce à une prestation sociale.
39.
La Cour adopte la même attitude en ce qui concerne la productivité de l'intéressé. Même une personne dont la productivité
est modeste – comme un stagiaire – peut être considérée comme un travailleur. Il faut cependant toujours que les activités
ne soient pas réduites au point de se présenter comme purement marginales et accessoires. La Cour laisse ce point à l'appréciation
de la juridiction nationale.
40.
Comme cela ressort également des observations présentées à la Cour, les circonstances de l'espèce présentent une certaine
analogie avec celles qui ont donné lieu à l'arrêt Bettray
(19)
. Les États membres intervenants déduisent de cet arrêt que M. Trojani – par analogie avec le cas Bettray – ne peut pas être
considéré comme un travailleur, alors que la Commission estime l'inverse.
41.
L'affaire Bettray concernait un emploi dans le cadre de la WSW néerlandaise. Comme il appert de l'arrêt de la Cour, cette
loi constituait une réglementation destinée à fournir du travail, dans le but de maintenir, de rétablir ou de promouvoir l'aptitude
au travail de personnes qui, pour une durée indéterminée, ne sont pas en mesure, en raison de circonstances qui tiennent à
leur état, de travailler dans des conditions normales. À cet effet, des entreprises ou associations de travail sont créées
dans le seul but de donner à de telles personnes la possibilité d'exercer des activités rémunérées dans des conditions qui
tiennent compte, dans toute la mesure du possible, des règles et usages légalement applicables à l'exercice d'une activité
salariée dans des conditions normales
(20)
.
42.
Peu importe, selon la Cour, que la productivité des personnes mises au travail soit modeste, ou que la rémunération soit payée
dans une large mesure grâce à des subventions publiques. Ce qui est déterminant, c'est que «les activités exercées dans le
cadre de la WSW ne peuvent pas être considérées comme des activités économiques réelles et effectives, dès lors qu'elles ne
constituent qu'un moyen de rééducation ou de réinsertion des personnes qui les exercent [...]. [L]es emplois en question sont
réservés à des personnes qui, en raison de circonstances qui tiennent à leur état, ne sont pas en mesure d'occuper un emploi
dans des conditions normales». La Cour attache également de l'importance au fait que l'intéressé n'était pas sélectionné en
fonction de sa capacité d'exercer une certaine activité. Il accomplissait des tâches conçues en fonction de ses capacités
physiques et mentales dans le cadre d'entreprises ou d’associations de travail spécialement créées en vue de la réalisation
d'un objectif social
(21)
.
43.
Nous estimons utile de placer les circonstances de l'affaire Bettray, précitée, en parallèle avec celles qui formaient le
contexte factuel de l'affaire Steymann
(22)
. M. Steymann était membre de la communauté Bhagwan et effectuait des travaux pour le compte de cette dernière dans le cadre
des activités commerciales de celle‑ci. Cette communauté attendait de ses membres qu'ils effectuent des activités pour son
compte; en tout cas, ils ne se soustrayaient que très rarement à cette obligation. Ladite communauté pourvoit aux besoins
matériels de ses membres, y compris l'argent de poche, indépendamment de la nature et de l'étendue des travaux que ceux-ci
effectuent.
44.
À titre liminaire, la Cour constate que la participation à une communauté fondée sur une religion ou autre inspiration spirituelle
ou philosophique ne relève du champ d'application du droit communautaire que dans la mesure où elle peut être considérée comme
une activité économique au sens de l'article 2 CE. Elle estime qu'un membre de la communauté Bhagwan – comme M. Steymann –
relève de la notion de travailleur, bien que la contrepartie qu'obtient cette personne ne résulte qu'indirectement du travail
effectivement fourni. Nous attachons plus d'importance encore au fait que la Cour n'examine pas s'il existe effectivement
un lien de subordination, en d'autres termes si M. Steymann est obligé d'effectuer certaines activités déterminées par la
communauté.
45.
