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Document 61984CC0311

Conclusions de l'avocat général Lenz présentées le 11 juillet 1985.
SA Centre belge d'études de marché - télémarketing (CBEM) contre SA Compagnie luxembourgeoise de télédiffusion (CLT) et SA Information publicité Benelux (IPB).
Demande de décision préjudicielle: Tribunal de commerce de Bruxelles - Belgique.
Position dominante - Télémarketing.
Affaire 311/84.

Recueil de jurisprudence 1985 -03261

ECLI identifier: ECLI:EU:C:1985:339

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. CARL OTTO LENZ

présentées le 11 juillet 1985 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

A.

1.

La procédure dans laquelle nous présentons nos conclusions aujourd'hui concerne certains aspects des dispositions de l'article 86 du traité CEE, à savoir des problèmes de l'abus de position dominante. Les circonstances de fait sont les suivantes.

La demanderesse au principal, la SA Centre belge d'études de marché — télémarketing, est une société commerciale constituée en 1958, qui s'intéresse depuis 1978 aux techniques de marketing téléphonique. Le télémarketing est une technique publicitaire par laquelle un annonceur fait connaître par l'intermédiaire du média choisi, en l'occurrence la télévision, à l'occasion d'un message publicitaire, un numéro de téléphone auquel le destinataire de la publicité peut soit obtenir des renseignements sur le produit soit participer d'une autre façon à la campagne publicitaire. En 1982, la demanderesse a organisé la première opération de telemarketing destinée à la Belgique sur la chaîne de télévision RTL qui est exploitée par la première défenderesse, la SA Compagnie luxembourgeoise de télédiffusion «CLT». Le 22 mars 1983, la deuxième défenderesse, la SA Information publicité Benelux « IPB », a concédé à la demanderesse, pour la durée d'une année, le droit exclusif d'organiser des opérations de télémarketing sur la chaîne de télévision RTL. L'entreprise IPB gère le secteur publicitaire de la CLT depuis les années trente; l'accès aux émissions publicitaires de RTL ne peut se faire que par l'intermédiaire de l'entreprise IPB. Il existe une interpénétration partielle des capitaux entre IPB et CLT. Jusqu'à l'expiration de l'accord conclu, le 23 mars 1984, les opérations de télémarketing utilisaient exclusivement le numéro de téléphone de la demanderesse. A l'expiration du contrat, l'entreprise IPB a signalé aux annonceurs potentiels — tant par une lettre circulaire du 26 mars 1984 que par des annonces — qu'à l'avenir les opérations de télémarketing ne pourraient se faire qu'à la condition d'utiliser le numéro de téléphone d'IPB (le 640 50 50, à Bruxelles). Pour motiver l'instauration de cette nouvelle pratique, IPB a fait valoir qu'en participant à une opération de télémarketing, les téléspectateurs croyaient s'adresser à la station de télévision émettrice. Ils s'attendraient à être traités selon les habitudes de la chaîne RTL; en outre, ils voudraient poser des questions sur le programme de la station RTL. Pour préserver l'image de marque de RTL auprès de ses téléspectateurs, les opérations de télémarketing ne pourraient donc plus se faire qu'en utilisant le numéro de téléphone d'IPB.

Du fait du comportement d'IPB, la demanderesse s'est vu exclure du marché du télémarketing qu'elle avait elle-même, pour l'essentiel, développé en Belgique; c'est pourquoi elle a engagé une action devant le tribunal de commerce de Bruxelles. Elle a demandé, entre autres, que celui-ci constate qu'en refusant de vendre du temps d'antenne sur la chaîne de télévision RTL pour des opérations de marketing téléphonique avec utilisation d'un numéro d'appel téléphonique autre que celui de la défenderesse IPB, les défenderesses — agissant ensemble ou isolément — violent les usages honnêtes en matière commerciale. De l'avis de la demanderesse, le comportement des défenderesses sert un intérêt illicite et est contraire aux articles 3, sous f), et 86 du traité CEE.

Pour répondre à la question de savoir si, sur le marché en cause, les défenderesses bénéficient d'une position dominante, le tribunal de commerce de Bruxelles a saisi la Cour des deux questions suivantes:

« 1)

Interprétation de la notion de position dominante

Y-a-t-il position dominante dans le sens de l'article 86 du traité lorsqu'une entreprise jouit d'un monopole légal pour la fourniture de certains biens, soit de certains services, et que de ce fait la concurrence dans le domaine de ces biens ou de ces services est exclue; la notion de position dominante implique-t-elle une possibilité virtuelle de concurrence supprimée ou étouffée par le fait de celui qui occupe la position dominante ou peut-elle se concevoir dans un contexte où une telle concurrence ne peut exister ou est en tout état de cause, extrêmement limitée?

2)

Interprétation de la notion d'abus de la position dominante

Pour le cas où, dans l'hypothèse envisagée dans la première question, il serait admis que l'entreprise en question occupe une position dominante dans le sens de l'article 86 du traité, doit-on alors interpréter le comportement d'une telle entreprise, comportement qui consisterait à se réserver ou à réserver à une filiale sous son contrôle, avec exclusion de toute autre entreprise, une activité auxiliaire qui pourrait être exercée par une tierce entreprise dans le cadre des activités de celle-ci, comme constituant un abus de position dominante? »

A ce point de nos conclusions, il convient de rappeler que la présente procédure ne concerne que certains des aspects déterminants pour l'application de l'article 86 du traité CEE. La juridiction de renvoi n'a pas évoqué d'autres questions comme, par exemple, celles de savoir quel est le marché en cause ou si le commerce des États membres est affecté; il n'y a donc pas lieu de les analyser. Il importe uniquement de résoudre les deux questions de savoir s'il existe une position dominante au sens de l'article 86 du traité CEE même lorsqu'une entreprise jouit d'un monopole légal et si un certain comportement, plus précisément décrit, peut être qualifié d'abus de position dominante. Pour répondre à ces questions, il convient donc de présupposer, comme base de raisonnement, qu'il existe une position dominante, que le commerce entre États membres est affecté et, comme la deuxième question l'évoque, que l'entreprise CLT contrôle IPB. Il appartient toutefois aux juridictions nationales d'établir si ces éléments existent effectivement.

En conséquence, les observations des parties intéressées ne devront être prises en considération qu'en ce qu'elles concernent concrètement la solution des deux questions posées.

2.

a)

De l'avis de la demanderesse, une entreprise qui jouit d'un monopole pour un certain type de prestation de services, détient une position dominante sur le marché de ce type de prestation. Elle estime que selon la jurisprudence de la Cour de justice, l'article 86 du traité CEE s'applique au comportement des entreprises de radiotélévision. Selon elle, l'entreprise CLT ne saurait invoquer les dérogations prévues à l'article 90, paragraphe 2, du traité CEE parce qu'elle n'est pas une entreprise qui, au sens du traité CEE, est chargée «de la gestion de services d'intérêt économique général ». La demanderesse estime que le comportement du groupe CLT-IPB constitue un abus de position dominante, et cela en ce qu'il renforce une position dominante existante et impose des conditions de transaction non équitables, ce que l'article 86 du traité CEE interdit.

Pour ces motifs, la demanderesse propose à la Cour de résoudre les deux questions du tribunal de commerce de Bruxelles de la façon suivante:

« 1)

La notion de position dominante, au sens de l'article 86 du traité, est applicable à une entreprise jouissant d'un monopole légal pour la fourniture de certains services. Et plus particulièrement, l'article 86 du traité est applicable à un organisme de radiodiffusion qui ne peut se prévaloir des dispositions de l'article 90, paragraphe 2, du traité.

2)

Constitue un abus de position dominante, le fait pour une entreprise en position dominante de renforcer volontairement cette position en se réservant intégralement une nouvelle activité qui pourrait être exercée par une ou plusieurs entreprises tierces et en portant ainsi atteinte à la structure de la concurrence sur le marché commun. »

b)

L'entreprise CLT admet qu'elle bénéficie d'un monopole de fait bien que le gouvernement luxembourgeois soit libre de délivrer également des licences à d'autres sociétés. Toutefois, selon elle, ledit monopole ne serait pas contraire à l'article 86 du traité CEE.

L'entreprise CLT prétend que la décision de charger IPB des opérations de télémarketing aurait été fondée sur des raisons d'opportunité. Elle invoque qu'IPB serait plus proche de la CLT, qu'elle serait informée des modifications apportées au programme en dernière minute et qu'elle serait en mesure d'y réagir de façon appropriée. Selon elle, le fait que la CLT ne recourt plus à l'intervention de la demanderesse est donc imputable à des intérêts commerciaux légitimes et ne nuit en rien aux intérêts des annonceurs.

Pour les motifs exposés, l'entreprise CLT propose de résoudre les deux questions déférées à titre préjudiciel de la façon suivante:

« 1)

L'existence d'un monopole dans le chef d'une entreprise, à qui un État accorde au sens de l'article 90 des droits exclusifs, n'est pas en tant que telle, incompatible avec l'article 86 du traité.