Quelle est à présent la différence déterminante entre les affaires Bettray et Steymann, précitées? Outre les trois conditions
citées au point 35 des présentes conclusions, la Cour s'attache à la nature économique de l'activité. L'arrêt Steymann est
clair à cet égard. Mais les activités exécutées par le bénéficiaire de la WSW ne sont-elles pas également de nature économique?
Nous nous le demandons. Apparemment, la Cour ne voit dans cette loi qu'un instrument en faveur de l'insertion de personnes
défavorisées et non pas une forme de travail – subventionné, il est vrai, mais néanmoins réel – qui engendre la production
de biens pour le marché.
46.
Compte tenu de la substance de la jurisprudence exposée ci‑dessus – qui interprète très largement la notion de travailleur
– il y a lieu d'appréhender l'arrêt Bettray, précité, dans son contexte spécifique, dans lequel l'objectif d'insertion de
la WSW est déterminant. La Cour souligne la portée restreinte de sa conclusion dans ledit arrêt de la manière suivante: «la
conclusion à laquelle la Cour a abouti dans l'affaire Bettray [...] ne se situe pas dans la lignée de la jurisprudence relative
à l'interprétation de cette notion en droit communautaire [et] ne s'explique que par les particularités du cas d'espèce»
(23)
.
C –
La réponse proprement dite
47.
L'espèce illustre ce que nous avons décrit ci-dessus comme une réalité hétérogène. M. Trojani exécute des activités déterminées
pour l'Armée du Salut, et il est en tout cas constant que celles-ci sont directement liées à sa prise en charge dans l'une
des maisons d'accueil de cet organisme et que, en outre, elles ne lui permettent pas de pourvoir pleinement à ses besoins
vitaux. C'est pour cette raison qu'il demande une prestation complémentaire qui doit lui ménager un minimum de moyens d'existence.
48.
Comme cela ressort des éléments qui précèdent, la Cour a interprété la notion de travailleur de manière large, de sorte que
même des activités peu étendues, à faible rémunération et à productivité modeste suffisent à attribuer la qualité de travailleur.
Il y aura relation de travail dès lors que trois éléments sont réunis: la durabilité de l'activité, un lien de subordination
et une rémunération.
49.
Si l'on suppose que les activités qu'effectue M. Trojani pour l'Armée du Salut réunissent ces trois éléments, la Cour se trouve
confrontée en substance à la question suivante: dans le contexte social particulier où il exécute des activités, M. Trojani
doit-il être considéré comme un travailleur migrant? Les États membres qui sont intervenus en l'espèce ont répondu à cette
question par la négative
(24)
; le demandeur au principal et la Commission par l'affirmative.
50.
Nous partageons le point de vue de ces États membres. En effet, que se passe-t-il en pratique dans cette affaire ?
51.
M. Trojani, un Français, se rend à Bruxelles et est pris en charge par l'Armée du Salut. Il est sans-logis et réunit manifestement
les conditions pour être accueilli par cet organisme. L'Armée du Salut est une communauté religieuse qui s'est donné pour
mission de prêter assistance aux personnes dans le besoin. Elle demande aux personnes qu'elle accueille et qui le pensent
d'effectuer certaines activités. Ces activités peuvent être considérées comme la contrepartie de l'accueil (notamment pour
permettre à l'Armée du Salut et à ses maisons d'accueil de fonctionner dans des conditions économiquement rationnelles), mais
également comme un pas en direction de la réinsertion sociale de la personne nécessiteuse.
52.
En vertu de la réglementation nationale, les maisons d'accueil, dont celles de l'Armée du Salut, subventionnées par les autorités
belges compétentes ont pour mission l'accueil de personnes caractérisées par une fragilité relationnelle, sociale ou matérielle
se trouvant dans l'incapacité de vivre de manière autonome. Cet accueil a pour but de promouvoir l’autonomie et le bien-être
physique de ces personnes ainsi que leur réinsertion dans la société
(25)
.
53.
Comme l'a correctement indiqué le gouvernement français, c'est l'accueil et non pas le travail fourni qui constitue l'élément
central de la relation entre l'Armée du Salut et M. Trojani. Ce travail comprend entre autres tâches le ménage de la maison
d'accueil et n'est rien de plus qu'une obligation liée audit accueil, comparable, par exemple, à la corvée qui doit être accomplie
dans une auberge de jeunesse
(26)
. M. Trojani ne s'est pas adressé à cet organisme pour y effectuer un travail et celui-ci ne l'a pas non plus sélectionné
en vertu de ses qualités personnelles pour exécuter un travail déterminé. En ce sens, l'analogie avec l'affaire Bettray s'impose
(27)
. M. Trojani n'est pas entré au service de l'Armée du Salut.
54.
Dans ces circonstances, il est difficile de considérer M. Trojani comme un travailleur, et donc l'Armée du Salut comme un
employeur. Ce ne serait d'ailleurs pas souhaitable, eu égard aux exigences dont le droit national assortit souvent une convention
de travail. Nous pensons par exemple aux obligations en matière de payement d'un salaire minimum et à la participation des
travailleurs aux décisions de l'entreprise.
55.
À cela s'ajoute que la Cour a déjà apporté, dans son arrêt Bettray, précité, un certain tempérament à l'étendue de la notion
de travailleur dans le cas d'activités dépourvues de caractère économique. Il s'agissait dans cette affaire d'un travail accompli
dans une perspective d'insertion de l'intéressé. Le produit du travail était toutefois écoulé sur le marché. Comme nous l'avons
indiqué, la Cour souligne que cet arrêt ne s'explique que par les particularités du cas d'espèce. Cela ne signifie pas pour
autant qu'une conclusion analogue à celle de l'arrêt Bettray ne se justifierait pas dans une affaire comme celle-ci, où le
caractère économique des activités est encore plus accessoire que dans l'affaire Bettray.
56.
Cela nous amène à notre appréciation provisoire concernant la première question du juge de renvoi. Dans l'hypothèse où les
activités exécutées par M. Trojani pour l'Armée du Salut répondent aux trois conditions auxquelles la Cour subordonne l'existence
d'une relation de travail, nous estimons que, dans les circonstances atypiques de l'espèce, il n'existe pas de relation de
travail à part entière. La relation entre M. Trojani et ledit organisme est caractérisée en substance par l'accueil, et non
pas par le travail. Ce qui est également important, selon nous, c'est que ces activités ne sont pas de nature économique,
ou alors seulement de manière accessoire, alors même que la nature économique des activités conditionne l'applicabilité de
l'article 39 CE. Nous en concluons dès lors que M. Trojani ne peut pas être qualifié de travailleur au sens de l'article 39
CE.
57.
À cela s'ajoute ce qui suit. Il n'est pas établi, selon nous, qu'il a été satisfait à la troisième condition de l'existence
d'une relation de travail, à savoir l'accomplissement d'un travail en contrepartie d'une rémunération. Là encore, nous renvoyons
aux observations du gouvernement français. Celui-ci fait valoir que l'accueil offert par l'Armée du Salut ne peut pas être
considéré comme une contrepartie en nature des activités accomplies, mais que ce sont au contraire les activités elles-mêmes
qui peuvent être considérées comme une contrepartie de l'accueil.
58.
Ce point de vue nous semble correct. Un service est offert à M. Trojani. Ses activités en constituent la contrepartie. Il
ne s'agit donc nullement d'un travail exécuté en contrepartie d'une rémunération.
59.
À cela on pourrait opposer que M. Trojani perçoit une (modeste) rémunération pécunière pour le travail qu'il accomplit, sous
la forme de 25 euros d'argent de poche par semaine. Selon la jurisprudence de la Cour
(28)
, la rémunération ne doit en effet pas être d'un niveau suffisant pour permettre au travailleur de pourvoir à ses besoins
vitaux. Ainsi, la Cour reconnaît que, par exemple, un stagiaire disposant d'une indemnité de stage limitée bénéficie d'un
droit de séjour inconditionnel en tant que travailleur.