2)

L'entreprise à qui un État a accordé des droits exclusifs, et occupe ainsi une position dominante, n'en abuse pas en se réservant, ou en réservant à une société ayant avec elle des intérêts communs, des activités auxiliaires qui pourraient être exercées par une entreprise tierce. »

c)

Pour l'essentiel, l'entreprise IPB se rallie aux considérations de la CLT. En ce qui concerne la deuxième question préjudicielle, elle ajoute qu'on ne saurait en soi qualifier d'abus au sens de l'article 86 du traité CEE qu'une entreprise se réserve ou réserve à une autre entreprise le droit d'exercer une certaine activité. Selon elle, l'abus ne peut exister que si l'entreprise jouissant d'une position dominante use de cette position pour se procurer des avantages que le jeu d'une concurrence effective ne lui aurait pas permis d'obtenir et que si son comportement est susceptible de causer un préjudice aux consommateurs en altérant gravement la concurrence sur une partie substantielle du marché.

En résumé, l'entreprise IPB propose les solutions suivantes:

« 1)

L'existence d'un monopole légal consenti à une entreprise, à qui un Etat accorde des droits exclusifs au sens de l'article 90 du traité, n'implique pas en tant que telle, l'existence d'une position dominante au sens de l'article 86 du traité CEE.

2)

Le fait pour une entreprise qui occuperait une position dominante au sens de l'article 86 du traité, de se réserver ou de réserver à une filiale une activité qui pourrai: être exercée par une société tierce ne constitue pas en tant que tel, un abus de position dominante. »

d)

La Commission estime que la notion de position dominante au sens de l'article 86 du traité CEE vise le cas d'une position monopolistique lorsque ladite position découle d'une situation objective, légale, indépendante de l'action de l'entreprise dont il s'agit. Selon elle, la notion de position dominante se réfère à une situation de fait, indépendante des raisons pour lesquelles elle existe.

Selon la Commission, on est en présence d'un abus de position dominante lorsqu'une entreprise jouissant d'une position dominante sur un certain marché et pouvant contrôler par là même les activités d'autres entreprises présentes sur un marché voisin, s'implante sur ce second marché. Il en irait en tout cas ainsi lorsque, sans motif valable, elle refuserait de livrer un produit ou de prester un service sur le marché duquel elle est déjà en position dominante aux entreprises dont les activités se situent sur le second marché.

En conséquence, la Commission estime que les questions déférées à la Cour par le tribunal de commerce de Bruxelles devraient recevoir la solution suivante:

« 1)

Le fait qu'une entreprise jouisse d'un monopole légal pour la fourniture de certains biens ou services, et que de ce fait la concurrence dans le domaine de ces biens ou services soit exclue, ne fait pas obstacle à l'existence, dans le chef de cette entreprise, d'une position dominante au sens de l'article 86 du traité CEE.

2)

Constitue un abus de position dominante le fait de se réserver, ou de réserver à une filiale sous son contrôle, une activité auxiliaire qui pourrait être exercée par une tierce entreprise, dans le cadre des activités de celle-ci. Constitue également un abus de position dominante le fait de soumettre l'exercice d'activités auxiliaires, par une tierce entreprise, à des conditions discriminatoires telles que, s'agissant de la diffusion de messages publicitaires par voie de télévision, l'usage exclusif du numéro de téléphone de l'entreprise en position dominante. »

B.

Sur cette demande à titre préjudiciel, nous prenons position comme suit.

1. Quant à la première question

Lors de 1 examen de la question de savoir si les entreprises CLT et IPB détiennent une position dominante, la juridiction de renvoi s'est heurtée au fait que la chaîne RTL ou l'entreprise CLT dispose, semble-t-il, d'un monopole de droit sur l'émission d'images télévisées. Du fait de ce monopole, il n'existe pas de réelle liberté d'établissement dans le cadre des traités allouant aux différents Etats des fréquences et des longueurs d'ondes. Selon la juridiction de renvoi, les conditions de libre concurrence se trouvent de ce fait institutionnellement faussées sur le marché en cause, si ce n'est entièrement supprimées. La juridiction de renvoi désire savoir si, dans ce contexte, on peut parler d'une position dominante et si la notion de position dominante implique la possibilité, pour le moins virtuelle, de concurrence.