60.
Nous n'excluons pas qu'un payement de 25 euros par semaine, en combinaison avec une intervention en nature, est suffisamment
élevé pour être retenu en tant qu'élément constitutif de l'existence d'une relation de travail. Toutefois, nous ne voyons
pas l'argent de poche comme un aspect de la rémunération des activités accomplies, mais comme un aspect du service offert
par l'Armée du Salut. La distribution d'argent de poche relève de la mission sociale de cette dernière, afin que les personnes
accueillies puissent effectivement sortir de la maison d'accueil pendant une partie de la journée.
61.
Eu égard aux circonstances de fait dont nous avons connaissance, nous parvenons à la conclusion que M. Trojani ne peut pas
se prévaloir du statut de travailleur au sens de l'article 39 CE pour obtenir un droit de séjour en Belgique.
III – La seconde question
62.
La réponse à la seconde question déférée par le juge de renvoi implique l'interprétation du droit – fondamental – du citoyen
communautaire, inscrit à l'article 18 CE, de séjourner sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et
conditions prévues par ou en vertu du traité. À la suite de l'arrêt Baumbast et R
(29)
, le recours des États membres à de telles limitations et conditions est soumis à un contrôle judiciaire, notamment un contrôle
de proportionnalité.
63.
Comme nous l'avons indiqué, la directive 90/364 permet aux États membres de refuser le droit de séjour aux citoyens de l'Union
qui ne disposent pas de suffisamment de moyens de subsistance. Les dispositions de cette directive constituent donc une limitation
au droit de séjour prévu par ou en vertu du traité au sens de l'article 18 CE. Tous les États membres qui sont intervenus
en l'espèce parviennent à la conclusion que M. Trojani ne peut pas se prévaloir de l'article 18 CE pour obtenir le droit de
séjourner en Belgique. Sans surprise, M. Trojani pense l'inverse et fait notamment valoir que les limitations au droit de
séjour doivent être interprétées de manière restrictive.
64.
La Commission suit un tout autre raisonnement, en affirmant que la directive 90/364 constitue effectivement une restriction
au droit de séjour, mais non pas au droit reconnu par l'article 18 CE de se rendre dans d'autres États membres. Elle affirme
que cette directive ne devient applicable qu'à partir du moment où une personne a demandé une carte de séjour. Les citoyens
de l'Union disposent d'un délai de six mois pour demander un tel titre de séjour. Elle déduit ce délai de l'arrêt Antonissen
(30)
, dans lequel la Cour accorde un délai raisonnable de six mois pour chercher du travail dans un autre État membre. Au cours
de cette période, les personnes concernées peuvent invoquer l'article 39 CE même si elles n'exécutent pas de travail effectif.
65.
Avant d'en venir à la réponse proprement dite, nous examinerons le raisonnement de la Commission. En soi, elle a raison dans
la mesure où elle affirme qu'un citoyen de l'Union circulant sur le territoire des États membres n'est pas soumis aux restrictions
résultant de la directive 90/364. Il va de soi que l'on ne peut pas exiger, dans un espace européen dans lequel les contrôles
aux frontières intérieures ont été supprimés, que tout voyageur dispose de suffisamment de moyens d'existence. Cela ne signifie
pas pour autant qu'il faut accorder un délai raisonnable par analogie avec l'arrêt Antonissen, précité. Dans le contexte de
la libre circulation des travailleurs, les personnes ont besoin d'un délai pour chercher du travail. Un tel délai contribue
à mettre en œuvre la libre circulation des travailleurs. Mais à quoi servirait ce délai dans le cas d'un migrant non économique?
Celui-ci ne doit chercher ni du travail ni autre chose. Enfin, nous soulignons qu'il résulte des éléments dont nous avons
connaissance que M. Trojani dispose d'une carte de séjour. Ne fût-ce que pour ce motif, le raisonnement de la Commission n'est
pas pertinent pour le litige au principal.
66.
Cela nous amène à la réponse proprement dite, qui s'articule en deux points. En premier lieu, il y a lieu de déterminer si
l'une des restrictions ou conditions visées à l'article 18, paragraphe 1, in fine, CE s'applique dans les circonstances concrètes.
En second lieu, l'application de ces restrictions ou conditions doit satisfaire au principe de proportionnalité.
67.
S'agissant du premier point: cela ne fait aucun doute, M. Trojani ne dispose pas des moyens nécessaires à sa propre subsistance.
C'est justement pour cette raison qu'il demande le minimex aux autorités belges. Il tombe ainsi dans le champ d'application
de la restriction reprise à l'article 1
er, paragraphe 1, de la directive 90/364. Nous nous référons encore à la deuxième phrase du paragraphe 1 de cet article, qui
dispose que les ressources sont suffisantes lorsqu'elles sont supérieures au niveau de ressources en deçà duquel une assistance
sociale peut être accordée par l'État membre d'accueil à ses ressortissants, compte tenu de la situation personnelle du demandeur.
68.
Le second point concerne la proportionnalité. Il résulte d'une jurisprudence constante de la Cour que le contrôle au regard
du principe de proportionnalité signifie que les mesures nationales prises doivent être appropriées et nécessaires pour attendre
le but recherché
(31)
. Des mesures nationales restreignant le droit de séjour ne peuvent pas, en résumé, se traduire par une atteinte disproportionnée
à l'exercice de ce droit. Dans son arrêt Baumbast et R
(32)
, la Cour a dit pour droit que la restriction au droit de séjour entamerait ce droit de manière disproportionnée dès lors
que, en substance – en faisant abstraction de toutes les particularités de cette affaire-là – M. Baumbast, bien qu'il ne satisfît
pas littéralement à chacun des éléments de l'article 1
er de la directive 90/364, ne se retrouverait pas à la charge des finances publiques du pays d'accueil.
69.
En somme, il serait disproportionné au regard du caractère fondamental du droit de séjour reconnu à tout citoyen de l'Union
qu'un État membre restreigne ce droit pour des motifs formels sans pouvoir se prévaloir sur le fond d'un intérêt national
impérieux.
70.
Que cela signifie-t-il donc en l'espèce? Il est constant que M. Trojani ne peut pas pourvoir à sa subsistance, puisqu'il fait
appel aux prestations sociales belges. Le refus du droit de séjourner n'est pas disproportionné, puisque les restrictions
et conditions prévues par la directive 90/364 visent justement des personnes comme M. Trojani qui dépendent – du moins pour
une partie considérable de leurs revenus – de la sécurité sociale de l'État membre d'accueil. Le droit communautaire part
du principe que les personnes qui dépendent de la sécurité sociale sont prises en charge dans leur propre État membre.
71.
Une dernière question pertinente consiste à savoir si la manière dont les autorités belges traitent M. Trojani comporte une
discrimination prohibée fondée sur la nationalité. La Commission effleure cette question en évoquant le refus d'accorder le
minimex à M. Trojani, alors qu'un ressortissant belge se trouvant dans une situation comparable aurait droit à cette prestation
sur la base de la réglementation nationale.
72.
Nous apportons la réponse suivante à la question d'une éventuelle inégalité de traitement. Pour commencer, nous constatons
que celle-ci ne ne se rapporte pas à l'accès de M. Trojani au territoire belge, mais au refus d'accorder une prestation. Ce
n'est pas là l'objet des questions du juge de renvoi. Nous estimons néanmoins utile de lui consacrer quelques observations,
eu égard notamment à l'attention qui lui a été portée en cours de procédure.
73.
L'existence ou non d'une discrimination prohibée fondée sur la nationalité dépend du statut dont dispose un citoyen de l'Union
en termes de droit de séjour. Si ce citoyen puise son droit de séjour dans l'ordre juridique communautaire, il entre dans
le champ d'application de ce droit. Il résultera du principe de non‑discrimination qu'il ne pourra faire l’objet d’un traitement
différent lorsqu'il sollicite une prestation sociale. Telle est la situation décrite dans l'arrêt Grzelczyk
(33)
, qui concernait également le minimex. Toutefois, une discrimination fondée sur la nationalité peut éventuellement exister
même si c'est sur la seule base du droit national que l'autorisation de séjour a été délivrée, comme dans le cas de M. Trojani.