Comme il nous semble manifeste qu'un monopole garanti légalement constitue une des formes les plus intenses de position dominante, nous entendons la question de la juridiction de renvoi en ce sens que celle-ci souhaite savoir si les règles de concurrence du traité CEE sont, somme toute, applicables aux entreprises qui se sont vu accorder un monopole légalement protégé.

Il convient cependant tout d'abord de faire une remarque préliminaire quant au domaine d'application de l'article 86 du traité CEE. La disposition mentionnée déclare qu'est incompatible avec le marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci. Dans la jurisprudence, la notion de « commerce » n'est pas entendue stricto sensu en ce sens, par exemple, qu'elle ne vise que les échanges de marchandises. La notion de commerce à l'article 86 du traité CEE vise plutôt aussi les prestations de services comme la Cour de justice l'a constaté dans son arrêt du 25 octobre 1979 ( 1 ). En conséquence, la vente de temps d'antenne pour la publicité télévisée — les émissions de télévision sont des prestations de ser/ices ( 2 ) — relèvent du domaine d'application de l'article 86.

L'article 90, paragraphe 1, du traité CEE prévoit que les États membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n'édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles du traité, notamment à celles prévues aux articles 7 et 85 à 94 inclus. Cette disposition clarifie que les entreprises publiques ainsi que les entreprises qui bénéficient de droits spéciaux sont soumises aux règles de concurrence du traité. Une dérogation à ce principe général ne figure qu'à l'article 90, paragraphe 2, qui, pour les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général ne prévoit l'applicabilité des règles de concurrence que dans les limites où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière impartie à ces entreprises.

La Cour de justice a confirmé dans son arrêt du 30 avril 1974 ( 3 ) que l'existence d'un monopole légalement garanti n'exclut pas l'application de l'article 86 du traité CEE. Dans l'arrêt mentionné, la Cour a déclaré ce qui suit: « que l'interprétation conjointe des articles 86 et 90 conduit à la conclusion que l'existence d'un monopole dans le chef d'une entreprise à qui un État membre accorde des droits exclusifs n'est pas, en tant que telle, incompatible avec l'article 86 ». Dans cette affaire dans laquelle il s'agissait spécialement du monopole en matière de télévision existant encore à l'époque en Italie, la Cour a encore ajouté ce qui suit: « que, par ailleurs, si certains États membres aménagent les entreprises chargées de l'exploitation de la télévision, même pour leurs activités commerciales, notamment en matière de publicité, comme des entreprises chargées de la gestion d'un service d'intérêt économique général, ces mêmes interdictions jouent, en ce qui concerne leur comportement sur le marché, en vertu de l'article 90, paragraphe 2, tant qu'il ne serait pas démontré que lesdites interdictions seraient incompatibles avec l'exercice de leur mission ».

Dans son arrêt du 13 novembre 1975 ( 4 ), la Cour a déduit directement l'existence d'une position dominante de l'existence d'un monopole légal et elle a déclaré ce qui suit: « que cette exclusivité légale, combinée avec la liberté, pour le constructeur..., de déterminer le prix de sa prestation entraîne ainsi la constitution d'une position dominante au sens de l'article 86... ».

La Cour a de nouveau confirmé récemment l'applicabilité de l'article 86 du traité CEE aux entreprises jouissant d'un monopole. Dans son arrêt du 20 mars 1985 ( 5 ), elle a appliqué l'article 86 du traité CEE à l'entreprise British Telecommunications, une entreprise de droit public britannique, sans faire état de quelque doute que ce soit quant à l'applicabilité de la disposition en cause.

Le résultat partiel auquel nous avons abouti, à savoir que l'existence d'un monopole légalement garanti n'exclut pas l'applicabilité de l'article 86 du traité CEE mais constitue plutôt un indice de l'existence d'une posi-.tion dominante, n'est nullement affecté par les déclarations de la Cour dans son arrêt du 13 février 1979. Il est vrai que dans cet arrêt, pour définir une position dominante, la Cour établit un certain contraste par rapport à la situation de monopole ou d'oligopole ( 6 ). Néanmoins, cette idée doit être entendue en ce sens qu'une position dominante peut exister bien que, à la différence d'un monopole, la concurrence joue encore dans une certaine mesure. Toutefois, dès lors que, comme dans le cas du monopole, le reste de concurrence est également exclu, il existe d'autant plus sûrement une position dominante.