Tel pourrait être le cas si ce dernier s'était vu délivrer une autorisation de séjour illimité. Dans ce cas, le statut de
M. Trojani en termes de séjour serait comparable à celui d'un ressortissant belge et le refus d'accorder une prestation ne
serait pas la conséquence d'une différence de statut en matière de séjour, mais d'une différence de nationalité. Toutefois,
une telle autorisation n'a pas été délivrée en l'espèce.
74.
Si, par contre, – et le dossier fait apparaître que tel est le cas en l'espèce – une autorisation de séjour provisoire a été
délivrée et que le citoyen de l'Union concerné ne dispose pas d'un droit de séjour inconditionnel aux termes de l'arrêt Kaba
(34)
, il ne peut pas non plus se prévaloir du principe de non-discrimination pour obtenir de l'État membre d’accueil une prestation
sociale. Son titre de séjour n'est pas comparable à tous égards au droit de séjour dont bénéficie une personne présente et
établie en Belgique conformément à la réglementation de cet État membre
(35)
.
75.
Eu égard aux éléments qui précèdent, nous constatons qu'il n'existe pas, dans les circonstances de l'affaire au principal,
de discrimination fondée sur la nationalité et prohibée par le droit communautaire.
76.
Cela étant dit, nous parvenons à la conclusion que, en l'état actuel du droit communautaire, un État membre a le pouvoir de
refuser le droit de séjour à un citoyen de l'Union qui se trouve dans une situation de fait telle que celle de M. Trojani.
Un tel citoyen ne peut pas revendiquer un droit de séjour sur la base de l'article 18 CE si et pour autant qu'il ne dispose
pas de moyens de subsistance propres.
IV – Conclusion
77.
Eu égard aux éléments qui précèdent, nous suggérons à la Cour de répondre de la manière suivante aux questions déférées par
le Tribunal du travail de Bruxelles:
- «1)
- Un citoyen de l'Union européenne qui ne dispose pas de moyens d'existence suffisants, qui est hébergé dans une maison d'accueil
dans un État membre dont il n'a pas la nationalité et qui, dans ce cadre, exerce à raison de 30 heures environ par semaine
des activités pour cette maison d'accueil en bénéficiant en contrepartie d'avantages en nature couvrant ses besoins vitaux
dans la maison d'accueil même et d'un peu d'argent de poche ne peut pas se prévaloir du statut de travailleur au sens de l'article
39 CE pour obtenir un droit de séjour.
- 2)
- Dans les circonstances de fait décrites dans la réponse à la première question, un citoyen de l'Union européenne ne peut pas
non plus revendiquer un droit de séjour sur la base de l'article 18 CE si et pour autant qu'il ne dispose pas de ressources
propres.»
- 1 –
- Langue originale: le néerlandais.
- 2 –
- Il s'agit de la même allocation que celle qui faisait l'objet de l'arrêt du 20 septembre 2001, Grzelczyk (C-184/99, Rec. p.
I-6193).
- 3 –
- Règlement du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2).
L'article 7, paragraphe 1, de ce règlement est libellé comme suit: «Le travailleur ressortissant d'un État membre ne peut,
sur le territoire des autres États membres, être, en raison de sa nationalité, traité différemment des travailleurs nationaux,
pour toutes conditions d'emploi et de travail, notamment en matière de rémunération, de licenciement, et de réintégration
professionnelle ou de réemploi s'il est tombé en chômage».
- 4 –
- Arrêt du 17 septembre 2002 (C-413/99, Rec. p. I-7091, point 84).
- 5 –
- Point 110 des conclusions.
- 6 –
- C'est ce que fait apparaître la reprise du droit de séjour dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, proclamée
à Nice le 18 décembre 2000 (JO C 364, p. 1) (ainsi que dans la partie II du projet de constitution).
- 7 –
- Directive du 28 juin 1990, relative au droit de séjour (JO L 180, p. 26).
- 8 –
- Directive du 25 février 1964, pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour
justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique (JO 1964, 56, p. 850). Cette réglementation,
qui ne s'applique en principe qu'aux migrants économiques et aux membres de leur famille, a été déclarée applicable, entre
autres, par l'article 2, paragraphe 2, de la directive 90/364, aux personnes qui se déplacent pour des motifs autres qu'économiques.
- 9 –
- Arrêts du 26 février 1992, Bernini (C-3/90, Rec. p. I-1071), et du 8 juin 1999, Meeusen (C‑337/97, Rec. p. I-3289).
- 10 –
- Arrêt du 31 mai 1989 (344/87, Rec. p. 1621).
- 11 –
- Stbl. 1999, p. 591.
- 12 –
- Arrêts Bettray, précité à la note 10, et du 5 octobre 1988, Steymann (196/87, Rec. p. 6159).
- 13 –
- Arrêt du 6 novembre 2003 (C-413/01, non encore publié au Recueil, points 23 et suiv.).
- 14 –
- Arrêts du 3 juillet 1986, Lawrie-Blum (66/85, Rec. p. 2121, point 16); du 21 juin 1988, Brown (197/86, Rec. p. 3205, point
21); Bernini, précité à la note 9, point 14, et Meeusen, précité à la note 9, point 13.
- 15 –
- Arrêts Lawrie-Blum, précité à la note 14, point 17; Bettray, précité à la note 10, point 12, et Meeusen, précité à la note
9, point 13.
- 16 –
- Arrêts du 23 mars 1982, Levin (53/81, Rec. p. 1035, point 17), et Meeusen, précité à la note 9, point 13.
- 17 –
- Arrêts Lawrie-Blum, précité à la note 14, points 19 à 21, et Bernini, précité à la note 9, point 15.
- 18 –
- Précité à la note 16, point 16.
- 19 –
- Précité à la note 10.
- 20 –
- Voir point 5 de l'arrêt Bettray, précité à la note 10. Par ailleurs, la WSW a été profondément modifiée depuis lors.
- 21 –
- Voir à cet égard la description de l'affaire Bettray dans l'arrêt de la Cour du 26 novembre 1998, Birden/Stadtgemeinde Bremen
(C-1/97, Rec. p. I-7747, point 30).
- 22 –
- Arrêt précité à la note 12, notamment point 11.
- 23 –
- Arrêt Birden, précité à la note 21, point 31.
- 24 –
- Le gouvernement du Royaume-Uni estime d'ailleurs qu'il s'agit là essentiellement d'une question de fait à laquelle il appartient
à la juridiction de renvoi de répondre.
- 25 –
- Article 2 du décret de la Commission communautaire française du 27 mai 1999 (Moniteur Belge du 18 juin 1999, p. …).
- 26 –
- Nous prenons l'exemple de l'auberge de jeunesse parce que (d'après le dossier de l'affaire), avant d'être pris en charge par
l'Armée du Salut, M. Trojani séjournait à l'auberge de jeunesse bruxelloise Jacques Brel.
- 27 –
- Voir notamment point 42 des présentes conclusions.
- 28 –
- Voir point 38 des présentes conclusions.
- 29 –
- Précité à la note 4, points 86 et suiv.
- 30 –
- Arrêt du 26 février 1991 (C-292/89, Rec. p. I-745, point 21).
- 31 –
- Voir, en ce qui concerne l'article 18 CE, arrêt Baumbast et R, précité à la note 4, point 91.
- 32 –
- Ibidem, point 92.
- 33 –
- Précité à la note 2.
- 34 –
- Arrêt du 6 mars 2003, Kaba (C-466/00, Rec. p. I-2219, point 46).
- 35 –
- Ibidem, point 49.