En conséquence, si l'existence d'un monopole légalement garanti constitue généralement l'indice d'une position dominante, il convient encore de relever la particularité suivante: le monopole, d'une part, et la position dominante, d'autre part, peuvent se chevaucher mais ne se recouvrent cependant pas obligatoirement. Dans le cas d'espèce précisément, il incombera à la juridiction nationale de tenir compte du fait que le monopole de droit — s'il existe, ce qui n'est pas non plus très clair — concerne la diffusion d'émissions télévisées dans le grand-duché de Luxembourg. En revanche, la position dominante — si elle existe — réside cependant dans le fait que la CLT est la seule entreprise offrant des temps d'antenne pour la publicité télévisée en Belgique. C'est pourquoi on peut, pour le moins, avoir certains doutes sur le point de savoir si le fait que la chaîne RTL ou l'entreprise CLT jouissent d'un monopole luxembourgeois revêt en définitive de l'importance en l'espèce.

Il n'est plus nécessaire que d'évoquer brièvement la deuxième panie de la première question, qui vise à savoir si la limitation ou la suppression du jeu de la concurrence par l'effet de dispositions étatiques importe au regard de l'applicabilité de l'article 86 du traité CEE. Parmi les nombreux indices d'une position dominante, une très haute valeur de preuve revient à la part de marché ( 7 ). Dans le cas d'un monopole, elle est le seul facteur déterminant ( 8 ). Lorsqu'une entreprise a une part de marché de 100 %, elle jouit nécessairement d'une position dominante ( 9 ). Les raisons qui ont conduit à l'établissement d'une telle position ne revêtent aucune importance. Celle-ci peut donc, entre autres, être fondée sur un monopole de droit ( 10 ).

2. Quant à la deuxième question

Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi souhaite savoir si le comportement d'uneentreprise jouissant d'une position dominante, par lequel celle-ci se réserverait ou réserverait à une filiale sous son contrôle, à l'exclusion de toute autre entreprise, une activité auxiliaire qui pourrait être exercée par une tierce entreprise dans le cadre des activités de celle-ci, constitue un abus de position dominante.

Une réponse à cette question se trouve déjà dans l'arrêt de la Cour du 22 janvier 1974 ( 11 ). Dans cette affaire, il s'agissait d'analyser le comportement d'un producteur de matières premières qui jouissait d'une position dominante. A un moment donné, celui-ci n'a plus voulu se limiter à la production de matières premières, mais a souhaité étendre ses activités aux produits transformés. Simultanément, il a refusé de continuer à approvisionner les anciens clients en matières premières. A cet égard, dans l'arrêt mentionné, la Cour de justice a déclaré ce qui suit:

«... que, cependant, une telle entreprise, disposant d'une position dominante pour la production des matières premières et de ce chef en mesure de contrôler l'approvisionnement des fabricants de produits dérivés, ne saurait, parce qu'elle ä décidé de commencer elle-même la production de ces dérivés, décision par laquelle elle devenait le concurrent de ses clients antérieurs, adopter un comportement de nature à éliminer la concurrence de ceux-ci, en l'espèce à éliminer l'un des principaux producteurs... dans le marché commun; qu'un tel comportement, étant contraire aux objectifs énoncés à l'article 3, lettre f), du traité, explicités par les articles 85 et 86, il s'ensuit que le détenteur d'une position dominante sur le marché des matières premières qui dans le but de les réserver à sa propre production des dérivés, en refuse la fourniture à un client, lui-même producteur de ces dérivés au risque d'éliminer toute concurrence de la part de ce client, exploite sa position dominante d'une façon abusive au sens de l'article 86 ( 12 )».

En d'autres termes, cela signifie qu'une entreprise abuse de la position dominante qu'elle détient sur un marché lorsqu'elle use de cette position pour s'implanter sur un autre marché voisin et lorsqu'elle ne se limite pas à cet égard à exercer elle-même ses activités sur ce marché mais lorsqu'elle tente simultanément, en opposant un refus d'approvisionnement, d'exclure les opérateurs économiques dont les activités se situent déjà sur ce marché.

Appliquées au cas d'espèce, les considérations qui précèdent entraînent le résultat suivant.

Le groupe des entreprises IPB et CLT jouit d'une position dominante pour la vente de temps d'antenne pour de la publicité télévisée en Belgique. Du fait de son comportement, à savoir en exigeant que les opérations de télémarketing soient menées exclusivement avec utilisation des installations techniques de l'entreprise IPB, les entreprises défenderesses n'ont pas uniquement développé leurs activités dans le domaine du telemarketing mais elles ont simultanément éliminé la demanderesse de ce marché parce qu'elles lui ont refusé la prestation de services indispensable à cet égard, à savoir la diffusion d'émissions publicitaires sur la chaîne de RTL. Selon les critères développés dans la jurisprudence de la Cour, ce comportement doit être qualifié d'abus de position dominante.

Enfin, nous souhaitons faire encore quelques remarques quant aux considérations accessoires que la Commission a émises sur l'article 86, paragraphe 2, sous a) et d).

La Commission a examiné si les cas cités à titre d'exemple à l'article 86 existaient en l'espèce. A la lettre a), la disposition cite, à titre d'exemple, d'un abus de position dominante, le fait d'imposer de façon directe ou indirecte des prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transaction non équitables, et à la lettre d), le fait de subordonner la conclusion de contrats à l'acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires, qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n'ont pas de lien avec l'objet de ces contrats.

Selon nous, il n'y a pas lieu d'examiner de façon exhaustive ces points de vue après qu'il a déjà été constaté que le seul fait d'éliminer la demanderesse du marché du télémarketing doit être considéré comme un abus de position dominante. Au reste, le groupe des entreprises CLT et IPB ne pourrait relever des cas cités à titre d'exemple que par un comportement adopté à l'égard des annonceurs mais non pas de la demanderesse avec laquelle il n'entretient plus de rapports commerciaux. C'est à la juridiction de renvoi qu'il appartient de décider si le comportement adopté par les entreprises CLT et IPB à l'égard de tiers doit être pris en considération dans cette affaire.

C.

Pour ces motifs, nous proposons à la Cour de résoudre les questions que le tribunal de commerce de Bruxelles lui a déférées à titre préjudiciel comme suit:

1)

Une entreprise jouissant d'un monopole de droit pour la prestation de certains services, peut détenir une position dominante au sens de l'article 86 du traité CEE même si, dans le domaine de ces services, la concurrence est largement exclue par l'effet de dispositions légales.

2)

Le comportement d'une telle entreprise, qui consiste à ce que celle-ci se réserve ou réserve à une filiale sous son contrôle, à l'exclusion de toute autre entreprise, une activité auxiliaire qui pourrait être exercée par une tierce entreprise dans le cadre des activités de celle-ci, constitue un abus de position dominante.


( *1 ) Traduit de l'allemand.

( 1 ) Arrêt du 25 octobre 1979 dans l'affaire 22/79, Greenwich Film Production/Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique et autres, Rec. 1979, p. 3275, attendu 11.

( 2 ) Arrêt du 30 avril 1974 dans l'affaire 155/73, Procédure pénale contre Giuseppe Sacchi, Rec. 1974, p. 40, attendu 6; arrêt du 18 mars 1980 dans l'affaire 52/79, Procédure pénale contre Marc J. V. C. Debauve et autres, Rec. 1980, p. 833, attendu 8.

( 3 ) Arrêt du 30 avril 1974, dans l'affaire 155/73, Procédure pénale contre Giuseppe Sacchi, Rec. 1974, p. 409, en particulier attendus 14 et suiv.

( 4 ) Arrêt du 13 novembre 1975 dans l'affaire 26/75, General Motors Continental NV/Commission, Rec. 1975, p. 1367, à lapage 1379.

( 5 ) Arrêt du 20 mars 1985 dans l'affaire 41/83, République italienne/Commission, Rec. 1985, p. 880.

( 6 ) Arrêt du 13 février 1979 dans l'affaire 85/76, Hoffmann-La Roche et Co. AG/Commission, Rec. 1979, p. 461, attendus 38 et suiv.

( 7 ) Arrêt du 13 février 1979 dans l'affaire 85/76, loc. cit., attendu 40.

( 8 ) Voir H. Schröter, remarque 14 ä l'article 86 in Groeben, Boeck, Thiesing, Ehlermann, Kommentar zum EWGVertrag, Baden-Baden, 1983.

( 9 ) Arrêt du 13 novembre 1975, dans l'affaire 26/75, loc. cit., attendus 4 et suiv.; arrêt du 31 mai 1979 dans l'affaire 22/78, Hugin Kassaregistre AB et autres/Commission, Rec. 1979, p. 1869, attendu 7.

( 10 ) Arrêt du 30 avril 1974 dans l'affaire 155/73, loc. cit., attendus 12 et suiv.

( 11 ) Arrêt du 22 janvier 1974 dans les affaires jointes 6 et 7/73, Istituto Chemioterapico Italiano SpA et Commercial Solvents Corporation/Commission, Rec. 1974, p. 223.

( 12 ) Loc. cit., attendu 25.

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